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Finance Contrôle Stratégie – Volume 1, N° 2, juin 1998, p. 57 – 88.
Gouvernance des entreprises :
valeur partenariale contre
valeur actionnariale
∗
Gérard CHARREAUX
Philippe DESBRIÈRES
Université de Bourgogne
Correspondance :
IAE Dijon
2, Boulevard Gabriel
21 000 Dijon
Tél. : 03.80.39.54.35. Fax : 03.80.39.54.88.
Email : gcharrea@satie.u-bourgogne.fr
∗
Une version préliminaire de cet article a été présentée aux XIVe Journées nationa-
les des IAE, Nantes, 1998 et publiée dans les actes de ce colloque, Tome 1, Valeur,
marché et organisation, Presses Académiques de l’Ouest, p. 73-96, sous le titre
« Gouvernement des entreprises et création de valeur ».
Résumé : Considérant que la mesure
actionnariale de la valeur est trop res-
trictive pour construire une théorie
pertinente de la gouvernance des en-
treprises, nous proposons une défini-
tion élargie de la valeur créée, la va-
leur partenariale. Cet élargissement et
la mesure qui lui est associée sont
conformes à la vision pluraliste de la
firme et permettent de mieux com-
prendre les mécanismes de création et
de partage de la valeur en relation avec
l’ensemble des parties prenantes qui
concourent au fonctionnement de la
firme.
Mots-clés : valeur actionnariale – va-
leur partenariale - gouvernance des en-
treprises - création de valeur – partage
de la valeur.
Abstract : Unsatisfied with the domi-
nating shareholders’view, that we find
unfitted to build a relevant theory of
corporate governance, we propose an
enlarged definition of the value which
may be called, the stakeholder value.
This definition and the associated
measure are supposed to be more fit-
ted to the stakeholder view of the firm
and more relevant to undertand the va-
lue creation and sharing mechanisms.
Key words : shareholder value – sta-
keholder value – corporate governance
– value creation – value sharing.
58 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
Affirmer que la création de valeur dépend du système de gouver-
nance des entreprises (désormais GE) semble relever du truisme, au
vu des écarts de performances existant entre les firmes des différen-
tes nations et, plus immédiatement, entre les PME et les grandes fir-
mes cotées. Les mécanismes par lesquels se fait cette liaison sont ce-
pendant loin d’être totalement compris et l’élaboration d’une grille
explicative semble particulièrement complexe. Il est vraisemblable
que des systèmes différents, de par les compromis opérés entre les
mécanismes composant le système de GE, puissent finalement
conduire à des performances équivalentes, rendant ainsi ambiguë la
mise en évidence de schémas précis de causalité, selon le principe
d’équifinalité
1
.
La construction d’une telle grille suppose de définir préalable-
ment ce qu’on entend par création de valeur et par système de GE.
Les mesures telles que l’Economic Value Added (EVA) ou la Market
Value Added (MVA)
2
, simples avatars de la valeur actualisée nette,
popularisées depuis une décennie par certaines sociétés de conseil,
telles que Stern Stewart & Co ou McKinsey, reposent sur
l’hypothèse traditionnelle que tous les apporteurs de facteurs de
production – à l’exception des actionnaires – sont rémunérés à leur
coût d’opportunité (supposé le plus souvent égal au prix du facteur
établi sur un marché concurrentiel). Les actionnaires, créanciers
résiduels exclusifs, étant les seuls apporteurs de ressources à recevoir
la rente créée par la firme, la valeur créée n’est alors que la mesure
de la rente qu’ils perçoivent. Cette représentation de la valeur – la
valeur actionnariale – orientée sur les seuls actionnaires, d’une part
est incomplète, car les décisions de la firme entraînent des cons-
équences pour l’ensemble des stakeholders
3
(désormais SH), et la
notion de valeur créée doit être à même, selon le principe
1
Selon L. Von Bertalanfy [1968] l’équifinalité est une propriété des systèmes ou-
verts selon laquelle l’état final d’équilibre peut être atteint à partir de différentes
conditions initiales et de diverses façons. Appliqué à la performance organisation-
nelle, ce principe signifie que des organisations structurées différemment peuvent
parvenir au même niveau de performance, même si elles sont confrontées au même
environnement [C. Gresov, R. Drazin 1997].
2
L’EVA ou valeur ajoutée économique est égale à la différence entre le résultat éco-
nomique après impôt obtenu et le coût moyen pondéré du capital et la MVA, à la va-
leur de marché des capitaux investis [capitaux propres et dettes financières) dimi-
nuée de la valeur comptable de ces mêmes capitaux. La MVA est en fait très proche
du Q de Tobin qui est égal au rapport de la valeur de marché des capitaux investis à la
valeur de remplacement des actifs (approximée le plus souvent par la valeur compta-
ble).
3
En principe, au sens le plus large, les stakeholders représentent l’ensemble des
agents dont l’utilité est affectée par les décisions de la firme. Les traductions les
plus fréquemment rencontrées de ce terme sont respectivement « parties prenan-
tes » ou « partenaires ».
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 59
d’efficacité, de prendre en compte l’intégralité de ces dernières
[P. Milgrom, J. Roberts 1992]. D’autre part, et surtout, en se focali-
sant sur les seuls actionnaires et sur les modalités des contrôles qu’ils
exercent sur les dirigeants, elle ne permet pas à notre sens
d’identifier de façon satisfaisante les mécanismes de création de va-
leur, en liaison avec certaines des représentations théoriques récentes
de la firme. En particulier, elle semble incompatible avec la repr-
ésentation contractuelle, selon laquelle la firme est un nœud de
contrats entre les différents SH, actionnaires, mais également, créan-
ciers, salariés, dirigeants, clients, fournisseurs, pouvoirs publics, etc.,
ou celle selon laquelle, la firme constitue un jeu coopératif entre les
différents SH [M. Aoki 1984].
Dans la mesure où la notion de valeur créée ne se réduit pas à la
seule transaction entre la firme et les actionnaires, l’analyse du pro-
cessus de création de valeur, en liaison avec le système de GE, ne se
limite pas à la seule relation avec les actionnaires et à l’étude de
l’influence du contrôle exercé par ces derniers sur les dirigeants. Cet
aspect, souvent mis au centre tant de la littérature sur la création de
valeur que de celle sur le GE, nous semble d’une part, revêtir une
importance excessive due à la prédominance du modèle anglo-saxon
et à un parti-pris idéologique évident et d’autre part, freiner le
développement d’une recherche approfondie sur le lien qui unit les
mécanismes de création de la valeur et les systèmes de GE. Il conduit
également à une appréhension biaisée du fonctionnement des firmes
et de la création de valeur dans les modèles européens ou japonais,
fondés sur une approche pluraliste de la firme [M. Albert 1991 ;
M. M. Blair 1995 ; M. Yoshimori 1995] qui s’oppose à celle mo-
niste de type anglo-saxon, où seuls les intérêts des actionnaires sont
pris en considération.
A. Shleifer et R. W. Vishny [1996] définissent le champ du GE,
comme l’étude des procédés par lesquels les apporteurs de capitaux
– réduits aux seuls apporteurs de capital financier – garantissent la
rentabilité de leur investissement. Nous préférons à cette définition
celle selon laquelle, le système de GE recouvre l’ensemble des
mécanismes qui gouvernent la conduite des dirigeants et délimitent
leur latitude discrétionnaire [G. Charreaux 1997]. Cette dernière
définition, plus large, d’une part recouvre la précédente et d’autre
part, présente l’avantage d’attribuer au dirigeant le rôle d’acteur
central (mais non unique) dans le processus de création de valeur.
L’objectif de cet article est en conséquence de proposer, dans un
premier temps, une définition de la valeur créée – la « valeur parte-
nariale » – et une mesure associée, qui s’accordent à la vision plu-
rielle de la firme, nœud contractuel ou centre des différents jeux or-
ganisationnels. Dans un second temps, et en accord avec cette me-
60 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
sure élargie de la valeur créée et la définition du domaine du GE re-
tenue, nous suggérerons quelques éléments susceptibles de renouve-
ler la lecture du processus de création de valeur en liaison avec le
système de GE. Nous insisterons, en particulier, via les problèmes de
répartition de la valeur créée, sur l’incidence des arrangements qui
régissent l’apport des différentes ressources sur le processus
d’investissement. Cependant, cette interdépendance entre
« financement » et investissement ne sera pas perçue exclusivement,
comme dans la plupart des développements de la littérature finan-
cière récente, au travers de l’apport des seuls capitaux financiers,
mais également en faisant intervenir, conformément à la mesure
partenariale de la valeur, les autres apporteurs de ressources, notam-
ment les salariés.
1. Vision pluraliste de la firme et valeur
partenariale
Dans l’approche financière traditionnelle, la valeur créée est égale
à la rente reçue par les actionnaires. En termes de taux, la rente
correspond à ce qu’ils perçoivent au delà de leur coût d’opportunité
constitué par le coût des fonds propres, lequel est habituellement es-
timé par le modèle d’équilibre des actifs financiers (le Medaf) en
supposant un marché des capitaux efficient. La rémunération des
créanciers financiers étant égale à leur coût d’opportunité – c’est-à-
dire au coût de la dette risquée sur un marché de la dette présumé
également efficient –, les actionnaires sont les seuls créanciers rési-
duels
4
et la définition précédente de la création de valeur se retrouve
dans la proposition bien connue selon laquelle il y a création de va-
leur si la rentabilité économique des investissements est supérieure
au coût moyen pondéré du capital, proposition qui est au fondement
des critères de la VAN et de l’EVA.
La mesure que nous proposons – la valeur partenariale –
s’appuie sur une mesure globale de la rente créée par la firme en
relation avec les différents SH et non les seuls actionnaires
5
. Elle re-
4
Les actionnaires étant les seuls créanciers résiduels, il n’y a pas de conflits sur la
répartition de la valeur ; c’est cette absence de conflits qui justifie l’indépendance
entre la création de valeur et la répartition et donc entre l’investissement et le finan-
cement. La recherche financière, depuis plus de vingt ans, notamment depuis
l’article fondateur de M. C. Jensen, W. H. Meckling [1976], a remis en cause la
séparabilité et a cherché à prendre en compte les conséquences des conflits
d’intérêts. Cependant, le plus souvent, elle se limite à examiner l’incidence des
conflits d’intérêts entre dirigeants, actionnaires et créanciers financiers.
5
On pourrait d’ailleurs contester la validité de la mesure de la rente pour les seuls ac-
tionnaires au motif de l’hétérogénéité de ces derniers, dont les objectifs et les ap-
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 61
pose sur la même logique que la mesure construite par
A. M. Brandenburger et H. W. Stuart [1996]
6
. Ces deux auteurs
d’une part, fondent leur raisonnement sur l’analyse de la chaîne de
valeur proposée par M. E. Porter [1984] et d’autre part, inscrivent
leur raisonnement dans le cadre de la théorie des jeux coopératifs,
notamment pour analyser l’appropriation de la valeur créée. Nous
allons tout d’abord présenter cette mesure élargie de la valeur avant
de nous interroger sur les conséquences qu’elle induit dans
l’interprétation du jeu organisationnel.
1.1. La mesure de la valeur partenariale
Pour introduire simplement la mesure de la valeur partenariale, et
à l’instar de A. M. Brandenburger et H. W. Stuart, considérons la
chaîne de valeur la plus simple, à savoir une firme qui ne dispose
que d’un seul fournisseur et d’un seul client. Du côté du fournisseur
la valeur créée est égale à la différence entre le prix payé par la
firme (le coût explicite) et le coût d’opportunité, soit le prix mini-
mum requis par le fournisseur pour entreprendre ou poursuivre la
transaction. Cette même analyse peut être transposée du côté du
client. Il y a valeur créée si le client obtient le produit à un prix inf-
érieur à son « prix d’opportunité », c’est-à-dire le prix qu’il aurait
été disposé à payer. Sur l’ensemble de la chaîne de valeur, la valeur
créée est égale à la différence entre le prix d’opportunité pour le
client et le coût d’opportunité pour le fournisseur.
Illustrons ce raisonnement par un exemple. Supposons que le
fournisseur soit disposé à contracter avec la firme pour un prix mi-
nimum de 100 égal à son coût d’opportunité, et qu’en raison de
l’asymétrie d’information ou d’un rapport de pouvoir favorable au
fournisseur, la transaction se soit conclue après négociation au prix
de 200, représentant le coût explicite pour la firme. Du côté du
client, une négociation a conduit la firme à conclure au prix de 900
alors que le client était disposé à payer un prix limite de 1000.
ports différent. Si, par exemple, on estime que les actionnaires les plus importants
sont chargés du contrôle, le coût de ce dernier induit une composante supplémen-
taire ; on peut supposer que ces actionnaires n’acceptent de supporter ce coût sup-
plémentaire que parce qu’ils peuvent influencer les décisions stratégiques à l’origine
de la création de valeur ou s’approprier une part supérieure de la rente.
6
En fait, ce raisonnement fondé sur les flux est proche de celui établi en termes de
stocks par B. Cornell, A. C. Shapiro [1987] dans la définition qu’ils donnent du
capital organisationnel. De même, la notion de valeur créée est proche de celle de
corporate wealth, richesse mise à disposition des dirigeants, introduite par
S. C. Myers [1990].
62 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
La valeur créée est égale à :
prix d’opportunité - coût d’opportunité = 1 000 - 100 = 900.
La répartition de cette valeur est la suivante :
• client : 1000 - 900 = 100
• fournisseur : 200 - 100 = 100
• firme : 900 - 200 = 700
La part de la firme est égale au prix perçu diminué du coût expli-
cite des ressources. La répartition finale dépend des pouvoirs res-
pectifs de négociation de la firme (supposée la propriété d’un diri-
geant propriétaire unique), du client et du fournisseur et de leurs
perceptions respectives des prix et coûts d’opportunité.
La généralisation de cette démarche à l’ensemble des clients et
des différents partenaires apporteurs de ressources (dont les salariés,
les dirigeants, les actionnaires,…) conduit à mesurer la valeur créée
par différence entre les ventes évaluées au prix d’opportunité et la
somme des coûts d’opportunité pour les différents apporteurs de
ressources.
De façon à mieux l’expliciter considérons un exemple plus ré-
aliste, faisant intervenir les principales catégories de SH, en ignorant
pour simplifier l’État
7
:
• clients : ventes au coût d’opportunité 1 000 ; ventes au prix ex-
plicite 900
• fournisseurs de biens et services : achats au coût d’opportunité
180 ; achats au coût explicite 200
• rémunération du personnel (hors dirigeant) : coût
d’opportunité 250 ; coût explicite 300
• rémunération des prêteurs : coût d’opportunité 90 ; coût expli-
cite 100
• rémunération des actionnaires : coût d’opportunité 60 (rentabi-
lité requise) ; coût explicite 70
• rémunération du dirigeant : coût d’opportunité 20 ; coût expli-
cite (salaire) 30
7
Dans ce dernier cas, la transaction avec l’État n’est pas négociable ; l’État im-
pose son prélèvement fiscal, contrepartie des biens publics fournis (sécurité, infras-
tructure, protection sociale, éducation…). La notion de coût d’opportunité n’a alors
pas grand sens, sauf à considérer la solution de l’expatriation de la firme.
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 63
Valeur partenariale créée
8
= ventes au coût d’opportunité -
somme des coûts d’opportunité
400 = 1000 - (180 + 250 + 90 + 60 + 20 ) = 1000 - 600
La valeur créée, égale à 400, se répartit de la façon suivante :
• clients : 100
• fournisseurs de biens et services : 20
• salariés : 50
• prêteurs : 10
• actionnaires : 10
• dirigeants : 10
• résidu non affecté disponible pour la « firme » : 200
Le résidu non affecté peut s’interpréter comme le « slack » ma-
nagérial, c’est-à-dire l’excédent représentant la latitude dont dispose
le dirigeant dans ses négociations avec les différents SH ; ce slack,
non partagé entre les différents SH, est réinvesti (notamment sous la
forme d’investissements de remplacement
9
) ou conservé sous forme
de liquidités.
Précisons que la mesure du coût (ou du prix) d’opportunité peut
se faire de deux façons selon qu’on procède lors de l’instauration
de la transaction ou une fois cette dernière établie
10
. Dans le premier
cas, il faut retenir soit le prix maximum, compte tenu des coûts
d’entrée, qu’est disposé à payer le client, soit le prix minimum
qu’est prêt à accepter le fournisseur pour entrer en relation avec la
firme. Dans le second cas, il faut retenir les coûts de sortie de la tran-
8
Le profit comptable apparent (en ignorant l’amortissement), qui ne tient pas
compte de la rémunération des actionnaires, serait de 900 - (200 + 300 + 100 + 30) =
270. Ce profit est censé revenir aux actionnaires. L’écart entre les deux notions
peut, bien entendu, être plus significatif. De même, la valeur créée est différente de
la valeur ajoutée, évaluée à partir des prix et coûts explicites et égale à la différence
entre les ventes et les consommations externes. Dans l’exemple, la valeur ajoutée
serait de 900 - 200 = 700. La valeur ajoutée n’est pas une mesure pertinente car d’une
part, elle est calculée à partir des prix explicites, et d’autre part, elle ne retient
comme facteur externe que les consommations de biens et services externes. Par ail-
leurs, la mesure proposée n’est pertinente que si les coûts d’opportunité prennent en
compte, pour déterminer la rémunération d’opportunité, la nécessité de préserver la
valeur du capital apporté. Par exemple, si on considère que l’apport est fait pour une
seule période, la mesure du coût d’opportunité doit inclure le remboursement du capi-
tal investi, c’est-à-dire, pour les créanciers, le principal.
9
À ce titre, il faudrait déduire les investissements de remplacement censés être me-
surés par les dotations aux amortissements. Cependant, il n’est pas sûr, en raison
notamment de l’évolution de la stratégie de la firme, que les fonds correspondants
soient utilisés dans cet objectif. En outre, en cas de contrainte forte, le remplace-
ment peut être différé.
10
Ces différences dans la mesure des coûts et des prix d’opportunité permettent de
distinguer les rentes et les quasi-rentes.
64 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
saction. Une firme, en accroissant la dépendance des salariés par
développement du capital humain spécifique, augmentant ainsi leur
coût de sortie, peut abaisser leur coût d’opportunité et accroître la
valeur. Cette source de valeur peut cependant induire des effets per-
vers si elle remet en cause l’incitation des salariés à améliorer la pro-
ductivité ou la qualité. Le coût d’opportunité est évolutif, en parti-
culier pour les salariés qui, en accroissant leur capital humain non
spécifique par l’expérience, augmentent leur coût d’opportunité,
entraînant une baisse de la valeur créée si il n’y a pas corrél-
ativement hausse du prix d’opportunité ou des gains de productivité.
1.2. Valeur partenariale et jeu organisationnel
Cette présentation de la valeur partenariale, conforme à la défini-
tion de la rente
11
(ou de la quasi-rente), permet de mettre en évi-
dence certaines caractéristiques du jeu organisationnel :
• Le dirigeant crée de la valeur si l’écart entre les ventes aux prix
d’opportunité et les coûts d’opportunité est positif. En ce sens, pour
accroître la création de valeur, le dirigeant se doit d’agir simultané-
ment sur les prix et les coûts d’opportunité. Le niveau du prix
d’opportunité dépend notamment de la rareté des biens et des servi-
ces proposés par la firme et de la dépendance des clients par rapport
à cette dernière. Une forte innovation est souvent une source impor-
tante de création de valeur, toutes choses égales par ailleurs. De
façon symétrique, la création de valeur peut également passer par un
abaissement du coût d’opportunité lié, par exemple, à une rémun-
ération moindre demandée par les prêteurs en raison d’un risque
plus faible ou à un accord de partenariat avec les fournisseurs qui
réduit le risque d’opportunisme.
• Les conditions sous-tendant le théorème de Coase n’étant pas
satisfaites, la création de valeur n’est pas indépendante de la réparti-
11
La rente (ou rente ricardienne ou rente d’efficacité) pour un apporteur de ressour-
ces est égale au supplément de rémunération perçu par rapport à la rémunération mi-
nimale nécessaire à l’établissement de la transaction ; elle s’apprécie par rapport à
l’entrée dans la coopération. Elle est normalement liée à la rareté du facteur. Ainsi,
un dirigeant perçoit une rente si sa rémunération est supérieure à la rémunération
d’opportunité ; ce supplément est lié à la rareté de ses compétences managériales
censées créer davantage de valeur. La quasi-rente est égale au supplément de rémun-
ération perçu en sus de la rémunération minimale nécessaire à la poursuite de la
coopération ; elle tient compte des coûts de sortie (perte de valeur) dus à
l’accroissement de la spécificité de l’actif une fois la relation établie. Pour un diri-
geant, la quasi-rente correspond au supplément de rémunération qu’il perçoit, par
rapport à ce qu’il recevrait au mieux dans une autre firme, après prise en compte des
pertes de capital humain liées à la spécificité. Ces aspects sont particulièrement
bien explicités dans P. Milgrom, J. Roberts [1992] et, pour les rentes managéria-
les, dans R. P. Castanias, C. E. Helfat [1991].
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 65
tion, notamment en raison des coûts d’influence, liés aux activités
d’appropriation des rentes [P. Milgrom, J. Roberts 1990]. Cepen-
dant, les conflits sur le partage de la valeur n’ont pas nécessairement
de conséquences négatives sur la création de valeur. Il est fréquent
qu’un partage favorable aux salariés, sous la forme d’une rémun-
ération explicite supérieure au coût d’opportunité, correspondant à
un salaire d’efficience, induise une meilleure performance, se tradui-
sant par exemple par une amélioration du produit ou des gains de
productivité. De même, le dirigeant est d’autant plus incité à ac-
croître la valeur créée – par exemple, en développant ses compéten-
ces spécifiques – qu’il en est un des principaux bénéficiaires, no-
tamment si sa rémunération est indexée sur la valeur créée ou s’il
perçoit également une partie de cette valeur en étant associé au ca-
pital.
• Cette lecture de la création de valeur conduit à distinguer deux
situations correspondant à une menace pour la pérennité de la
firme :
– il y a destruction de valeur ; autrement dit, les ventes au prix
d’opportunité ne couvrent plus les coûts d’opportunité et la coali-
tion organisationnelle s’effondre ; cet effondrement n’est pas néces-
sairement immédiat si le slack accumulé par la firme est important ;
– la firme crée globalement de la valeur, mais la répartition est
faite de telle manière qu’un des SH reçoit une rémunération expli-
cite inférieure à sa rémunération d’opportunité. Cette situation plus
fréquente correspond, par exemple, au cas où les actionnaires per-
çoivent une rémunération inférieure au taux de rentabilité
d’équilibre du marché (compte tenu du risque), auquel cas, ils peu-
vent soit intervenir pour obliger le dirigeant à modifier la répartition,
soit sortir de la coalition en revendant leurs titres.
De fait, la réaction des différents SH face à une rémunération inf-
érieure au coût d’opportunité (ou à un prix explicite supérieur au
prix d’opportunité) dépend de l’arbitrage qu’ils font, selon la dis-
tinction établie par A. O. Hirschman [1970], entre la « défection »
immédiate et les possibilités de rétablir la situation par la « prise de
parole ». Un sacrifice momentané de rémunération peut être com-
pensé par un partage favorable de la valeur créée une fois le redres-
sement accompli. En ce sens, les incitations des différents SH varient
selon leur statut. Un client, qui détient une participation dans la
firme, peut accepter provisoirement un prix excessif, si les perspecti-
ves de redressement sont prometteuses et s’il est intéressé au partage
de la valeur créée après redressement. Le coût de l’intervention des
SH, sous forme de défection ou de prise de parole, est fonction du
système de GE.
66 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
• Les différents SH se trouvent dans des situations très inégales :
– leur position dans le partage de la valeur dépend naturellement
de leur contribution à la création de valeur. La contribution d’un
nouveau SH (par exemple un nouveau client) est égale à la valeur
totale créée après établissement de la relation commerciale, diminuée
de celle existant avant établissement de la transaction. A priori, un
SH ne peut s’approprier davantage que la valeur qu’il contribue à
créer, sans provoquer de réactions défavorables des autres partenai-
res qui se verraient spoliés. Une telle conclusion cependant peut être
contestée car le dirigeant peut avoir intérêt à opérer des transferts de
valeur entre SH, la coalition se perpétuant si les SH désavantagés par
rapport à la situation antérieure conservent un excédent par rapport
à leur coût d’opportunité. Ainsi, un accroissement du dividende
destiné à satisfaire de nouveaux actionnaires peut se faire au détri-
ment des salariés qui capteront une part moins importante de la
rente ;
– la position de force dans le partage de la valeur dépend d’une
part, de l’état des différents marchés, notamment des possibilités de
sortie et d’autre part, de la capacité à prendre la parole des différents
SH, en fonction notamment des droits légaux qui leur sont garantis.
Il y a une liaison directe entre le système de GE et les comporte-
ments des SH, dans la mesure où le système détermine les possibilités
de sortie et de prise de parole ainsi que leurs coûts respectifs ;
– le statut de créancier résiduel exclusif des actionnaires est remis
en cause dans l’approche de la valeur partenariale. De fait, le droit
de créance résiduelle des actionnaires défini par la loi s’exerce sur le
profit au sens comptable, c’est-à-dire sur les ventes (au prix expli-
cite) diminuées des coûts explicites (hors rémunération du capital
des actionnaires), autrement dit, une fois que les principales déci-
sions concernant le partage de la valeur créée ont été prises. Les pos-
sibilités d’action sur le partage de la valeur, offertes au dirigeant,
sont importantes, notamment dans une firme qui crée une forte va-
leur partenariale ; il peut préférer s’attacher les clients par un prix
intéressant, garantir un approvisionnement régulier par une politique
de prix favorable aux fournisseurs ou encore, fidéliser ses salariés
par une politique salariale généreuse, plutôt que d’attribuer la valeur
créée aux actionnaires, dont le rôle, dans le processus de création de
valeur, peut être considéré comme mineur pour la plupart des firmes,
le capital financier n’apportant pas de compétence-clé
12
. Cet argu-
ment justifie qu’il suffise à terme au dirigeant de garantir la rémun-
ération d’opportunité des actionnaires pour perpétuer la relation. En
outre, même en limitant le partage au seul profit comptable, la part
de la créance résiduelle des actionnaires se réduit significativement
12
Dans le sens où le capital financier n’a pas de spécificité.
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 67
en raison de la pratique relativement discrétionnaire de fixation des
amortissements et des provisions et du traitement favorable dont
bénéficie la mise en réserves.
• L’approche de la valeur partenariale conduit également à re-
considérer le lien existant entre la structure de financement et
l’investissement :
– en premier lieu, il convient pour analyser le problème de subs-
tituer à la notion de structure de financement, celle, plus générale, de
structure des ressources où figurerait notamment le capital humain.
Cette vision élargie complexifie les arbitrages conduisant à la mini-
misation du coût d’opportunité des ressources, notamment au vu de
l’imperfection des marchés du capital humain et de la dépendance
de certains coûts d’opportunité par rapport au processus même de
création de valeur. Par exemple, des salariés peuvent être disposés à
accepter momentanément des rémunérations inférieures à leur coût
d’opportunité lors de l’entrée dans la firme si la formation qu’ils
reçoivent valorise leur capital humain non spécifique ;
– en second lieu, la maximisation de la valeur créée ne passe pas
exclusivement par la minimisation du coût d’opportunité (propriété
de séparabilité) si le prix d’opportunité – c’est-à-dire les flux
d’exploitation sécrétés – dépend de la nature de la structure des res-
sources. Pour autant que le prix d’opportunité dépende des comp-
étences-clés, une firme peut avoir intérêt à accroître le coût
d’opportunité de certaines ressources si cette augmentation conduit
in fine à une hausse de la valeur créée, permettant ainsi une meilleure
valorisation du capital organisationnel ;
– en troisième lieu, la remise en cause du statut de créancier rési-
duel exclusif des actionnaires conduit à contester l’interprétation
traditionnelle qui est faite de la politique d’investissement à la lu-
mière de la théorie des options : en qualité de créanciers résiduels,
les actionnaires auraient intérêt à ce que les investissements entrepris
soient fortement risqués. Si le supplément de valeur créée en cas de
conjoncture favorable revient principalement aux autres SH, en par-
ticulier aux dirigeants et aux salariés, cette conclusion est erronée.
La vision partenariale de la valeur, associée à l’abandon de la
séparabilité des décisions de création et de répartition, conduit à une
remise en cause fondamentale de l’analyse du processus de création
de valeur et de la problématique financière traditionnelle.
68 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
2. L’influence du système de gouvernance des
entreprises sur la création de valeur :
quelques considérations
Le processus de création de valeur étant contraint par le système
de GE, il convient à présent, en fonction de la mesure de la valeur
partenariale, d’examiner comment ce système conditionne ce pro-
cessus, en analysant successivement les transactions avec les diff-
érents SH. Il semble apparemment que le système de GE, plus ou
moins contraignant dans la définition de l’espace discrétionnaire des
dirigeants, influe de façon très variable sur la gestion des différentes
transactions et sur les différents maillons de la création de valeur.
2.1. Création de valeur et gouvernance des
transactions avec les actionnaires
L’approche traditionnelle du GE, centrée sur la relation action-
naires-dirigeants, trouve sa justification théorique dans une repr-
ésentation simplifiée de la firme selon laquelle les actionnaires sont
les propriétaires exclusifs de la firme – ils sont censés détenir
l’intégralité des droits de décision résiduels et se répartir l’intégralité
des flux résiduels
13
– et pour laquelle, la propriété étant séparée du
management, il y a une relation d’agence unique (actionnaires / di-
rigeants). Dans ce schéma, le problème est d’inciter les dirigeants à
générer la rente maximale ce qui justifie l’attention portée tant dans
la littérature, que dans l’évolution de la législation, aux aspects
concernant la structure de l’actionnariat, la forme et l’exercice des
droits de vote, la forme, la composition et le rôle du conseil
d’administration (désormais le CA), le marché des prises de
contrôles, etc. D’une part, cette représentation qui accorde une im-
portance démesurée à la relation actionnaires/dirigeants peut être
contestée. D’autre part, cette relation particulière doit être replacée
dans le cadre plus général de l’analyse de la firme pluraliste.
2.1.1. L’importance contestée de la relation actionnaires/dirigeants
L’importance attribuée à la relation actionnaires/dirigeants peut
paraître exagérée au vu de plusieurs arguments :
• Le caractère peu réaliste de cette représentation de la firme.
D’une part, la séparation propriété/management ne concerne qu’un
13
Conformément à la théorie des contrats incomplets et à la définition qu’elle re-
tient de la propriété, les droits de décision résiduels permettent d’attribuer la prise de
décision dans les cas non complètement prévus contractuellement. Il en va de même
pour les droits portant sur les flux résiduels.
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 69
nombre limité de firmes (y compris aux États-Unis) ; d’autre part, la
propriété de la firme apparaît fortement démembrée, la plupart des
différents SH (en particulier les dirigeants et les salariés) pouvant
prétendre détenir des fractions substantielles des droits de propriété
car ils prennent l’essentiel des décisions résiduelles et subissent les
conséquences de celles-ci sur leur capital (humain ou financier).
• L’analyse du processus de création de valeur montre à
l’évidence que les capitaux propres y jouent vraisemblablement un
rôle faible. Cette conclusion, qui peut surprendre, est confortée par
le fait que, dans la plupart des économies modernes, le financement
par augmentation de capital joue un rôle minime. Cette proposition
a presque toujours été vérifiée dans les nations non anglo-saxonnes ;
ainsi, en France, malgré les nombreuses mesures prises en faveur du
développement du marché boursier, l’émission nette de fonds pro-
pres a financé en moyenne moins de 10% de l’investissement des
sociétés françaises de 1978 à 1993. Par ailleurs, aux États-Unis, sur
la période 1985-1989, les actions « émises » ont en fait été des ac-
tions rachetées (-10,5% des sources de financement). Ce rôle réduit
du financement par fonds propres externes est d’ailleurs expliqué
par les développements récents de la recherche financière, notam-
ment par la théorie du financement hiérarchique [S. C. Myers,
N. Majluf 1984]. En raison de l’asymétrie d’information entre la
firme et les actionnaires et du mode de rémunération des fonds pro-
pres, ce type de financement est particulièrement coûteux, ce qui,
d’ailleurs, justifie les montages financiers du type holding ou LBO,
destinés à économiser les fonds propres.
• Cette attention trouve son origine dans les rôles traditionnelle-
ment dévolus aux capitaux propres, d’absorption du risque résiduel
ou de minimisation des coûts de contrôle, permis par l’attribution
exclusive des droits de contrôle aux actionnaires censés être des
contrôleurs efficaces. Ces deux arguments sont cependant spécieux :
– d’une part, il semble que le risque résiduel soit absorbé tout
autant par les salariés ou les créanciers, voire les fournisseurs, les
clients ou les pouvoirs publics, même si la sensibilité à l’exposition
au risque apparaît différente. Ainsi, lorsque la valeur créée aug-
mente, les salariés et les dirigeants s’approprient fréquemment une
part du supplément de valeur créée supérieure à celle qui revient aux
actionnaires ; en revanche, en cas de conjoncture défavorable, le coût
d’opportunité joue un rôle de frein à la perte pour les autres SH, le
partage défavorable de la valeur se faisant souvent prioritairement au
détriment des actionnaires, du fait de leur statut légal de créancier
résiduel. Les actionnaires apparaissent souvent dans une position
plus fragile que celle des autres apporteurs de capitaux car, une
composante majeure de leur rémunération effective se fait de façon
70 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
indirecte par la plus-value du titre. Si un salarié reçoit comme
rémunération explicite un salaire, normalement supérieur au coût
d’opportunité, il en va différemment pour l’actionnaire. Le divi-
dende versé est souvent inférieur au coût d’opportunité, et une
rémunération explicite satisfaisante suppose la réalisation d’une
plus-value boursière associée à la croissance du cours, qui ne sera
totalement acquise que lors de la revente du titre. Pour l’actionnaire,
la rémunération explicite, fortement aléatoire, conserve très long-
temps un caractère virtuel ;
– d’autre part, les actionnaires, notamment lorsqu’ils sont dis-
persés, ne sont pas toujours les mieux placés pour exercer au moin-
dre coût la fonction de surveillance des dirigeants, car ils n’ont pas
un accès à l’information interne, en liaison directe avec le processus
de création de valeur.
2.1.2. La relation actionnaires/dirigeants dans le cadre de la
firme pluraliste
Le cadre d’analyse traditionnel se prêtant mal à l’analyse de
l’incidence de la relation actionnaires/dirigeants sur la création et le
partage de la valeur créée, il est nécessaire de repenser cette relation
dans un cadre élargi, qui tienne compte des spécificités des différents
SH et de la notion de valeur partenariale.
La spécificité de l’apport des actionnaires semble résider dans la
mobilité des titres de propriété (liée notamment à la divisibilité et à la
liquidité) permise par l’existence d’un marché secondaire des ac-
tions et qui n’existe pas pour les « titres » détenus par les autres SH
(à l’exception des créanciers obligataires). Ainsi, une analyse précise
de la répartition des droits de propriété (droits aux décisions rési-
duelles et aux flux résiduels) révèle que les composantes de la pro-
priété détenues par les SH, autres que les actionnaires, sont pour la
plupart non transférables. Par exemple, un salarié, qui perçoit une
part de la valeur créée en fonction de sa contribution spécifique, est
dans l’incapacité de mobiliser cette valeur sur un marché. Cette pos-
sibilité de transférer ses titres sans perte de valeur, qui constitue la
meilleure protection du capital investi, explique notamment la faible
incitation qu’ont les petits porteurs à exercer leurs droits de vote.
La mobilité du capital, liée à la dispersion de l’actionnariat, a ce-
pendant une influence ambiguë sur la création et le partage de la
valeur. Du fait de cette protection qui rend peu intéressante la prise
de parole, et des effets pervers associés à l’action collective, le petit
porteur a intérêt à être passif c’est-à-dire à peu intervenir dans le
partage de la rente. Le dirigeant est donc incité à favoriser les autres
SH, d’autant plus que les ressources qu’ils apportent, moins facile-
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 71
ment reproductibles que le capital financier, jouent un rôle plus im-
portant dans le processus de création de valeur.
Ainsi, alors que leur mode de rémunération est fortement aléa-
toire, les actionnaires apparaissent également en position précaire en
raison du faible rôle qu’ils jouent dans la création de valeur. Cette
situation incite les dirigeants à les faire bénéficier faiblement du
partage de la valeur en cas de conjoncture favorable et, inversement,
en cas de conjoncture défavorable à leur faire supporter la part ma-
jeure de la destruction de valeur. La protection offerte par la mobi-
lité du capital n’est efficace qu’ex ante ; ex post et en situation de
conjoncture défavorable, elle ne conduit qu’à « réaliser » la moins-
value. De ce point de vue, pour autant qu’on estime indispensable
d’accroître le financement par fonds propres externes
14
et de déve-
lopper l’actionnariat populaire, les mesures destinées à renforcer les
droits des petits porteurs semblent nécessaires, en particulier dans les
nations où ces droits semblent les plus précaires, par exemple la
France, selon R. La Porta et al. [1996]. Au delà des protections
légales, les systèmes d’intéressement des dirigeants, fonction de la
valeur attribuée aux actionnaires, peuvent contribuer à atténuer les
conflits d’intérêt. Cependant, l’actionnariat étant dispersé, le diri-
geant, s’il a pu par ailleurs s’approprier une part substantielle de la
valeur créée, sous forme de salaires, de bonus ou d’avantages en
nature, préférera favoriser les SH autres que les petits porteurs.
La situation apparaît différente en présence d’un actionnaire do-
minant (ou d’une coalition d’actionnaires) ayant le pouvoir de rem-
placer les dirigeants. Le dirigeant, même s’il contrôle l’information
diffusée à l’actionnaire dominant, court un risque plus important
d’éviction. Si la valeur créée chute fortement, il a tout intérêt à
réduire la part affectée aux autres SH et à maintenir celle de
l’actionnaire dominant de façon à ce qu’il obtienne au moins la
rentabilité normale sur le marché. Dans ce scénario, ce ne sont pas
les actionnaires qui assument l’essentiel du risque résiduel, mais les
autres SH – notamment les salariés, fortement pénalisés par les coûts
de sortie – qui sont dans l’incapacité d’évincer le dirigeant.
Ce résultat est cependant à nuancer en fonction de la latitude dont
dispose le dirigeant en matière de partage de la valeur créée ainsi
que du pouvoir de négociation des différents SH et de leurs contri-
butions respectives à la création de valeur. Si la valeur créée
s’accroît, le problème auquel est confronté l’actionnaire dominant
reste toutefois identique à celui rencontré en présence d’un action-
nariat dispersé, à savoir, obtenir une part substantielle de la valeur
créée alors qu’il est de l’intérêt du dirigeant de favoriser un partage
14
On suppose alors que l’autofinancement et les financements bancaires sont in-
suffisants pour financer la croissance, ce qui reste à démontrer.
72 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
de la valeur profitable aux SH déterminants dans le processus de
création de valeur. À cet égard, la solution de l’intéressement des di-
rigeants, avec les mêmes réserves que précédemment, reste une solu-
tion intéressante, même si elle peut être contre-efficace, en condui-
sant, par un partage inadéquat, à favoriser l’accroissement de la va-
leur actionnariale au détriment de la valeur partenariale. Une telle
politique est vraisemblablement court-termiste car un partage de va-
leur favorable aux actionnaires, provenant de transferts dommagea-
bles aux autres SH, ne peut être que provisoire et contre-incitatif. Le
risque de court-termisme, souvent évoqué [I. Demirag 1995, pour
une synthèse), trouve ainsi sa justification si le marché financier est
insuffisamment efficient pour savoir si l’accroissement de la richesse
des actionnaires provient d’un partage favorable ou d’une hausse de
la valeur partenariale.
Ce risque est accru par la mobilité du capital financier. Un ac-
tionnaire important peut avoir intérêt à forcer le dirigeant à opérer
un partage de la valeur créée qui lui soit favorable, à faire croître le
cours boursier, puis à revendre sa participation avant que les cons-
équences dommageables de cette politique ne se soient produites. La
pression exercée sur les dirigeants par l’irruption dans le capital
d’un fonds d’investissement, cherchant à obtenir un partage de la
valeur plus favorable aux actionnaires
15
peut ainsi nuire à la crois-
sance de la valeur partenariale. Une telle éventualité peut se produire
par exemple via une politique de cessions d’actifs ou de réduction
du personnel. Seule cependant, la connaissance effective de la valeur
partenariale créée et de son partage peut permettre de corroborer
une telle hypothèse
16
qui suppose, de plus, une forte inefficience du
marché financier
17
.
15
En France, la rentabilité importante du capital-investissement corrobore
l’existence de ce phénomène. Ainsi, le rachat de positions minoritaires atteint une
rentabilité de 40% sur la période 1978-1994 selon une étude Afic - Ernst & Young de
1995.
16
Si on considère la situation américaine actuelle qui se traduit par un rachat massif
d’actions, il semble que les dirigeants cherchent à se soustraire à la discipline ac-
tionnariale. Cette situation non seulement ne paraît pas avoir entraîné une dégrada-
tion de la performance mais au contraire semble s’accompagner d’un développement
important, d’une baisse du chômage, ainsi que d’une hausse des salaires dans les sec-
teurs fortement innovateurs où l’innovation passe par un capital humain fortement
spécifique.
17
Les nombreux tests, qui concluent à l’efficience semi-forte des marchés finan-
ciers, ne nous semblent pas permettre de rejeter cette hypothèse car l’information
portant sur le lien existant entre la valeur partenariale et la valeur actionnariale est
insuffisamment précise.
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 73
2.2. Création de valeur et gouvernance des
transactions avec les dirigeants
Au vu de la définition des systèmes de GE centrée sur la notion
de latitude discrétionnaire des dirigeants et du postulat vraisemblable
selon lequel le dirigeant joue un rôle central dans le processus de
création et de répartition de la valeur, l’analyse de la position du di-
rigeant mérite une attention particulière. En supposant l’existence
d’une transaction du dirigeant avec la firme, nous reprenons
l’hypothèse de O. E. Williamson [1985] selon laquelle, la firme, per-
sonnalité morale à part entière, se distingue des dirigeants.
Dans quelle mesure, la gestion de la transaction particulière que
constitue l’apport de capital managérial conditionne-t-elle la créa-
tion et le partage de la valeur ? Le principe de rationalité implique
que le dirigeant cherche à maximiser non pas la valeur partenariale
de la firme, mais la valeur de son patrimoine, dont le capital manag-
érial – c’est-à-dire sa valeur sur le marché des dirigeants – constitue
a priori une partie substantielle. L’arbitrage entre les différentes
composantes de son patrimoine détermine son attitude vis-à-vis de
l’appropriation du slack managérial.
Dans une perspective dynamique, le dirigeant a rarement intérêt à
s’approprier la totalité du slack, composante importante de la lati-
tude discrétionnaire. En particulier, c’est le réinvestissement du slack
qui permettra de faire croître éventuellement la rémunération des
autres SH pour renforcer la solidité et la productivité de la coalition
organisationnelle et consolider ainsi sa position. Un partage de la
valeur qui apparaîtrait explicitement trop favorable au dirigeant, et
en totale déconnexion avec l’évolution des rémunérations des ac-
tionnaires ou des salariés, pourrait, en outre, provoquer des conflits
importants et entraîner une baisse de la valeur partenariale, par
exemple, par une désincitation des salariés. En ce sens, l’alignement
avec les seuls intérêts des actionnaires n’est pas l’unique préoccupa-
tion. À ce titre, les mécanismes régulateurs (qui relèvent du système
de GE) constitués par le caractère progressif de la fiscalité et les
campagnes de presse, qui soulignent le caractère « abusif » de certai-
nes rémunérations, peuvent se justifier du point de vue de l’efficacité
globale en permettant de réduire les conflits au sein de
l’organisation. Ce même souci justifie le secret caractérisant les
rémunérations des dirigeants qui réduit les coûts d’influence.
Si on convient qu’il est de l’intérêt du dirigeant d’aligner
l’évolution de la part de la valeur qu’il s’approprie sur celle des
principaux partenaires
18
(actionnaires et salariés), ses décisions doi-
18
Cet argument est également avancé par R. P. Castanias, C. E. Helfat [1991,
p.165] dans le modèle qu’ils proposent pour décrire les relations entre dirigeants et
74 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
vent s’orienter vers la maximisation de la valeur partenariale. Les
systèmes de GE consensuels, tels que ceux par exemple des firmes
japonaises (voire françaises où les rémunérations des dirigeants res-
tent « raisonnables ») qui tendent à faire respecter ce principe sont
vraisemblablement plus efficaces.
L’objectif de maximisation de la valeur partenariale se justifie en
particulier par les arguments suivants :
– le dirigeant accroît ainsi sa latitude managériale notamment en
augmentant ses possibilités de négociation avec les différents parte-
naires. A priori, il a intérêt à privilégier les catégories de SH détermi-
nantes pour la création de valeur ;
– il augmente sa valeur managériale, censée être fonction de la
performance réalisée, sur le marché du capital humain ;
– il peut s’octroyer une rémunération largement supérieure à son
coût d’opportunité si ce dernier est surestimé par les actionnaires ;
– pour autant qu’il dispose d’une latitude importante dans la
répartition, liée à une forte création de valeur partenariale, il peut
plus facilement s’enraciner en attribuant la valeur créée prioritaire-
ment aux salariés (ou aux autres apporteurs de ressources) qui sou-
tiennent sa politique. Cependant, l’enracinement ne passe pas néces-
sairement par une hausse de la valeur créée ; il peut également em-
prunter la voie d’une redistribution favorable aux SH les plus me-
naçants pour le dirigeant.
La littérature traditionnelle insiste sur l’insuffisance des contrôles
des dirigeants qui entraînerait un gaspillage de la richesse des ac-
tionnaires. Cette vision du problème du GE est probablement er-
ronée. La croissance de la capitalisation boursière dans les princi-
paux pays développés (en particulier en France) laisse à penser que
les actionnaires sont rémunérés largement au delà de leur coût
d’opportunité, et qu’en conséquence, le système de GE fonctionne
correctement par rapport à eux, même si certains abus, en particulier
lorsque le capital est dispersé, existent. Apparemment, les dirigeants
ne sont pas immuables, les différentes études réalisées dans les prin-
cipaux pays développés [B. Pigé, 1997] révèlent des taux de rotation
actionnaires ; ils montrent qu’il est de l’intérêt des dirigeants d’accroître la création
de valeur partenariale. Leur modèle se limite aux deux partenaires précités. Les diri-
geants gagnent à assurer une rentabilité équitable (égale au taux de rentabilité
d’équilibre) aux actionnaires. Ils préservent ainsi les quasi-rentes et sont, en outre,
incités à accroître les rentes d’efficacité dans la mesure où ils se les approprient. Par
ailleurs, selon les résultats obtenus par J. Allouche, B. Amann [1995], il semble-
rait que la performance économique apparemment supérieure des entreprises familia-
les soit associée, – en dehors de l’économie de coûts d’agence liés à l’absence de
conflits entre les actionnaires et les dirigeants – à une politique de développement
du capital humain par la formation et à une gestion des ressources humaines diff-
érente, tendant notamment vers une plus grande stabilité.
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 75
relativement élevés – la durée moyenne est inférieure à dix ans – et
un lien, même ténu, entre la performance boursière et cette rotation.
Alors que les mécanismes permettant de discipliner les dirigeants du
point de vue des actionnaires sont apparemment plus contraignants
dans les pays anglo-saxons, notamment via le marché des prises de
contrôle et le rôle des investisseurs institutionnels, on parvient dans
les autres nations à des rotations de même ampleur. Ce résultat mène
à conclure que des mécanismes de substitution jouent un rôle simi-
laire dans les structures des économies non anglo-saxonnes, notam-
ment en raison de la concentration de l’actionnariat (via par exem-
ple les structures holdings) ou du rôle des banques.
Le problème, énoncé de façon volontairement provocatrice, nous
semble plutôt être celui de la protection du capital managérial.
L’analyse du système de GE doit, en particulier, porter sur les méca-
nismes destinés à sauvegarder et à valoriser ce capital par une appro-
priation de la rente managériale. Comme le souligne
O. E. Williamson [1985], si le CA est le plus souvent présenté
comme un organe destiné à sauvegarder les intérêts des actionnaires,
il peut également se justifier comme mécanisme de préservation du
capital humain des dirigeants (voire d’autres catégories de SH), ce
qui peut expliquer la présence de ces derniers au CA et le rôle do-
minant qu’ils y tiennent.
De même, le marché du capital managérial, souvent considéré
pour son rôle disciplinaire, assure également, de par la mobilité qu’il
permet, une fonction de préservation de ce même capital. Ce dernier
rôle prévaut vraisemblablement sur celui de contrôle, car ce marché
manque le plus souvent de transparence et, contrairement au marché
du capital financier, n’aboutit pas à la fixation d’un prix du capital
managérial qui faciliterait la discipline des dirigeants
19
. La protec-
tion du dirigeant passe également par des dispositifs tels que les
« parachutes dorés » ou le cumul du statut de dirigeant avec celui de
salarié. La protection la plus efficace est cependant liée aux straté-
gies entreprises, notamment comme le soulignent A. Shleifer et
R. W. Vishny [1989], en investissant dans des actifs spécifiques qui
peuvent induire des pertes substantielles pour les actionnaires en cas
de révocation.
La vision de la valeur partenariale permet de mettre en évidence
une autre voie d’enracinement, consistant pour les dirigeants à en-
treprendre des politiques aboutissant à un partage de la valeur favo-
rable à court terme aux actionnaires, quitte à ce que celui-ci se fasse
au détriment des autres SH, notamment de ceux qui jouent un rôle
déterminant dans le processus de création de valeur. Le problème,
19
On peut cependant prétendre, que le capital managérial est indirectement évalué
par le marché financier.
76 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
du point de vue de l’efficacité économique globale, n’est alors pas
tant de discipliner les dirigeants pour qu’ils agissent dans l’intérêt
des actionnaires, que celui de protéger les dirigeants de pressions
trop importantes, conduisant à une gestion court-termiste. La mobi-
lité du capital financier, si elle permet de protéger les actionnaires, a
pour contrepartie d’imposer une discipline qui peut être contrepro-
ductive aux dirigeants. Ce risque existe d’autant plus que le critère
de performance le plus facilement mesurable est celui de la valeur
actionnariale. Or, dans une perspective où la firme est décrite comme
une relation d’agence « principaux multiples/agent-dirigeant uni-
que », l’agent a un intérêt évident à faire porter ses efforts sur
l’objectif privilégié par le principal le plus à même de contrôler sa
performance et de l’évincer.
Il ne s’agit pas pour autant de conclure à l’efficacité d’un syst-
ème où les dirigeants seraient exonérés de toute obligation de per-
formance, mais plutôt de prétendre qu’un système de GE leur of-
frant une protection relative
20
serait plus efficace de par la latitude
discrétionnaire supérieure offerte. Un tel système, qui permettrait de
rentabiliser les investissements en capital humain spécifiques à la
firme, suppose que les dirigeants soient jugés non pas sur la seule
rentabilité des capitaux propres mais en fonction de la valeur parte-
nariale sécrétée et sur des critères qui permettent d’appréhender au
moins indirectement le lien entre cette valeur et la politique
d’investissement. En ce sens, on devrait constater sur le long terme,
une meilleure performance au sens « partenarial », mais également
au sens « actionnarial », pour les firmes qui privilégient les critères
stratégiques et subjectifs ou de simples critères de parts de marché
(de préférence aux critères financiers fondés sur la seule rentabilité
des fonds propres) dans l’évaluation de la performance. Ce résultat
semble a priori corroboré par la performance à long terme de
l’économie japonaise, dont les firmes privilégient l’objectif de part
de marché [J. C. Abbeglen, G. Stalk 1985], voire les économies al-
lemandes et françaises où les dirigeants semblent apparemment
moins soumis à la contrainte du résultat financier à court terme. Ce
point de vue est notamment conforme à celui qui a été exposé par
M. E. Porter [1992] ou L. Thurow [1992] dans leurs critiques res-
pectives du système américain.
20
Le lien entre la performance organisationnelle et le pouvoir contraignant des
systèmes disciplinaires sur les dirigeants n’a jamais été démontré [Dherment-Ferère
1996 ; pour une synthèse].
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 77
Une telle conclusion ne saurait être confortée
21
cependant que
par la mise en évidence de liens entre des indicateurs de création de
valeur partenariale et des variables explicatives telles que la latitude
discrétionnaire des dirigeants et le pouvoir disciplinaire des action-
naires. Elle peut être testée également à partir de l’étude du com-
portement des firmes en cas de crise : le court-termisme implique le
sacrifice des investissements de R&D les plus porteurs de création de
valeur et la réduction du personnel
22
.
Une des conclusions, qu’on peut également tirer des développe-
ments précédents, est qu’un marché actif des dirigeants, qui serait
fondé sur la performance financière réalisée pourrait être contraire à
l’efficacité globale en accentuant le risque de court-termisme. Pa-
rallèlement, on peut trouver des arguments pour défendre les mar-
chés des dirigeants qui accordent plus d’importance aux réseaux so-
ciaux qu’à la performance financière, pour autant que ce type de
système, en protégeant relativement les dirigeants, réduise leur inci-
tation au court-termisme. Un tel argument peut être à même de justi-
fier le résultat de certaines études empiriques françaises [B. Pigé
1996] qui ne trouvent aucun lien entre la performance financière et
l’origine des dirigeants et dont les conclusions vont à l’encontre des
critiques fréquentes adressées au mode de recrutement des dirigeants
des firmes françaises [M. Bauer, B. Bertin-Mourot 1995]. On peut
d’ailleurs supposer que la forte imbrication des dirigeants au sein de
certains réseaux sociaux, constitutive de capital social, peut constituer
une source d’avantages compétitifs.
21
Comme le notent A. Shleifer, R. W. Vishny [1996] dans leur survey
l’accusation de court-termisme qui frappe les entreprises américaines n’a pas été
démontrée empiriquement.
22
L’aspect réduction du personnel nous semble plus important que l’investissement
proprement dit, car les compétences-clés résident dans le capital humain non repro-
ductible. À ce titre, l’étude de B. J. Hall, D. E. Weinstein [1996] qui conclut à un
comportement similaire des entreprises américaines et japonaises en matière
d’investissement de R&D ne nous semble pas retenir l’élément le plus important
pour mettre en évidence le comportement de court-termisme. Si on considère les li-
cenciements en cas de difficultés, les entreprises japonaises se comportent de façon
très différente de leurs consoeurs américaines. Cela ne signifie pas pour autant que
les licenciements ne soient jamais une mesure appropriée pour recréer de la valeur.
En situation d’excès de capacité, dans un secteur condamné à disparaître ou en fort
déclin, en particulier si les coûts salariaux explicites sont largement supérieurs aux
coûts d’opportunité et sont incompressibles, le retour à la création de valeur parte-
nariale passe le plus souvent par des mesures de cette nature.
78 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
2.3. Création de valeur et gouvernance des
transactions avec les salariés
Une firme ne peut créer durablement de la valeur que si elle dis-
pose d’un avantage compétitif difficilement imitable par ses concur-
rents. Un tel avantage trouve son origine dans les ressources
[J. B. Barney 1991] que se procure la firme et dans la combinaison
qu’elle en fait. Les composantes les plus difficilement reproductibles
sont liées au capital humain et aux arrangements organisationnels
qui permettent d’instaurer une coopération et un apprentissage or-
ganisationnel efficaces au sein de la firme. Comme le souligne
R. W. Coff [1997], les salariés constituent des actifs difficilement
duplicables ou transférables en raison de leur spécificité, de leur im-
brication dans les systèmes sociaux tant internes qu’externes à la
firme et de la causalité ambiguë (au sens où elle est difficile à établir
précisément) qu’ils entretiennent avec la performance. Ces deux
derniers éléments sont également la source de dilemmes manag-
ériaux [R. W. Coff 1997] – les mêmes dilemmes existent au sein de
la relation d’agence qui lie les actionnaires aux dirigeants – dans la
mesure où les réseaux sociaux externes auxquels ont accès les sala-
riés leur permettent de quitter plus facilement la firme et où la diffi-
culté à cerner l’origine de la performance, due notamment à
l’asymétrie d’information, est une source importante de risque mo-
ral.
La relation d’agence existant entre la firme et les salariés pose
deux problèmes. D’une part, les salariés doivent être à même de
préserver et d’accroître leur capital humain. D’autre part, la firme
doit maintenir son avantage compétitif ainsi que la valeur du capital
humain spécifique qu’elle a contribué à créer. Différents mécanis-
mes permettent un alignement des intérêts des salariés et de la firme,
en particulier les systèmes de participation financière et décisionnelle
et les cultures organisationnelles fortes. Les différentes études men-
ées en France concluent généralement à un effet positif limité de la
participation financière sur la productivité ou la profitabilité
[P. Artus et al. 1989 ; D. Vaughan-Whitehead 1992]. La plupart des
tests portent cependant sur la liaison entre la participation et la ren-
tabilité financière, échouant ainsi à mettre en évidence un lien avec la
création de valeur partenariale.
L’étude de cette relation et des systèmes de GE qui lui sont asso-
ciés est à replacer dans le cadre de la création et du partage de la va-
leur partenariale sur le long terme. Il ne semble pas que les législa-
tions nationales qui permettent le mieux de sauvegarder les intérêts
des salariés, notamment en les associant aux organes de surveillance,
aient entraîné des performances économiques inférieures. Un certain
nombre d’études empiriques [J. Hubler, G. Schmidt 1996] qui met-
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 79
tent en évidence une réaction négative des cours à l’annonce de
suppressions d’emplois et positive à celle de conflits sociaux parais-
sent confirmer le rôle positif des salariés dans la création de valeur
(actionnariale dans ce cas). Une trop grande flexibilité dans la ges-
tion des salariés pourrait accroître le risque de court-termisme dû à
la pression des actionnaires. De plus, il est paradoxal, au vu des prin-
cipes d’efficacité économique, de faire supporter le risque résiduel
aux salariés qui, par définition, ne peuvent pas diversifier leur capital
humain.
Un approfondissement de la gestion de cette composante du syst-
ème de GE passerait par l’étude comparée au plan international de
l’incidence de la flexibilité sur la création de valeur partenariale.
Selon l’argumentation précédente, on devrait constater un lien in-
verse entre la création de valeur partenariale et la flexibilité, en parti-
culier dans les secteurs à fort capital humain spécifique. A contrario,
une trop grande rigidité dans la gestion des ressources humaines
peut entraîner une baisse de la création de valeur en réduisant la la-
titude managériale dans le partage de la valeur. Dans une perspective
d’efficacité, il conviendrait de préciser les conditions d’un compro-
mis optimal entre la perte de valeur créée liée à une flexibilité de la
politique de personnel et le gain éventuel dû à l’accroissement de la
latitude par rapport aux différents SH.
La recherche de corrélations simples reste par ailleurs une
réponse pauvre pour appréhender le lien entre la gestion de la rela-
tion firme/salariés et la création de valeur. Si, comme il est vraisem-
blable, le moteur essentiel de la création de valeur passe par
l’investissement en capital humain, notamment via la formation –
C. H. d’Arcimoles [1995] trouve une corrélation positive entre
l’effort de formation et la performance – et l’accroissement du ca-
pital organisationnel, il est nécessaire d’approfondir l’analyse des
mécanismes, notamment informels, qui facilitent cet investissement
ou, inversement, qui le freinent.
2.4. Création de valeur et gouvernance des
transactions avec les créanciers financiers
Comme nous l’avons souligné, le financement propre externe
représente une part faible du financement des firmes qui s’appuie
majoritairement sur l’autofinancement et l’endettement. La nature
de ce dernier varie sensiblement selon les systèmes financiers, en
fonction de deux critères : la nature (financement de marché ou fi-
nancement intermédié) et la maturité. On pourrait complexifier ce
schéma en précisant que dans certains pays, notamment les pays la-
tins, il existe des effets de substitution importants entre l’endettement
80 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
bancaire à court terme et le crédit commercial qui influent sensible-
ment sur la gestion de la relation d’agence entre les créanciers fi-
nanciers et la firme.
Dans le cas de figure le plus répandu, les créanciers financiers
participent relativement rarement au partage de la valeur créée, sauf
s’ils sont également actionnaires ou s’ils détiennent des titres hybri-
des tels que les obligations convertibles. La rémunération qu’ils
reçoivent est le plus souvent très proche du coût d’opportunité si
leur prestation se réduit à un apport de fonds. La forte concurrence
sur les marchés de capitaux implique que les financements obligatai-
res standards se font le plus souvent au taux d’opportunité. La situa-
tion apparaît différente en présence d’un financement intermédié,
même si la concurrence est importante, si la relation de prêt
s’accompagne d’une assistance à la firme, d’une participation au
capital ou d’un siège au CA. Une telle politique peut cependant
comporter des risques importants comme l’a illustré l’exemple du
Crédit Lyonnais, dont une part substantielle des pertes peut être im-
putée à la politique de banque-industrie mise en œuvre.
Les créanciers financiers n’étant pas intéressés (ou très faible-
ment) au partage de la valeur créée, leur principale préoccupation est
de s’assurer que la valeur créée suffit à garantir la récupération des
sommes prêtées et leur rémunération. La littérature normative
[D. W. Diamond 1984] tend à montrer que la gestion de la relation
d’endettement est plus performante lorsqu’elle est intermédiée, ce-
pendant cette efficacité reste à apprécier en fonction du cadre légal
qui réglemente les procédures en cas de défaillance. Ainsi, dans une
étude comparative, K. M. J. Kaiser [1996] conclut que la législation
française, particulièrement soucieuse de préserver la pérennité de la
firme, conduit à une spoliation importante des créanciers, notam-
ment des banques, et aboutit paradoxalement à un faible taux de re-
dressement. Cette situation a notamment pour effet pervers de frei-
ner le développement des concours bancaires envers les PME pour
lesquelles l’asymétrie informationnelle est souvent plus affirmée, et
de contraindre davantage l’espace discrétionnaire des dirigeants. Un
risque plus important en cas de défaillance justifie que les banques
exercent un contrôle ex ante plus rigoureux sur la nature des inves-
tissements financés et recherchent systématiquement des garanties,
deux mesures qui peuvent freiner la création de valeur. Ce compor-
tement des banques peut expliquer le recours important des firmes
françaises (et plus généralement latines) au crédit commercial. Ce
type de crédit, très souvent vilipendé, permet à la firme de se sous-
traire partiellement à la rigidité bancaire et est moins sujet à
l’asymétrie d’information car le créancier sait nécessairement qu’il
accompagne une transaction commerciale ; en outre, il peut, en
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 81
augmentant le prix d’opportunité pour le client, constituer un fac-
teur de création de valeur.
L’influence du mode d’endettement et des systèmes de gestion
de la dette mériterait également une étude internationale comparée
afin de mieux comprendre leur incidence sur la création et le par-
tage de la valeur. En particulier, dans quelle mesure conditionnent-t-
ils la nature des investissements et la gestion des ressources humai-
nes ? On peut supposer que l’élévation des frais fixes liés à
l’endettement a pour effet de freiner le développement du capital
humain et plus généralement du capital organisationnel [B. Cornell
et A. C. Shapiro 1987] comparativement à une politique pure
d’autofinancement, même si cette dernière présente l’inconvénient
de faire dépendre le développement de la firme de sa position dans
le cycle des affaires. Ainsi, sur la période 1978-1989, S. Bond et al.
[1997] montrent que l’investissement des firmes anglaises a été plus
sensible au niveau du cash-flow que celui de leurs consœurs
d’Europe continentale. L’endettement bancaire se révèle cependant
préférable au financement par fonds propres externes car, en per-
mettant aux dirigeants d’échapper à la discipline des actionnaires, il
implique moins de risque de court-termisme.
La poursuite du raisonnement sur le rôle de l’endettement dans la
création de valeur conduit par ailleurs à contester sérieusement la
théorie du free cash flow de M. C. Jensen [1986], selon laquelle
l’obligation faite aux dirigeants de « dégorger » le cash-flow dispo-
nible (excédant les investissements à valeur actuelle nette positive),
pour faire face au service de la dette, impliquerait un moindre gas-
pillage des fonds. L’analyse de la création de la valeur partenariale
nous conduit, au contraire, à penser que la contrainte exercée par
l’endettement, en impliquant une moins grande latitude dans la
répartition de la valeur, incite les dirigeants à sous-investir dans le
capital humain – la répartition défavorable de la rente créée nuisant
à la croissance du capital humain spécifique – et aboutit de ce fait à
une moindre grande création de valeur, même si cette conclusion
semble à nuancer en fonction de la situation de la firme dans le cy-
cle des affaires.
2.5. Création de valeur et gouvernance des
transactions commerciales
L’analyse initiale de la chaîne de valeur montre qu’au delà des
apporteurs de capitaux financiers et de capital humain, une part im-
portante de la création et du partage de la valeur est liée aux rela-
tions qu’entretient la firme avec les fournisseurs de biens et services,
ainsi qu’avec les clients.
82 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
Du côté des clients – l’analyse est réversible vis-à-vis des fournis-
seurs –, la firme accroît d’autant plus la valeur créée que le client
dispose de peu d’alternatives. Cette situation peut avoir plusieurs
origines. La firme peut se trouver en position favorable pour diver-
ses raisons, des raisons économiques liées par exemple au caractère
innovateur du produit ou des services qu’elle fournit, aux accords de
partenariat éventuels qu’elle a liés avec le client et qui augmentent
les coûts de sortie de la relation ou, encore, des raisons réglementai-
res qui font que le client est obligé de se fournir auprès de la firme,
par exemple, parce que l’État impose le choix du fournisseur. Le
client, s’il est libre dans sa négociation, aura d’autant plus tendance
à poursuivre la relation que le prix explicite qui lui est facturé sera
inférieur à son prix d’opportunité, c’est-à-dire qu’il s’approprie
une part substantielle de la rente. Cette appropriation peut permettre
d’établir une relation partenariale de long terme favorable à la créa-
tion de valeur. À cet égard, la relation firme-client présente un ca-
ractère similaire à celle qui régit les rapports entre le salarié et la
firme ; elle s’en sépare cependant dans la mesure où le capital en-
gagé dans la relation est différent et où elle s’inscrit dans un cadre
marchand et non dans un cadre hiérarchique.
Au sens large, l’environnement des relations firme-client parti-
cipe également du système de GE. Il y a conflit d’intérêts (ou plutôt
non-convergence totale) entre les deux parties et les mécanismes
chargés de régir ces conflits contraignent l’espace discrétionnaire
des dirigeants. La prise de participation, croisée ou non, accom-
pagnée ou non d’un siège au CA (ou d’échanges
d’administrateurs), constitue au delà des accords commerciaux ou
de partenariat, un mode de gestion particulier de ce type de relation.
Cette situation fréquente permet, par un meilleur accès à
l’information, de mieux contrôler la valeur créée et son partage.
Dans ce contexte, l’analyse de la relation actionnaires/firme ne peut
se faire indépendamment de la relation commerciale ou industrielle,
or ce type de relation, dans les approches traditionnelles n’est jamais
analysé en tant que tel ; le rôle des actionnaires (à l’exception des
banques) est perçu comme se limitant à un apport de capital finan-
cier. Cette hypothèse est particulièrement contestable au sein du ca-
pitalisme actuel dont le développement s’appuie sur une progression
importante des accords d’alliance et de partenariat, notamment dans
le contexte français où les échanges de participation pour des raisons
de coopération sont très répandues. Il en va de même dans les
structures capitalistes japonaises. Ce type d’actionnariat se distingue
fondamentalement de l’analyse traditionnelle du rôle de
l’actionnaire car il s’agit le plus souvent d’un partenariat de long
terme où l’objectif n’est pas prioritairement la rémunération du ca-
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 83
pital financier apporté, mais l’accroissement de la rente liée à la re-
lation industrielle et commerciale et son partage. Ces relations com-
merciales peuvent également s’accompagner de relations financières
prenant la forme de prêts interfirmes ou de crédit commercial. La
seule appréciation de la valeur créée à partir de la valeur actionna-
riale est inapte à rendre compte de ces processus complexes de créa-
tion et de partage de la valeur.
Le point précédent est particulièrement crucial pour comprendre
le fonctionnement de systèmes de GE, tels que le CA. Ainsi, de
nombreux travaux – par exemple R. S. Burt [1983], dans la pers-
pective de la théorie de la dépendance envers les ressources – ont
montré que les relations commerciales et financières associées,
jouaient un rôle important pour expliquer la composition et le rôle
des CA. Le rôle de certains administrateurs n’est plus alors de
défendre les intérêts des actionnaires en tant que tels, mais de sur-
veiller le bon déroulement des relations de partenariat, ce qui peut
expliquer en partie qu’il soit difficile d’établir un lien empirique
concluant entre la composition du CA et la performance financière.
Indépendamment de ces liens particuliers, l’intérêt d’un dirigeant
peut être de favoriser un partage de la valeur favorable à la pérennité
d’une relation commerciale et porteuse d’un développement poten-
tiel, plutôt que de redistribuer la valeur créée aux actionnaires,
d’autant plus que cette relation peut contribuer à mieux l’enraciner
si elle a un caractère idiosyncratique. Ainsi, si la poursuite d’une re-
lation commerciale nécessaire à la pérennité de la firme, est liée à la
personnalité-même du dirigeant, il est vraisemblable que les action-
naires hésiteront à s’en séparer même s’ils jugent que la part de la
valeur créée qui leur revient, est insuffisante. Cet aspect de
l’enracinement des dirigeants est rarement évoqué, alors qu’il est
probablement plus répandu, car plus facile à mettre en œuvre, que
l’accroissement du caractère spécifique des actifs acquis, sauf à asso-
cier à la notion de relation commerciale idiosyncratique, celle de
fonds de commerce spécifique au dirigeant.
Conclusion
La mesure de la valeur partenariale que nous proposons présente
principalement un intérêt théorique car d’une part, elle est fondée
dans ses principes – du point de vue de l’analyse de la rente créée –
et d’autre part, elle permet de revisiter le problème de la création et
du partage de la valeur dans une perspective enrichie qui ne se limite
84 Gouvernance des entreprises : valeur partenariale…
pas aux seuls actionnaires
23
. Les défenseurs de la mesure tradition-
nelle de la valeur créée objecteront que son opérationnalisation est
particulièrement complexe puisqu’elle suppose l’identification des
prix et des coûts d’opportunité pour les différents SH. Cette critique,
justifiée, peut cependant leur être retournée, en raison des critiques
portées par la « nouvelle finance
24
» [R. A. Haugen 1996] aux me-
sures traditionnelles du coût des fonds propres. Par ailleurs, même si
on retient les mesures données par le Medaf, l’incertitude statistique
qui entache les estimations des coefficients de sensibilité suffit à
douter très fortement de la fiabilité des mesures de la création de
valeur pour les actionnaires et de celle des classements des sociétés
fondés sur l’EVA.
Il ne s’agit pas pour autant de faire le procès des mesures tradi-
tionnelles de la création de valeur qui répondent à un souci légitime
des actionnaires, celui d’obtenir une rémunération « suffisante » de
leurs capitaux. Néanmoins, on ne voit pas pour quelles raisons, ce
souci ne s’étendrait pas aux autres SH. D’une part, ils peuvent
prétendre, tant des points de vue de l’efficacité que de l’équité, rece-
voir la juste contrepartie de leurs contributions. D’autre part, ils sont
à l’origine de la composante la plus importante de la valeur créée et
leurs transactions n’étant pas le plus souvent totalement garanties, ils
assument une partie du risque résiduel ; à ces deux titres, leur parti-
cipation au partage de la rente globale se justifie.
Toutefois, l’intérêt principal de la mesure de la valeur partena-
riale ne réside pas dans son caractère instrumental mais dans la mo-
dification des grilles de lecture traditionnelles liant les systèmes de
GE à la création de valeur, à laquelle elle conduit. Elle permet no-
tamment de resituer le rôle des actionnaires au sein de l’ensemble
des SH et de montrer que la plupart des préconisations qui visent à
renforcer leur pouvoir peuvent en fait s’opposer à un objectif de
maximisation de la valeur partenariale et se révéler finalement
contraires même à leur objectif de maximisation de la valeur action-
nariale.
23
On notera d’ailleurs une certaine parenté entre cette analyse et celle des comptes
de surplus même si le recours aux prix et aux coûts d’opportunité fait diverger sensi-
blement les deux types d’analyses.
24
La « nouvelle finance », dont on trouvera une présentation résumée dans
R. A. Haugen [1996], cherche à expliquer les résultats empiriques obtenus sur la
liaison réelle entre rentabilité et risque, qui ne peuvent être prédits par le Medaf. En
particulier, il apparaît que les firmes dont le ratio valeur comptable/valeur boursière
est élevé, ont tendance à obtenir des taux de rentabilité supérieurs. Ce phénomène
pourrait s’expliquer par la tendance qu’aurait le marché à surestimer systématique-
ment la durée des profits anormaux. Ces phénomènes sont également constatés sur
le marché parisien [T. Chauveau, M. Idriss 1997].
Gérard Charreaux et Philippe Desbrières 85
Le problème de l’efficacité des systèmes des GE ne peut être
posé que dans un cadre élargi à l’ensemble des SH, notamment lors-
qu’il s’agit de comparer les systèmes anglo-saxons et les systèmes
germano-nippon ou latins ; il doit également être étudié dans une
perspective systémique tenant compte des phénomènes de substitua-
bilité et de complémentarité entre les différents types de mécanismes
disciplinaires qui complexifient l’étude de l’origine de la perfor-
mance [G. Charreaux 1997].
Enfin, nous voudrions conclure en soulignant le danger du
« mesurable ». Il est peu contestable que la focalisation sur la rela-
tion dirigeants/actionnaires au sein du débat actuel sur le GE soit liée
au caractère mesurable et objectif de la valeur boursière, dont on
dispose en permanence pour les sociétés cotées. Or, il n’est pas inu-
tile de rappeler que cette mesure ne reflète l’intégralité de la valeur
créée (c’est-à-dire la valeur partenariale) que sous des hypothèses
extrêmement strictes quant au fonctionnement des différents mar-
chés, qui sont loin d’être satisfaites et qui ne le seront jamais, la
création de valeur passant par celle d’imperfections dans les mar-
chés, notamment d’asymétries d’information. Il apparaît donc
nécessaire, même si le coût en est élevé, d’orienter les recherches
vers d’autres approches, peut-être plus qualitatives, de la valeur créée
et d’étudier le problème du GE en fonction d’un concept conforme
aux visions théoriques dominantes de la firme. Pour mieux illustrer
le caractère pernicieux du « mesurable », nous terminerons par une
analogie avec le domaine de l’enseignement, où il serait difficile
d’admettre que la totalité de la valeur créée par la fonction éducative
puisse se mesurer par la note attribuée, le seul objectif de la recher-
che de la note maximale par l’étudiant entraînant d’ailleurs des ris-
ques de court-termisme que chacun connaît bien. Il semblerait que
les vertus incitatives du « mesurable » aient les mêmes conséquences
dommageables dans le domaine de la création de valeur des firmes…
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