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De s h i m a , n°2 – 2008
De grands événements historiques comme l’inondation de la
Sainte-Élisabeth de 1421 et le tragique raz-de-marée de 1953 ont
forgé l’image du Néerlandais luttant depuis des lustres contre
les eaux. Mais depuis ces événements, la relation entre les pouvoirs
publics et les citoyens, ainsi que le rapport des Pays-Bas à l’eau, ont
subi des changements radicaux. Les évolutions de ces quinze dernières
années laissent à penser que le rapport qu’entretiennent les pouvoirs
publics aussi bien vis-à-vis de l’eau que des citoyens s’est horizontalisé,
conférant ainsi plus d’espace aux euves et à la participation citoyenne.
Cette horizontalisation de la politique de protection contre les risques
d’inondation a-t-elle vraiment permis de mieux prendre en compte, sur
le plan local, l’opinion des habitants ?
En principe, la politique de sécurité est une aaire d’experts (police
et pompiers). Au moment où un raz-de-marée submerge votre maison,
les autres options sont rares. Cependant, certaines communes comme
Kampen, sur l’Yssel, ont également attribué à ce qu’on appelle les
dijkteams (équipes de digue) un pouvoir d’intervention. Lorsqu’une
catastrophe s’est produite, les pouvoirs publics peuvent heureusement
Note du traducteur. Kampen, dans la province de Overijssel, à mi-chemin entre
Lelystad et Zwolle.
Plus d’espace pour le fleuve,
plus de place pour
la participation citoyenne ?
Jeroen Warner,
Madelinde Winnubst,
Dik Roth
génie hydraulique
78 Jeroen Warner, Madelinde Winnubst, Dik Roth Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
faire appel à des citoyens regroupés en association. Pourquoi ne pas
associer plus rapidement ces citoyens, les premiers concernés par les
politiques d’aménagement, au processus décisionnel dont l’objectif est
de mieux anticiper les catastrophes telles que inondations, glissements
de terrains et explosions ?
Ravietz et Funtowicz (1992) recommandent d’impliquer non
seulement des experts, mais également des non-initiés, là où il y a aussi
bien des enjeux d’ordre technique que moral et éthique. Diérentes
personnalités, représentant chacune des intérêts et points de vue
diérents, se réunissent déjà régulièrement an de trouver une solution
à un problème donné (Warner, 2007), mais jusqu’ici les citoyens
organisés en association n’ont guère eu leur mot à dire dans la politique
de gestion de l’eau. Or plusieurs controverses locales qui ont émaillé
le lancement de la directive Ruimte voor de Rivier (De l’espace pour
le euve), visant à appliquer sur un plan local des mesures telles que
l’abaissement des épis et le recul des digues, ont révélé que le citoyen
désire lui-aussi participer aux débats par la parole et la réexion. À
Overdiep, Veessen-Wapenveld et Kampen, il y eut des protestations
parfois bruyantes de citoyens. La conclusion de cette directive fut
à l’origine de la réaction la plus vive de la population qui s’opposait
à la mesure phare de cette politique, à savoir la création d’un bassin
déversoir sous contrôle dans des polders faiblement habités tels que
le Ooijpolder. Nous nous baserons, dans les lignes qui suivent, sur le
processus décisionnel qui a marqué la mise en œuvre des déversoirs sur
le Ooij, ainsi que dans la région de Overdiep, pour décrire l’émergence
d’un nouveau rapport entre le citoyen et les pouvoirs publics.
Lors d’une explosion dans un entrepôt de feux d’artice à Enschede le samedi 13 mai
2000, vingt personnes avaient péri. Les dégâts matériels étaient énormes. On t appel à
la Croix-Rouge et aux nombreuses associations sportives, ce qui permit l’organisation
rapide de secours coordonnés. Cependant la commune avait systématiquement ignoré
les avertissements préalables de la population sur le risque que présentait l’entrepôt de
feux d’artices en zone résidentielle.
Note du traducteur. Épi : ouvrage perpendiculaire au bord d’une rivière, destiné à
diriger le cours de l’eau (source : le Robert).
Note du traducteur. Ces deux localités sont situées dans la province de Overijssel,
entre les villes de Zwolle et Deventer.
Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
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génie hydraulique
Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
Une horizontalisation des politiques ?
Les Néerlandais sont d’avis qu’il appartient à l’État, en échange
de leur loyauté, de les protéger des inondations. Les Deltawerken qui
protègent le littoral de Zélande en sont l’exemple le plus marquant.
L’administration qui gère ces digues s’est vu octroyer un blanc-seing
quasiment illimité pour éviter qu’un nouveau raz-de-marée se produise.
Les années ’50 furent celles de nombreux projets. Les années 60 et 70,
celles du citoyen émancipé et soucieux de l’environnement. Le premier
conit majeur eut trait à une digue de mer du delta : la digue qui ferme le
bras oriental de l’Escaut. En 1980, on procéda à l’endiguement du euve,
ce qui provoqua des protestations de citoyens contre la démolition, à
Brakel, de maisons historiques sur la digue.
Depuis, les notions de culture et de nature ont très largement imprégné
la politique des eaux, même au sein des pouvoirs publics. Depuis que
le Plan Ooievaar (Plan Cigogne) a remporté en 1987 un prix pour
récompenser sa politique innovante en matière d’environnement, tout
le monde comprend ce qu’on entend par « politique d’environnement ».
La sécurité (entretien et renforcement des digues) ne faisait alors plus
partie des priorités. En 1993, à la veille des hautes marées, un mouvement
pour la protection de l’environnement put obtenir que la norme de
protection le long du Rhin passe de 16 000 à 15 000 m3/s, pour éviter que
le paysage soit trop enlaidi par des digues en béton. Le Rijkswaterstaat,
l’administration des eaux dont le rôle dominant était toujours plus
vivement critiqué, ne jouissait pas d’une bonne image – les protestations
des années ’80 étaient dirigées contre les interventions de ce département
ayant la réputation d’être par trop autoritaire. L’image de l’État idéal
s’était elle-aussi détériorée. L’État-providence, l’État planicateur fut
abandonné au prot d’une approche d’inspiration économique, ce qui
inaugura une tendance à la décentralisation et à l’externalisation de
tâches les plus importantes. Le Rijkswaterstaat n’y échappa pas à l’aube
des années 90 : il devint un département fonctionnel, et renforça ses
services régionaux. Une part considérable du budget aecté aux digues
fut attribuée aux provinces tandis que l’entretien de nombreux barrages
fut transféré aux waterschappen.
Note du traducteur. Administration néerlandaise chargée de la protection contre
les eaux, de l’évacuation des eaux, ainsi que des ponts et chaussées. Elle correspond
partiellement aux wateringues du Nord de la France et de la Belgique.
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Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
Les crues du Rhin et de la Meuse, en 1993 et en 1995, ont renversé
la tendance. Un plan Delta fut établi dans l’urgence an de renforcer
les digues et d’ériger des quais anti-inondations le long du Rhin et de la
Meuse. Or les crues n’ont interrompu que temporairement la tendance
sous-jacente qui consistait à changer la politique de l’eau. La lutte contre
l’eau et les craintes que celle-ci inspirait à la société se révélèrent d’un
autre temps.
Le Rijkswaterstaat se rendit compte que le rehaussement des digues
n’était pas une solution durable pour parer aux scénarios de crues.
L’eau ne devait plus être corsetée, il fallait dorénavant lui donner de
l’espace. Des interventions locales comme le recul des digues devaient
créer de l’espace pour permettre l’évacuation d’une crue de l’ordre
de 16 000 m3/s. Le ministre des eaux et des transports, échaudé par
les précédentes protestations de citoyens contre le renforcement des
digues, préféra s’en remettre aux pouvoirs régionaux et locaux, à qui il
revenait de prendre l’initiative. On demandait à ceux-ci de constituer
des réseaux an de fédérer les organisations directement concernées
dans le but de dessiner un compromis. Le Rijkswaterstaat ne devait être
rien de plus qu’un facilitateur. Comme les pouvoirs locaux sont plus
proches des citoyens que les nationaux, les interventions nécessitant
une mainmise sur le domaine privé rencontreraient, espérait-il, une
moindre résistance citoyenne.
Dans le même temps, l’image de l’eau « ennemie » n’était plus
d’actualité. L’eau n’est plus par dénition l’adversaire retors, mais peut
également être une source de réjouissance et de prospérité. L’eau devait
gagner en liberté, même si les ingénieurs devaient en garder le contrôle.
Mme Mélanie Schulz, secrétaire d’État à la politique de l’Eau dans
les premiers gouvernements Balkenende, arma dans sa conférence
R. P. Cleveringa en 2003, que les pouvoirs publics ne sont plus à même
d’orir une sécurité à 100 p.c. Les pouvoirs publics mettent désormais
le citoyen face à ses responsabilités. Mieux encore, l’administration
en charge des eaux met aussi les autres départements et les pouvoirs
Note du traducteur. R. P. Cleveringa, ministre des Aaires étrangères de l’époque,
donna le 26 novembre 1940 à Leyde une conférence sur le sort des juifs. Ce fut
considéré comme un acte de résistance. Pour lui rendre hommage, des conférences
sont aujourd’hui encore prononcées à cette date ou autour de cette date un peu partout
dans le monde, à l’initiative des Pays-Bas.
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Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
subordonnés face à leurs responsabilités. Il n’est pas question que ceux-
ci planient des constructions nouvelles sous une digue en attendant
de l’administration centrale que celle-ci protège tout bonnement les
personnes et les biens en ajoutant des ouvrages d’art. Une politique
de sécurité commence par la prévention et la prise de conscience du
danger de l’eau. Après un moratoire de dix ans, les constructions furent
à nouveau autorisées sur quinze sites inondables à condition que des
mesures compensatoires de sécurité soient prises. Le secteur privé
teste à présent des habitations amphibiennes et des maisons ottantes,
comme on peut le voir à Maasbommel.
Il semble ainsi qu’une double horizontalisation se soit mise en
place : d’abord, sur le plan de l’espace, parce que l’on ne cherche plus
à se protéger de l’eau en augmentant la hauteur des digues, mais en
donnant plus de place aux euves à travers des zones de stockage ;
ensuite, sur le plan administratif, étant donné que le gouvernement n’a
plus un rôle central, et qu’il prend place à la table des négociations sur
un pied d’égalité avec les pouvoirs locaux autrefois subordonnés. Or le
ministère n’est pas très à l’aise vis-à-vis de cette double nouveauté. Là où
les pouvoirs publics s’étaient habitués à intervenir d’autorité, ils doivent
à présent négocier l’achat et le rachat de terres avec les communes, les
propriétaires fonciers et les défenseurs de l’environnement. À l’heure
où le rôle tutélaire mais conciliant du père de famille ne lui sied plus, le
Rijkswaterstaat doit s’habituer au rôle de négociateur assertif, premier
parmi ses pairs (interview R. Jorissen, RIZA, 2006).
Associer les citoyens à la politique de sécurité ?
Le plan Ruimte voor de Rivier (« De l’espace pour le euve »), lancé en
1995, tablait au départ sur un scénario de débit pour le Rhin de 16 000 m3
d’eau par seconde (3 500 fois le débit maximum jamais enregistré). Mais
en se basant sur des scénarios climatiques toujours plus pessimistes, les
experts en inondations se mirent à tenir compte de variantes atteignant
Note du traducteur. Petite cité du Brabant septentrional, en aval de Nimègue, sur la
Meuse.
Note du traducteur. RIZA = Rijksinstituut voor Integraal Zoetwaterbeheer en
Afvalwaterbehandeling (Institut national de gestion intégrale des eaux douces et de
traitement des eaux usées). Institut supprimé et remplacé par le Waterdienst (« Service
des eaux »).
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Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
les 18 000 voire, dans un scénario du bureau d’études WL Del, l’ancien
Waterbouwkundig Laboratorium (« Laboratoire hydraulique »), les
20 000 m3/s (WL Del 1998). Même des euves élargis ne parviendraient
jamais à encaisser de tels débits. Aussi les fonctionnaires du Waterstaat
songèrent-ils, comme remède de cheval aux crises extrêmes, à des
bassins déversoirs : inonder des zones d’amont faiblement peuplées pour
protéger les zones d’aval plus densément peuplées. L’administration
des eaux, cueillies à froid lors des crues de 1995, s’était sentie prise au
dépourvu. Après l’évacuation, en 1995, de près de 200 000 personnes,
les décideurs avaient songé à inonder des zones évacuées entre-temps
pour prévenir les inondations dans les zones limitrophes.
Pour éviter à l’avenir de devoir laisser le sort en décider, il parut
sage de désigner les zones éligibles. Étant donné qu’une nouvelle note
en matière d’aménagement, dénissant les contours de zones vertes
(nature), rouges (urbanisation) et bleues (eaux), était justement en
cours d’élaboration au ministère du Logement, de l’Environnement
et de l’Aménagement du territoire, il fut décidé que ce plan (« De
l’espace pour le euve ») réserverait de l’espace pour un bassin déversoir
(interview A. van der Hoek, 2006). Ainsi, le plan en question fut complété
d’une petite cartographie localisant les zones entrant en ligne de compte
pour devenir des polders susceptibles de compenser les crues.
Autrefois, une telle décision aurait fait l’objet d’un arrêté du
gouvernement communiqué aux bourgmestres et aux commissaires de
la Reine concernés. Les plans d’urgence en cas de risques naturelles ne
seraient sortis des tiroirs que dans l’imminence d’une crise (entretien
avec P. Berends, DG Water, 2002). Cette façon de voir relève du secret-
défense, avec les structures de commandement qu’il sous-entend.
La politique de défense uviale est aussi du ressort de la politique de
sécurité nationale.
Mais la réalité politique en décida autrement. En 1998 fut désignée
pour la première fois une secrétaire d’État à la politique de l’Eau,
Monique de Vries. Des sondages eectués vers le tournant du siècle
signalèrent une notoriété nationale exceptionnellement faible pour cette
Note du traducteur. Connu aux Pays-Bas sous l’acronyme VROM : Volkshuisvesting,
Ruimtelijke Ordening en Milieu.
Note du traducteur. Le commissaire de la Reine (commissaris van de Koningin)
dirige une province.
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mandataire, à peine 2,5 p.c. Une notoriété et une attention médiatique
aussi réduites signient pour un homme ou une femme politique que
le gouvernement ou la Chambre des représentants ne dégageront
que des moyens modestes pour la mise en œuvre des attributions qui
lui sont dévolues ; de plus, la chance qu’un nouveau maroquin lui soit
oert dans un prochain gouvernement devient mince. La secrétaire
d’État décida alors d’orir une plus grande résonance à sa politique
en présentant les projets de bassins déversoirs dans les médias comme
« la » solution face aux problèmes de l’eau des Pays-Bas. Ses adjoints ne
l’en empêchèrent nullement.
Or, cette femme politique d’obédience libérale, pas plus d’ailleurs que
ses collaborateurs, n’avaient prévu les vives protestations des populations
concernées. L’attention dont ce sujet bénécia dans les journaux télévisés
et dans les quotidiens nationaux fut grande, comme ils l’avaient espéré.
Mais les agriculteurs dressèrent des épouvantails en paille, arborant
des slogans de protestation, et l’administration provinciale de Gueldre,
les partenaires sociaux, les Chambres de commerce, les organisations
agricoles et les propriétaires immobiliers montèrent sur leurs grands
chevaux et commandèrent à toute bride une contre-étude auprès de
WL Del. Toutefois, l’idée du bassin déversoir avait été mise à l’agenda
politique par WL Del justement, de sorte qu’il ne fut pas étonnant de
voir que la contre-étude n’émit elle non plus aucune objection contre le
« principe » du bassin déversoir. L’application de ce principe, comme le
choix des polders pouvant être inondés, ne furent cependant nullement
approuvées par les chercheurs.
La secrétaire d’État ne fut pas décontenancée par les protestations.
Elle projeta avec ses conseillers une tournée en car à travers les polders
an de discuter de sa politique avec les intéressés, « un par un ». Ces
derniers furent charmés par ce processus d’apprentissage collectif
(conférence Martine Leewis, 30 juin 2006, Nimègue).
Il semble improbable qu’une dinde soit disposée de tout cœur à
négocier les conditions du dîner de Noël. Les habitants du Ooijpolder
ne sont pas dénués de tout réalisme : leur polder se trouverait en
première ligne le jour où le Rhin en crue se déverserait par-delà la
Note du traducteur. En néerlandais : de Tweede Kamer.
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Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
frontière allemande dans les environs de Lobith, (ill. 1). Harry Sanders,
recteur à la retraite, devenu entre-temps président de l’association
Hoogwaterplatform, contre ce projet de bassin déversoir, arma que
les habitants du polder seraient disposés, dans l’intérêt de la sécurité
nationale, à faire un sacrice, si c’est justié. Ce qu’il contesta, c’est
l’absence de dialogue.
Les fonctionnaires de la Ministre préférèrent la politique de
l’autruche. Le ministre de l’Intérieur, chargé de la politique des risques
naturels, t part, en conseil des ministres, de sa préoccupation quant
aux inquiétudes que ce plan soulevait chez les habitants de ce polder.
Le gouvernement décida de la mise en place d’une commission
chargée d’enquêter sur l’utilité et la nécessité d’un bassin déversoir et
d’établir des critères de désignation. Cette commission fut composée
de représentants des partis politiques nationaux. Les membres de la
commission brillaient, la plupart du temps, par leur méconnaissance de
la problématique. Aussi furent-ils assistés d’experts, ainsi que de deux
(jeunes) secrétaires d’administration. Les experts purent ainsi peser
considérablement sur les débats.
Note du traducteur. Ville frontière entre Pays-Bas et Allemagne, première ville
néerlandaise baignée par le Rhin. Se situe dans le quadrilatère formé par Nimègue,
Arnhem (P.-B.), Emmerich et Kleve (All.).
Ill. 1 : Ooijpolder. Les secteurs en blanc étaient destinés à accueillir les bassins déversoirs.
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Tout porte à croire que la décision d’installer le bassin déversoir
avait été xée à l’avance sans concertation. Des réunions savamment
mises en scène avaient pour but de convaincre la population que
le bassin déversoir aurait la même fonction qu’un airbag dans une
voiture. M. David Luteijn jugeait inutile de concerter les habitants sur
le sujet : « La sécurité est trop importante pour la soumettre à un débat
public » (interview avec M. Luteijn, 2005). La chute, entre-temps, du
gouvernement de M. Wim Kok, incita M. Luteijn à accélérer les travaux
de la commission an que celle-ci achève son rapport dans les délais
pour permettre l’intégration de ses recommandations aux négociations
en vue de la formation de la prochaine coalition. Lorsque la population
fut nalement consultée, le rapport était déjà sous presse et il contenait
des erreurs grossières que les critiques se rent une joie de relever.
Cette approche « managériale », du sommet vers la base, eut pour consé-
quence une absence de bonne volonté de la base vis-à-vis du bassin dé-
versoir. De plus, les connaissances et les perspectives locales en matière
d’inondation ne furent pas du tout mises à prot. Uen fois le rapport
terminé, alors que le président s’apprêtait, en novembre 2002, à le pré-
senter aux citoyens, il trouva en face de lui une salle en colère.
Quand les locaux font entendre leur voix
Ce n’était pas la première fois que les habitants du Ooijpolder
s’étaient ainsi manifestés. Comme l’explique un habitant : « Nous
avons déjà sauvé le polder un certain nombre de fois, pour ainsi dire.
Et nous sommes toujours sortis victorieux ! » Il est fait ici allusion aux
actions contre l’urbanisation du Ooijpolder par la ville toute proche de
Nimègue, au cours des années 70, ainsi que celles qui se sont opposées
à la modication du cours du Waal à la n des années 80. Cette
fois-ci, ce ne furent pas les étudiants, mais les agriculteurs qui furent
les premiers à s’opposer au projet des bassins déversoirs. En plaçant
des épouvantails en paille à des endroits stratégiques du polder, et en
Note du traducteur. Ancien député VVD (parti libéral) à la Chambre, président de la
Commission sur les bassins déversoirs.
Note du traducteur. Le Waalbocht. Aux Pays-Bas, le Rhin se ramie en un nombre
assez important de bras qui portent parfois un nom diérent. L’un de ceux-ci est le
Waal. Certains bras ont été rebouchés, d’autres canalisés, et la Meuse et le Rhin
communiquent d’ailleurs par un bras en amont de Rotterdam.
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achant des slogans tels que « Faites de la plongée sous-marine dans
votre jardin ! », ils tentèrent d’attirer l’attention des passants sur le
projet. Lorsque l’association agricole et horticole régionale Gewestelijke
Land- en Tuinbouw Organisatie organisa une conférence de presse
sur la menace qui planait sur le polder, il s’avéra que la commune
était elle aussi opposée au projet. Un parti local organisa une réunion
d’information à laquelle assistèrent une cinquantaine de personnes.
Entre-temps, le directeur de l’agence locale de la Rabobank [banque
néerlandaise] ne resta pas passif lui non plus. Il organisa, dans le
prolongement de l’assemblée annuelle, un forum qui attira quelque
400 personnes. M. David Luteijn, président de la commission chargée
d’enquêter sur l’utilité et la nécessité du bassin déversoir, était aussi
président du Comité de surveillance de la banque. Outre M. Luteijn, le
bourgmestre d’Ubbergen et le directeur de l’agence locale siégeaient
également dans le forum. L’agence locale de la Rabobank s’inquiétait
des eets locaux. Aussi la Rabobank appela-t-elle à un débat entre
M. Luteijn et la population locale. Cette réunion fut, comme on s’y
attendait, houleuse. Bien que le président de la commission pensât, en
quittant la salle, qu’il avait convaincu les citoyens, en fait, les habitants
du Ooijpolder en étaient ressortie plus que septiques. La question
du bassin déversoir suscita de plus en plus d’émotion. L’association
Hoogwaterplatform fut créée et lança sans attendre une pétition. Au cours
d’une réunion avec les bourgmestres, la secrétaire d’État, Mme Mélanie
Schultz van Haegen,également présente, se vit remettre cette pétition
comptant 5000 signatures. Ni sa visite, ni la pétition ne la rent changer
d’avis. L’association en conclut que la secrétaire d’État ne réviserait pas
facilement son opinion et déclara « la guerre » à la mandataire (interview
Sanders, 2005). En lieu et place du dialogue, on assista à une politisation
et à une polarisation, et à une guerre d’experts.
Les membres de l’association rendirent régulièrement visite aux
parlementaires et aux représentants de partis politiques à La Haye ;
des informations leur furent régulièrement communiquées, faisant
état d’approches, d’évolutions, d’opinions et de recherches nouvelles
relatives au bassin déversoir. Ils invitèrent les parlementaires ainsi
que des personnalités politiques locales et régionales à venir visiter
Note du traducteur. Dont le centre-ville est quasiment absorbé par l’agglomération
nimèguoise.
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le Ooijpolder. Sur place, le conseiller technique de l’association leur
fournissait toutes les explications nécessaires.
Le fait que l’association ait mise sur pied trois groupes de travail :
communication, aaires juridiques et techniques, a contribué à coup sûr
au succès de la stratégie. Le groupe de travail chargé de la communication
a fait en sorte que le président de l’association apparaisse régulièrement
dans les médias et que les personnalités politiques régionales et locales
visitent le secteur an de leur permettre de mieux comprendre les
conséquences qu’aurait l’aménagement du bassin. Ils créèrent un site
internet très fréquenté sur lequel guraient tous les rapports disponibles
(www.hoogwaterplatform.nl), et composèrent sur « Photoshop » une
image saisissante de l’eet qu’aurait l’inondation forcée du hameau de
Kekerdom sous quatre mètres d’eau.
Avec le concours de trois experts techniques, l’association s’eorça
d’atténuer son image de fauteuse de trouble en contribuant aussi à la
substance du débat sur le bassin déversoir. Ce groupe de travail parvint
à convaincre le professeur Van Ellen, de l’Université de Del, riverain
du polder, de se rallier à leur cause. Van Ellen critiqua vivement la
manière des pouvoirs publics de gérer des risques naturelles. Il mit
ainsi en doute le fait qu’un débit de 18 000 m3/s – du jamais vu ! – soit
possible, à moins que les Länder allemands en amont ne construisent le
long du Rhin des digues hautes comme le ciel ! Une vague de 18 000 m3/s
ferait céder les digues allemandes, ce qui aecterait d’autant moins les
Pays-Bas. De plus, le professeur se montra sceptique sur la nécessité
de revoir inopinément la tendance des taux d’inondation en se basant
sur les deux dernières crues, ainsi que celle des prévisions climatiques
toujours sans preuve.
Jusqu’à présent, les incertitudes qui planaient sur la hauteur des
digues nécessaire pour éviter une indondation avaient été compensées
par ce qui est appelé une hauteur de veille supplémentaire de 1 mètre,
visant à prévenir les débordements des digues uviales. Dès 1995,
plusieurs experts s’étaient mis à cibler d’autres facteurs de défaillance,
comme le piping et l’interaction entre des digues de contournement.
Note du traducteur. Hameau situé en plein polder entre, à l’est, Millingen-aan-de-
Rijn et, à l’ouest, Ubbergen / Nijmegen.
Note du traducteur. Le piping est cette accélération critique du débit d’eau qui
entraîne par eet ricochet le détachement des terres, des boues et des pierres avec au
nal des ruptures de digue et des glissements de terrains.
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L’association gardait un contact informel avec les agents du RIZA à
Arnhem, qui s’interrogeaient également sur l’aplomb avec lequel la
commission Luteijn semblait botter en touche certaines incertitudes
concernant le bassin déversoir, et qui insistaient pour que celles-ci
soient notées noir sur blanc dans le projet, au lieu de s’attacher à des
chires soit-disant incontestables. Au cours d’une concertation qu’il eut,
dans le cadre de l’exercice de sa profession, avec le Rijkswaterstaat, un
membre de la plateforme découvrit qu’un des sept rapports sous-jacents
au rapport de la Commission sur les bassins déversoirs contenait des
observations critiques, quoique formulées en des termes diplomatiques,
sur ces incertitudes. Or la Commission avait négligé cet avis. Lorsque le
Rijkswaterstaat et, plus tard, la secrétaire d’État refusèrent la divulgation
du rapport, le groupe de travail en charge des aaires juridiques parvint
avec succès à contecarrer cette décision en invoquant la Loi sur la
transparence des politiques publiques.
L’association sut convaincre les parlementaires en se fondant sur
ces arguments. Lorsque la secrétaire d’État prit son congé de maternité,
l’association parvint à inciter une majorité de représentants à voter
contre le projet. La motion des démocrates chrétiens (Van Lith) et des
socio-démocrates (Boelhouwer) visant à ne plus attribuer les fonds
aectés aux bassins déversoirs dans le cadre « De l’espace pour le euve »
fut adoptée en novembre 2004, et la secrétaire d’État rendit les armes en
mai 2005 : le bassin déversoir fut renvoyé aux calendes greques.
La n de l’histoire ne manque pas de sel : une émission télévisée,
datant du 5 octobre de cette même année, suggéra que le bassin déversoir
n’avait pas encore été eacé de l’agenda politique. Après l’envoi d’un
brûlot de l’association, un service de messagerie apporta, le même soir,
vers les dix heures et demie, une lettre personnelle de la secrétaire d’État,
niant que l’option du déversoir du Ooijpolder soit réinscrite à l’agenda
politique. Une fois encore, la Hoogwaterplatform avait réussi à inuer
dans le débat politique.
Une matrice de sécurité
Une plus grande inuence de la population ne porte pas
nécessairement préjudice au rôle des professionnels de la sécurité ni au
rôle dirigeant des pouvoirs publics. Une classication des problèmes
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politiques, telle que conçue par Hoppe et Hisschemöller (1996),
chercheurs en sciences administratives, peut nous aider à cerner la
question. Lorsque votre habitation est sous les eaux, vous serez peu
nombreux à organiser un forum pour négocier la stratégie à suivre. Par
contre, lorsqu’il n’existe pas de consensus quant à ce qu’il faut défendre
ou non, et lorsque l’incertitude subsiste, cela pose problème. Dans un
tel cas, une solution managériale, telle qu’une commission technique,
pourrait sure à maîtriser des risques nationaux, et une stratégie de
sécurité nationale associant la police, la défense nationale et les pompiers
pourrait également sure pour faire face à des menaces extrêmes. Mais
lorsque les faits et les opinions sont l’objet de divergences, le risque de se
trouver face un problème politique – et dès lors aisé à politiser – est plus
que réel. Au moment où la secrétaire d’État était aux abonnés absents,
l’association s’employa à convaincre une majorité de parlementaires.
Malgré le rôle plus important joué par les pouvoirs subordonnés
dans le projet Ruimte voor de Rivier, tout indiquait que ce n’était pas
une sinécure d’impliquer les citoyens dans cette politique. Chose
intéressante à relever, la Hoogwaterplatform est aujourd’hui associée au
projet de Waalweelde, qui développe une vision intercommunale sur la
sécurité et la viabilité uviales du Waal. Dans ce cadre, quatre groupes
ont été spéciquement sollicités en raison de leur pertinence sociale : les
entreprises, la fonction publique et les décideurs, ainsi que les citoyens.
Le risque de voir encore une sorte de bassin déversoir s’inscrire à
l’agenda politique est d’ailleurs réel. À la diérence du professeur Van
Ellen, des experts en eau faisant autorité, comme les professeurs Schaap
et Vellinga, pensent que l’impact des changements climatiques sur la
sécurité des Pays-Bas n’est pas susamment apprécié à sa juste valeur.
En 2004, un rapport du Rijksinstituut voor Milieuhygiëne (Bannink
e.a. 2004) a armé que les connaissances sur la solidité des digues
étaient lacunaires et que les normes applicables étaient passablement
dépassées. Les normes de sécurité sont celles qui s’appliquaient au
nombre d’habitants et au taux d’urbanisation de 1960. Entre-temps,
la population, mais aussi l’activité économique a augmenté, aggravant
d’autant les éventuels dommages économiques et humains en cas
d’inondations. Le rapport a préconisé de passer d’une politique de
sécurité à une politique du risque, intégrant non seulement le risque
Note du traducteur. Institut national pour l’hygiène environnementale.
90 Jeroen Warner, Madelinde Winnubst, Dik Roth Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
d’inondation, mais aussi les préjudices. Cela signie qu’un secteur
densément peuplé devrait bénécier d’un niveau de protection supérieur
(risque d’échec inférieur) qu’un secteur faiblement peuplé (risque
supérieur) pour obtenir la même norme de protection. Cette approche
dite « du risque », intégrant à la fois les risques et les eets, signie
cependant toujours une diérenciation, au niveau de la protection,
entre les secteurs densément peuplés et les secteurs faiblement peuplés,
et partant, cela nécessiterait le recours à un bassin déversoir en cas de
crue extrême. Vellinga prône également une diérenciation scale,
obligeant les habitants des zones à risque à payer plus d’impôt que les
zones sûres (Aarts 2006). Jusqu’à présent, ce projet de nancement de
la sécurité a moins enthousiasmé le politique, mais un nouveau pas a
été franchi, car cette logique insiste sur le fait qu’il faut non pas inuer
sur le euve, mais sur le comportement résidentiel de l’homme. Or une
telle approche basée sur l’expertise ne rend pas davantage justice aux
personnes directement concernées. L’habitant du polder ne comprend
pas pourquoi il est plus important d’assurer la sécurité des vies et des
biens de la Randstad, que la sienne. Aradau (2001) met en garde contre
une approche managériale, dépolitisée et technocrate, qui fait dépendre
la politique du risque de données statistiques débouchant sur des prols
de risque qui ensuite peuvent de nouveau se traduire par des mesures
limitant la liberté d’établissement et contraignant les comportements
des citoyens au détriment d’un processus décisionnel ouvert.
Valeurs éthiques et morales
Absence de débat Débat
Faits
Certitude Politique de crise
* Imposer (0)
Politisation
3 * Lutte
Incertitude
Approche managériale
(management du risque)
* Processus décisionnel
controlé 2
Délibération
* Apprendre
1
Apprentissage commun
avec les citoyens
Matrice de participation et de sécurité.
(Les chiffres indiquent l’ordre chronologique du déroulement des débats sur le projet de l’Overdiep).
Une mise en adéquation des intérêts ne signie pas nécessairement
que toute opposition soit politisée. Il apparaît que les citoyens, qui
doivent subir les incertitudes d’une politique de l’eau, doivent tirer la
sonnette d’alarme à maintes reprises avant que s’instaure le dialogue
Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
91
génie hydraulique
Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
voulu pourtant dans un premier temps par la secrétaire d’État De Vries.
Dans le cas de l’Ooijpolder, le gouvernement aurait pu faire autrement.
C’est ce que semble en tout cas prouver l’expérience de Overdiep.
Le polder de Overdiep: une initiative des habitants
Coincé entre le Bergsche Maas et le Oud Maasje, le polder de Overdiep
se situe dans la province du Brabant septentrional (ill. 2). Des mesures
techniques ne l’ont rendu propre à l’habitation permanente, à l’agricul-
ture et à l’élevage qu’au cours des années ’70. C’est un petit secteur qui
compte 550 ha à l’intérieur de digues, tandis que les berges occupent
180 ha. Le polder compte seize exploitations agricoles, un port de loi-
sirs et un camp d’entraînement de l’armée avec des baraquements. En
2003, on dénombrait 94 habitants. La plupart des exploitations sont des
fermes laitières qui comptent de 25 à 40 ha de terres (partiellement en
propriété, partiellement aermées) et de 30 à 80 vaches. Certains fer-
miers combinent la production laitière avec des cultures arables (maïs,
betteraves, pois et pommes de terre). Le polder abrite en outre deux
abattoirs.
En raison de sa situation favorable le long de la Meuse, du nombre
restreint de ses habitants et de sa fonction antérieure comme bassin de
rétention des eaux uviales, le polder était inscrit, à la n des années 90,
comme « secteur éligible » sur les documents cartographiques des
pouvoirs publics établis dans le cadre des mesures d’élargissement
uvial. Les habitants n’avaient pas été associés aux premières études en
vue de désigner le polder comme bassin de rétention. Au tout début,
seuls l’association agricole ZLTO et le Waterschap étaient au courant.
Ill. 2 : Le polder de l’Overdiep
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Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
Lorsque les habitants apprirent par la presse régionale que leur polder
était éligible pour le stockage d’eau, leur réaction fut une réaction de
colère. Les habitants ne craignaient pas tant l’eau que, surtout, les
pouvoirs publics (v. Verhoeven, 2006). Les agriculteurs redoutaient
surtout une longue période d’incertitude, ainsi que les conséquences
néfastes de ce statut pour l’avenir de leurs exploitations. Qui oserait
encore investir dans une entreprise qui pourrait à tout moment se
retrouver sous les eaux ? Certains fermiers étaient prêts à engager tous
les moyens légaux pour faire bloc aux projets des pouvoirs publics.
Il y eut aussi des réactions diérentes. Non seulement inquiets des
projets, certains fermiers y voyaient aussi de nouvelles opportunités pour
leurs exploitations. Les procédures à l’encontre des pouvoirs publics
leur causeraient encore plus de tort, alors même qu’ils reconnaissaient
l’intérêt public du stockage de l’eau. De plus, l’étude des pouvoirs
publics n’était qu’une première exploration, et non un projet dénitif.
Après d’intenses débats, les fermiers décidèrent donc d’opter pour la
négociation au lieu d’entrer en résistance. Ils sollicitèrent de la province
un rôle plus actif dans la planication touchant leur polder. Pour mieux
défendre leurs intérêts dans les négociations avec les pouvoirs publics,
ils s’associèrent en groupement d’intérêts, le Vereniging Belangengroep
Overdiepse Polder.
Ainsi, les fermiers eurent l’opportunité de concevoir, avec notamment
le concours de la province, leur propre projet pour le polder : le plan dit
des tertres. Les fermiers sont disposés à installer leur exploitation dans
le polder, sur des tertres le long d’une nouvelle digue qui sera construite
du côté sud du polder. La digue sera équipée d’une entrée et d’une sortie
des eaux, permettant aux eaux de la Meuse, dans un cas extrême, de suivre
le débit du euve à travers le polder. Le premier but du projet pourrait
ainsi se réaliser : réduire de 30 cm le niveau d’eau du euve. Second
but : contribuer (par l’extension des exploitations) au renforcement des
structures agricoles. Étant donné que l’espace nécessaire à la viabilité
de l’ensemble des exploitations fait défaut (le plan prévoit de huit à
dix tertres pour l’établissement d’une seule exploitation), une partie
des exploitations actuelles devra quitter le polder. Les fermiers qui
Un tertre est un terre-plein aménagé par l’homme dans le paysage pour protéger
naguère ses établissements contre les crues. Les digues reprirent cette fonction ensuite.
Les plus anciens tertres ont deux mille ans.
Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
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génie hydraulique
Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
veulent mettre n à leur exploitation ou s’installer ailleurs (aux Pays-
Bas ou à l’étranger) recevront une proposition de rachat par la province.
Une partie des terres sera aectée à la construction d’infrastructures
additionnelles. An de compenser la perte de valeur de ces terres suite à
la mise en oeuvre de ce projet, les fermiers se verront attribuer des terres
supplémentaires. Leurs exploitations en gagneront en supercie.
Le « plan des tertres » s’inscrit dans la recherche d’une nouvelle
approche entreprise par les pouvoirs publics. Le groupe de réexion
sur l’eau Bezinningsgroep Water, mis en place par les pouvoirs publics,
assortit le plan des tertres d’un statut de « projet miroir » à titre
expérimental (Habiforum, 2006). Il convient de noter que l’encadrement
et la mise en oeuvre des projets ont été décentralisés et transférés à la
province. Entre-temps, les négociations entre les fermiers, les pouvoirs
publics, les Waterschappen et les autres parties concernées enregistrent
des progrès considérables. Même si on travaille d’arrache-pied à ce
projet pour qu’il voit le jour, il faudra encore un certain temps avant que
les engins des travaux publics ne s’activent dans le polder. La décision
dénitive sur le choix des personnes autorisées à rester dans le polder et
à se voir attribuer des tertres et de celles qui devront le quitter sera un
test crucial et mettra à rude épreuve la solidarité des fermiers.
Le plan des tertres dans le polder de Overdiep prouve qu’il existe
des alternatives aux méthodes classiques, hiérarchiques et peu enclines
au consensus, qui caractérisent la planication dans le secteur de l’eau.
Il semble toutefois prématuré de faire état de relations eectivement
horizontalisées entre les diérenes personnes et instances associées à la
politique de l’eau. Le succès de la mise en oeuvre du plan des tertres et de
nombreux autres projets entrepris dans le cadre du projet « De l’espace
pour le euve » ne sont pas concluants. La politique en matière de risques
naturelles a besoin d’un succès, même modeste, après le problème des
zones réservées à l’implantation des bassins déversoirs. Une meilleure
image du Rijkswaterstaat sur ce point mérite quelques sacrices. Or cela
ne signie pas encore un réel changement de politique. Les nombreux
problèmes rencontrés lors du pénible lancement du polder de Overdiep
ont révélé que le ministère ne s’était au départ enthousiasmé ni pour
l’approche participative ni pour la décentralisation. Finalement, la
question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le débat sur les
conséquences des changements climatiques pour la sécurité le long des
94 Jeroen Warner, Madelinde Winnubst, Dik Roth Plus d’espace pour le fleuve, plus de place pour la participation citoyenne ?
euves pèsera à l’avenir sur la politique, ce qui peut faire pencher la
balance à nouveau en faveur du « tout sécuritaire ».
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