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Penser et manger la chair

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Abstract

Entre les animaux de compagnie anthropomorphisés et les animaux sauvages idéalisés, le statut des animaux de rente est difficile à penser.1 Difficile à penser comme espèce à produire de la viande, du lait, des œufs... la modernité semble avoir mis à mal des siècles de cohabitation plus ou moins sereine. Comment cette configuration problématique de la relation homme animal a-t-elle émergé ?
Ouvertures
PENSER ET MANGER LA CHAIR
Jean-Pierre Poulain
E
ntre les animaux de compagnie anthropo-
morphisés et les animaux sauvages idéali-
sés, le statut des animaux de rente est diffi-
cile à penser.
1
Difficile à penser comme espèce à
produire de la viande, du lait, des œufs… la moder-
nité semble avoir mis à mal des siècles de cohabi-
tation plus ou moins sereine. Comment cette confi-
guration probmatique de la relation homme
animal a-t-elle émer? Une première lecture nous
a invités à rechercher du côté des transformations
structurelles des sociétés, de l’urbanisation, de la
tertiarisation et du côté du développement du
tourisme rural et des imaginaires qu’il mobilise…
Autant de phénomènes sociaux qui déconnectent
l’alimentation des conditions objectives de sa
production mais qui concourent à son articulation
et plus clairement encore à des options identitaires,
à des choix d’organisation sociale. Mais il faut aussi
compléter cette perspective en s’intéressant à l’im-
pact de ces transformations sur l’infrastructure
imaginaire qui sous-tend les «crises alimentaires»
et qui sont à la fois des conséquences de ces muta-
tions et des causes de leur accélération. Ce
contexte particulier crée les conditions d’une
nouvelle problématisation scientifique de la relation
homme animal. Ce travail sera un travail de longue
haleine. Le pari de ce colloque était de contribuer
au traitement scientifique de cette question en
l’abordant à partir de l’alimentation.
Avant d’essayer de voir comment les modèles
alimentaires permettent de penser la mort animale
298
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
1
voir le texte de Jean Pierre Digard pages 172 à 177
pour manger, je vous propose quelques petites
anecdotes qui révèlent la complexité de ces ques-
t
ions contemporaines.
LES TOULOUSAINS
MANGEURS D’OURS
En 2002, Jean Dieuzaide, le célèbre photographe
toulousain qui signa longtemps ses photos sous le
pseudonyme de Yan pour, disait-il, «ne pas faire honte
à sa famille», a publié un livre de photos de Toulouse
prises entre 1945 et 1980. Scènes de la vie quoti-
dienne dans la ville rose qui n’est pas encore une capi-
tale gionale européenne. Parmi elles, une retiendra
notre attention. Elle présente un ours mort, en four-
rure, suspendu à la devanture d’une boucherie. Nous
sommes en 1960, en plein ur de Toulouse, dans la
rue du Taur. Sur la photo, le boucher en tablier ensan-
glan pose à de l’animal avec une bonhommie
et une fier évidentes. Plusieurs panonceaux inter-
pellent les passants, clients potentiels. Sur le premier,
le plus grand, est écrit en grosses lettres blanches: «la
viande d’ours est exquise». Puis trois petites affichet-
tes, reliées entre elles par des cordons, sont accro-
chées à l’animal. La première nous apprend que l’ours
s’appelle Martin. La seconde précise l’origine du plan-
tigrade: il est Andorran, presque une appellation d’ori-
gine conte. Enfin, la dernre informe les amateurs
potentiels que l’animal sera coupé mardi, les invi-
tant à réserver leur morceau.
Ceux qui ont suivi le feuilleton de la introduction de
l’ours dans les Pyrénées qui, d’Ax-Les-Thermes à
Toulouse, agita le printemps 2006, auront du mal à
croire que nous sommes dans la même ville.
Rappelons les manifestations de soutien à la intro-
duction et celles des opposants aspergeant de sang
la mairie d’une petite commune rurale du piémont
pyrénéen. Rappelons le vocabulaire utilisé par la
ministre de l’écologie, parlant d’assassinat lorsque
Cannelle fut retrouvée morte. Comment est-on pas,
en à peine plus de 40 ans, de l’ours animal pouvant
ê
tre chassé et mis en vente pour être mangé à l’ours
symbole de la biodiversité et de la protection de la
nature?
Plusieurs remarques préalables s’imposent. En 1960,
un animal mort, en fourrure, peut être positivement
mis en scène en plein cœur d’une grande ville.
Souvent, j’ai vu cela à la devanture de la charcuterie
familiale, à Tulle en Corrèze. Les animaux en question
étaient des sangliers, des cerfs, des faisans… des
animaux certes, mais des gibiers. Qui plus est, nous
étions dans le Limousin, une gion la chasse, la
che et le ramassage des champignons tiennent lieu
de pratiques de distinction sociale Un des ros de
mon enfance n’était autre qu’un facteur passé maître
dans l’art d’attraper les truites. Ce Blaireau local, pour
reprendre le nom du bre rôle incarné par Louis de
Fus dans le film Ni vu ni connu, jouissait auprès des
enfants de la ville d’un prestige social largement équi-
valent à celui d’un instituteur qui, en ces temps et en
ce lieu, n’en était pas du tout dépourvu.
Sur la photo de Jean Dieuzaide, il ne s’agit pas d’un
«vulgaire» gibier, mais d’un ours. Cet animal qui, vu
de la ville ou du berceau d’un enfant, est doux comme
une peluche et gentil comme un agneau… mais qui,
vu des turages des Pyes, est un animal puis-
sant, dangereux même, surtout pour les agneaux
Un animal un peu mythique, comme le loup avec
lequel il forme un étrange couple dans l’imaginaire
populaire (Bobbé, 2002). Un animal que, dans les
Pyrénées, certains se sont risqués à dompter et à
exhiber. Le montreur d’ours est une figure pyrénéenne
dont le prestige se prolongea jusque dans ces anes
1960. Car ce fauve local, une fois dompté, témoigne
de la supériorité humaine. Mais voilà que l’ours se
mange et que «sa chair est exquise». C’est écrit blanc
sur noir. Curieuses manières que celles de ces
Toulousains qui mangent un animal aussi gentil
299
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
Mais au fait, que mangent les ours ? Du miel sans
doute, mais aussi de la viande, voilà qui secoue un
p
eu les discours sur les tabous relatifs aux animaux
carnivores, discours construits comme une règle de
grammaire dont il faudrait lister les exceptions.
Hiboux, cailloux, genoux… Les animaux carnivores
ou mangeant de la viande ne seraient pas consom-
mables. Exceptions: les ours, les chiens, les dingos,
les serpents, les requins, les langoustes, les
homards, les écrevisses… Et cette commercialisa-
tion de la viande d’ours ne se passe pas dans une
contrée exotique perdue au fin fond de l’Irian-Jaya
ou du Sarawak. Nous ne sommes pas en « barba-
rie», mais à deux pas de l’église Saint-Sernin, la plus
grande église romane d’Europe. À deux pas du
théâtre du capitole les collègues du père de
Nougaro enchantent toujours les amateurs d’opéra.
À quelques enjambées de l’hôtel d’Assézat qui
accueille les jeux floraux, au cours desquels des
poètes s’efforcent de faire survivre le lustre de cette
langue grâce à laquelle l’Occitanie a su penser la
tolérance. Nous ne sommes pas dans quelque
contrée «barbare», nous sommes à Toulouse, dans
la ville rose.
Revenons à l’ours photographié par Jean
Dieuzaide. Cet animal est désig par un nom,
presque un pnom ; si l’on adopte la grille de
lecture d’Edmund Leach, pour consommer certains
animaux positionnés dans une catégorie non
consommable (trop prés ou trop éloignée de l’hu-
manité), il est possible de les faire glisser dans une
catégorie « consommable ». Ce canisme est
décrit par Jacqueline Milliet pour les Dingos chez
les aborigènes d’Australie ou les chiens en Afrique
de l’ouest (Milliet, 1995). Peut être, dans le cas de
cet ours, le nommer Martin est-il un moyen de le
-ensauvager, de le rapprocher, dans l’échelle
leachéenne, de l’humain, le faisant passer de la
catégorie du sauvage à celle des gibiers.
Il faut que je vous fasse un aveu. J’ai moi-même
mangé de l’ours. Du «consommé de patte d’ours»
p
our être plus précis. C’était dans les années 1980,
en Allemagne. Je travaillais alors comme «chef de
travaux» à l’école hôtelière de Toulouse. La situation
avait évolué, le contexte était plutôt à la défense des
ours et déjà, je crois, on commençait à parler de leur
réintroduction. En tout cas, la chasse à l’ours était
interdite en France. Nous étions accueillis par une
grande école hôtelière allemande et le chef de
cuisine qui avait dirigé la préparation du repas en
notre honneur souhaitait donner à voir ce que deve-
nait la cuisine allemande. En France, les grands
chefs ressourçaient avec bonheur leurs pratiques
aux saveurs du terroir. Après la «nouvelle cuisine»,
la «nouvelle cuisine de terroir» était la pointe avan-
cée de la créativi gastronomique et commençait à
se théoriser
2
. Il y avait bien eu chez notre chef un
conflit de valeurs, il nous en avait fait l’aveu. Les ours
se faisaient rares et en manger n’était peut être pas
la «meilleure chose pour leur conservation». Enfin,
celui-ci venait de Slovénie. Pour des visiteurs repré-
sentant à ses yeux La gastronomie, il avait décidé
de faire taire ses scrupules et de nous faire manger
quelque chose qu’il considérait comme une nourri-
ture d’exception. Un plat susceptible d’illustrer l’ori-
ginali d’une dimension de la tradition culinaire alle-
mande qu’il défendait. J’ai vécu cette invitation un
peu comme si j’avais moi-même invité un étranger à
manger des ortolans ou des bécasses dans un
restaurant français (ce qui n’est, bien sûr, pas possi-
ble puisque interdit par la loi…). Pour dire vrai, je n’ai
guère de souvenir du consommé en question. Un
consom net -il y avait sans doute beaucoup de
bœuf-, peut être un peu gélatineux, comme si l’on
avait forcé la note avec des pieds de veau ou de
bœuf. L’intéressant n’était pas tellement dans l’as-
siette, mais dans le mouvement qui commençait à
se dessiner outre Rhin et qui annonçait l’émergence
d’une «nouvelle cuisine allemande».
300
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
2
Voir sur ce mouvement Poulain, 1984 ; Drishel, Poulain et Truchelut, 1989; Poulain et Rouyer, 1987.
Ainsi cette photo de l’ours Martin nous donne à voir
non seulement la transformation du statut de certains
a
nimaux sauvages qui deviennent des symboles de
naturali mais aussi le clivage entre une nature vue de
la ville et la nature habie.
DE LA MORT MISE EN SCÈNE,
À LA MORT MASQUÉE
En 1997, dans le cadre d’un colloque qui clôturait un
programme de recherche intitulé Patrimoine gastro-
nomique et identités culturelles au Vietnam, nous
avions programmé la projection du film de Jean
Lallier: Retour à Sar Luk. Ce film s’inscrit dans une
série intitulée Terre humaine qui prend appui sur la
collection éponyme dirigée par Jean Malaurie aux
éditions Plon. Celle-ci consiste à revenir avec les
auteurs sur les lieux ou dans la culture qui a donné la
matière de leurs livres. Belle occasion de dresser le
bilan des effets toujours contrastés, parfois drama-
tiques, de la mondialisation sur les cultures tradition-
nelles. Retour à Sar Luk prolongeait donc L’exotique
est quotidien de Georges Condominas et avait pour
fil rouge le retour de ce grand spécialiste de l’ethno-
logie asiatique sur les hauts plateaux du centre
Vietnam dans le village de Sar-Luk, près de Dalat,
il avait séjourné à la fin des années 1950. Ce voyage
est l’occasion d’évoquer des souvenirs avec ceux
qui avaient connu le jeune ethnologue et de propo-
ser aux villageois différentes mises en scènes de
leurs savoirs traditionnels… Une part importante du
film est consacrée aux rituels d’échange et à la ques-
tion des dons et contre-dons dans une des rares
sociétés «vivantes» au vingtième siècle qui n’utilise
pas la monnaie comme mode de valorisation.
Pour les besoins du film, l’équipe de réalisation eut
l’idée de permettre à Georges Condominas d’offrir
un buffle en sacrifice. La cérémonie, qui s’étale sur
plusieurs jours, a été l’objet de nombreuses heures
d
e tournage. Cependant, ce film d’une durée de
52 minutes, produit en partenariat avec et pour
France 2, devait pouvoir être commercialisé sur le
marché international du documentaire. Pour
«respecter la sensibilité» des téléspectateurs nord-
américains, à la fois intéressés par le Vietnam et par
l’ethnographie des montagnards des hauts
plateaux
3
, dans la version finale la scène consacrée
au sacrifice du buffle est assez courte et le moment
particulier de la mise à mort, est éludé.
Flamboyance des décors et de la mise en scène,
commentaires graves sur la construction des liens
sociaux Au moment fatidique la caméra se
détourne pudiquement et la moindre trace de sang
a été traquée par le monteur pour ne pas choquer
la sensibilité du public occidental.
Après la projection de ce film devant un public de
spécialistes, la discussion s’engage sur le poids des
préjugés qui avaient rendu impossible de montrer
cette scène dans sa totali et de rendre compte du
système de représentations qui donne sens à cette
institution des cultures proto-indochinoises. Jean
Lallier proposa alors de remonter ensemble, avec les
11 heures de rushs disponibles, un nouveau film pour
un public de spécialistes
4
. C’est ce qui fut fait dans le
cadre du service audiovisuel de l’université de
Toulouse Le Mirail. Cependant, un tel document ne
traverse pas facilement les frontières culturelles. Sorti
de son contexte et des cadres conceptuels qui l’en-
tourent, la vue de ce sacrifice est difficile sinon impos-
sible à soutenir. La jeune femme en charge du
montage, pourtant consciente de la valeur scientifique
du matériau, était tellement remuée par ces rushs sans
commentaire qu’elle devait sortir gulrement de la
pièce pour reprendre ses esprits. Depuis le point de
vue occidental des années 1990, les images qui fi-
301
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
3
Rappelons que Georges Condominas qui à été professeur invité à l’université Columbia de New-York durant la guerre américaine du Vietnam
et l’un des intellectuels engagés contre cette guerre, dispose toujours d’une grande réputation outre atlantique.
4
Geroges Condominas, Jean Lallier et Jean Giminez, 1998, Le sacrifice du buffle, Université de Toulouse Le Mirail, SCAM.
laient semblaient domies par la violence et la
barbarie et ceci même pour un esprit ouvert aux
d
ifférences.
La réinscription dans la culture Mnong-Gar de cette
scène lui redonne sa logique, même si l’immersion
dans l’univers de sens des acteurs apparaît encore
comme bien complexe pour un non professionnel
de l’anthropologie. La scène est forte, empreinte de
gravité, mais aussi de socialité. Les habitants des
villages voisins ont été invités. L’ambiance est
même parfois légère, l’animal tient la vedette, c’est
lui qui va connecter le monde d’ici et celui de bas.
Aucun signe d’irrespect, bien au contraire, pas de
violence inutile, un ensemble d’attentions, ainsi au
moment où il va mourir donne-t-on au buffle à
boire… Georges Condominas réussit un commen-
taire grave mais apaisant.
Comment sortir de son cadre de référence ?
Comment comprendre que les liens qu’établit le
sacrifice sont à la fois personnels, par identification
à l’animal, et aussi sociaux et qu’ils fondent et
refondent, retendent les liens entre les membres du
groupe par les différents échanges de dons et
contre-dons entre les familles et les villages. Ces
échanges sont d’une telle importance chez les
proto-indochinois que l’incapacité de rendre le don
peut boucher sur la « mise en esclavage » des
descendants du débiteur (Condominas, 2000).
Le sacrifice est aussi une façon de se garantir la soli-
darité des génies; mieux, il peut parfois rétablir l’ordre
social ou naturel (?) transgressé. George Condominas
raconte un énement exemplaire de cette fonction.
À Sar Luk, un jeune homme nommé Tieng est pris en flagrant
délit d’inceste avec sa sœur. Les anciens prédisent alors de
«graves dangers» et annoncent que la pluie creusera de profon-
des ravines et provoquera des éboulements. La pluie éclate et
ne cesse de tomber pendant quatre jours. l’Occidental ne
voit que coïncidence, le Mong repère un signe. L’affaire prend
un tour dramatique avec le suicide de Tieng. Son oncle Truu dut
« pour purifier le village, immoler un chien » rapporte
Condominas. «À son retour de l’exorcisme, une éclaircie subite
déchira l’épaisse couche de nuages sombres et un coup de
soleil inonda le village. Truu me dit alors : « Tu vois, on a mangé
le porc, on a mangé le chien, alors la lumière du soleil surgit de
nouveau»» (Condominas, 1965, 405).
Le sacrifice de buffle est un des plus importants dans
les sociétés proto-indochinoises. L’importance n’est
pas tant liée à une quelconque coopération pour le
labour, car nous ne sommes pas chez des rizicul-
teurs en rizière inondée. Les Mnong-Gar pratiquent
la culture sur essarts itinérants (Miir). Le le du buffle
y est quelque peu différent, il est surtout la protection
contre le tigre. Il est un des rares animaux dont les
tigres se méfient, un des rares à être capable de le
mettre en fuite. Chez les habitants de la forêt, le tigre
est un danger réel, permanent… Le buffle est donc
une sorte de gardien comme le chien dans les socié-
tés d’éleveurs ou comme aujourd’hui dans les socié-
tés urbaines, et pourtant le buffle se mange… La
position intermédiaire du chien entre les hommes et
les animaux, position qui repose sur ses fonctions de
garde et de conduite des troupeaux a été considérée
par certains comme étant à l’origine du tabou
alimentaire dont il est l’objet dans les sociétés d’éle-
veurs. On voit ici que cette grille de lecture ne saurait
être néralisée trop rapidement.
PETITES MYTHOLOGIES
DES CUISINES RÉGIONALES
OU LA DÉCULINARISATION
DE LABATTAGE
Nous sommes au début des années 1990, un
samedi vers 14 heures, sur FR3. Marie Rouanet a
une actualité littéraire chargée. Elle publie Nous les
filles et, dans le me temps, La Cuisine amou-
302
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
reuse courtoise et occitane
5
. Un ouvrage qui tran-
che un peu avec la veine féministe habituelle. Un
l
ivre de cuisine? Pas tout à fait ! L’écrivain fait plutôt
ici un travail de mémoire qui suit les mois de l’année
et déborde de la recette. Elle saisit à bras le corps
tous ces petits moments culinaires qui faisait
l’épaisseur domestique d’hier. La voilà invitée dans
une émission de qualité qui s’intéresse aux Destins
de femmes. 52 minutes de plateau entrecoupées
de quelques images qui retracent, à travers la vie et
l’œuvre de l’auteur, l’histoire du féminisme. Elle est
donc conve « pour l’ensemble de son œuvre »,
comme on dit lors de la remise de ces prix qui
couronnent une carrière bien remplie.
La présentation est assurée par une journaliste
d’une trentaine d’anes, brillante et visiblement
à son affaire dans ce rôle de mise en valeur de
cette génération à qui elle sait ce quelle doit.
Lémission commence bien, l’invitée se prête au
jeu, endosse le rôle, fend la cause Son talent
de conteuse cve l’écran. Les échanges avec la
journaliste sont à la fois valorisants pour les deux
parties et savoureux pour les téspectateurs. Du
bel ouvrage. Puis, on en vient à ce livre de
cuisine. Quelques échanges introductifs bien
huilés : la cuisine de terroir, le regard de lécri-
vain, la cuisine des femmes puis, en quelques
minutes, tout bascule. Le clivage, que dis-je, le
schisme entre la cuisine de campagne et le
regard des gens de la ville sur la cuisine de
campagne, entre la cuisine de nos grands-mères,
dont parle Marie Rouanet, et ce quon appelle
aujourdhui la cuisine de terroir, le clivage éclate
donc au grand jour.
Avec verve, l’auteure vient d’entamer la description
d’une scène de la vie quotidienne qui littéralement
tanise notre jeune journaliste. Elle parle de la
«sensualité que l’on éprouve à dépecer un lapin ou
un agneau» qui vient d’être tué. Mieux elle insère la
mise à mort dans l’ordre culinaire.
«Pourquoi exécuter soi-même ce sacrifice?» L’âme sensible se
récrie. Oui, mais si vous l’achetez déjà saigné, aurez-vous la
sanquette, aurez-vous les tripes en miniature - dont vous me
direz des nouvelles- aurez-vous le plaisir de voir jaillir au jour cet
intérieur «nacré, luisant, d’une propreté incomparable»… «Le
sang, vous le savez, c’est l’âme, dont certaines religions refu-
sent l’absorption. Mais nous mangerons allégrement l’âme de
l’agneau qui ne connut de la vie que la chaleur du pis maternel,
la langue aimante qui le lécha dès sa naissance, le demi-jour de
l’étable chaude et ce lait plus riche qu’aucune autre matre
grasse, le lait épais et jaune du roquefort dont la surface au
repos se couvre de trois doigts de crème» (Rouanet 1990, 82).
Avec force détails, Marie Rouanet décrit maintenant
la peau qui se décolle, révélant, peu à peu, une chair
nacrée, des filaments qui résistent et puis se sépa-
rent dans un léger crissement… Puis le découpage
de l’animal prolonge cet étrange corps à corps,
prélude au travail de la recette. Marie Rouanet parle
d’un temps, pas si lointain, la mort des animaux
faisait partie de la recette. Pour cuire un canard, un
poulet ou un lapin, le dimanche à la campagne dans
les années 1960, il fallait d’abord commencer par
tuer le dit canard, poulet ou lapin. Avec des gestes
très précis qui vont être décisifs dans la réussite de
la recette, comme par exemple la récupération du
sang pour lier la sauce, la sélection des abattis ou
de la graisse abdominale avec laquelle on fera reve-
nir les morceaux de viande, puis les pommes de
terre qui joueront les garnitures. Ces pommes de
terre au goût inimitable parce que cuites avec cette
graisse. Comme les choses ont changé ! La même
recette de coq au vin aujourd’hui présentée par un
magazine féminin commencerait par : « Choisissez
un coq, puis demandez à votre volailler de le décou-
per pour vous ou, mieux… achetez un coq prédé-
coupé ». Le maniement de l’éminceur, ce gros
couteau de cuisine qui permet de couper ou de
303
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
5
Marie Rouanet, 1990, Nous les filles, Payot et La cuisine amoureuse courtoise et occitane, Loubatières
casser des os, encore moins de la feuille, cette
sorte de hache qu’utilisent les bouchers, est deve-
n
ue une chose rare.
L’interviewée sent le malaise de la journaliste. Elle
en rajoute. Non par provocation, mais pour tenter
de se faire comprendre. Pour défendre sa posture,
pour faire toucher du doigt le sens du titre de ce
livre dans lequel le terme amoureuse accolé à celui
de cuisine ne se réduit pas à l’idée de faire la cuisine
avec amour pour ceux que l’on aime, idée sur
laquelle sa jeune interlocutrice l’interpelle. Cette
association de termes étend le rapport amoureux à
la matière, celle des aliments, qu’ils soient d’origine
gétale ou animale. Elle souligne sa sensuali
puissante et grave en prise directe avec la vie et
avec la mort, celle de l’animal et celle des
mangeurs.
Maintenant l’animatrice est littéralement interlo-
quée. Elle assiste à une scène dont elle n’est désor-
mais plus qu’une simple spectatrice. Bien sûr, elle
n’ignore pas que, pour manger du canard, il faut
préalablement tuer le canard. Mais elle ne s’atten-
dait pas à ce que son invitée s’attarde sur cette
question. Elle l’aurait volontiers éludée. La sensua-
lité qu’évoque Marie Rouanet à manipuler ce corps
qui vient de mourir et qui est en train de devenir un
aliment porteur de vie, support de liens sociaux, de
liens amoureux, lui parait même indécente. La
connivence, l’empathie et l’admiration qui
marquaient la premre partie de l’interview ont
maintenant disparu, laissant place à la technique
journalistique. Et il lui en faut, du professionnalisme,
à cette jeune femme pour retrouver ses esprits,
reprendre les choses en mains et conduire à son
terme cet entretien.
Cette petite anecdote donne à voir à la fois l’idéa-
lisation de la « cuisine de terroir » et le processus
de déculinarisation de la mort qui accompagne un
déplacement de la frontière entre ce qui relève de
l’univers domestique et de l’univers professionna-
l
isé. Si la mise à mort des bestiaux de grande taille,
et donc potentiellement dangereux, a été assez tôt
professionnalisée, l’abattage s’est longtemps
ali dans les villes et les carcasses pouvaient
s’étaler aux devantures des boucheries. Elles ont
même été durant longtemps un thème particulier
de lesttique picturale, dont le livre Lart et la
viande de Kurt Nagel Benno Schlipf et Jean
Claude Frentz rend bien compte. En témoignent
les Bœufs écorchés de Martin Van Cleve au
XVI
e
siècle, un Rembrandt en 1655 et, à la même
époque, les très nombreux tableaux de David
Teniers, de Claude d’Abraham, de Van Den
Hecken II, de Jan Victors. J.W Lansinck avec le
Porc écorché met en scène la carcasse au sein
me de lunivers domestique. Claude Monet
signe en 1864 une Pièce de bœuf. La viande est
aussi très présente dans la tradition des natures
mortes qui au
XVII
e
siècle mettent en scène des
morceaux d’entrecôte ou de jambon. Signalons
également, au début du
XX
e
siècle, cette Nature
morte avec te de veau de Otto Dix qui, en 1926,
donne à voir une tête de veau sanguinolente, à
l’œil vitreux, posée sur un papier journal et entouré
d’un bouquet d’amaryllis, d’un chou-fleur et d’un
chou. Des auteurs modernes comme Salvator Dali
reprendront le thème de la viande, par exemple
avec le Diner de Gala qui montre une femme et un
enfant gulliris faisant face à deux morceaux
d’entrecôte, ou encore la Nature morte avec
jambon qui met la trame du jambon dans un verre
de vin de Joachim Kupke (1984). Fernando Botero
propose quant à lui un étrange Billot de boucher
avec une tête de porc réjouie et étonnamment
vivante.
Jusqu’à un passé relativement récent, la mort des
petits animaux (volaille, lapin…) faisait donc partie
de la recette. Le film Le grand chemin met bien en
304
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
scène ces pratiques et la difficulté qui les accom-
pagne. Un jeune parisien est accueilli pour
q
uelques jours à la campagne. Le matin, on tue le
lapin et le soir venu, il est incapable de manger le
civet qui est mis sur la table. Cette troisième anec-
dote nous permet de toucher du doigt comment ce
placement hors du regard du mangeur des
conditions de la production et de la transformation
de l’alimentation a un impact sur les modalités de
socialisation alimentaire et travaille l’imaginaire qui
les sous-tend.
COMMENT PARLER
DE LA MORT ANIMALE?
Cette question est, semble-t-il, elle aussi devenue
problématique et pas seulement pour le grand public.
Au sein me des sciences sociales, le vocabulaire
est l’objet d’une reconfiguration. Dans la langue fran-
çaise, plusieurs registres sémantiques peuvent être
mobilis: celui de la responsabili, celui de la culpa-
bili ou celui de l’euphémisation tale. Le langage
technique des abattoirs dispose de plusieurs mots
pour parler de la mise à mort: la tuerie, la sacrification
et l’abattage. Le premier met l’accent sur l’acte de
tuer, dans une perspective relativement neutre.
Relativementseulement, mais peut-onparlerdefaçon
neutre par exemple de la mort? Le second, utilisé
curieusement par les textes glementant le travail ou
la comptabilité dans les abattoirs, et cela bien avant
que la question des abattages rituels ne soit d’actua-
lité, mobilise un arrière-plan religieux. Le troisième
s’inscrit dans une taphore végétale. Les tes que
l’on abat deviennent ces arbres arrivés au terme de
leur croissance que l’on destine maintenant à d’autres
usages. Il est de loin le plus fréquemment utili.
Dans les sciences sociales, un autre mot est égale-
ment utilisé, celui de «meurtre alimentaire». L’origine
de son usage est à rechercher du côté des analyses
de Jean Pierre Vernant et Marcel Detienne sur la
cuisine sacrificielle chez les Grecs. Le terme vient
s
ans doute de l’usage fait par les pythagoriciens, qui
étaient végétariens, pour designer la mort animale.
Rappelons que ceux-ci pratiquaient un végétarisme
politique dans lequel la non consommation de viande
était avant tout le fefus des liens sociaux et plus large-
ment de l’orddre social fondés sur les pratiques sacri-
ficielles. L’expression pose clairement la question de
la responsabilité du tueur. Mais elle ne s’enracine pas
ici dans une anthropomorphisation de l’animal, elle
signifie que la mise à mort n’est pas un acte banal,
qu’elle intervient dans l’ordre du monde et qu’à ce
titre les hommes ont des comptes à rendre devant les
dieux et le vivant. La responsabili est une question
centrale des rituels sacrificiels et nous y reviendrons
plus loin. L’expression sera utilisée par Durant,
Vialles, Fischler et plus fréquemment encore par moi-
me, sans soulever de problème, des années 1980
jusqu’au début des années 2000. L’usage que j’en
fais, dès 1985 et dans différents textes qui suivront
(Poulain, 1985, 1997), consiste à rechercher les
processus cognitifs de gestion de la responsabilité.
Depuis quelque temps, l’usage de l’expression
« meurtre alimentaire » semble devenu probléma-
tique. Elle a fait l’objet au cours du colloque
L’homme, le mangeur, l’animal, de bats et le
consensus s’est fait sur l’importance d’opérer une
mise au jour des arrière-plans de cette notion. Ce
qui semble poser problème aujourd’hui, et cela à la
fois au sein même des sciences sociales et pour un
public non spécialiste, n’est pas tellement la ques-
tion de la responsabilité qu’elle souligne que l’équi-
valence qu’elle semble poser entre l’homme et
l’animal. Cette dramatisation de l’expression
atteste de la transformation de l’infrastructure
imaginaire qui se caractérise par un double mouve-
ment : anthropomorphisation des animaux et
animalisation des humains. En sortant du cercle des
spécialistes et en passant sur la scène publique,
305
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
l’expression se charge de sens nouveaux et d’une
charge émotive qui révèlent la difficulté des socié-
t
és modernes de se saisir de cette question.
LA CONSTRUCTION SOCIALE
DES ALIMENTS
La construction sociale des aliments est le résultat
des choix et sélections qu’opère un groupe humain
à l’intérieur de la gamme de produits mis à sa dispo-
sition par son biotope. Alors qu’un très grand
nombre de substances naturelles(minérales, végé-
tales et animales) peuvent potentiellement être des
aliments, il n’en prélève qu’un petit nombre. Mais
les hommes peuvent également agir sur leur envi-
ronnement, soit en privilégiant le développement
de certaines plantes ou de certains animaux endé-
miques, soit en en introduisant de nouveaux. Ainsi,
transforment-ils peu à peu le milieu naturel.
Lespace du mangeable est termi par la
conception que la socié se fait de la place de
l’homme dans la nature et dans l’échelle du vivant.
« La lection des aliments, écrit Marie Claude
Mahias, qu’elle soit détermination de ressources
comestibles ou effet d’interdits (…), se fonde sur
des classifications les à une mise en ordre du
monde, à une cosmologie reliant la personne, la
société et l’univers, et assignant à l’homme sa place
et sa conduite » (Mahias, 1991). Sans aucun doute,
ces choix présentent des intérêts adaptatifs, mais
ils reposent sur des mécanismes de projection de
sens, d’investissement de valeur dans des produits
naturels susceptibles de devenir des aliments.
L’espace du mangeable recouvre l’ensemble des
gles qui concourent à la finition sociale d’un
aliment (Poulain, 2002). Il est ce par quoi une collec-
tivité humaine signe sa connexion à la nature. Le
processus de construction sociale de l’identité
alimentaire est l’ensemble des règles d’inclusion ou
d’exclusion d’un produit disposant d’une charge
nutritionnelle dans l’espace du mangeable. Les
q
ualités symboliques des aliments émergent à l’in-
rieur de systèmes de classification qui leur
donnent du sens et qui sont propres à chaque
culture. Ces représentations définissent tout à la
fois l’ordre du mangeable, les formes d’acquisition,
les modalités de mise en œuvre du meurtre alimen-
taire, de préparation, de consommation des
aliments, de partage et d’échange. Ce faisant, et
pour un groupe social donné, elles participent à l’ar-
ticulation du naturel et du culturel.
Comment un produit naturel qui contient des nutri-
ments acquiert-il le statut d’aliment? Comment, pour
reprendre l’expression de Claude Lévi-Strauss,
devient-il «bon à manger»? Pour ce faire, nous distin-
guerons les aliments d’origine tale et les aliments
d’origine animale et, à l’intérieur de cette seconde
catégorie, ceux qui supposent la mise à mort de l’ani-
mal et ceux, comme les œufs, le lait et ses rivés, qui
peuvent être prélevés sans retirer la vie aux animaux.
Les systèmes de représentations qui organisent l’or-
dre du mangeable tirent plus ou moins partie des
ressources naturelles. Dans une perspective hyper
fonctionnaliste, Marvin Harris a cherché à trouver dans
tous les interdits alimentaires d’origine religieuse ou
culturelle une raison adaptative. Pour lui, les véritables
causes des interdits du porc chez les juifs et les musul-
mans, ou de la vache chez les hindous, par exemple,
seraient à rechercher dans les performances écolo-
giques ou sanitaires de ces choix et non dans l’ordre
symbolique ou les repsentations religieuses qui se
trouvent duits, dans cette perspective, à de simples
phénomènes de rationalisation (Harris, 1977). Nous
avons déjà recensé un certain nombre de situations
montrantquela position d’Harris est difficilementtena-
ble (Poulain, 2002). Pascal Dibie suggère qu’il pourrait
ne pas y avoir une totale déconnexion entre les phéno-
nes d’adaptation et l’ordre symbolique. Pour qu’un
interdit culturel puisse fonctionner, il faut qu’il présente
306
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
un minimum de qualis adaptatives, mais en aucun
cas il ne saurait se réduire à cette fonction. Pierre
G
ourou défend quant à lui une position beaucoup plus
radicale; il a mont que les moles alimentaires ne
peuvent pas être lus comme de simples rationalisa-
tions de processus adaptatifs qui disparaîtraient dès
que l’avantage adaptatif cesserait (Gourou, 1953).
L’exemple des placements de population démontre
comment ces sysmes de représentations que cons-
tituent les modèles alimentaires sont non seulement
largement indépendants des phénomènes adaptatifs,
mais de plus, participent au façonnage du biotope
dans lequel s’installe une population. Il montre, à partir
d’exemples concrets, comment le poids des repré-
sentations peut aller dans certains contextes jusqu’à
mettre le groupe humain dans des situations difficiles
du point de vue de sa propre sauvegarde. Pierre
Gourou donne le cas des Min Kia de la région de Ta Li,
dans la Chine du sud. Des phénomènes migratoires
les ont conduit à s’installer dans une zone monta-
gneuse autour du lac Hern Hai. Il pointe leur insistance
«contre adaptative» à développer une organisation
agricole de riziculture inondée dans un environnement
qui ne s’y prête pas. «Ce sont des riziculteurs habiles
et fanatiques qui vivent comme si les montagnes envi-
ronnantes n’existaient pas. (...) Les Min Kia habite-
raient une plaine alluviale au bord de la mer qu’ils ne
vivraient pas autrement». La riziculture est pour eux
«la seule activi digne d’intérêt». Les terres suscepti-
bles d’être mises en rizières étant limitées, s’installe
alors un cercle vicieux: leur prix augmente, ce qui
renforce encore le prestige de la riziculture. La monta-
gne pourtant regorge de ressources alimentaires:
gibiers, fruits sauvages, comme ces framboises qu’ils
ne «considèrent pas comme comestibles et ne se
donnent même pas la peine de les cueillir» écrit Pierre
Gourou (Gourou, 1953, 58).
Il est possible de distinguer deux grandes formes
idéal typiques de sociétés : les sociétés «animalis-
tes » et les socs « végétalistes ». Lexpression
«société végétaliste» a été proposée, en 1927, par
Jean Przyluski, un orientaliste spécialiste de l’Inde.
E
lle rend compte de la particularité de certaines
sociétés dans lesquelles les hommes entretiennent
avec l’univers gétal des relations de proximité
sur le plan de l’identité. Dans l’imaginaire de ces
sociétés, et souvent dans leurs mythes d’origine,
sont mis en avant des liens forts entre les hommes
et certains végétaux. C’est à Jacques Barrau que
l’on doit le terme « animaliste », forgé en complé-
ment de « végétaliste », pour designer les sociétés
qui affichent une proximi avec des animaux
(Barrau, 1995). Ces idéal types ont été opération-
nalisés dans des contextes particuliers avec des
notions telles que «culture du végétal», utilisée par
Pierre Gourou pour mettre en évidence l’impor-
tance de l’utilisation du tal dans différents
usages allant de lhabitat à l’alimentation en
passant par l’habillement, les instruments… dans
la soc traditionnelle vietnamienne (Khin), ou
encore l’expression de « civilisation du renne » utili-
e par André Leroi-Gourhan (1936) pour rendre
compte de certaines sociétés totalement organi-
sées autour de la vie de cet animal. En effet, non
seulement elles tirent parti de l’ensemble de l’ani-
mal pour se nourrir, pour se tir, pour fabriquer
toutes sortes d’instruments, mais les rythmes
sociaux sont très largement dépendants des ryth-
mes de vie de ces animaux (migrations, gestation,
lactation…). Dernier exemple, celui des Inuits
qualifiés par Paul-Emile Victor et Jlle Robert-
Lamblin (1989) de « Civilisation du phoque ».
Au sein des sociétés animalistes, il existe aussi des
sociétés «laitières» dans lesquelles le lait occupe
une place centrale autant dans les valeurs, la
culture et la vie sociale que dans les consomma-
tions alimentaires. Dans la mythologie peul par
exemple, le monde serait d’une goutte de lait. Le
même mot –kosam– signifie à la fois le lait et «ce
qu’il y a de meilleur». On y prête serment «par le lait
307
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
et le beurre » et on y est lié par des « parentés de
lait » (Dupire, 1996 ; Saw, 1996 et Guilhem, 2005).
L
es pasteurs se situent au sommet de la hiérarchie
sociale peul. En Mongolie, les « aliments blancs »
occupent une fonction matérielle et symbolique de
premier ordre. Pour rendre compte de l’organisa-
tion des sociétés alpines géographiquement plus
proches de nous, Yvonne Preiswerk et B. Crettaz
adoptent cette perspective dans Ce pays ou les
vaches sont reines (1986).
LHOMME ET LE VÉGÉTAL
Dans les sociétés végétalistes, on trouve la
plupart du temps des mythes fondateurs affichant
des liens consubstantiels entre les hommes et un
gétal. Ces liens prennent trois grandes formes.
Dans la première, le végétal (certaines plantes ou
arbres) est posé comme étant à lorigine de
lespèce humaine. On trouve par exemple les
mythes fondateurs dAfrique de l’ouest qui voient
lorigine du monde dans un grain de « fonio ».
Chez les indiens « Cherokee », le mythe d’origine
du maïs se confond avec lorigine de la diffé-
rence sexuelle la femme ayant été créée par le
« Grand esprit » à partir d’un épi de maïs. Le
gétal organise, en même temps, la relation des
hommes avec le créateur et les animaux avec
lesquels ils partagent le monde (Dibie, 1998,
150). Dans certaines cultures, les arbres sont
lhabitat des esprits « pour les Semang de la
presqu’île de Malacca, (la Malaisie actuelle) par
exemple, les âmes résident dans les arbres. C’est
des arbres que sort la vie qui se communique aux
enfants des hommes » (Przyluski, 1927). Les
exemples darbres « habitat des esprits » sont
nombreux dans la litrature anthropologique : le
tamarinier à Madagascar, le banian en Inde et en
Asie du Sud Est
Dans la seconde catégorie, la relation est inversée
et ce sont des hommes qui sont à l’origine de la
n
aissance de l’esce tale privilégiée. On la
trouve ainsi dans l’ancienne société tahitienne
avec, par exemple, les mythes sur lorigine des
cocotiers supposés avoir poussé des crânes
enters de trois enfants morts de famine (Henry,
1962, 88). Le symbolisme s’inscrit dans un
isomorphisme du crâne humain et de la noix de
coco. Les trois trous de la noix de coco seraient
les yeux et la bouche, la bourre étant les
cheveux Les trois enfants morts qui étaient,
selon le mythe, deux garçons et une fille, auraient
donné naissance aux trois espèces de cocotiers.
Dans les socs polynésiennes, le cocotier qui
est à la fois une source de nourriture et deau,
notamment dans les îles coralliennes, est appelé
« arbre de vie » (Bonnemaisson, 1991). Un autre
mythe polynésien explique l’origine de larbre à
pain (uru), qui est une plante non autochtone,
amenée sans doute par les premiers migrants,
très présente sur les îles hautes. Il serait la résur-
gence du corps d’un père de famille mort de faim
qui se serait sacrif « pour que plus jamais sa
famille ne souffre du manque de nourriture »
(Henry 1962, 89-99). Le mythe explique l’origine
de l’arbre à pain dont le tronc est le corps de cet
homme ressuscité, les branches ses membres,
les feuilles ses mains, le fruit la te et l’intérieur
du fruit la langue, mais il donne également la
recette du mitihué. L’analogie morphologique
fonctionne donc ici mais elle est également mobi-
lie avec d’autres plantes supposées venir des
hommes comme la canne à sucre qui serait la
colonne vertébrale d’un homme, « ce qui explique
leur tige à jointure » précise Henry, (1962, 86) ou
encore avec ligname qui serait un membre
humain… On retrouve des relations homme végé-
tal du même type en Amazonie avec le manioc,
qui est suppo provenir du cadavre d’une femme
entere (Barrau, 1995).
308
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
Enfin, une troisième forme met l’accent sur les simi-
litudes entre le destin des hommes et celui d’une
p
lante. Plus précisément, c’est le cycle de vie du
végétal (incluant parfois ses transformations tech-
niques et culinaires) qui sert de métaphore au destin
humain. Les plantes sont souvent ici des céréales;
par exemple le cycle du blé, qui va de la semence à
la fabrication du pain, est utilisé dans l’univers chré-
tien pour symboliser le parcours spirituel de
l’homme. On retrouve des mythes s’appuyant sur le
même ressort avec le riz en Asie du sud-est.
L’HOMME ET LANIMAL
Les sociétés humaines entretiennent donc avec les
animaux des relations diverses. Si certaines peuvent
être plus ou moins végétariennes, les plus nombreu-
ses tuent des animaux pour les consommer. Dans
ces cas, les animaux concernés sont positionnés au
sein de systèmes classificatoires dans des catégo-
ries qui autorisent la consommation et la mise à mort
et celle-ci est encadrée par un ensemble de rituels.
Ces dispositifs sociaux permettent de lutter contre
l’anxiété qui pourrait provenir du conflit moral entre
le besoin de manger de la viande et le fait de devoir
pour cela prendre la vie à des animaux et leur impo-
ser des souffrances. Notons également que certains
modèles alimentaires donnent à des produits d’ori-
gine animale une place importante sans impliquer
pour autant la consommation de la chair animale.
C’est le cas de certaines formes d’hindouisme, dans
lesquelles le lait est posé comme l’origine du monde
et où la vache est un animal sacré. Ou encore de
certaines cultures d’éleveurs nomades comme les
Masaïs qui prélèvent du sang de leurs bovins pour
le consommer en perçant une veine du cou sans les
mettre à mort (Brisebarre, 1991). Les modèles
alimentaires qui affichent un strict gétalisme
permanent sont par contre peu nombreux et les
populations qui les respectent sur de longues pério-
des sont encore moins nombreuses. À l’échelle des
populations, la pratique du végétarisme incluant des
s
ous-produits animaux, comme les œufs et le lait,
n’est possible que parce que ces groupes entretien-
nent des relations avec d’autres communautés non
végétariennes. En Inde, par exemple, les éleveurs
hindouistes vendent des animaux à leurs collègues
musulmans sachant pertinemment qu’ils entreront
dans le commerce de la viande. Ils profitent donc
des apports de l’animal (lait, bouse comme engrais
ou combustible), et n’hésitent pas à s’en «débarras-
ser » et à les « valoriser» économiquement le
moment venu. La mise à distance de la mort qu’o-
père le système alimentaire hindou repose indirec-
tement sur le fait que la communauté musulmane
avec laquelle il est en interaction mange de la
viande.
COMMENT UN ANIMAL
DEVIENT-IL MANGEABLE?
Deux axes principaux peuvent être explorés: l’or-
ganisation des gles de catégorisation et les
formes de légitimation de la mort alimentaire. Les
relations entre les hommes et les animaux, et la
question de la mort ou du « meurtre alimentaire »,
ont fait l’objet de travaux significatifs dans les
sciences sociales (Vernant et Detienne, 1979 ;
Leach, 1980 ; Poulain, 1984, 1997, 2002 ; Vialles,
1987; Fischler, 1990, 1998 ; Méchain, 1992; Milliet,
1994). Pour manger un animal, il faut tout d’abord
le reconnaître comme comestible, c’est à dire dans
une position particulière à l’intérieur d’un système
classificatoire des esces animales et des
rapports qu’elles entretiennent avec les hommes.
La symbolique de l’animal, les logiques de proxi-
mité avec les hommes participent à l’inclusion ou à
l’exclusion de la catégorie mangeable. Pour
Edmund Leach, ce sont les rapports qui s’établis-
sent entre les animaux et les hommes qui détermi-
309
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
nent leur capacité à devenir des aliments. Les
animaux peuvent être rangés en quatre catégories
e
n fonction de la distance qui les sépare de
l’homme. Du plus éloigné au plus proche, on distin-
gue les catégories du sauvage, du gibier, du
domestique et du familier. Un animal est consom-
mable s’il n’est ni trop proche ni trop éloig de
l’homme. Lappartenance aux deux catégories
centrales introduirait donc un animal dans l’ordre
du mangeable. La première et la dernière des clas-
ses sont frappées d’interdit, car considérées l’une
comme trop éloignée, l’autre trop proche de l’hu-
manité. Les frontières entre ces différentes catégo-
ries varient selon les cultures (Leach, 1980, 263-
297). C’est pourquoi le chien, le chat, le cheval…
sont consommables dans certaines cultures et pas
dans d’autres. Cependant, il est des données empi-
riques qui sistent au mole de Leach. Les
animaux semblent pouvoir bouger et glisser d’une
catégorie à l’autre et devenir mangeables ou cesser
de l’être. Milliet parle des dingos que les aborigènes
consomment alors qu’ils sont aussi des animaux
familiers. Nos histoires d’ours montrent sans doute
un processus de passage du sauvage au gibier et
un retour du gibier vers le sauvage.
C’est dans une perspective proche que Mary
Douglas interprète l’interdit du porc dans les
cultures juive et musulmane. Abandonnant les
analyses fonctionnalistes, elle montre que les
animaux exclus de l’ordre du mangeable pos-
dent des défauts classificatoires, cest-à-dire
n’entrent pas clairement dans les catégories auto-
risées ou bien sont à cheval sur deux catégories.
C’est le cas du porc qui a à la fois des sabots, le
pied fendu mais qui ne rumine pas ou encore de
certains animaux marins qui n’ont pas d’écailles
(Douglas, 1970). Nlie Vialles propose de distin-
guer deux grandes attitudes idéal- typiques
qu’elle désigne par les termes de « zoophagie » et
« sarcophagie ». Pour le « zoophage », consommer
des animaux ne pose pas de probme particulier,
car il est r du fait que la place de l’homme dans
l
’ordre du vivant est au sommet de la création et
des expèces animales. Il se considère soit d’une
autre nature, dessence divine par exemple, soit
comme l’achèvement du processus de complexi-
fication du vivant. Dans tous les cas, il y a une
distinction nette entre lhumanité et l’animalité.
Pour le « sarcophage », en revanche la consom-
mation de viande nest concevable qu’au prix
d’un masquage de lorigine de la chair, au prix
d’une réduction voire d’une évacuation de la
dimension de l’animal (Vialles, 1987).
Claude Fischler complète la lecture de Vialles en
montrant les canismes de masquage de l’ori-
gine animale des produits carnés dans la cuisine
moderne et en pointant le processus dans les jeux
de catégorisation des animaux selon le vocabu-
laire culinaire ou de l’élevage. C’est ainsi que les
Anglais élèvent des sheep et des calf mais
mangent des mutton et des veal. Ou que, de façon
certes moins nette les Français sont sans doute
moins marqués par la tendance sarcophage que
les Européens du nord nous élevons des vaches
et des ufs mais ne mangeons que du bœuf ou
encore que nos cochons deviennent, une fois
passés chez le charcutier, du porc. Il rappelle de
façon opportune que ce mouvement avait é
pointé par Elias dans Le processus de civilisation.
Mais son apport principal est d’avoir repris cette
question, armé du concept d’incorporation. Pour
lui, c’est le risque de devenir comme l’animal qui
est le ressort de l’orientation sarcophagique. Tout
d’abord, les animaux peuvent être l’objet de ca-
nismes de projection et d’identification de la part
des hommes : comme les hommes, ils naissent,
enfantent, vieillissent, jouent, s’accouplent,
meurent. Les mammifères ont la plupart du temps
une te, des membres, du sang… À des animaux
sont associés des caractères types et ils peuvent
310
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
aussi être des ressorts métaphoriques pour parler
des hommes : filou comme un renard, habile
c
omme un singe « La consommation de viande
ne serait donc possible qu’en rompant cette conti-
nuité (entre les hommes et les animaux dans
l’échelle du vivant), qu’en imposant une disconti-
nui » (Fischler, 1990, 131). Or cette distinction est
de plus en plus remise en question par les progrès
de la science elle même.
LES FORMES
DE LÉGITIMATION
DE LA MORT ANIMALE
La situation contemporaine invite à élargir le cadre
de référence et à regarder cette question sur le
plan cognitif. Comment gitime-t-on le fait de
manger des animaux dans les différentes cultu-
res ? Pour tenter de pondre à cette question
deux transformations de perspective sont néces-
saires. Le premier consiste à élargir la question de
l’incorporation alimentaire et des risques suppo-
s qui lui sont associés. Le second à considérer
la manre de poser les rapports homme-animal
et plus largement les rapports nature et culture en
occident comme un cas particulier d’un système
logique plus général. Ceci fait nous pourrons
revenir à notre question de part en la reformu-
lant ainsi : Comment gère-t-on le passage du
s
tatut de l’animal vivant à celui daliment ? Cela
suppose de s’intéresser aux différentes formes de
légitimation de la mort alimentaire des animaux
dans les différents types de culture. Mais aussi de
voir par quels dispositifs les liens noués dans la
phase de cohabitation se transforment pour
permettre la consommation sereine de produits
d’origine animale.
Il nous faut donc faire retour sur ce concept fondateur
de la sociologie de l’alimentation: le « principe d’in-
corporation ». En prenant en compte la posture cep-
tive ou non du mangeur (Fischler 1990), il est possible
de distinguer deux schèmes de l’incorporation, le
premier marqué par le risque de contamination et le
second par une position dominante du mangeur qui
assimile le manger sans que son identité ne puisse
être remise en cause. Une typologie en quatre caté-
gories d’attitude par rapport aux aliments émerge
alors si on consire qu’un aliment peut être positive-
ment ou négativement valori. Cette conception de
l’incorporation à portée plus large est alors utilisable à
l’échelle anthropologique pour rerer des formes de
sociétés à registre du mangeable large dans lesquels
les interdits alimentaires sont peu nombreux, voire
quasiment absents et les sociétés le mangeable
est fortement codifié (Poulain, 2002, 176-183).
311
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
Source: Poulain, 2002
Schème dominant
de l’incorporation
Mangeur Aliment Significations de l’incorporation
La contamination
(Avalage)
Réceptif Positif Manger pour se laisser pénétrer par les qualités de l’objet.
Le mangeur se laisse envahir, contaminer par les qualités
positives de l’aliment.
Réceptif Négatif Refus de manger pour éviter l’envahissement, débouchant
sur des tabous, des interdits provisoires ou permanents, des
pratiques de jeûne…
L’appropriation
(Croquage)
Non réceptif Positif Manger pour s’approprier les éléments constitutifs de l’objet
et renforcer le mangeur.
Non réceptif Négatif Manger pour détruire l’objet dévoré.
Reprenant la perspective comparative proposée
ensuite par Philippe Descola dans Par delà nature
e
t culture (2005), on peut explorer l’organisation des
modèles alimentaires dans les quatre grandes
formes d’organisation cognitive des relations entre
les humains et les vivants non humains à l’échelle
anthropologique:
• L’animisme qui donne aux non-humains des
intentionnalités et une intériorité identiques à celle
des humains, les différences étant marquées par
les corporalités.
Le totémisme qui postule une continuité d’identité
entre des groupes d’humains et de non-humains.
Lanalogisme qui cherche des réseaux de
correspondances symboliques entre des éléments
du vivant considérés comme séparés.
Et enfin, le naturalisme, posture que l’Occident
moderne a construite depuis la fin de la
Renaissance et qui résulte du processus d’objec-
tivation de la nature. Il rattache les humains aux
non-humains par leur corporalité et les distingue
par leurs capacis culturelles.
Les questions des relations homme animal, du
mangeable et du non mangeable, des conditions
dabattage se formulent alors en des termes
différents dans ces quatre univers culturels.
Pour engager l’analyse qui déborde, vous laurez
compris, le cadre de ce travail, nous articulerons
cette grille de lecture cognitive avec une
perspective en termes d’organisation des systè-
mes de production alimentaire qui repère trois
contextes principaux : les soctés de chasseurs,
les sociétés pastorales ou déleveurs et les
sociétés modernes néotechniques.
La question qui nous inresse peut être abordée
à travers la transformation des modes dacquisi-
tion et de production alimentaire ; de nombreux
travaux ont adopté cette perspective. Comment
s’est opéré le passage d’une économie de chas-
seurs-cueilleurs à léconomie agro-pastorale
dans laquelle des relations de système, béné-
fiques, s’établissent entre un groupe humain, des
animaux et un territoire et qui va, dans la plupart
des cas, fixer ces populations humaines et non
humaines sur un territoire précis ? Cette
perspective permet de retracer lhistoire dune
partie importante de l’humanité mais ne doit pas
pour autant nous laisser penser quelle est le seul
modèle. Des sociétés nont pas considéré
comme cessaire, dans les conditions elles
étaient placées, d’orer cette transformation de
leur système de production. Le risque de l’eth-
nocentrisme et de la signation comme
archaïques des autres modes de production
existe bel et bien.
Dans les sociétés de chasseurs, on trouve à la fois
des ontologies animistes et totémiques. Pour les
animistes, les animaux, les vétaux et même
certains êtres inanimés possèdent un « esprit »,
des intentions, des sentiments, un langage, une
morale et, finalement, une culture qui ne diffère
pas fondamentalement de celle des humains ; ce
qui change, c’est le corps dans lequel ces esprits
sont installés. Le totémisme accepte cette
perspective et souligne quant à lui la continuité
312
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
Ressemblance des intériorités
Différence des physicalités
Animisme Totémisme Ressemblance des intériorités
Ressemblance des physicalités
Différence des intériorités
Ressemblance des physicalités
Naturalisme Analogisme Différence des intériorités
Différence des physicalités
Source: Descola, 2005
matérielle et morale entre les humains et les non
humains à l’intérieur d’un clan. Ce qui appartient
a
u même totem partage les mêmes intentionnali-
s et les mêmes traits physiques, me si les
corps n’appartiennent pas à la même espèce.
Dans ces deux univers de sens, comme l’exprime
le chamane inuit Ivaluardjuk : « le plus grand péril
de l’existence vient du fait que la nourriture des
hommes est toute entière faite d’âmes » (cité par
Descola, 2005). Les modèles alimentaires déve-
loppés dans les cultures animiques présentent des
dispositifs permettant de continuer à cohabiter
paisiblement avec des animaux que l’on chasse et
que l’on consomme. Ils consistent dans des
processus de dialogues, d’échange, de négocia-
tion. Les exemples sont nombreux de prres ou
encore d’excuses adressées à l’âme ou l’esprit de
l’animal (Frazer, 1911, Kent, 1989). Annie Hubert
explique que « le chasseur esquimau sexcuse
auprès de la proie lorsqu’il va l’abattre, il lui dit qu’il
ne lui veut aucun mal, car pour survivre il a besoin
que le gibier continue à fréquenter ses terrains de
chasse. Lorsqu’il dépèce un animal, il en rejette un
morceau afin que la bête, ou plut son âme,
puisse se reconstituer un corps » (De Thé et
Hubert, 1989, 212). Certains groupes, comme les
Chipewyan, amérindiens du nord du Canada,
pensent même que l’animal ne peut être tué qu’a-
vec son propre consentement, ce qui exclut alors
toute responsabilité du chasseur (Sharp, 1988,
cité par Beardsworth). Claude Lévi-Strauss
rapporte que chez les Ojibwa, le chasseur
demande à l’animal la permission de le tuer (Lévi-
Strauss, 1962). Une autre figure logique consiste à
regarder la mort comme un simple passage. « Si
l’on prend au rieux, écrit Descola, ce que les
Desanon, les Ashaninka, les Matsiguenga ou les
Amuesha énoncent, il faut bien admettre que tuer
un animal dont je crois qu’il va se réincarner immé-
diatement, ce n’est pas tuer, mais être lagent
d’une tamorphose. » (Descola 1999, 44).
Les modèles alimentaires totémiques sont confron-
tés à d’autres questions : peut-on ou non manger
u
n animal totémique et si oui, sous quelles condi-
tions et avec quelles conséquences ? Mais le plus
important est ce qui permet la consommation. C’est
d’une part la disjonction entre le principe vital :
l’âme, l’esprit… et la physicalité et, d’autre part, la
croyance que la mort n’est qu’un processus de
déconnexion, entre intentionnalité et physicalité, un
passage.
Dans les cultures analogiques, les modèles alimen-
taires donnent les règles permettant d’établir des
relations entre des éléments organisés dans des
catégories et des plans différents. A l’exemple de la
macrobiotique, les vivants et non vivants sont clas-
sés en deux catégories, yin et yang, et les régimes
alimentaires combinent ces éléments dans le but
de développer ou d’équilibrer ces différentes forces
dans le mangeur, lui-même soumis à une évaluation
sur un continuum yin yang. Enfin, les modèles
alimentaires des cultures naturalistes mettent en
place des dispositifs pour renforcer la discontinuité
entre animalité et humanité d’une part, et entre l’ali-
ment et l’animal dont il est issu d’autre part.
La technique qui consiste à tuer les animaux dans
le cadre d’un sacrifice est très fréquente dans les
contextes analogiques. Il nous semble cependant
nécessaire de compléter le regard structuraliste de
Philippe Descola par une mise en perspective histo-
rique. Dans de nombreux espaces sociaux (le
monde grec, certaines ethnies proto-indochinoises,
certains groupes d’origine indienne, comme les
Malbars de l’île de La Réunion, de nombreuses
cultures du Pacifique…), l’animal n’est pas tué pour
être consommé ou plutôt pas tué seulement pour
être consommé, mais il est mis à mort dans le cadre
d’un rituel dont l’horizon est la communication avec
un au-delà. En effet, l’objectif explicite de la mise à
mort n’est pas l’acte alimentaire, mais la mise en
313
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
place d’une relation avec des génies, ou des Dieux,
êtres d’un au-delà dont on cherche à se concilier
l
es faveurs en leur offrant un animal. Chez les proto-
indochinois, celui-ci peut être considéré comme un
ritable messager connectant la communau à
des instances spirituelles. Lâme de l’animal, qui
s’échappe du corps de l’animal au moment de la
mort, est vue comme le support d’un message vers
les génies ou les êtres de l’au-delà du monde appa-
rent. Le corps qui reste peut alors être l’objet de
partage et de consommation sans que pèse lour-
dement la responsabilité du meurtre. Le choix des
animaux à sacrifier s’inscrit dans des logiques
propres au rituel et à ses significations : un poulet
dans certains cas, un cochon dans d’autres…
(Condominas, 1954). « Chez les Yao, note Annie
Hubert, toute viande consommée doit avoir é
préalablement sacrifiée et offerte aux ancêtres » (De
Thé et Hubert, 1985 : 212)
Les formes du sacrifice grec ont fait lobjet de
nombreuses études. Certaines mettent l’accent sur
la catharsis de la violence humaine (Girard, 1978),
d’autres sur leurs fonctions culpabilisantes
(Détienne et Vernant, 1979, Durant, 1979, Barrau,
1983, Poulain, 1985), d’autres encore sur l’impor-
tance du partage et le tissage de liens sociaux qui
suit le repas sacrificiel (Smith, 1889, Fischler 1990).
Ce sont ces deux dernières qui vont nous intéres-
ser plus précisément. Durand explique par exem-
ple que, dans le sacrifice grec, ce n’est pas le sacri-
fiant qui est réputé avoir tué l’animal, mais le
couteau, lequel sera d’ailleurs jeté à la mer (Durand
cité par Fischler, 1990). Une partie de l’animal est
consacrée aux dieux, comme les os qui sont
brûlés, et la fumée remontant vers le ciel repré-
sente alors la part des dieux (Detienne et Vernant,
1979). Les sacrifices sont toujours accompagnés
de rituels de partage plus ou moins sophistiqués
qui, dans des jeux de ciprocité, tissent des liens
sociaux et permettent d’étaler la responsabili du
meurtre sur l’ensemble de la socié. Selon
Robertson Smith, le fait de consommer ensemble
l
a même victime sacrificielle établit des liens
substantiels entre les membres de la tribu (Smith,
1889). Cest ce point qui sera développé par
Claude Fischler (1990).
Dans les sociétés pastorales ou chez les agricul-
teursleveurs, l’animal domestique est très
souvent utilisé avec l’autorisation divine. Dans les
religions monothéistes, c’est l’autorisation de Dieu
qui rend possible la mise à mort d’animaux à des
fins alimentaires. Cette question est centrale dans
le grand texte fondateur des religions du Livre
qu’est la Genèse. On y repère l’existence d’une
double règle puisque, au paradis végétarien initial
d’avant la chute, succède un nouvel ordre alimen-
taire particulièrement précis dans lequel la consom-
mation des animaux devient licite. Dans la tradition
judéo-chrétienne, après la chute du paradis, l’auto-
risation est explicitement donnée aux hommes
dans l’ouverture de la genèse de consommer des
animaux: «Tout ce qui se meut et qui vit vous servira
de nourriture ; de même que la verdure des plantes,
je vous donne tout, seulement vous ne mangerez
pas la chair avec son sang » (Genèse 9. 3., voir Soler,
1973). Le sang, supposé être le siège de l’âme de
l’animal, est donc l’objet d’un interdit. L’abattage
des animaux se fait sous le contrôle du religieux, un
rabbin contrôlant la procédure de mise à mort et
labellisant « casher» l’aliment. Il ne faut surtout pas
confondre les conditions actuelles de la mise à mort
dans l’univers judaïque avec une pratique sacrifi-
cielle. Dans l’histoire du peuple juif, il convient de
distinguer deux grandes périodes par rapport aux
pratiques sacrificielles : durant une première
période, qui s’arrête à la « chute du temple», la mise
à mort des animaux s’effectue à l’intérieur du
temple et dans le cadre d’une cérémonie religieuse.
Les animaux sont offerts à Dieu et la consommation
qui suit est un repas parta par la communauté
314
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
avec Dieu. Dans la seconde période, le meurtre
alimentaire est géré en dehors du temple.
L
’autorisation de tuer s’accompagne d’une catégo-
risation complexe de l’ordre du mangeable avec
une série d’interdictions portant sur des aliments.
La Genèse précisera la liste des animaux mangea-
bles (purs) et non mangeables (impurs) par le
« peuple consacré à Yahvé » et d’autres textes
sacrés préciseront d’autres principes comme la non
association du lait et de la viande. «Tu ne feras pas
cuire un chevreau dans le lait de sa re »
(Deutéronome 14. 21). L’animal est pur lorsqu’il a
« le pied ong », « l’ongle fendu », et qu’il rumine.
Mais pour quelle raison les herbivores sont-ils purs
et les carnivores impurs, se demande J. Soler: «La
clef est à chercher, une fois encore, dans la Genèse,
s’il est vrai que les lois de Moïse entendent respec-
ter le plus possible la volonté première du Créateur.
Or le paradis est végétarien pour les animaux aussi.
Le verset qui traite de la nourriture humaine… est
suivi d’un verset relatif aux animaux « A toute bête
sauvage, à tout oiseau des cieux, à tout ce qui
rampe sur la terre, à tout ce qui a, en soi, âme
vivante, j’ai donné toute herbe verte en nourriture
(Génèse 1.30). Ainsi, les carnassiers n’entrent pas
dans le plan de la création. Si la nourriture carnée
pose déjà un problème à l’homme, à plus forte
raison s’il s’agit de manger un animal qui a lui-
même consommé de la viande et qui a tué pour cela
d’autres animaux. Les carnassiers sont impurs. «En
manger pour l’homme serait être deux fois impur »
(Soler, 1973, 948).
L’Islam reprendra cette modalité de gestion de la
mise à mort avec la viande « halal » pour laquelle
l’abattage doit être ali selon un rituel pcis.
Pour que la viande soit « halal », la présence d’un
imam n’est pas systématique si la personne qui tue
un animal destiné à être mangé est musulmane et
si, au moment elle tranche la gorge de l’animal,
elle prononce le nom de Dieu. On retrouve dans
l’Islam le même tabou sur le sang et l’interdit caté-
goriel qui porte sur le porc. Du point de vue des
m
angeurs, l’intérêt de ces rituels est de rendre la
mort des animaux moralement acceptable et non
anxiogène puisque réalisée avec l’autorisation de
Dieu et sous le contle de son représentant. Ils
contribuent à légitimer la mise à mort d’animaux à
des fins alimentaires, à la rendre acceptable et à
dégager la responsabilité du mangeur.
Dans la culture chrétienne, le pain et le vin articulent
les univers «végétaliste» et « animaliste » à travers
le glissement du vin au sang, fruit du sacrifice.
Cependant, l’ultime sacrifice du «fils de Dieu » fait
homme est supposé rendre inutiles les autres
formes de sacrifice et rejette la gestion du meurtre
alimentaire dans l’univers profane, dans l’espace
du laïc. Le contle s’ore alors sur des valeurs
scientifiques et sera conf aux rinaires. Le
tabou sur le sang est levé et des plats peuvent
sormais se faire avec le sang comme ément
principal comme pour le boudin ou la sanquette, ou
servir à faire des liaisons de sauces. Cependant, il
reste parfois un symbole de la mort de l’animal et
appelle à des formes de partage comme par exem-
ple en Limousin un proverbe dit « boudins ne
valent rien garder il faut les offrir ». C’est ainsi que,
si la famille qui tue son cochon donne ses boudins,
elle reçoit en retour ceux des autres quand sera
venu le moment. Ainsi la responsabilité du meurtre
est-elle partae et diluée sur la communau
paysanne.
Ces dispositifs symboliques permettent de rer
les relations entre les hommes et la nature dans ses
dimensions végétales/animales et finissent la
place de l’homme dans l’ordre du vivant. Qu’en est-
il dans les sociétés modernes ? Jacques Barrau
qualifie l’époque contemporaine de « otech-
nique». Pour lui, elle tend à déconnecter, à rompre
les liens entre les mangeurs et le monde végétal et
315
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
les mangeurs et le monde animal (1995). C’est bien
ce que nous ont donné à voir les trois anecdotes.
LA MODERNITÉ COMME
CRISE DE LA LÉGITIMATION
DE LA MORT ALIMENTAIRE
Dans les sociétés occidentales d’influence ch-
tienne qui ont rejeté le meurtre alimentaire dans l’or-
dre laïc, on peut repérer un processus de chosifica-
tion qui tend à dés-animaliser les animaux destinés
à être consommés. Il se caractérise par une taylori-
sation et une scientifisation des conditions d’éle-
vage et d’abattage. Cependant, ces dispositifs sont
mis à mal à la fois par les progrès de la connais-
sance qui réorganisent nos conceptions de l’ordre
du vivant et de la place de l’homme dans la nature
et par ses échecs, notamment son incapaci
(momentanée peut-être) à comprendre et traiter les
nouvelles formes de maladies à prions qui, passant
la frontière des espèces, constituent des dangers
pour l’homme.
La production animale estsur ce plan particulièrement
significative de la modernité alimentaire. Coue sur
un mode taylorisé, alors même que ce modèle est
profondément rejeté dans la spre de l’organisation
des activités productives humaines, elle contribue à
une chosification de l’animal desti à l’alimentation.
duite au rang de matre première, la viande s’en
trouve dés-animalisée, dévitalisée. «Dans l’agroali-
mentaire, l’animal est devenu objet ou moins qu’ob-
jet: matière» (Fischler, 1990, 133).
Le second mouvement est un processus de taylorisa-
tion de l’abattage lui-même qui pourrait avoir une
double fonction. La première est de diluer la respon-
sabili du meurtre et la seconde de poursuivre la
réduction symbolique de l’animal à sa chair, de le
chosifier. L’univers des abattoirs a été l’objet d’un
beau travail ethnologique de la part de Noëlie Vialles,
q
ui illustre deux mouvements complémentaires. Le
premier consiste en un déplacement des lieux d’abat-
tage de l’intérieur des villes, à la vue de tous, vers des
lieux scialisés, fermés, que sont les abattoirs, situés
à la périphérie ou en dehors des villes. Ce place-
ment participe au développement de la tendance
sarcophagique des sociétés modernes. Elle montre
également que la taylorisation de l’abattage et l’obli-
gation de la désensibilisation lors de la mise à mort
dans nos abattoirs modernes (au pistolet pour les
bovins et à l’électricité pour les porcins) permet
«d’orer une dissociation entre l’effusion de sang et
la mise à mort» et de rendre moins lisible la respon-
sabili du meurtre en l’étalant dans la composition
des tâches (Vialles, 1987). La taylorisation de l’aba-
tage joue les mêmes fonctions de protection que le
partage, mais cette fois le meurtre n’est pas explicite-
ment regar en face.
Corrélativement, et de fon paradoxalement
compensatoire, l’animal vivant à « l’état de nature»
s’en trouve idéalisé. Volant les premiers les aux
stars de cinéma, c’est lui qui nous donne des
leçons d’éthique naturelle, comme dans L’Ours, de
Jean-Jacques Annaud ou plus récemment avec le
film Les deux frères. On est loin des fables de La
Fontaine les animaux personnifient des figures
humaines. La même thématique appart dans
Instinct, le film réalisé par Jon Turteltaub d’après le
roman de Daniel Quinn, Ishmael, dans lequel ce
sont les chimpanzés et leur organisation sociale qui
servent de modèle aux hommes modernes. Dans
des versions moins intellectualisées, d’autres films
comme Babe et Docteur Do Little participent de ce
gommage de la frontière entre les hommes et les
animaux et de la transformation sinon à l’inversion
des formes de hiérarchisation. Ces transformations
des relations entre les hommes et les animaux
résultent également du développement de certains
316
L’HOMME, LE MANGEUR, LANIMAL
Qui nourrit l’autre
pans de la connaissance scientifique. Une disci-
pline comme l’éthologie, qui met au jour la
c
omplexité des comportements des animaux, parti-
cipe de la transformation de la figure moderne de
l’animal qui apparaît doué d’intelligence et capable
de ressentir des émotions.
Conséquence de cette personnification, l’animal de
compagnie jouit d’un statut tout à fait particulier et
devient l’objet d’attentions que certains pourraient
juger exorbitantes. Il entre littéralement dans la
famille. La publicité pour les pet food met en scène
un savoureux mélange de «morceaux moelleux » de
uf, de volaille, de lapin, présenté dans des
assiettes décorées de persil… Les critères les plus
forts de la légitimité gastronomique sont mobilisés:
quatre, voire cinq étoiles, décernées par on ne sait
quel jury d’experts, s’étalent en couronne sur les
emballages. Mais nos animaux de compagnie ne
sont pas seulement gourmets, ils sont également
soucieux de leur équilibre alimentaire, gage de
longévité, la leur et celle des liens qui les unissent à
leur maître. Ces délicieuses préparations sont donc
aussi savamment contrôlées par des nutritionnis-
tes… «Il est parfois difficile de faire comprendre à
certains propriétaires d’animaux de compagnie
qu’un chien par exemple n’a pas forcément besoin
de faire trois repas par jour», explique un vétérinaire
de ville.
Ce phénomène de «chosification » des animaux de
rente, qui contribue à les dés-animaliser et fait écho
à une personnification des animaux de compagnie
et une idéalisation des animaux sauvages, pourrait
apparaître à première vue comme le prolongement
du phénomène de refoulement de la corporalité et
du spectacle de la chair morte, identifié par Norbert
Elias (1939) comme le moteur du « processus de
civilisation». Il est, sans doute plus fondamentale-
ment, le signe de la difficulté à gérer la mort alimen-
taire. Il traduit tout d’abord un bouleversement dans
la perception de la place de l’homme moderne dans
la nature et l’ordre des espèces animales, dont la
c
rise actuelle de la «vache folle» n’a été qu’un révé-
lateur. Plus largement, il peut être lu comme une
crise de confiance dans les valeurs de la science,
mobilisées dans les sociétés laïques pour encadrer
le processus de mise à mort des animaux destinés
à devenir de la nourriture.
CONCLUSION: AU RISQUE
DU STRUCTURALISME
L’ouvrage de Philipe Descola, comme tous les très
grands textes, suscite des réactions, bouscule des
ordres établis et des schémas de pensées tellement
cristallisés qu’ils apparaissent souvent comme
immuables. Certains ethnologues ne manqueront
pas de considérer qu’il sous-utilise, voire traite à la
va vite certaines aires culturelles ; les uns citeront
l’Afrique, d’autres le monde proto-indochinois. À ce
jeu, chaque spécialiste d’un groupe ethnique, d’une
tribu… à l’exception sans doute des américanistes
ou des spécialistes des cultures animistes (au sens
Descola utilise ce terme), risque de considérer
son territoire comme « mal » pris en compte.
D’autres, dont je suis, n’hésiteront pas à considérer
ces « manques » comme des propositions ou des
occasions de débats et de prolongements. Car la
mise en perspective épistémologique de Descola
ne peut être l’œuvre d’un seul homme, quand bien
même aurait-il atteint cette posture surplombante
qu’offrent une carrière bien remplie et une chaire au
collège de France.
Plus problématique me semble la difficulté de prise
en charge des processus de transformations histo-
riques à l’œuvre dans certaines sociétés très
complexes comme l’Inde, la Chine, et bien évide-
ment l’Europe - dont la fresque proposée est réduite
aux étapes cisives de son histoire philoso-
317
PENSER ET MANGER LA CHAIR
J e a n - P i e r r e P o u l a i n
phique- et que Philippe Descola massifie pour les
faire entrer dans la quatrme « case » de son
s
ystème classificatoire. Cependant, les quelques
pages consacrées à l’articulation des ontologies
animiste et analogique me semblent très promet-
teuses et je ne doute pas que dans de prochaines
productions cette question soit remise sur le métier.
En écrivant ces paragraphes, je mesure l’indécence
des «critiques» au regard du travail accompli. Il y a
bien longtemps qu’une ambition scientifique aussi
forte ne s’était manifestée dans nos disciplines…
Respirons à pleins poumons la bouffée d’oxygène
qu’il nous apporte et saisissons la proposition de
mise en dialogue qui est faite.
Certains, comme Jean Pierre Digard (2006), crai-
gnent un glissement vers un hyper relativisme. Pour
ma part, j’accepte aisément l’idée que la pensée
scientifique et sa puissance d’objectivation puis-
sent se déployer depuis la posture méta-schéma-
tique que nous propose l’épistémologie desco-
lienne. Le découpage proposé me semble d’une
grande puissance heuristique. Aux sociologues et
anthropologues de l’alimentation, la grille de lecture
de Descola offre l’occasion d’une réorganisation de
certaines questions fondamentales de leur champ
de recherche. La principale me semble être :
comment s’organise et se configure l’espace social
alimentaire dans les quatre ontologies proposées?
Elle permet de revisiter le matériau anthropologique
disponible ou d’en produire de nouveau. Il reste
maintenant à poursuivre la mise à l’épreuve que
nous venons d’engager et à voir comment il résiste
à l’empirie. Comme nous avons eu l’occasion de le
montrer à travers la mise en œuvre du fameux trian-
gle culinaire de Claude Lévi-Strauss dans la gastro-
nomie française, les grilles de lecture structuralistes
peuvent être historicisées sans perdre de leur perti-
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Article
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The interest in local regional gastronomic cultures and traditions can be read as a compensation for the industrialization of the food sphere and a resistance to the construction of European identity. In such a context, green tourism and its gastronomic component, which offers the opportunity to redefine the mission of farmers and the rural world, can play a regulatory role in the face of the anxieties of dilution of national identities in the European entity. L'intérêt pour les cultures et les traditions régionales gastronomiques locales peut être lu comme une compensation à l'industrialisation de la sphère alimentaire et une résistance à la construction de l'identité́ européenne. Dans un tel contexte, le tourisme vert et sa composant gastronomique qui offre l'occasion d'une redéfinition de la mission des agriculteurs et du monde rural, peut jouer un rôle régulateur face aux angoisses de dilution des identitéś nationales dans l'entité́ européenne.
Article
L'article s'ouvre sur une critique de la notion de "demande sociale" (une "demande" qui justifierait de se préoccuper du bien-être des animaux et de l'environnement des élevages) : on ne sait jamais qui l'exprime ni comment. Il faut admettre que seule l'économie en propose une définition rigoureuse, à savoir une demande validée par le marché. Mais la démarche qui revient à évaluer le bénéfice que procure aux individus la consommation d'animaux ayant vécu heureux dans des élevages soucieux de la qualité de leur environnement pose, de fait, une question de justice : est-il juste que ce soit au consommateur de payer pour que des élevages polluent moins et que les animaux souffrent moins ? A l'issue de ces deux critiques, l'auteur propose d'interpréter le malaise social qui se manifeste sous de multiples formes au sujet de l'élevage contemporain comme l'expression de deux questions éthiques. La première concerne le sort des animaux : jusqu'où a-t-on le droit d'instrumentaliser des animaux dès lors que l'on reconnaît en eux des êtres sensibles ? La seconde concerne la responsabilité des éleveurs : dans quelle mesure sont-ils responsables des effets non intentionnels de leur activité, lorsque ces effets nocifs (pollutions) sont connus ? Ces questions sont celles dont doivent débattre et se saisir les individus en tant que citoyens.
Article
La question du bien-être des animaux d’élevage est le plus souvent portée dans l’arène publique sur un mode très conflictuel : les associations de protection animale cherchent à montrer ce qui est indûment caché, adoptant un principe de dévoilement ; tandis que les filières d’élevage veulent montrer qu’il n’y a « rien à cacher », se situant dans un principe de transparence. L’objectif de cet article est de se demander si peut s’ouvrir un espace pour une discussion collective moins frontale de ces questions, qui s’appuierait sur un principe de mise en visibilité de l’élevage, dans lequel les éleveurs auraient bien davantage « quelque chose à montrer ». Nous verrons que les conditions d’une telle mise en débat reposent sur le maintien d’un accès à la dimension relationnelle de l’élevage, ignorée dans les réglementations concernant le bien-être animal. Nous envisagerons les supports médiateurs d’un tel maintien, ici un livret de paroles d’éleveurs qui circule dans différents collectifs d’éleveurs, de chercheurs, d’associations de défense des animaux et de consommateurs.
Article
The aim of this chapter is to explore cross-cultural values and perceptions of hunting in societies with different mobility patterns and economies. These include hunter-gatherers-or food extractors-and horticulturalists who hunt-or food producers and extractors. Two of the most crucial differences between hunter-gatherers and farmers are the use of domesticates and a reduction in mobility. I submit that in most cases mobility is a more influential variable accounting for differences and similarities in culture than is the adoption of domesticates. This is examined below in a section on the origins of complexity. In addition the relationship between subsistence strategies and cultural preferences is investigated in this chapter. -from Author