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journée d’études sur le vieillissement – Rennes le 21 janvier 2011
Plateforme bretonne de recherches interdisciplinaires sur le vieillissement 1
La perte du conjoint chez la personne âgée et la
consommation de services à la personne
Cécile Arnould-Plaud
Docteur en Sciences de Gestion - Laboratoire I.C.I. (UBO – UEB)
Adresse professionnelle :
ESC Bretagne Brest
2, avenue de Provence
CS 23812
29238 Brest Cedex 3
Adresse mail : cecile.arnould@esc-bretagne-brest.com
Introduction
Face aux enjeux du vieillissement de la population, la recherche marketing fait l’objet
depuis plusieurs années de travaux consacrés aux seniors (Moschis, 1996, Boulbry, 2004,
Tamaro-Hans, 2005 ; Guiot, 2006). En dépit de l’importance croissante de leur nombre,
aucune recherche n’a été menée sur le stade de vie «survivante solitaire », alors même
que 84% des personnes veuves sont des individus de plus de 60 ans. La mort du conjoint
est considérée comme un moment particulier d’activation du processus de définition
identitaire (Caradec 1998) qui se reflète dans les choix de consommation (Dupré 1996).
Les rares travaux sur le deuil en marketing mettent en lumière le rôle du soutien social au
cours de cette expérience. Définie comme l’aide effective et perçue, le soutien social est
informel quand il provient des amis ou de la famille. Le soutien est formel quand il provient
de sources professionnelles, y compris marchandes (Devault et Flechette 2002). Au titre
de ces dernières, on compte les prestations de services à la personne (SAP). Alors que la
perte du conjoint se traduit par la solitude, les prestations de soutien social, quelque soit
leur origine, peuvent permettre aux personnes veuves de sortir de leur isolement (Barak,
1982), tout en favorisant la participation et l’intégration des seniors dans la communauté
(Veninga, 2006). En ce sens, le soutien social formel constitue une réponse aux enjeux du
vieillissement de qualité (Coquillon, 2007). Ce faisant si le soutien informel a fait l’objet de
recherches, aucune n’a été conduite en comportement du consommateur sur le soutien
social formel au cours du deuil, encore moins dans un contexte français. A l’appui d’une
démarche interprétative, cette recherche s’attache ainsi à cerner la place du soutien social
formel, plus spécifiquement des services à la personne, au cours du deuil du conjoint chez
la personne âgée. Notre propos sera structuré en deux parties. Dans la première partie,
une revue de littérature permet de cerner l’expérience du deuil du conjoint et la place qu’y
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tient le soutien social. Dans la seconde, après avoir rappelé la méthodologie employée,
les résultats de la recherche seront présentés, en focalisant le point de vue sur l’impact de
l’âge sur l’ajustement à l’expérience du deuil. Nous conclurons sur son intérêt ainsi que
ses limites.
Approche théorique de l’expérience du deuil et du rôle du
soutien social
La perte du conjoint marque l’entrée dans un nouveau stade de vie, celui de « survivante
solitaire » et fait entrer l’individu dans le deuil. Dans le sens courant, le deuil fait référence
à l’expérience de la mort d’autrui (Hardy 2010). Pour quatre millions de personnes en
France, cette expérience résulte de la mort du conjoint. Les seniors et les femmes sont
surreprésentés au sein du stade de vie « survivant solitaire » : 84% des individus veufs
sont des femmes et parmi elles 88% ont plus de 60 ans
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. L’analyse des recherches
permet de conceptualiser cette étape de vie comme un processus singulier de stress
(Stroebe et Schut, 1999). Ce processus est singulier car il s’agit de penser de manière
concomitante la perte du conjoint d’une part et l’avancée en âge d’autre part. Deux points
théoriques permettent de cerner l’interaction entre l’âge et la perte du conjoint. Ce qui
permettra dans un troisième volet de voir comment le soutien social s’insère dans
l’expérience du deuil.
Le deuil : l’expérience de la solitude
Le deuil du conjoint constitue le premier facteur de risque quant à la survenue de la
solitude (Luanaigh et Lawlor 2008). Ce qui explique que les seniors soient surreprésentés
parmi les individus qui expriment la ressentir (Hawkley et Cacioppo 2007). La solitude se
définit comme une expérience subjective qui résulte de la perception d’un écart existant
entre le souhait de lien social ou de soutien émotionnel et ce qui est mobilisable par
l’individu dans son environnement (Golden, Conroy et Bruce 2009). Cette expérience a été
associée à une augmentation du risque de mortalité, du risque de suicide, de dépression
(Golden, Conroy et Bruce 2009), d’hypertension, de troubles du sommeil et de réponses
anormales au stress (Luanaigh et Lawlor 2008). La solitude peut être approchée de
manière plus concrète selon deux dimensions qui sont l’isolement émotionnel d’une part et
l’isolement social d’autre part (Pettigrew et Roberts 2008). (1) L’isolement émotionnel (ou
sentiment de solitude), semble « persistant et profond » parmi les personnes survivantes
(Bowlby 1980). Ce sentiment, « largement inapaisé malgré les amis » (Bowlby 1980 :135),
atteint la confiance en soi, accroît la vulnérabilité et provoque le détachement (Danforth et
Glass 2001). La centralité du lien conjugal plus forte pour certaines générations
expliquerait un sentiment de solitude plus prégnant chez les femmes plus âgées (Ribes,
2000). (2) L’isolement social définit pour sa part la rareté ou le manque de réseaux
sociaux auquel l’individu a accès (Pettigrew et Roberts 2008). Les seniors demeurent le
segment de population le plus touché par le risque d’isolement social, en raison du décès
du conjoint. En outre, à cette perte s’ajoutent, pour les seniors, la perte des amis et la
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Source, INSEE, Mise à jour 2007
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distanciation des réseaux intrafamiliaux (enfants et petits enfants) (Fondation de France
2010).
Le deuil et l’avancée en âge
L’impact de l’âge sur l’évènement, suppose de le resituer tant dans l’expérience, plus
globale, du vieillissement de l’individu que dans l’histoire et les représentations de la
génération d’appartenance. En effet, « si l’on considère parfois qu’il est plus facile de gérer
la mort à un âge avancé, intervenant alors de façon logique dans le parcours de vie »,
certaines recherches font état d’un ajustement plus difficile et d’une tristesse plus durable
pour les femmes les plus âgées (Sable, 1991). En survenant plus tardivement, le veuvage
porte atteinte au sentiment de sécurité de l’individu construit sur la base de la continuité et
de la stabilité des liens affectifs (Sable, 1991). A l’heure où le quotidien s’organisait sur le
couple en retraite, « comment négocier cette solitude que l’on n’attendait pas ? » (Lavile
d’Epinay, 1996 :148). A l’âge d’entrée dans le veuvage s’ajoute, nous l’avons vu, la
centralité du lien conjugal plus forte pour les générations plus âgées. L’écart d’espérance
de vie entre hommes et femmes explique la faible probabilité de reformer un couple pour
les femmes âgées (Caradec, 2004). Outre ce constat démographique, les veuves seraient
moins enclines à reformer un couple que leurs homologues masculins, car soucieuses de
rester fidèles à leur mari défunt (Parkes, 2002). Enfin, combinée à l’expérience du
vieillissement, la mort du conjoint peut imposer à l’individu un double deuil : celui de l’autre
et celui de soi. « Ce moment où je ne me reconnais plus dans l’être que je suis devenu et
où je me désole de la perte de celui que j’étais » (Lavile d’Epinay, 1996 :150). Dans cette
phase « d’autonomie menacée », l’individu doit gérer les pesanteurs de l’âge, la gestion
de son entrée dans la vieillesse (Lavile d’Epinay, 1996) qui se traduit notamment par le
sentiment de n’avoir plus sa place dans la société d’aujourd’hui et de ne plus comprendre
le monde, qui ne vous comprend plus (Caradec, 2004).
Le soutien social comme stratégie d’adaptation à l’expérience du deuil
Confrontée à l’expérience du deuil précédemment cernée, l’individu peut mettre en œuvre
différents mécanismes visant à la gérer. Le soutien social en constitue un. Le soutien
social est définit comme un processus d’interaction qui apporte de l’aide, effective ou
perçue (Devault et Flechette 2002). Le soutien social peut provenir de sources diverses.
L’aide apportée par la famille, les amis ou encore les voisins constitue le soutien social
informel. C’est celui sur lequel les recherches se sont focalisées. Le soutien peut
également provenir de sources professionnelles, y compris marchandes. Il s’agit alors du
soutien social formel. Ce dernier comprend l’aide apportée par les professionnels, qu’il
s’agisse de prestations réalisées hors du domicile (aide psychologique par exemple) ou au
domicile. Dans ce dernier cas de figure, les prestations relèvent d’un référentiel précis,
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celui des services à la personne (SAP)
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. Quelle que soit son origine, le soutien social
remplit cinq fonctions complémentaires : instrumentale (aide matérielle), informative,
normative (renforcement de l’identité sociale), affective et socialisante (Devault et
Flechette 2002).
Par ces fonctions, le soutien social joue un rôle durant les périodes de stress et favorise
en ce sens l’adaptation (Alarie 1998). L’étude des recherches met ainsi en lumière que le
soutien social en réduisant l’isolement des personnes survivantes augmente le niveau de
bien-être et de contrôle perçu et exerce un effet préventif quant à la survenue de troubles
psychologiques (Devault et Flechette 2002). Alors même que les femmes veuves
expriment une plus grande solitude et des tendances dépressives plus fréquentes (Delbes
et Gaymu 2002), le soutien social peut constituer une réponse appropriée pour lutter
contre la solitude. L’enjeu est d’autant plus grand dans le cadre du deuil du conjoint que
cette expérience concerne majoritairement des personnes de plus de 60 ans. L’isolement
des personnes vieillissantes constitue d’ailleurs une préoccupation forte des autorités
publiques françaises à la base de la mise œuvre du plan de développement des services
à la personne (Verollet 2007). Ainsi, maintenir des relations sociales contribue au
vieillissement de qualité, en favorisant le sentiment d’utilité et en évitant le repli sur soi
(Coquillon 2007).
Approche empirique de l’expérience du deuil et du rôle du
soutien social
Le nombre d’années de vie commune et la centralité du lien conjugal chez les personnes
âgées donnent à la perte du conjoint une signification particulière et en font « une
expérience de rupture les plus importantes dans l’existence de l’individu » (Ducharme et
Corin 2000). Dans cette communication, nous avons fait le choix d’approcher l’expérience
du deuil au travers de celle de la solitude. Cette dernière, qui se définit à la fois par
l’isolement social et par l’isolement émotionnel, est identifiée comme un facteur de risque
au niveau de la santé physique et mentale (Grenade et Boldy 2008). Le soutien social
constitue une modalité possible pour s’adapter à la solitude. En effet, par ses différentes
fonctions, le soutien social peut jouer un rôle au cours du deuil et prévenir notamment les
risques d’isolement. L’enjeu est d’autant plus grand dans le cadre du deuil du conjoint que
cet évènement concerne majoritairement des individus de plus de 60 ans. Ces points
clarifiés, deux questionnements nous animent. En premier lieu, si les recherches menées
mettent en lumière le rôle du soutien social pour s’adapter à la solitude, aucune recherche
d’envergure n’a été conduite sur le soutien social formel, au titre duquel celui émanant du
secteur marchand. En second lieu, sur une population de senior, l’attention se focalise
aujourd’hui sur les soins à domicile et l’aide dans la vie quotidienne (Arfeux-Vaucher et
Dorange 2003). Or, au-delà de cette fonction instrumentale, le soutien social recouvre
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Le référentiel des services à la personne définit par le décret n°2005-1968 du 29/12/2005, comprend les prestations
suivantes : garde malade, préparation de repas à domicile, livraison de repas et courses à domicile, assistance aux
seniors hors actes médicaux, aide à la mobilité et au transport de personnes, accompagnement dans les promenades et
les actes de la vie courante, aide pour les personnes dépendantes, entretien de la maison et travaux ménagers, collecte
et livraison de linge repassé, petits travaux de jardinage, prestations de petit bricolage, gardiennage et surveillance
temporaire des résidences principales et secondaires, assistance administrative, assistance informatique et internet
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d’autres fonctions : affective, normative, informative et socialisante (Alarie 1998). Ces
fonctions complémentaires du soutien social sont sans nul doute centrales pour lutter
contre la solitude. C’est dans le cadre de ces questionnements que cette recherche se
positionne s’attachant à cerner la symbolique du soutien social formel au cours du deuil du
conjoint chez la veuve âgée. Pour aborder cette question de recherche, la phase
empirique s’appuie sur une démarche interprétative de nature qualitative. L’échantillon est
constitué de 24 femmes âgées entre 58 et 81 ans, ayant perdu leur conjoint depuis plus
d’un an et moins de quatre ans (annexe n°1 : présentation détaillée de l’échantillon). Afin
d’obtenir la variation maximale souhaitée, nous avons diversifié nos sources et méthodes
de recrutement. L’analyse de contenu s’est opérée à travers une analyse de l’énonciation
puis une analyse thématique. Les résultats permettent de prolonger le cadre théorique.
D’une part il est nécessaire de penser l’expérience du deuil conjointement à l’expérience
du vieillissement, en y intégrant à la fois le vieillissement objectif et le vieillissement
subjectif. D’autre part, la perte du conjoint a des incidences sur le processus de
redéfinition identitaire de la veuve âgée qui se traduit par des possibles de soi (Morgan,
1993). Ces deux éléments conjoints permettent au final de mieux comprendre la
symbolique attachée à la consommation de soutien social formel au cours du deuil.
L’expérience du deuil et l’expérience du vieillissement
Du vieillissement objectif au vieillissement subjectif
Si le cadre théorique souligne la nécessité de penser conjointement la perte du conjoint et
le vieillissement, il n’est fait mention que d’âge biologique. A l’appui de l’analyse des
modalités de définition de soi au cours du deuil, il apparait qu’il soit nécessaire
d’approcher la double expérience en intégrant à la fois le vieillissement objectif et le
vieillissement subjectif. Deux résultats conjoints supportent cette interprétation. D’une part,
les données livrent la manière dont les répondantes se situent par rapport à un ou des
âges, qu’elles se départissent d’avoir où dans lesquels elles se reconnaissent. Pour cela,
elles mobilisent des références, qui symbolisent ces « vieux » : ce sont des lieux (le club)
et des personnages (la grand-mère et sa propre mère). Ces repères identitaires sont
l’occasion pour les répondantes de faire valoir qu’elles se perçoivent plus jeunes qu’elles
ne le sont. D’autre part, les répondantes se définissent sur l’échelle du temps, entre
passé, présent et avenir. Cette définition de soi s’exprime à travers des soi possibles
(Morgan, 1993), qui traduisent « ce que nous pouvons devenir, ce que nous souhaitons
devenir et ce que nous avons peur de devenir » (Morgan, 1993). Parmi ces possibles, l’un
est mu par l’aspiration et concerne la possibilité de reformer ou non un couple. Si le cadre
théorique souligne que ne pas reformer de couple résulte pour les femmes âgées, d’un
déséquilibre démographique d’une part et du souhait de ne pas tromper son mari d’autre
part (Parkes, 2002), les données ouvrent d’autres possibles que l’on attendait sans doute
moins : ne plus vouloir assumer la fonction de soin auprès d’un mari malade en est un,
être libérée des devoirs assujettis au rôle d’épouse ou exprimer sa singularité en sont
d’autres. Parmi les sept répondantes qui évoquent ce possible de soi, six d’entre elles se
rejoignent sur la perception d’être plus jeunes qu’elles ne le sont, à tout le moins de ne
pas faire leur âge.
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L’âge subjectif émerge ainsi des récits posant en retour la question des liens entre décès
du conjoint et prise de conscience de son vieillissement. En effet, le matériau recueilli met
en lumière que la mort du conjoint lorsqu’elle survient à un âge avancé, peut ne pas
mécaniquement coïncider avec une perception accrue de son vieillissement (Guiot, 2006).
Ce qui invite en retour à penser le vieillissement comme une expérience, en y intégrant
tout à la fois son volet objectif et subjectif. Un cadre intégrateur existe permettant de
comprendre que « la manière dont les pertes et les gains sont perçus » par l’individu à
mesure de son avancée en âge, est ce qui détermine le plus les comportements (Guiot,
2006). De ces recherches, il ressort que le concept d’âge subjectif est un meilleur
préditeur que l’âge chronologique pour expliquer certains comportements de
consommation : chirurgie esthétique, voyages, vêtements, cosmétiques. Des travaux de
Barak et Schifmann il ressort enfin, que les femmes sont plus sensibles aux stéréotypes
liés à l’âge (Barak, Schifman, 1981).
L’âge biologique et l’expérience du deuil
Le cadre théorique souligne que lorsque la mort du conjoint survient à un âge avancé, elle
peut imposer à l’individu un double deuil : celui de l’autre et celui de soi (Lavile d’Epinay,
1996). Les analyses de données mettent en lumière que huit répondantes inscrivent
spontanément un possible de soi redouté : celui de la dépendance. Ce possible à venir
n’est pas toujours dicible, ce qui peut être tant une mise à distance, que l’expression d’une
difficulté à en parler à plus jeune que soi. Il ne faut pas passer sous silence cependant,
que cette perspective de la dépendance, qui porte en elle la perception plus aigüe de son
vieillissement, s’inscrit dans le contexte de vie de ces femmes. Alors que certaines ont
assumé la fonction de soin auprès de leur mari malade, leur propre santé physique s’en
est trouvée affectée. Ce qui tend à supporter l’idée que « prendre soin », lorsque pour soi-
même l’avancée en âge est là, a un impact réel sur la santé des femmes. Par ailleurs, ce
possible redouté qui porte en lui la peur, constitue un moteur des comportements. Ces
derniers se comprennent en regard de l’angoisse de la déchéance de soi. Ainsi, ce
possible redouté suscite des attitudes négatives à l’égard de ce qui symbolise la
dépendance : la maison de retraite (Mme E), l’alarme et la femme de ménage (Mme N).
Des lieux, des objets ou des services sont ainsi porteurs d’une symbolique : celle de la
dépendance physique. Ne pas en consommer revient en quelque sorte à afficher son
indépendance et son intégrité physique.
Le deuil, le vieillissement et la consommation de services à la personne
Les précédents résultats supportent l’idée qu’il est donc nécessaire de penser
conjointement l’expérience du deuil et celle du vieillissement, en abordant ce dernier dans
son volet objectif et également subjectif. En ce sens, pour comprendre les attitudes et
comportements au cours de l’expérience du deuil chez la veuve âgée, il est intéressant de
raisonner en termes de possibles de soi. Quant l’un est mu par l’aspiration, il s’agit de
mobiliser l’âge subjectif ; l’autre est mu par la peur, il s’agit de s’intéresser à l’angoisse de
la déchéance de soi. En outre, ces possibles de soi sont autant de moteurs à des
attitudes, le cas échéant des comportements. A l’appui de ces résultats, il faut à présent
comprendre comment la double expérience du deuil et de l’avancée en âge influence les
attitudes envers les prestations de SAP.
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Les représentations des services à la personne.
Pour dix-huit répondantes, la « personne » des « Services à la personne » est une
personne âgée, malade ou handicapée. C’est ainsi l’incapacité ou non, qui constitue le
critère de définition de la cible. Conjointement, les « services » des « Services à la
personne » recouvrent des activités précises dans leur esprit. La fonction instrumentale
des services, largement évoquée, renvoie à l’aide car les personnes ont « besoin de» :
portage des repas, ménage, aide dans le quotidien, aide soignante, kiné, infirmières à
domicile. La prééminence de la fonction instrumentale ne doit pas surprendre tant elle est
logique avec la cible : au handicap qui définit cette dernière, répondent des services de la
vie quotidienne et de soins à domicile. Il importe de souligner cependant que les soins à
domicile sont exclus du référentiel des services à la personne. Il y a ainsi une non-
correspondance entre ce que définit le marché d’un côté et ce que le consommateur en
comprend de l’autre.
Deuil, vieillissement et services à la personne.
Comment comprendre ces associations spontanées à la terminologie des SAP ? La
double approche de définition identitaire en termes de soi possible constitue une clé de
lecture à ces attitudes.
- Les SAP et le vieillissement subjectif. L’association des SAP avec la dépendance et
l’incapacité charrie avec elle une symbolique très forte qui permet de comprendre les
attitudes négatives que les SAP soulèvent. L’incapacité à se projeter en tant que
consommatrice, dès lors que celle-ci est non seulement âgée mais également
handicapée, est en soi assez naturelle. Cependant, cette incapacité renvoie également
au double contexte du veuvage et du vieillissement. En effet, pour neuf des dix-huit
répondantes, ce qu’elles mettent derrière les SAP est tellement fort que cela porte
atteinte à l’estime de soi. Placées en situation de consommatrice de SAP, les réponses
sont sans appel : c’est non : « pas encore » (Mme B), « pas pour le moment » (Mme
T), « pas pour moi » (Mme B), parce que cette personne, consommatrice des SAP, a
déjà « quelque chose de mort » en elle (Mme D), elle est « diminuée » (Mme S), elle
est « vieille » (Mme X). Ce serait alors la « honte » de les consommer (Mme J), ce
serait « ridicule » (Mme W). En reliant ces propos aux trois dimensions de l’attitude,
plusieurs éléments apparaissent. La connaissance que ces femmes ont des SAP fait
que, dans leurs situations présentes, en dépit de manques, elles n’entendent pas les
consommer. Leur connaissance repose en effet sur une image : celle de personne
âgée dépendante. L’âge subjectif est un élément mobilisable pour comprendre ces
attitudes. Ainsi, Mme B qui n’a pas fait d’étude « sait quand même certaines choses »
et notamment que les SAP ce sont pour les personnes âgées. Pour Mme T ce n’est
pas encore, ce sera pour plus tard. Mme Z évoque « l’avenir », qui signifie avancée en
âge. Pour Mme W, qui a 74 ans, les SAP « c’est à partir de 80 ans ». Les SAP sont
pour les « vieilles », ce qu’elles ne sont pas. Sur la base de cette connaissance des
SAP, la dimension affective de l’attitude révèle une opposition qui peut être très forte.
En dépit de manques que les SAP sont susceptibles de combler, les répondantes n’ont
pas l’intention, dans le présent, d’en consommer.
- Les SAP et le vieillissement objectif. Par ailleurs, alors que certaines répondantes
évoquent le possible redouté de la dépendance, les SAP constituent pour elles une
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solution pour rester indépendantes tout en étant physiquement dépendantes. Dès lors
si aujourd’hui elles ne pensent pas consommer des SAP, demain, plus tard, quand
elles ne pourront plus, elles pensent y avoir recours. Il en va de la préservation de son
autonomie mais également de l’estime que l’on a de soi. L’intention de consommer des
SAP n’est donc pas située dans le maintenant mais dans un avenir qui fait peur. Les
SAP constituent ainsi une solution possible pour avoir prise sur ce que l’on redoute. En
effet, par-delà la dépendance, qui vient heurter l’intégrité et l’autonomie de l’individu,
recourir aux SAP c’est préserver ladite autonomie, à tout le moins s’en donner l’illusion.
Le caractère marchand des SAP est dans ce cas leur atout. En payant, l’usager est
prescripteur, acheteur, commanditaire et dès lors acteur de la relation. L’égalité de
cette dernière peut être ainsi préservée, ce qui est d’autant plus nécessaire si ce
même individu est en situation physique d’incapacité. L’aspect transactionnel,
monnayable des prestations est une condition tout autant que l’assurance de demeurer
indépendante et de préserver sa liberté.
-
Discussion et conclusion
La perte du conjoint constitue une étape de vie qui concerne majoritairement des femmes
de plus de 60 ans. A cette perte fait écho le deuil qui se caractérise notamment par
l’expérience de la solitude. Alors qu’à la solitude est associée une moindre santé mentale,
les prestations de soutien social formel peuvent soulager cette étape douloureuse de
l’existence. Ce faisant, si le rôle du soutien informel a fait l’objet de nombreux travaux, tel
n’est pas le cas du soutien formel, au titre duquel figurent les prestations de services à la
personne. Notre présente communication a eu pour volonté de combler cette lacune dans
le champ de recherche sur les seniors en marketing. Il s’agissait également de faire
siennes les responsabilités sociétales de notre discipline. Quels sont les éléments que
cette recherche a permis de mettre en avant ? Alors que le cadre théorique faisait état de
la nécessité de penser conjointement deuil et avancée en âge, il n’était fait mention que
d’âge biologique. Cette recherche souligne la nécessité de s’intéresser au vieillissement
en tant qu’expérience, en y intégrant tout à la fois son volet objectif et subjectif (Guiot,
2006). Ce faisant, si la perte du conjoint peut être considérée comme un évènement
susceptible d’aiguiser la perception de son vieillissement, les résultats montrent qu’il est
des femmes veuves qui se perçoivent plus jeunes qu’elles ne le sont. Par ailleurs, deux
modalités de définition identitaire ont été identifiées dans cette recherche. La première,
étroitement liée au vieillissement subjectif, s’articule autour de possibles de soi faits
d’aspiration. Conformément au cadre théorique, certaines femmes n’entendent pas
« refaire leur vie ». Ce qui justifie ce soi possible trouve cependant sa source auprès
d’autres mécanismes que ceux envisagés au niveau théorique. Les veuves âgées se
trouvent libérées des devoirs assujettis au rôle d’épouse, libérées également de la fonction
de soin, elles entendent préserver cette liberté. La seconde modalité de définition
identitaire renvoie à un possible qui est redouté : celui de la dépendance. Si l’âge
biologique pourrait expliquer cet autre possible, la fonction de soin qu’elles ont rempli ne
doit pas être négligée pour autant, car elle a affecté leur santé physique. Ces possibles de
soi suscitent des attitudes, le cas échéant des comportements. En l’espèce, ils permettent
de comprendre les représentations attachées aux prestations de services à la personne.
En effet, dix-huit répondantes considèrent que les SAP sont des services à destination des
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personnes âgées et handicapées. C’est en contextualisant ces résultats à l’aune de la
double expérience du deuil et de l’avancée en âge que des clés d’analyse se font jour.
Dans le présent, ces femmes ne se reconnaissent pas dans la cible des SAP car elles ne
se perçoivent pas aussi âgées que les « personnes » des « services à la personne ». Par
contre, dans l’avenir redouté de la dépendance, les SAP constituent dans leur esprit une
solution possible pour demeurer le plus longtemps possible indépendante.
Cette recherche présente en premier lieu des implications au niveau des pouvoirs publics.
Elle invite notamment à questionner l’adéquation de la terminologie « services à la
personne », d’autant plus pour une population de senior. Si ces services de soutien social
se révèlent pertinents pour soulager le quotidien des veuves âgées, elles ne les
considèrent pas comme tels et les rejettent résolument. La « personne » des SAP ce n’est
pas elles, en tout les cas pas maintenant. Ce qui pose en retour la question de l’approche
la plus adéquate pour anticiper l’ultime étape de l’existence, celle redoutée de la
dépendance. Par ailleurs, les implications concernent également les prestataires de
services à la personne. Promouvoir ces prestations auprès des seniors suppose de tenir
compte des freins à la consommation. Au titre de ces derniers, la présente recherche met
en lumière le décalage de connaissance entre l’offre d’une part et les consommateurs
d’autre part. Les représentations attachées aux SAP en freinent le recours car les
consommer reviendrait à afficher sa dépendance physique et sa situation d’incapacité.
Bibliographie
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Annexes : Présentation détaillé de l’échantillon
Nom fictif
Age au
moment
de
l’entretien
Situation professionnelle au moment de
l’entretien
Intervalle de
temps depuis le
décès
Mme F
68
Retraitée, ancienne ouvrière
1 an et 5 mois
Mme I
71
Retraitée, ancienne gérante
1 an et 2 mois
Mme Q
68
Retraitée, ancienne profession
indépendante
1 an et 3 mois
Mme P
58
En activité, employée
1 an et 3 mois
Mme R
67
Retraitée, ancienne fonctionnaire
2 ans et 3 mois
Mme K
65
Retraitée, ancienne gérante
2 ans et 8 mois
Mme T
61
Retraitée, ancienne employée
1 an et 5 mois
Mme H
65
En activité, profession intermédiaire
3 ans et 6 mois
Mme O
79
Retraitée, ancienne profession
intermédiaire
1 an et 7 mois
Mme B
65
Retraitée ancienne ouvrière
1 an et 10 mois
Mme C
64
Retraitée ancienne commerçante
2 ans
Mme E
74
Retraitée, ancienne agricultrice
2 ans et 2 mois
Mme Z
76
Femme au foyer
2 ans et 1 mois
Mme Y
81
Femme au foyer
1 an 10 mois
Mme D
72
Retraitée ancienne infirmière
1 an et 11 mois
Mme U
67
Retraitée, ancienne gérante
2 ans
Mme G
75
Retraitée, ancienne ouvrière
2 ans
Mme J
74
Retraitée, ancienne artisan
2 ans et 2 mois
Mme N
79
Retraitée
2 ans
Mme M
65
Retraitée
1 an et 10 mois
Mme S
65
Retraitée, ancienne employée
1 an et 10 mois
Mme W
74
Retraitée, ancienne profession
intermédiaire
2 ans et 1 mois
Mme L
72
Retraitée, ancienne gérante
2 ans
Mme X
65
Femme au foyer
3 ans