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Notes de lecture - éclairage et biodiversité
Roland Brémond
Université Gustave Eiffel, PICS-L
Novembre 2024
Dans la jungle à la lune pleine
Les papillons ne se brûlent pas sur les lanternes
Ils montent cette nuit-là vers les hautes ténèbres
On regarde de loin briller leurs ailes bleues.
Lavilliers (1981)
|ALAN |Biodiversité |Éclairage |Vision |
Introduction
Les menaces d’origine anthropique qui pèsent sur la
biodiversité sont multiples : disparition des écosys-
tèmes, transformation des sols, micro-plastiques, pesti-
cides, espèces invasives, réchauffement climatique, etc.
(Barnosky et al., 2011). L’homme exerce une pression
évolutive depuis le Paléolithique (Prates and Perez,
2021), avec une intensité et à une vitesse qui ne per-
met plus à certaines espèces d’évoluer assez vite pour
s’adapter.
FIGURE 1 – Les espèces nocturnes sont forcément impactée par
l’ALAN, mais les espèces diurnes le sont aussi, indirectement.
L’éclairage artificiel (ALAN, pour Artificial Light at
Night) est un aspect de cette anthropisation, et à ce
titre il est susceptible de modifier les équilibres natu-
rels 1. Il a d’abord été pointée du doigt dans les années
1970 parce que c’était un problème pour l’observation
astronomique (Riegel, 1973) ; c’est seulement dans les
années 2000 que les enjeux pour la biodiversité ont été
soulignés (Longcore and Rich, 2004; Gaston, 2013).
L’objet de ces notes est de recenser les principaux
travaux sur les effets de l’ALAN sur le vivant non-
humain, pour comprendre son impact sur la biodiver-
sité. C’est pour ça que je n’ai qu’effleuré les nombreux
travaux sur les modifications du comportement de telle
ou telle espèce, et que je me suis concentré sur les résul-
tats qui suggèrent un impact (positif ou négatif) sur la
biodiversité elle-même, c’est-à-dire sur la diversité du
vivant, ou du moins sur la richesse et la fonction des
écosystèmes.
FIGURE 2 – Toutes sont soumises à de nombreuses pressions
anthropiques, certaines s’adaptent mieux que d’autres.
J’ai trouvé très peu de preuves directes que l’ALAN
réduit la biodiversité, ou conduit à la disparition d’es-
pèces, mais il y a quelques résultats sur le déplacement
de l’équilibre au sein d’écosystèmes expérimentaux ou
1. Le cours de Tatiana Giraud du 24 Avril 2022 au Collège de
France constitue une excellente introduction aux pressions anthro-
piques sur la biodiversité. Il est en ligne sur le site du Collège.
2Éclairage et biodiversité
naturels. C’est donc surtout à cause des autres pres-
sions anthropiques que les changements liés à l’ALAN
doivent être considérés comme potentiellement nui-
sibles pour la biodiversité : ils risquent de faire bas-
culer des équilibres rendus précaires par d’autres chan-
gements. Le principe de précaution incite à prendre des
mesures sans attendre d’avoir des preuves scientifiques
d’un impact négatif de l’ALAN sur la biodiversité.
Deux point de vue s’expriment dans cette littéra-
ture : celui qui fait l’objet de mon enquête, centré sur
la biodiversité et les mécanismes de l’évolution, et celui
de la biologie de la conservation (conservation biology)
qui s’est développée comme approche pluridisciplinaire
à partir de la fin des années 1970, avec une vocation à la
fois scientifique et éthique, contrairement à la science
mainstream (Soulé, 1985), ce qui peut conduire à un
biais de sélection dans les objets de recherche.
FIGURE 3 – Ces adaptations modifient les équilibres dans les
écosystèmes, avec des conséquences difficilement prévisibles.
Si les efforts pour mettre en évidence des pertur-
bations au niveau des comportements, de la physio-
logie et des écosystèmes obtiennent des résultats, ces
recherches n’en sont qu’à leur début ; il est difficile de
prévoir l’évolution des espèces à partir d’observations
sur quelques années. C’est particulièrement vrai des es-
pèces dont la vitesse de reproduction est lente, comme
les vertébrés. Les résultats actuels sont donc provi-
soires, comme le montrent les nombreux articles de re-
view qui décrivent notre ignorance sur tel ou tel aspect
du sujet. On peut tout de même extrapoler à partir
des mécanismes physiologiques ou comportementaux
l’impact possible de l’ALAN. Le tout est de rester à
l’affut des nouvelles connaissances qui pourraient nous
conduire à remettre en cause nos hypothèses actuelles.
Dernier point avant de parcourir cette littérature : on
parle de science, mais il s’agit aussi d’un sujet politique
et éthique. La régulation des nuisances est un enjeu
de politique publique, et il s’agit pour les autorités en
charge de ces sujets (le Ministère de l’Ecologie en France)
de ne pas se faire manipuler par les groupes d’influence
qui sont souvent de bonne foi 2mais qui utilisent des
résultats scientifiques dans des buts politiques.
La suite de ces notes est divisée en trois parties : la
première traite de l’ALAN, de son ampleur, de sont
évolution au cours du temps et de la manière dont
il a été progressivement identifié comme un problème
potentiel pour le vivant. La seconde partie présente
quelques notions de biologie qui m’ont paru nécessaires
pour aborder la troisième partie, consacrée aux effets
de l’ALAN sur le vivant.
Partie I
L’ALAN
Riegel (1973) [Science]
Cet article attire l’attention, dans les années 1970,
sur l’impact négatif de la pollution lumineuse créée
par l’éclairage extérieur pour les observations astrono-
miques (Riegel, 1973). Il est important à cause de son
audience (il est publié dans Science), et rétrospective-
ment il fait référence, parce qu’on peut le considérer
comme le point de départ de l’intérêt de la commu-
nauté scientifique pour la problématique des nuisances
lumineuses. C’est seulement au siècle suivant que les
enjeux sur la biodiversité vont émerger, ce qui don-
nera lieu à une forme d’alliance entre astronomes et
écologues (Challéat and Lapostolle, 2014).
FIGURE 4 – Transparence du ciel en fonction des longueurs
d’onde, d’après Riegel (1973). À gauche, le visible, à droite, les
ondes radio.
L’article décrit la progression des moyens d’observa-
tion du ciel au 20esiècle, rendus possibles par les pro-
grès technologiques et par la disponibilité des fonds.
Ces progrès sont en partie contrebalancés par la crois-
sance de l’éclairage artificiel sur la même période. Rie-
gel ne met pas spécialement l’accent sur la lumière vi-
sible, puisque les astronomes s’intéressent à l’ensemble
2. Parfois de mauvaise foi, comme le lobby du tabac qui a fait
beaucoup de social engineering pour expliquer que le cancer du pou-
mon est multi-factoriel.
Lecture Notes on Vision Science RB |2024
Éclairage et biodiversité 3
du spectre électromagnétique, du moins la partie qui
n’est pas absorbée par l’atmosphère (Fig. 4).
Parmi l’ensemble des rayonnements d’origine hu-
maine qui peuvent nuire à l’observation du ciel noc-
turne, tous n’ont pas le même impact sur les observa-
tions. Les astronomes font parfois des mesures dans des
bandes spectrales étroites, parfois avec des capteurs à
large bande. Ils aiment les lampes à incandescence :
elles ont un mauvais rendement et émettent peu dans
le bleu 3. Des sources artificielles qui émettent dans une
bande étroite, comme le sodium basse pression ou les
vapeurs de mercure, posent peu de problèmes, sauf si
c’est justement la bande qui intéresse l’astronome. Le
malheur est que les éclairagistes essayent d’améliorer le
rendement et de rendre les spectres plus continus (pour
avoir une meilleure apparence colorée), ce qui a conduit
à la SHP, qui montrait le bout de son nez à l’époque.
Riegel s’attendait à des problèmes sérieux avec cette
source puissante au spectre relativement continu.
FIGURE 5 – FBI crime index en fonction du total outdoor
illumination (en log) aux USA, entre 1960 et 1970, d’après Rie-
gel (1973). C’est une corrélation, pas une causalité.
En estimant à la louche le nombre de lumens pro-
duits par l’éclairage public aux USA, il trouve que la
puissance consommée a une croissance à peu près li-
néaire (comme la population), mais que le flux a une
croissance exponentielle, ce qui est caractéristique d’un
stress. De ce point de vue, le «capteur» hyper-sensible,
celui qui ressent le stress en premier, c’est la commu-
nauté des astronomes, mais d’autres communautés se-
ron touchées plus tard...
Riegel (1973) ne demande pas de baisser les niveaux
lumineux, mais de préserver l’obscurité autour des ob-
servatoires. Le développement de l’éclairage extérieur
3. À l’époque, elles commençaient déja à disparaitre.
à l’époque est très lié au développement de l’automo-
bile : éclairage des routes, des rues et des parkings. Il
est également lié à la sécurité, ou au sentiment de sé-
curité, mais Riegel (1973) remarque en s’amusant que
d’après les statistiques du FBI au niveau national le
taux de crime est fortement (et positivement) corrélé
au niveau d’éclairement moyen (Fig. 5). Il ne prétend
pas que la lumière est la cause des crimes, mais il in-
cite à se méfier des arguments des acteurs qui ont des
intérêts en jeu 4.
Au chapitre des contre-mesures, Riegel cite l’utilisa-
tion de matériaux sombres, la minimisation du flux au-
dessus de l’horizon, l’utilisation de filtres dans le bleu
et l’UV pour les lampes à mercure, et le remplacement
de l’éclairage public par l’éclairage automobile.
Cinzano et al. (2001)
Cet article plante le décor en montrant, à l’échelle
de la Terre, le développement de l’éclairage artifi-
ciel la nuit (Cinzano et al., 2001). Les auteurs utilisent
des observations par satellite (Fig. 6) avec une bonne
résolution pour l’époque, et surtout avec des données
radiométriques calibrées, issues des satellites militaires
américains DSMP 5.
FIGURE 6 – Extrait de l’atlas de Cinzano et al. (2001) : le Japon
et une partie de la Chine à la fin des années 1990.
Cet atlas était une première 6, ce qui lui a donné un
impact très important dans la controverse sur les nui-
sances lumineuses menée par les astronomes, qui allait
bientôt être reprise sous un autre angle par les éco-
logues (Longcore and Rich, 2004). Les cartes réalisées
utilisent des mesures dans une bande spectrale entre
4. Il cite en particulier General Electric et l’IESNA.
5. DSMP : Defense Meteorological Satellite Program.
6. Il y en a eu d’autre depuis, comme celui de Falchi et al. (2016),
et il y a eu des précurseurs, comme Sullivan (1989) et Elvidge et al.
(1997).
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4Éclairage et biodiversité
440 7et 940 nm. Ces données sont traitées avec des mo-
dèles de propagation de la lumière dans l’atmosphère
pour estimer la luminosité du ciel vue du sol, au zénith,
lorsque le ciel est sans nuages.
Les unités sont compliquées mais les auteurs pro-
posent de comprendre le résultat comme un ratio entre
la clarté du ciel et la clarté qu’on observerait sans éclai-
rage artificiel 8. En croisant avec des données démo-
graphiques spatialisées, les auteurs utilisent un seuil
de « pollution lumineuse » et quantifient la population
qui vit au-dessus de ce seuil (99% de la population aux
USA). Malgré les réserves qu’on peut faire sur les uni-
tés utilisées, les auteurs affirment sur la base de leurs
calculs que les 2/3 des états-uniens et 1/3 des euro-
péens ne peuvent pas voir la Voie Lactée, et que 10%
des humains ne voient plus la nuit en vision scotopique
(Garstang, 1986).
Smith (2009) [Nature]
FIGURE 7 – Photographie nocturne extraite de l’article de Smith
(2009) illustrant les « nuisances lumnineuses » pour les astro-
nomes, qui ne peuvent pas voir les étoiles proches de l’horizon
parce que les lumières du village, derrière l’observatoire de Tene-
rife (aux Canaries), se refètent sur le sable provenant du Sahara.
Dans ce court commentary, Smith (2009) décrit la ma-
nière dont les astronomes professionnels ont réussi
7. C’est un peu limite pour voir les LEDs mais les données utili-
sées datent de la fin des années 1990, donc sans LEDs.
8. Ils expliquent que c’est moins intéressant (pour les astro-
nomes) que des cartes de visibilité stellaire, mais que c’est déjà pas
mal. C’est une référence, pour faire des comparaisons spatiales et
pour voir des évolutions dans le temps (Kyba et al., 2017).
à sensibiliser le grand public pour s’en faire des al-
liés dans leur combat pour un ciel sombre, en mettant
en évidence la disparition progressive de paysages noc-
turnes d’une grande beauté. Leurs arguments portent
sur les économies d’énergie, la santé (via la régulation
des rythmes circadiens) et la préservation de la na-
ture 9. Sur ce dernier point, Smith mentionne l’effet
de l’éclairage des gratte-ciels sur la migration des oi-
seaux, en citant des expériences locales au Canada et
aux Etats-Unis.
Kyba & al. (2011)
Les nuisances lumineuses sont fortement amplifiées
par la météo : les nuages renvoient la lumière qui
part vers le ciel en direction du sol, et augmentent ainsi
les niveau d’éclairement auxquels sont soumis les éco-
systèmes la nuit. Sans éclairage artificiel, les nuages au-
raient plutôt tendance à diminuer les niveaux d’éclai-
rement (la lune et les étoiles sont masqués), alors qu’en
présence d’éclairage artificiel, ils amplifient la diffusion
de la lumière, ce qui augmente les niveaux lumineux au
sol 10.
FIGURE 8 – Eugène Boudin (1890), Plage à Trouville, Natio-
nal Gallery, London.
Kyba et al. (2011) observent la luminance du ciel
(sky glow), qui est un indicateur de la « pollution lu-
mineuse » dont les effets se font sentir à des kilo-
mètres des sources. Par temps clair, la lumière artifi-
cielle est réfléchie par les molécules présentes dans l’at-
mosphère (diffusion de Rayleigh), avec une préférence
pour les courtes longueurs d’onde : c’est ce qui fait
le ciel bleu (Cinzano and Stagni, 2000). Les aérosols
(poussière, pollution) réduisent la visibilité en même
temps qu’ils diffusent la lumière. Les gouttelettes d’eau
du brouillard et des nuages ont le même effet que les
aérosols : la lumière visible est (peu) absorbée et (beau-
coup) diffusée.
9. L’article de référence est celui de Longcore and Rich (2004).
10. C’est ce qui fait que la nuit, en ville, les nuages apparaissent
clair sur le fond sombre du ciel, tandis qu’à la montagne ils appa-
raissent comme des tâches sombres sur le ciel.
Lecture Notes on Vision Science RB |2024
Éclairage et biodiversité 5
Un modèle simple et pratique de la couverture nua-
geuse 11 est celui d’un diffuseur parfait à deux faces :
une qui réfléchit la lumière du ciel (Soleil, Lune, étoiles)
vers le haut, l’autre qui réfléchit les lumières de la ville
(Chaplin, 1931) vers le bas.
Pour montrer la dépendance de la luminance du ciel
à la couverture nuageuse, Kyba et al. (2011) utilisent
un capteur 12 qui sert habituellement aux astronomes
à qualifier la qualité du ciel nocturne. Ce capteur a été
installé à 3 endroits, en milieu urbain (Berlin), sub-
urbain (à 18 km du centre de Berlin) et rural (32 km
du centre). Ces mesures ont été corrélées à des mesures
de la couverture nuageuse, avec un indicateur entre 0 et
8 qui indique la proportion de couverture nuageuse 13 .
Pour éviter les calculs d’éclairement compliqués liés à
la présence de la Lune, ils n’ont utilisé que des données
avec la Lune sous l’horizon.
Les mesures montrent un effet de la localisation, ce
qui était attendu (plus de sky glow en centre ville qu’en
périphérie, et plus en périphérie qu’à la campagne), et
un effet de la couverture nuageuse, ce qui était attendu
aussi. L’interaction entre les deux (l’effet des nuages
est plus fort en centre ville) correspond également aux
hypothèses des auteurs. Quantitativement, ils trouvent
que la luminance du ciel en centre ville est 10 fois plus
importante par ciel couvert que sans nuages, et 4 fois
plus importante qu’à la campagne un jour de pleine
Lune. Ces résultats incitent à tenir compte, dans l’éva-
luation de l’exposition des écosystèmes à la pollution
lumineuse, de la fréquence et de la répartition dans le
temps des périodes de ciel couvert.
Challéat & Lapostolle (2014)
Cet article de Challéat and Lapostolle (2014) raconte
l’histoire de la controverse sur les nuisances lu-
mineuses jusqu’en 2014. Au départ, dans les années
1970, ce sont les astronomes professionnels qui sou-
lèvent le problème du halo lumineux, ce qui se traduit
lors du congrès de l’Union Astronomique Internatio-
nale en 1976, et par des recommandations de la CIE
en 1980 pour la protection du ciel nocturne aux alen-
tours des observatoires. Dans les années 1990, les astro-
nomes amateurs suivent le mouvement, et en France,
une charte est proposée en 1993 ; l’ANPCN 14 est créée
11. Cinzano and Stagni (2000) observent que les modèles de pol-
lution lumineuse atmosphérique ont été principalement motivés
par les problématiques des astronomes, qui ne s’intéressent qu’aux
ciels sans nuages.
12. Techniquement ce n’est pas une luminance mais un capteur
passe-bande, sensible entre 320 et 720 nm, qui mesure la magnitude
du ciel pour les astronomes. L’ouverture angulaire varie entre 20◦
et 80◦.
13. Sinop data sur www.ogimet.com
14. ANPCN : Association Nationale pour la Protection du Ciel
Nocturne.
en 1998. Dans les années 2000, avec la mise en évidence
du rôle des ipRGC dans la synthèse de la mélatonine et
donc dans la régulation sommeil, c’est la chronobiologie
puis la médecine qui s’emparent du sujet 15 .
La controverse qui se développe oppose d’une part
les tenants de la pollution lumineuse (environnementa-
listes), qui considèrent que l’éclairage artificiel est une
pollution (ce qui signifie qu’elle n’a que des effets né-
gatifs), d’autre part les technicistes, qui parlent de nui-
sances lumineuses et qui mettent en balance les effets
négatifs de l’ALAN et ses effets positifs. Challéat and
Lapostolle (2014) s’appuient sur la théorie de l’acteur-
réseau (Callon et al., 2001) pour décrire la manière
dont la controverse a évolué entre les années 1990 et
2010, en recutant de nouveaux acteurs et de nouveaux
objets de dispute, ce qui débouche sur des décisions
institutionnelles 16.
FIGURE 9 – The International Dark Sky Association.
Ils décrivent la nature des acteurs et les objets
saillants utilisés par les uns et les autres dans la contro-
verse (normes, cartes du ciel nocturne, publications
scientifiques, etc.), ainsi que les alliances entre groupes
(ANPCN, AFE, CIE, ministères, etc.). En particulier,
l’International Dark Sky Association, au départ centrée
sur les revendications des astronomes, a développé un
corpus de connaissances mais aussi de propagande et
de méthodes d’action qui représentent des ressources
qui se sont diffusées chez l’ensemble des acteurs « en-
vironnementalistes » de la controverse. Ils utilisent par
exemple les cartes de Cinzano et al. (2001) qui sont à
la fois des résultats scientifiques et des symboles visuels
pour atteindre le grand public.
Ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’on observe
une alliance stratégique entre écologistes et astronomes
pour peser sur les décisions publiques. C’est en effet le
début des travaux sur la perturbation des espèces ani-
males et végétales par l’ALAN. Deux motivations se
rejoignent pour demander aux pouvoirs publics d’éclai-
rer moins : la protection de la Nature et la protection
des observatoires. L’argument majeur qui est mis en
15. La principale question est celle des écrans de smartphones et
de tablettes qui se développent à la même époque.
16. Ce mouvement s’est largement amplifié dans les années qui
ont suivi la publication de cet article.
RB |2024 Lecture Notes on Vision Science
6Éclairage et biodiversité
avant est la consommation d’énergie, qui devient éga-
lement un sujet écologique (à cause de la production
de CO2) en plus d’être un sujet économique. Au cours
des années 2000, la découverte des ipRGC sera égale-
ment utilisée pour aborder le sujet sous l’angle de la
santé, même si l’éclairage extérieur ne représente pas,
sur ce point, la menace principale. L’ensemble des as-
pects permet de toucher un maximum de public dans
une logique de pression sur les pouvoirs publics : Bid-
well and Goering (2004), inventeurs du terme de sco-
tobiologie, soulignent que pour être efficace politique-
ment, il faut attirer l’attention du grand public. C’est
une théorie de l’action (Lénine, 1902), qui surfe sur les
notions de science participative qui se développe dans
les années 2000, et plus généralement sur le besoin de
contrôle de l’activité et de l’expertise scientifique par
les citoyens.
Ce mouvement de fond s’attaque à des acteurs pu-
blics et privés : éclairagistes, collectivités, sociétés d’au-
toroute : ceux qui éclairent, ceux qui vendent de l’éclai-
rage, et les experts à travers leurs institutions (la CIE,
en France l’AFE) dont la vision dominante est le fonc-
tionnalisme (on éclaire pour remplir une fonction : la
sécurité, le confort, l’esthétique, etc.). Au début des an-
nées 2010, la confrontation est frontale, par exemple,
entre l’AFE et l’ANPCEN.
Le tournant, et le succès du mouvement Dark Sky,
vient donc de l’alliance avec les mouvements écolo-
gistes pour la conservation de la nature. Les arguments
s’accumulent pour dire que l’ALAN peut avoir des ef-
fets perturbateurs sur les milieux naturels, et dans un
contexte de dégradation de la biodiversité à l’échelle
de la planète, il paraît prudent d’appliquer un prin-
cipe de précaution et de limiter l’éclairage artificiel.
Ce n’est pas seulement du green washing, puisque les
deux tendances n’ont pas les mêmes objectifs, et n’ont
donc pas forcément les mêmes préférences concernant
les solutions techniques d’adaptation de l’éclairage. Or
pour que l’alliance soit efficace, les critères liés à la
protection de la nature deviennent de plus en plus pre-
gnants. L’aboutissement provisoire de cette « contro-
verse socio-technique », en France, se trouve dans le
Grenelle de l’Environnement (l’arrêté de 2018 est pos-
térieur à cet article).
de Freitas et al. (2017)
Une analyse de données satellite a permis de regarder
en détail, au Brésil, l’évolution de l’ALAN au cours
des dernières années, et surtout de comprendre quels
écosystèmes sont les plus concernés par cette évolution
(de Freitas et al., 2017).
D’un côté, le territoire du Brésil est découpé se-
lon une typologie qui décrit le type de végétation. De
l’autre, des images satellites nocturnes couvrant la pé-
riode 1992-2002 sont utilisées pour décrire la pollution
lumineuse, avec une précision kilométrique. Le capteur
est sensible entre 440 et 940 nm, et fournit un résultat
sur une échelle entre 0 et 64. L’évolution est mesurée
comme la différence entre la « luminosité » moyenne
sur la période 2008-2012 et sur la période 1992-1996.
FIGURE 10 – Dans les mangroves, on trouve des crabes.
Les résultats correspondent à ce qu’on pouvait at-
tendre : c’est la côte Sud-Est qui est la plus éclairée et
qui se développe le plus, l’éclairage est un symptôme de
l’urbanisation. Ce qui est plus intéressant c’est de voir
que certains types de végétation sont particulièrement
concernées par l’ALAN : mangroves et restingas17 no-
tamment. On apprend également que 2500 km de côtes
sont interdites d’ALAN sur une profondeur de 500m au
Nord de Rio, mais on ne sait pas si cette loi est respec-
tée.
Kyba et al. (2017)
La croissance des nuisances lumineuses telle qu’on
peut la voir depuis des satellites (Kyba et al., 2011;
de Freitas et al., 2017) est examinée ici à l’échelle de la
planète (Kyba et al., 2017), entre 2012 et 201618 . La
particularité est que le satellite utilisé possède un cap-
teur radiométrique calibré (VIIRS DNB), qui travaille
dans une gamme entre 500 et 900 nm. Le point fort est
la calibration radiométrique, le point faible est qu’il ne
« voit » pas la bande bleue qui correspond au pic de
bleu des LED, et donc il y a un risque de mal interpré-
ter les remplacement d’anciennes lampes par des LEDs
en croyant que les flux émis diminuent.
On n’est pas surpris de trouver que les surfaces éclai-
rées, de même que l’intensité de la lumière émise, aug-
mentent dans presque tous les pays 19. Les pays les
17. Végétation pionnière qu’on trouve dans le sable, en particu-
lier dans les dunes.
18. La résolution spatiale des données satellite utilisées est de
l’ordre du kilomètre.
19. Les principales exceptions sont les pays en guerre, et les arte-
facts associés aux incendies qui durent très longtemps, comme en
Australie.
Lecture Notes on Vision Science RB |2024
Éclairage et biodiversité 7
plus développés augmentent moins, parce qu’ils sont
proches de la saturation (d’après les auteurs) ou parce
qu’ils passent aux LEDs et que la radiance des LEDs
est sous-estimée par le capteur utilisé. Les pires hot
spots ont tendance à être des aéroports. Les auteurs
regardent aussi le lien entre flux émis et PNB par ha-
bitant ; ils trouvent une corrélation significative, avec
une croissance des flux supérieure dans les pays pauvre
par rapport aux pays riches (rattrapage).
FIGURE 11 – Courbe environnementale de Kuznets.
En regardant de plus près, les auteurs observent,
dans de nombreuses grandes villes, une décroissance
des flux émis en centre ville associée à une croissance
des flux en périphérie. Ils associent ce phénomène à
la diffusion des LEDs en centre ville dans ces années-
là, mais pas à cause d’une vraie décroissance des flux
(ils ne peuvent pas s’en assurer), plutôt à cause du
problème de sensibilité du capteur. De plus, les LEDs
sont plus diffusées par l’atmosphère (justement parce
qu’elles ont de la lumière bleue, plus énergétique). Au
total, Kyba et al. (2017) ne pensent pas que le passage
aux LEDs diminue les nuisances lumineuses.
Partie II
Un peu de biologie
Park (1940)
Le concept de « nocturnalisme » (nocturnalism) a été
introduit par Park (1940) pour décrire les activités
qui ont lieu la nuit, et les distinguer de celles qui ont
lieu dans l’obscurité. Cette distinction est encore plus
pertinente aujourd’hui, puisqu’une partie de la nuit est
vécue sous éclairage artificiel 20 .
Park énumère ce qu’on ignore (en 1940) sur les ac-
tivités nocturnes des différentes espèces vivantes. Le
point de départ, c’est que la photosynthèse a lieu de
20. Un bilan du programme de recherche proposé par Park (1940)
a été fait récemment par Gaston (2019).
jour, c’est l’évènement qui permet à la biomasse de se
reconstituer. Ensuite, il y a d’innombrables questions
pour les taxonomistes (quelles espèces sont diurnes ?
nocturnes ?) 21, et pour les physiologistes (quels méca-
nismes, quelles fonctions sont impliqués ?). La généra-
lisation d’une espèce à l’autre, même proche sur le plan
phylogénétique, est hasardeuse.
Cycles. L’alternance de la lumière et de l’obscurité
produit trois grands cycles, à différentes échelles de
temps : le cycle annuel des saisons, celui de la lune,
et le cycle jour/nuit. Le premier et le troisième varient
beaucoup avec la lattitude. Entre le jour et la nuit, il
n’y a pas que la lumière qui change : il y a aussi la tem-
pérature et l’humidité, qui peuvent expliquer certains
comportements ou adaptations (par exemple l’odorat
plus efficace quand l’air est l’humide).
Partition. Comme l’espace, le temps fait l’objet d’une
partition, et on peut parler de niches écologiques noc-
turnes, que ce soit pour l’habitat ou l’alimentation.
Au niveau d’un écosystème, les espèces se partagent
le temps comme l’espace, ce qui permet de diminuer la
compétition directe. Park suggère que ce partage ne se
fait pas complètement au hasard, par exemple les es-
pèces « sociales » semblent principalement diurnes 22 .
Dans la mesure où il s’agit d’évolution et de sélection,
des adaptations assez rapides sont possibles et certaines
espèces peuvent changer de niche temporelle en fonc-
tion de pressions anthropiques comme la chasse (on
penserait aujourd’hui à l’ALAN) 23.
Adaptation. Park recense les adaptations à la vie
nocturne qui ont été observées, et sans surprise elles
ont presque toujours un rapport avec la vision. Il peut
s’agir du système visuel lui-même, mais il faut avouer
qu’on ne sait pas grand chose sur la vision des couleurs
dans l’obscurité par les animaux nocturnes 24. Vander-
plank (1934) a observé que certains hibous repéraient
leurs proies grâce à la vision infra-rouge. L’adaptation
peut également concerner la couleur des animaux, qui
doit être adaptée aux performances visuelles des pré-
dateurs la nuit (que ce soit l’acuité ou la vision des
couleurs) 25. Et bien entendu, la luminescence n’a d’in-
térêt que la nuit.
21. Le tableau est même plus compliqué puisque certaines es-
pèces ont des activités diurnes et des activités nocturnes, par
exemple les oiseaux « diurnes » qui migrent la nuit.
22. Park distingue les espèces sociales des espèces grégaires
comme les cafards et les chauve-souris. Il note des exceptions,
comme les éléphants, espèce sociale qui vit la nuit.
23. Park se demande si le comptage d’insectes capturés la nuit
dans des pièges à lumière ne nous incite pas à tort à croire qu’il
s’agit d’insectes nocturnes.
24. Voir plus loin les articles de Kelber and Roth (2006) et de War-
rant and Somanathan (2022).
25. Il y a des espèces, terrestres et aquatiques, qui changent de
couleur entre le jour et la nuit.
RB |2024 Lecture Notes on Vision Science
8Éclairage et biodiversité
Sommeil. Et puis il y a la question du sommeil. Lors-
qu’on dit qu’il y a des espèces diurnes et nocturnes, on
a en tête qu’elles ont une activité diurne (ou nocturne),
et que le reste du temps, elles dorment. Malheureuse-
ment, il n’y a pas de consensus sur la nature, ni même
sur l’universalité du sommeil. Est-ce que les insectes
dorment ? On observe que certains d’entre eux ont des
périodes d’immobilité, mais qu’est-ce que ça signifie ? Il
est difficile de transposer sans précaution l’expérience
humaine (état inconscient, rêves, etc.) à des inverté-
brés, et même aux poissons.
Activité rythmée. Un certain nombres d’activités
(dont le sommeil, pour ceux qui dorment 26 ) sont syn-
chronisées avec le rythme jour/nuit. Les signaux dé-
clencheurs peuvent être la lumière, comme pour le
chant de certains oiseaux, mais aussi la température
et l’humidité (pour les moustiques), encore qu’il soit
particulièrement difficile de séparer ces facteurs puis-
qu’en pratique, ils sont très corrélés.
FIGURE 12 – La nuit c’est fait pour dormir (d’après André
Franquin).
Park (1940) appelle « exogènes » les patterns d’acti-
vité qui sont déclenchés par le cycle jour-nuit. Il y a
aussi des patterns d’activité cyclique endogènes lorsque
le cycle d’activité et de repos peut se produire même en
l’absence des stimuli exogènes 27 , au moins pendant un
certain temps. On peut par exemple entraîner certains
insectes (termites, fourmis) à adopter un cycle différent
de 24h, ce qui montre qu’il y a sans doute un cycle en-
dogène régulé par des signaux exogènes. Dans ce cas les
drivers exogènes ont un rôle de synchronisation plutôt
que de déclencheurs 28 . Il est probable (écrit Park en
26. Certaines espèces, comme les humains, sont monophasiques
(elles dorment une fois par jour si on ne compte pas la sieste), alors
que d’autres (rats ou lapins) ont plusieurs périodes de sommeil par
24h.
27. Il est parfois difficile d’être sûr qu’on contrôle tous les facteurs
(champ magnétique, IR, UV, vent, rayons cosmiques, etc.).
28. Park (1940) élargit la discussion en disant que ces phèno-
mènes périodiques devraient être comparés à d’autres activités pé-
riodiques du vivant, comme le rythme cardiaque.
1940) que les cycles physiologiques sont associés à des
secrétions d’hormones cycliques elles aussi 29.
Activité arythmique. Il y a des espèces qui ne
montrent pas de pattern d’activité particulier sur 24h.
Elles vivent dans des environnements stables (écrevisse
des cavernes, coléoptères qui vivent dans le noir30),
ou des espèces sociales (certaines fourmis, et d’une
certaine manière les humains). Park (1940) classe en
effet les humains parmi les espèces arythmiques, ou
du moins sans rythme endogène propre à l’espèce.
L’homme s’adapte facilement, prend des habitudes, et
pour Park, c’est sa mauvaise vision de nuit qui a fait
de lui, secondairement, un animal rythmé. En rappro-
chant les observations sur les différentes espèces so-
ciales, il propose l’idée que les stimuli majeurs prove-
nant de la société, les individus se synchronisent entre
eux plutôt que par rapport à des cycles exogènes ou
endogènes. Une conséquence de cette hypothèse serait
que la vie en société ne peut émerger que si les indivi-
dus ont une certaine plasticité concernant les rythmes
d’activité. Dans tous les cas (cavernes ou vie en so-
ciété), les espèces arythmiques vivent dans des milieux
stables.
Conclusion. Plusieurs auteurs soutiennent que les es-
pèces nocturnes ont émergé il y a longtemps, avec des
arguments assez spéculatifs, comme le fait qu’on les
trouve particulièrement dans les forets tropicales, dans
des environnements restés assez stables sur des longues
périodes. Par contre les travaux de Walls (1934) sur
l’évolution des yeux des reptiles concluent à une ori-
gine diurne, et à des adaptations secondaires à la vie
nocturne. Mais on manque dramatiquement de don-
nées pour proposer une théorie générale de la généalo-
gie de la nocturnalité 31. Par contre, les résultats pré-
sentés dans cet article semblent montrer que les espèces
doivent s’adapter, au sens de Darwin (1859), y com-
pris au rythme de leur environnement : il est différent
aux tropiques, au pôle, dans une caverne ou dans une
société. Park propose de tester cette hypothèse en tra-
vaillant sur des espèces cavernicoles, qui vivent dans
des milieux hyper-stables et sont à portée de main 32.
Vepsäläinen (1974) [Nature]
Dans un petit article technique, un généticien fin-
landais étudie l’effet du cycle diurne sur la dia-
pause d’un insecte : Gerris Odontogaster, l’araignée
d’eau (Vepsalainen, 1974). C’est un article important
29. La mélatonine, découverte en 1958 dans la glande pinéale des
vaches, est maintenant appelée « hormone du sommeil» et on sait
qu’elle est régulée via les ipRGC.
30. On aurait probablement d’autres exemples dans les abysses.
31. Voir depuis les articles de Heesy and Hall (2010); Gerkema
et al. (2013); Maor et al. (2017).
32. Pensez à Gollum (Tolkien, 1937).
Lecture Notes on Vision Science RB |2024
Éclairage et biodiversité 9
parce qu’il explore un mécanisme général de pertur-
bation du comportement des insectes déclenché par le
niveau d’illumination.
La diapause 33 est une période pendant laquelle un
organisme se met en « pause », c’est-à-dire diminue son
métabolisme, d’une manière qui est en général généti-
quement contrôlé, en réponse à des conditions envi-
ronnementales particulières (froid, sécheresse, famine,
etc.). Une fois déclenchée, la diapause ne s’arrête pas
avec le retour des conditions favorables, il y a une iner-
tie.
Chez les insectes, la diapause est déclenchée par la
diminution de la durée du jour, et dure « un certain
temps » (il faut passer l’hiver en mode ralenti). Forcé-
ment, l’ALAN est susceptible de perturber la diapause
des insectes qui se trouvent à proximité. Vepsalainen
(1974) s’intéresse à une espèce particulière, une arai-
gnée d’eau. Plus précisément, cet article est une ré-
ponse à une critique, parue dans Nature, d’un article
précédent de Vepsäläinen sur l’effet de l’illumination
sur la diapause de ce même insecte. L’idée principale
est que pour supprimer la diapause, il faut une pé-
riode d’illumination longue et qui augmente d’un jour
à l’autre. Les données expérimentales consistent à ob-
server si les insectes continuent à pondre des œufs, ce
qui n’est pas possible en diapause. Le cas de l’illumi-
nation continue (par opposition à une période d’illumi-
nation qui s’allonge, au Printemps, ou qui se réduit, à
l’Automne) correspond assez bien à l’ALAN.
Baker & Sadovy (1978) [Nature]
Les pièges à lumière attirent certains insectes noc-
turnes, mais quelle est leur portée, et comment ça
marche ? Baker and Sadovy (1978) ont mené 3 expéri-
mentation pour y voir plus clair. Tout d’abord, ils ont
montré que les papillons de nuit (moths) sont attirés
à partir de 3 m par une lampe à vapeur de mercure
de 125W posée par terre. C’est pas énorme, et c’est
important de le savoir si on veut faire du comptage et
inférer des choses sur les populations : auparavant on
pensait que la « portée » était de l’ordre de 500 m.
Pour mesurer cette distance, il faut lâcher des pa-
pillons et observer leur trajectoire. Il semble que dans
un premier temps, les papillons font leur vie normale-
ment, mais que quand ils arrivent à une distance cri-
tique (qui dépend aussi un peu de la météo, de la lune
et de la température), ils changent brutalement de cap
et foncent dans le piège.
33. À ne pas confondre avec l’hibernation ou la quiescence.
Ce résultat conduit à une question : puisqu’on sait
par ailleurs que ces papillons « voient » la lampe de
loin, pourquoi est-ce qu’ils ne foncent dessus qu’à 3 m ?
Une hypothèse est que les papillons se dirigent vers la
lampe « comme si » c’était la lune, avec un angle d’at-
taque qui serait celui qu’ils utilisent pour la navigation
quand ils se « dirigent » vers la lune, mais cette théo-
rie n’est pas très convaincante, et difficile à prouver.
Tout de même, on observe que les papillons se font pié-
ger de plus loin quand on met la même lampe à 10 m
au-dessus du sol, ce qui signifie qu’ils ont tendance à
regarder en l’air plutôt qu’au sol. Baker and Sadovy
(1978) pensent tout de même que la confusion avec
la lune jour un rôle important, y compris en termes
de diamètre (vertical) apparent. Si cette hypothèse est
vérifiée, seules les individus qui s’orientent avec la lune
pour leurs déplacements devraient se laisser attraper
par les light traps.
Wiltschko et al. (1993) [Nature]
Certains vertébrés, et parmi eux des oiseaux mi-
grateurs, perçoivent le champ magnétique grâce
à deux types de capteurs biologiques (Wiltschko and
Wiltschko, 1988). D’une part, des particules de ma-
gnétite (Leask, 1977), d’autre part des réactions bio-
chimiques qui ont lieu dans la rétine (Walcott et al.,
1979). Ce second mécanisme conduit à ce que l’orien-
tation au moyen du champ magnétique soit en partie
dépendant de la lumière ambiante34.
FIGURE 13 – Un oiseau mi-gratteur a les pattes trop courtes, il
ne peut se gratter que la moitié du dos (d’après Hugo Pratt).
Wiltschko et al. (1993) ont observé des passeraux
qui migrent annuellement entre l’Australie et la Tas-
manie, et qui voyagent le plus souvent à l’aube et au
34. Certains amphibiens ont aussi une sensibilité au champ ma-
gnétique qui dépend du spectre de la lumière ambiante, avec une
orientation qui peut changer de 180◦selon la composition spectrale
(Phillips and Borland, 1992).
RB |2024 Lecture Notes on Vision Science
10 Éclairage et biodiversité
crépuscule. En laboratoire, ils ont regardé comment ils
s’orientent en fonction de la distribution spectrale de la
lumière. Différents spectres ont été utilisés, et le résul-
tat principal est que pour cette espèce, la lumière rouge
produit une désorientation 35. Il est peu probable que
ces oiseaux ne voient pas la lumière rouge, l’explica-
tion la plus logique est que leur système d’orientation
a une sensibilité spectrale principalement dans le rouge,
contrairement à la vision spatiale.
McKinney & Lockwood (1999)
Nous sommes entrés dans l’anthropocène, qui se ca-
ractérise entre autres par la 6eextinction de masse
à l’échelle de la planète (Myers, 1997). Comment est-
ce que ça va se passer? On peut essayer d’anticiper à
partir de ce qu’on sait des extinctions précédentes et
surtout à partir des observations actuelles sur les es-
pèces en danger et celles qui au contraire profitent de
la situation. McKinney and Lockwood (1999) décrivent
la situation en parlant de loosers et de winners, parmi
lesquels, peut-être, on comptera les humains.
On observe en tout cas une tendance à l’homogéní-
sation de la biodiversité, c’est-à-dire à la disparition de
certaines espèces et au développement d’espèces dites
invasives, qui se répandent un peu partout, ce qui a
tendance à homogénéiser les différents biotopes (la di-
versité spatiale diminue). On a donc des espèces qui
gagnent et d’autres qui perdent, et on peu se deman-
der qui perd et qui gagne.
Quantitativement, il y a plus de perdants que de
gagnants. On estime (à la louche), comme dans les
précédentes extinctions de masse, qu’environ la moitié
des espèces actuelles risquent de disparaitre. Mais pour
combien de winners ? Les estimations vont de 2% des
espèces actuelles (qui sont vraiment invasives, c’est-à-
dire capables de « gagner » à peu près dans tous les en-
vironnements) à une fourchette entre 5% et 30%, pour
celles qui ont tendance à s’étendre localement sous l’ef-
fet de la pression anthropique.
Les gagnants et les perdants ne sont pas répartis au
hasards, et on peut apprendre quelque chose de leurs
catactéristiques pour essayer de deviner ce qui peut se
produire. Les auteurs ont listé les espèces en danger,
celles qui se développent, et on cherché des critères ex-
plicatifs. Par exemple, parmi les espèces en danger glo-
bal, on trouve les perroquets et les rhinocéros, qui sont
gros et qui se reproduisent peu, tandis que parmi les
espèces qui se développent partout on trouve l’herbe,
35. Avec la lumière rouge, les oiseaux se positionnent dans toutes
les directions, alors qu’avec d’autres spectres, il y a une direction
préférentielle.
les canards, les faisans et les bovidés, qui sont humain-
compatibles. On observe aussi des gagnants « locaux »,
qui n’envahissent pas tous les écosystèmes mais qui
prennent de plus en plus de place dans certains en-
droits, comme certaines araignées qui ne dépendent pas
des plantes, ou certaines grenouilles dont les tétards se
développent rapidement.
FIGURE 14 – Dans l’impitoyable lutte de tous contre tous, les
espèces les plus spécialisées encaissent moins bien les stress. Ici un
Aye-Aye (Daubentonia madagascariensis).
Il y a deux sortes de facteurs associés aux winners.
Le premier est la capacité à se déplacer (ou à se faire
transporter), ce qui peut correspondre à des passagers
clandestins (des cafards dans un bateau ou une voiture)
ou à un transport volontaire (des fleurs, des animaux
familiers, etc.). Le second est la capacité d’adaptation
à des environnements inconnus : par exemple, pour les
plantes, le fait de pousser dans des sols pauvres ; et
plus généralement l’adaptation aux paysages créés par
les humains (les papillons de nuit qui profitent de la
déforestation, les pigeons en ville).
Si on regarde les caractéristiques associées aux es-
pèces concernées, on trouve du côté des gagnants
une petite taille, une fécondité élevée, une variabilité
inter-individuelle importante, une dispersion rapide, la
comensalité avec homo sapiens, et l’aspect « généra-
liste 36 ». Pour les perdants, c’est le contraire : grande
taille, faible taux de reproduction, faible variabilité,
dispersion lente, inadaptation à l’homme et spécialisa-
tion à des conditions environnementales précises. Si on
regarde en arrière vers l’extinction des dinosaures et la
large diffusion des mammifères, on n’est pas tellement
surpris.
36. Eurytopie, capacité à supporter des variations du milieu.
Lecture Notes on Vision Science RB |2024
Éclairage et biodiversité 11
Tilman (2000) [Nature]
Est-ce que c’est grave que la biodiversité s’effondre
sous l’effet de la pression anthropique ? Plusieurs
articles de ce numéro de Nature discutent cette ques-
tion, qui est introduite par Tilman (2000). Il résume à
gros traits les principaux résultats de la recherche : en
moyenne, plus de diversité est associé à une meilleure
« productivité » des plantes (en biomasse), plus de ré-
tention des nutriments et plus de stabilité dans les éco-
systèmes. Sur ce dernier point, on a identifié deux mé-
canismes principaux :
— un mécanisme d’assurance : ne pas mettre tous
ses œufs dans le même panier ; chaque espèce ré-
pond différemment aux situations 37.
— un mécanisme lié à la compétition : si plusieurs
espèces sont en compétition pour une même res-
source, la défaillance de l’une peut être compen-
sée par l’opportunisme de l’autre.
Du coup, la biodiversité est maintenant considéré
comme un facteur important par les écologues qui s’in-
téressent au fonctionnement des écosystèmes, en par-
ticulier concernant les services rendus par la Nature à
l’Humanité.
FIGURE 15 – L’Homme est-il bon ? Est-il méchant? Peut-il mal
faire sans être méchant? (d’après André Franquin).
Certes on est loin d’avoir tout compris, et d’abord la
question basique : pourquoi y a-t-il de la biodiversité
plutôt que quelques espèces ou une espèce dominante
qui aurait kill the game ? Il faut aussi qu’on comprenne
mieux le lien entre biodiversité et fonctionnement des
écosystèmes. Enfin les savants doivent se demander
quel peut être leur rôle dans l’impact que l’Humanité
a sur la biodiversité. Mais pour aborder correctement
le dernier point, on sera mieux armés si on comprend
ce qui se passe, et qu’on est capables d’anticiper les
conséquences de nos actions et même de nos prises de
position 38.
37. On a le même phénomène avec la biodiversité génétique : en
agriculture, si tous les individus sont des clones, la filière est fragile.
38. L’aspect éthique, normatif, de la Conservative biology est à la
fois un atout, dans le sens où elle se préoccupe des conséquences
Une difficulté évidente est que les externalités pro-
duites par les humains, qui dégrade la biodiversité, pro-
duisent en même temps des bénéfices (à court terme)
pour les humains, sinon ils ne feraient pas toutes ces co-
chonneries. On a donc un problème classique en écono-
mie de compromis entre court terme et long terme qui
est difficile à gérer. C’est le job de la politique environ-
nementale, mais pour arbitrer ce genre de compromis,
il faut être capable d’en évaluer les termes; c’est le rôle
des savants d’aider les politiques à faire ces arbitrages.
Gaston (2000) [Nature]
D’abord, c’est quoi la biodiversité ? On peut partir
de l’étymologie : la diversité c’est la variété, la
variance si on veut des chiffres; et bio-, βιoς, c’est la
vie. On parle donc de diversité des formes vivantes,
à différents niveaux : diversité des phénotypes (et des
génotypes) au sein d’une espèce, diversité des espèces
au sein d’un écosystème, et diversité des écosystèmes
eux-mêmes. Par exemple, si l’effectif d’une population
diminue, le « réservoir » de gènes disponibles diminue
aussi, et donc la diversité génétique au sein de l’espèce.
Si une espèce disparait dans un écosystème, c’est plus
imprévisible : va-t-elle être remplacée? Va-t-il y avoir
une réaction en chaîne et disparition d’autres epèces ?
Ou un déplacement de l’équilibre vers quelque chose de
nouveau ? Quand à la disparition d’écosystèmes entiers,
c’est ce qui se produit quand on assèche des marécages,
quand on construit une ville ou quand on détruit une
forêt pour cultiver la terre, comme le déplore Ronsard
(1552) :
Escoute, Bucheron (arreste un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,
Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce?
Sacrilege meurdrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts, et de destresses
Merites-tu, meschant, pour tuer des Déesses?
Toutefois la destruction d’un écosystème est aussi
l’apparition d’un nouveau (Schumpeter, 1942). Les
hommes ont crée un peu partout deux types d’écosys-
tèmes anthropiques : les champs et les villes, qui ont
leur biodiversité propre (Grimm et al., 2008).
La question que discute Gaston (2000) dans cet ar-
ticle, c’est pourquoi ? Pourquoi y a-t-il de la diversité,
des écosystèmes si différents, certains riches et d’autres
pauvres en formes de vie ? Il présente l’état des connais-
sances sur les variations spatiales de la biodiversité, et
sur les facteurs dont dépendent ces variations. En gé-
nérale, la biodiversité est décrite en nombre d’espèces
présentes localement (species richness).
pratique des connaissances scientifiques, et un biais dans le choix
des questions qu’on se pose.
RB |2024 Lecture Notes on Vision Science
12 Éclairage et biodiversité
Latitude. Plus on s’éloigne de l’équateur, plus la bio-
diversité diminue (y compris dans les océans), quel que
soit le critère retenu. Des tas d’explications ont été
proposées pour cette asymétrie, par exemple en disant
que les tropiques sont climatiquement plus stables que
les régions tempérées, ce qui conduirait à plus de spé-
cialisation (donc plus d’espèces), ou en raisonnant en
termes d’énergie (il y a plus d’énergie disponible quand
il fait chaud, donc plus de biomasse, donc plus d’indi-
vidus, donc plus de biodiversité).
Ces hypothèses sont difficiles à prouver, d’autant que
ça dépend de l’échelle spatiale, et pour les hypothèses
basées sur l’énergie, de la manière dont on quantifie
cette énergie. En particulier, c’est pas parce qu’il y a
plus de biomasse qu’il y a forcément plus d’espèces
(pensez aux espèces invasives, ou au fait que chaque
individu peut devenir plus gros).
Il y a aussi des questions sur le passage à l’échelle :
quand on observe la biodiversité à des échelles de plus
en plus grandes, on a une augmentation de la diversité
mais selon un pattern qui n’est pas toujours le même.
Le cas le plus courant, c’est quand la biodiversité ré-
gionale est proportionnelle à la biodiversité locale, ce
qui suggère qu’au niveau local, on a simplement un
échantillon du niveau régional 39. Mais on a d’autres
situations, avec une diversité locale qui plafonne et ne
dépend pas de la diversité régionale.
Ce qui complique tout, c’est que les mécanismes dont
on parle devraient concerner tous les taxons. Or quand
on regarde la biodiversité à l’intérieur d’un taxons, et
qu’ensuite on compare les taxons (par exemple, rapaces
et batraciens, ou mouches et arbres), on trouve des cor-
rélations assez faibles. Autrement dit, il y a quelque
chose qui nous échappe, et l’impact des différents fac-
teurs n’est pas le même selon les groupes d’espèces 40 .
Malgré des modèles quantitatifs assez satisfaisants, on
est donc loin d’avoir compris ce qui se passe.
McCann (2000) [Nature]
Il n’y a plus de débat sur le fait que la biodiversité est
en déclin sur Terre, la question est plutôt de savoir
comment les écosystèmes réagissent, ou « répondent »
à cette évolution. McCann (2000) présente le débat qui
porte principalement sur le lien entre (bio)diversité et
stabilité des écosystèmes.
39. Ce qui est bizarre dans ce cas c’est qu’on a l’impression que
les interactions entre espèces ne jouent pas de rôle important dans
la biodiversité.
40. On a aussi des groupes dont la biodiversité est plus élevée à
des lattitudes tempérées, comme les abeilles et les pucerons.
La question est de savoir si la complexité, plus pré-
cisément la diversité dans un écosystème, apporte de
la stabilité. Par exemple, il y a une hypothèse qui a
été proposée selon laquelle l’existence d’interactions
« faibles » stabilise la dynamique de la communauté,
auquel cas, si la biodiversité diminue, les interactions
entre espèces vont se renforcer et la stabilité va dimi-
nuer.
Il y a deux positions théoriques : avant les années
1970, on pensait que la diversité améliorait la stabi-
lité des écosystèmes en atténuant les fluctuations de
population des différentes espèces, par exemple parce
que des prédateurs ont le choix entre plusieurs types
de proies. Mais ensuite, des modèles mathématiques
ont semblé montrer que la diversité avait tendance à
déstabiliser la dynamique des communautés. On avait
l’impression que la force des interactions était quelque
chose d’important mais sans comprendre pourquoi.
Par la suite, on a reformulé les choses en disant que la
stabilité n’était pas forcément définie comme un équi-
libre pour chaque espèce, mais pour la biomasse, ou
au moins au niveau d’ensembles d’espèces qui jouent
des rôles équivalents. L’équilibre lui-même a deux com-
posantes : résistance (stabilité dynamique) et résilience
(capacité de répondre au stress).
On a depuis observé (sur des prairies) que la diver-
sité est corrélée positivement à la stabilité au sens de la
biomasse totale 41 (sans doute parce que les différentes
espèces répondent différemment aux situations). L’effet
n’est peut-être pas directement lié au nombre d’espèces
présentes, mais à la possibilité qu’une espèce en « rem-
place » un autre (redondance). En général, cette idée
est présentée comme un mécanisme d’assurance.
FIGURE 16 – Un prédateur méconnu : le chien policier (d’après
André Franquin).
41. Par contre, il semble que la diversité dans l’écosystème n’ait
pas d’impact sur la variabilité d’une expèce donnée.
Lecture Notes on Vision Science RB |2024
Éclairage et biodiversité 13
Mais c’est trop simple de ne considérer qu’un seul
niveau trophique, il faut regarder de plus près les in-
teractions avec les autres niveaux. La variabilité toute
seule ne suffit pas, il faut des gens capables de l’expoi-
ter pour qu’il en résulte de la stabilité, par exemple,
des prédateurs qui montrent une certaine variabilité
dans leurs préférences. Au total, c’est la structure du
food-web qui pourrait bien jouer un rôle important dans
la stabilité de l’écosystème. On en arrive à des mo-
dèles moins statistiques et plus biologiques, avec des
consommateurs et des ressources, dans lesquels on es-
saye d’exprimer les contraintes. C’est là qu’on a trouvé
le résultat théorique selon lequel la diversité pourrait
augmenter la stabilité, mais seulement s’il y a un biais
vers les interactions faibles42 dans la distribution des
interactions. Or c’est bien ce qu’on observe dans les
écosystèmes réels qui ont été examinés.
Mais ce modèle n’est toujours pas suffisant, parce
qu’il peut exister des espèces-clés qui, si elles dispa-
raissent, changent la structure du food-web. Cela se voit
notamment avec les espèces invasives qui peuvent faire
collapser un écosystème (e.g. les perches du Nil dans
le lac Victoria). On peut aussi comprendre l’effet des
espèces invasives si elles ajoutent, dans un écosystème,
une interaction très forte qui déstabilise l’ensemble.
Chapin III & al. (2000) [Nature]
Les humains ont transformé leur environnement, en
particulier en créant des villes et des zones agri-
coles. Un des résultats est la diminution rapide de la
biodiversité, que Chapin III et al. (2000) examinent du
point de vue de ses conséquences, d’une part pour les
écosystèmes, d’autre part pour les humains.
Ecosystèmes. On a surtout étudié l’effet de la « ri-
chesse » d’un écosystème (le nombre d’espèces) sur
le fonctionnement de l’écosystème à petite échelle, en
milieu contrôlé avec peu d’espèces (microcosme). Le
nombre d’espèces est important, mais on n’est pas sûrs
de pouvoir généraliser à des écosystèmes réels avec
beaucoup d’espèces ; plus précisément, il pourrait bien
y avoir un plafond au-delà duquel la richesse n’impacte
pas le fonctionnement (c’est-à-dire la production de
biomasse et la rétention de nutriments).
En tout cas, il n’y a pas de modèle général, comme on
le voit quand des nouvelles espèces introduites quelque
part perturbent un équilibre stable au sein d’un éco-
système, avec à chaque fois une cascade de réactions
qui peut conduire dans certains cas (imprévisibles) à
42. Par exemple, si une espèce C préfère manger du A que du B,
on dira que l’interaction B7→C est faible.
un apauvrissement de l’écosystème 43 . Par exemple, la
disparition d’un prédateur majeur a souvent un effet
sur tous les niveaux trophiques : le niveau inférieur se
développe et le suivant est ravagé 44. La caractéristique
essentielle de ces systèmes, c’est la complexité du ré-
seau d’interaction qui les rend fortement non-linéaires,
et rend leur évolution imprévisible lorsqu’ils sont sou-
mis à un stress.
FIGURE 17 – Un prédateur majeur : l’ours (d’après Derib).
Il a été proposé que la diversité des espèces était
comme une assurance sur la stabilité de l’écosystème
(diversity-stability hypothesis). En agriculture, c’est le
sens de la pratique traditionnelle d’éviter la monocul-
ture. C’est peut-être aussi une assurance vis-à-vis des
espèces invasives d’avoir un écosystème riche en espèces
différentes, qui occupent un maximum de niches, mais
sur ce point les résultats sont contrastés.
Impact pour les humains. On distingue habituel-
lement plusieurs types d’impacts : économiques (via
l’abondance et la stabilité de certaines ressources), cli-
matiques, culturels, esthétiques (y compris à cause des
incendies) ; on regroupe tous ça sous le nom de ser-
vices écosystémiques. Chapin III et al. (2000) donnent
des d’exemples et proposent d’inclure les services éco-
systémiques dans les études d’impact.
Kelber & al. (2002) [Nature]
Le sphynx de la vigne (hawkmoth) est un papillon de
nuit dont Kelber et al. (2002) ont montré qu’il
voyait en couleurs. Ils sont allés au-delà du constat
physiologique que comme plusieurs insectes, ils ont plu-
sieurs classes de photorécepteurs, et qu’ils ont donc un
cablage permettant a priori de voir en couleurs : ils ont
mené une expérimentation à différents niveaux d’éclair-
menent correspondant à des ambiances nocturnes (1,
0,01 et 0,0001 cd/m2).
43. Par exemple le développement de conifères dans le grand
nord, qui remplacent la neige avec un albedo plus sombre et ac-
centue le réchauffement climatique.
44. Par exemple, les loutres de mer disparaissent, chassées par les
humains ou mangées par les orques. Du coup les oursins de mer se
développent sans contrôle, et mangent tout le varech, qui ne jour
plus son rôle de contrôle de l’érosion, etc.
RB |2024 Lecture Notes on Vision Science
14 Éclairage et biodiversité
L’expérimentation était assez classique dans son pro-
tocole : on a appris aux papillons à discriminer des
couleurs en leur donnant une récompense (du sucre)
quand ils allaient sur la bonne couleur. Ils arrivent à
distinguer le bleu du jaune à tous les niveaux lumineux
testés 45. Pour aller plus loin, une expérimentation sup-
plémentaire a permis de mettre en évidence une capa-
cité à discriminer les couleurs même quand on change
l’éclairage, c’est ce qu’on appelle la color constancy. Les
auteurs pensent que ces mécanismes sont largement ré-
pandu chez les papillons de nuit.
Le problème, c’est qu’en calculant la sensibilité des
photo-récepteurs et le rapport signal sur bruit, les au-
teurs se sont rendus compte que malgré leurs yeux su-
perposés (Cf. Fig. 49), les papillons ne devraient pas réus-
sir à distinguer les couleurs quand il fait trop sombre :
il n’y a tout simplement pas assez de lumière. Il n’y a
pas trente-six explications : il faut que le signal optique
soit aggrégé, soit au niveau spatial (avec une perte de
résolution spatiale), soit au niveau temporel (avec une
perte de résolution temporelle) 46 . La conclusion, c’est
que l’avantage adaptatif que leur donne la vision des
couleurs la nuit a dû l’emporter sur les inconvénients
associés à la perte de sensibilité (ils parlent métapho-
riquement de « sacrifice »).
Dacke et al. (2003) [Nature]
Les insectes peuvent utiliser la polarisation de la lu-
mière du soleil pour s’orienter, même quand le soleil
est couché, puisqu’une partie de cette lumière est ré-
fléchie par la Lune. Dacke et al. (2003) ont observé des
scarabés africains (des bousiers) qui s’orientent la nuit
grâce à cette très faible intensité de lumière polarisée.
Il ne s’agit pas d’aller quelque part, mais de garder le
cap quand ils roulent leur bouse.
FIGURE 18 – Ceci n’est pas un scarabé.
La condition contrôle, dans leur expérimentation,
c’est la nouvelle lune : ces jours-là, les bousiers ne
45. Une expérimentation contrôle, avec des humains, a montré
que ces derniers échouaient complètement pour le niveau lumineux
le plus faible.
46. Soit les deux.
roulent pas droit. Les auteurs ont fait une expérience
avec des filtres polarisés qui montre que c’est bien la
polarisation de la lumière, et pas la présence de la lune,
qui leur permet de garder leur cap.
Sax & Gaines (2003)
La baisse globale de biodiversité au niveau de la
planète ne signifie pas qu’il y a aussi une baisse
aux niveaux régional et local. Sax and Gaines (2003)
montrent que dans certains cas, on observe une hausse
de la biodiversité 47, ce qui pourrait donner un peu d’es-
poir pour l’avenir si on comprend pourquoi. La ques-
tion posée est celle des relations entre biodiversité à
différentes échelles.
Spéciation. Ils pointent aussi un problème de me-
sure : si on mesure la perte de diversité à partir des
espèces existantes, on ne peut pas tenir compte des es-
pèces entrantes qui remplacent parfois celles qui dispa-
raissent. Même si on ne sait pas aujourd’hui l’évaluer,
la situation actuelle de Global Change (l’anthropocène),
qui fait disparaitre les espèces à grande vitesse, fait
peut-être aussi apparaître de nouvelles espèces (spé-
ciation) plus vite que d’habitude. C’est plausible, par
exemple, par hybridation entre plantes locales et in-
vasives, puisqu’il y a de plus en plus de plantes inva-
sives. La segmentation des habitats, sous pression an-
thropique (par exemple du fait des routes, villes, etc.)
peut aussi conduire à des spéciations, par isolation.
Échelle régionale. S’il n’y a pas de débat à l’échelle
du Globe, à l’échelle régionale il y a beaucoup d’élé-
ments, théoriques et empiriques48 qui suggèrent que
l’ouverture des communications entre régions et l’ar-
rivée des humains quelque part a eu tendance à aug-
menter plutôt qu’à diminuer la biodiversité. Il y a par
contre très peu d’études qui montrent une baisse de
biodiversité à un niveau régional 49 .
Échelle locale. à l’échelle de quelques hectares, la
biodiversité a manifestement diminué dans les villes et
dans les champs, mais malheureusement on a peu d’in-
formation sur les espaces plus « naturels » comme les
forêts, les déserts, les steppes et les marécages (il est
difficile de faire des bilans sur plus de quelques années).
Il y a eu des comparaisons entre sites similaires, dont
l’un avait été envahi par une espèce invasive. En général
il n’y a pas de baisse de la biodiversité, mais ça arrive
47. par exemple, dans les iles, l’augmentation de biodiversité
grâce aux espèces invasives fait souvent plus que compenser la
perte de biodiversité endémique (Sax et al., 2002).
48. Y compris à partir de l’étude des fossiles.
49. Un exemple est cité : les grands mammifères dans les parcs
naturels aux USA, qui justement ne sont pas « connectés» au reste
du monde.
Lecture Notes on Vision Science RB |2024
Éclairage et biodiversité 15
quelquefois. Il y a aussi des chercheurs qui sont retour-
nés faire des recensements sur des sites qui avaient été
étudiés il y a des dizaines d’années. Il n’y a pas de ten-
dance générale, mais le plus souvent on trouve une bio-
diversité du même ordre de grandeur, en même temps
qu’un renouvellement des espèces présentes.
Loreau & al. (2003)
La question abordée par Loreau et al. (2003) est la re-
lation entre biodiversité dans des écosystèmes voi-
sins. Leur idée est qu’un paysage est formé de plu-
sieurs types d’écosystèmes, et que les échanges entre
ces écosystèmes constitue une forme d’assurance contre
la perte de biodiversité. S’il y a un problème dans
l’un (par exemple, une mare qui s’assèche, ou une fo-
rêt abattue par une tempête), les espèces voisines sont
des bonnes candidates pour repeupler les lieux. Encore
faut-il qu’il existe une hétérogénéité spatiale suffisante.
Yachi and Loreau (1999) avaient déjà proposé l’idée
que la redondance entre plusieurs espèces constituait
une « assurance» pour un écosystème, parce que des es-
pèces différentes répondent différemment (et selon des
échelles de temps différentes) à un stress ou simplement
à des fluctuations de l’environnement. Ici, Loreau et al.
(2003) reprennent l’idée mais en utilisant les fluctua-
tions spatiales de l’environnement.
Cette idée est testée avec un modèle mathématique
de méta-communauté, avec des écosystèmes qui sont
soumis à des fluctuations asynchrones et des espèces
qui ont des vitesses de dispersion variables. C’est des
équations aux dérivées partielles avec comme variables
les taux de dispersion, biomasse, consommation, mor-
talité, etc. pour nespèces.
Sans dispersion, l’espèce la plus adaptée à chaque
milieu reste dominante, avec des fluctuations liées à
celles de l’environnement. Avec une forte dispersion,
c’est comme si on avait un seul écosystème, il y a une
compétition au début et il y a un vainqueur qui s’im-
pose partout. Entre les deux, on peut avoir une alter-
nance locale entre des espèces qui dominent selon les
variations de l’environnement. Ce qui semble impor-
tant là-dedans, c’est le rapport entre la dynamique du
changement de l’environnement et la dynamique de la
dispersion.
Kelber & Roth (2006)
Le système visuel humain possède plusieurs types de
cônes qui permettent, de jour, la vision des cou-
leurs. Les bâtonnets, plus sensibles, n’existent qu’en
un seul parfum, ce qui fait que nous ne voyons pas
les couleurs la nuit. Mais d’autres espèces ont fait des
compromis différents, et voient les couleurs la nuit au
détriment de la résolution spatiale ou temporelle. La
question posée par Kelber and Roth (2006) est de sa-
voir si ces animaux sont des exceptions ou si la vision
des couleurs la nuit ne serait pas plus répandue qu’on
croit parmi les espèces nocturnes et crépusculaires. Ça
concerne des araignées, des batraciens et des poissons,
par exemple.
Ils décrivent deux espèces qui sont capables de voir
la nuit en couleurs : les papillons de nuit (moths) et les
geckos. La vision des couleurs a beaucoup d’avantages,
pour la recherche de nourriture, de partenaire sexuel,
ou pour éviter les prédateurs, ce qui fait que même dans
un milieu sombre, ça peut être utile de voir en cou-
leur malgré une moindre sensibilité aux contrastes50.
Beaucoup d’invertébrés voient en couleur, avec de 2
(les fourmis) à 12 (certains crustacés) types de photo-
récepteurs (Briscoe and Chittka, 2001; Kelber et al.,
2002).
FIGURE 19 – Les yeux « composés » (compound) des insectes
et des crustacés sont de deux types. Dans la structure en apposi-
tion (A), chaque lentille se projette sur un photo-récepteur, ce qui
n’est pas optimal quand il y a peu de lumière. Au contraire avec
la structure à superposition (B), tous les rayons provenant d’une
même direction peuvent se projeter sur un même photo-récepteur,
comme dans nos yeux à nous.
La plupart des vertébrés ont un système de cônes
pour la vision photopique, colorée, et de batônnets pour
la vision scotopique, achromatique. Il y a toutefois des
animaux qui n’ont pas les photorécepteurs requis pour
voir en couleur, par exemple des poissons d’eau pro-
fonde et des céphalopodes (Kelber et al., 2003). Sur le
plan méthodologique, la physiologie ne suffit pas pour
dire que les animaux voient en couleurs : encore faut-il
montrer qu’ils sont capables de discriminer des couleurs
différentes.
50. Pour voir des couleurs, il faut disposer de photo-récepteurs
ayant des sensibilités spectrales différentes, mais il faut aussi les
utiliser de manière soustractive, alors que pour voir des intensités
lumineuses, on fait un pooling, c’est-à-dire un addition de signaux,
ce qui est meilleur du point de vue signal sur bruit.
RB |2024 Lecture Notes on Vision Science
16 Éclairage et biodiversité
La nuit, l’intensité lumineuse est un million de fois
plus faible que le jour ; il est normal que la sensibilité
au contraste soit diminuée. Certaines adaptations per-
mettent de limiter les dégats (grandes pupilles, focale
courte, superposition compound eyes chez les insectes).
Il faut donc aborder la vision des couleurs en termes
de coûts/bénéfices : à quoi ça sert vraiment ? D’après
Kelber and Roth (2006), une des fonctions majeures
de la vision des couleurs est une perception des ob-
jets (feuilles, fruits, animaux, etc.) plus stable dans
le temps, plus indépendante des conditions d’illumi-
nation.
Sphynx. Les sphynx sont des papillons de nuit qui
ont des yeux composés à superposition (Fig. 19B), ce
qui est bien pour voir la nuit. Comme les abeilles, ils
ont 3 types de photo-récepteurs avec des pics dans le
vert, le bleu et l’UV. Kelber et al. (2002) ont montré
(on vient de le voir) que ces papillons voient les couleurs
durant le crépuscule et durant la nuit, en leur appre-
nant à butiner sur des fleurs d’une certaine couleur,
à des niveaux lumineux très faibles (10−4cd/m2) qui
posent un problème théorique. Le rapport signal/bruit
devrait être trop élevé pour discriminer les couleurs.
L’explication proposée, c’est que le temps d’intégration
est allongé la nuit pour la vision des couleurs.
Geckos. Comme tous les lézards, les geckos ont perdu
leurs bâtonnets au cours de l’évolution. Ils utilisent
donc leurs cônes la nuit. Ils ont des grosses pupilles
et une focale courte, produisant des aberrations op-
tiques, ce qui fait qu’on pense qu’ils ont une optique
multi-focale (Kröger et al., 1999). C’était pas facile,
mais Roth and Kelber (2004) ont réussi à inventer une
tâche de discrimination des couleurs (impliquant un
criquet), qui a permis de montrer (avec 2 participants)
une capacité à distinguer les couleurs à 2 10−3cd/m2.
FIGURE 20 – Toute la journée, Arnaud le gecko se la coule douce
au soleil au bord du fleuve Limpopo, mais la nuit il se régale les
yeux en contemplant les fleurs multicolores de la forêt.
On suppose généralement que les bestioles bio-
luminescentes communiquent de manière achroma-
tique, en utilisant un pattern temporel, mais on peut
se poser la question, par exemple pour les vers lui-
sants (glow-worm), les lucioles (fireflies) et les calamars-
lucioles.
Muheim & al. (2006) [Science]
Les oiseau migrateurs utilisent souvent plusieurs sys-
tèmes redondants pour se repérer, et ces systèmes
d’orientation doivent se calibrer les uns par rapport
au autres. Muheim et al. (2006) montrent comment le
bruant des prés, un passereau diurne qui migre la nuit,
utilise la lumière polarisée du soleil, à l’aube et au cré-
puscule, pour recalibrer son système d’orientation 51.
Ce résultat a été démontré lors d’une expérimenta-
tion au cours de laquelle ils ont attrapé des petits oi-
seaux en Alaska, et montré qu’en cas de conflit (ex-
périmentalement créé) entre la lumière polarisée et le
champ magnétique terrestre (une autre source d’orien-
tation importante), c’est la lumière polarisée qui est
privilégiée pour le calibrage de l’orientation spatiale.
En pratique, le bruant des prés a besoin de voir le ciel à
l’horizon pour se recalibrer, 2 fois par jour. Si pour une
raison ou pour une autre cette calibration est rendue
plus difficile (par exemple par la météo), la trajectoire
de migration peut se trouver perturbée.
Grimm & al. (2008) [Science]
C’est bien joli la nature mais il y a de plus en plus de
villes, donc des écosystèmes urbains, soumis aux
actions des hommes et qui subissents aussi les change-
ments climatiques et les autres aspects du Global change
(Grimm et al., 2008). Il a pourtant fallu du temps pour
que les écologues s’intéressent aux villes.
Les villes sont des points chauds dans le paysage, pas
seulement au sens thermique mais surtout au sens où ce
sont des nœuds, qui créent de la discontinuité dans un
paysage continu. Il y a du bon et du mauvais là-dedans :
plus de fragmentation, mais aussi plus de diversité spa-
tiale (Loreau et al., 2003), y compris du fait du gradient
d’urbanisation autour des villes. Les métaphores biolo-
giques en urbanisme sont des lieux commun : la ville
est vivante, elle a un métabolisme, une croissance, etc.
avec des constantes de temps qui sont très rapides à
l’échelle de l’évolution.
Grimm et al. (2008) décrivent la manière dont les
villes sont affectées par, et affectent l’usage des sols, les
cycles géochimiques, le climat, l’hydrologie et la biodi-
versité. Dans le contexte de ces notes, je ne m’intéresse
qu’au dernier point, mais il y a des lien : par exemple,
les villes ont tendance à rejeter toutes sortes de nutri-
ments dans les rivières ou dans la mer, ce qui conduit à
une eutrophisation de ces milieux et donc à des modi-
fications des écosystèmes correspondants. Les ilots de
chaleur urbain modifient l’environnement thermique et
51. Cette calibration est nécessaire pour gérer les incohérences
entre les diverses sources d’information; c’est une forme d’intégra-
tion multi-sensorielle.
Lecture Notes on Vision Science RB |2024
Éclairage et biodiversité 17
donc représentent des pressions sur les écosystèmes ur-
bains. De même pour l’éclairage.
Les écosystèmes urbains sont en général moins di-
vers et moins abondants que leurs collègues « natu-
rels », même si certains espèces s’y trouvent bien (les
plantes, les oiseaux 52, les arthropodes, les humains).
Les politiques publiques (et les individus) peuvent sur-
tout jouer sur le choix des plantes présentes, et contrô-
ler l’ensemble de manière bottom-up. Ça peut se pas-
ser de différentes manières, plus ou moins volontaires,
du fait de la compétition entre espèces et de l’absence
de certains prédateurs (y compris herbivores) qui peut
faciliter l’implantation de telle ou telle espèce. C’est
comme ça qu’on peut essayer d’attirer des oiseaux, des
arthropodes ou des sangliers (à Berlin).
Les villes sont des milieux favorables à des espèces
qui ont certains profils : c’est la définition d’une pres-
sion sélective, qui crée progressivement un écosystème
urbain mondial d’espèces urban-adapted comme les pi-
geons. L’écologie urbaine doit travailler avec les urba-
nistes, aménageurs, architectes, pour créer des villes
qui conservent un certain niveau de biodiversité et pro-
duisent des services écosystémiques.
Dearborn & Kark (2009)
Est-ce que c’est vraiment utile, la biodiversité en
ville ? C’est la question posée par Dearborn and
Kark (2009), et elle est intéressante dans la perspective
de ces notes parce que l’éclairage public, c’est principa-
lement en ville. Or les écosystèmes urbains ne sont pas
en général des priorités en termes de conservation de
la nature 53. Certes l’éclairage urbain contribue au halo
lumineux et a donc une portée au-delà des villes, mais
il est intéressant de se demander si son impact sur la
biodiversité en ville est important, et si oui, pourquoi.
FIGURE 21 – Petit animal urbain, d’après André Franquin.
52. Pour les oiseaux, le pic de « richesse» n’est pas en centre ville
mais quelque part entre le centre et la périphérie.
53. Certains s’y intéressent, comme la reconciliation ecology (Ro-
senzweig, 2003).
D’autre part les écosystèmes urbains sont nouveaux
à l’échelle de l’évolution, ce qui explique aussi qu’ils
soient en pleine croissance : les premières villes en Mé-
sopotamie ont vu le jour il y a 5000 ans, et on a mainte-
nant plusieurs milliards d’humains qui vivent en ville.
Ce milieu très particulier, dense en humains, avec du
bruit, de la lumière, certains types de pollution 54 et une
relative absence de prédateurs a permis le développe-
ment d’écosystèmes nouveaux dans lesquels cohabitent
des espèces locales et des espèces « urbaines ».
Pourquoi voudrait-on orienter la conservation des es-
pèces en ville plutôt que sur les pandas et les orang-
outans ? Il y a plusieurs réponses possibles, qui peuvent
être orientées vers la conservation de la nature ou vers
les services rendus aux humains. Dans la premi`re caté-
gorie, on peut mettre la conservation de la biodiversité
en ville, la création d’ilots non-urbains en ville, l’étude
des effets du Global Change. Dans la seconde catégorie,
on aura l’éducation à l’environnement, les services éco-
syst`
’emiques, la responsabilité éthique, ou le bien-être
des citadins. C’est bien d’avoir des objectifs clairs parce
que selon le but, on n’aura pas forcément la même ap-
proche.
En plus il y a une difficulté sur la définition même
de la biodiversité pour les gens qui font de la conserva-
tion : en ville, il y a beaucoup d’espèces « exotiques »
comme les perruches à Paris 55 , est-ce que ça doit être
un objectif de les conserver ou au contraire est-ce qu’il
faut les faire disparaître comme espèces invasives, pour
permettre aux espèces locales de tenir le coup ? Est-ce
qu’on est xénophile ou xénophobe, sachant que la plu-
part des espèces qui vivaient là avant l’urbanisation ne
sont pas capables d’y subsister. Au total, les milieux
périurbains ne sont pas forcément moins riches en bio-
diversité que les systèmes qu’ils remplacent.
La conservation des espèces rares pose souvent pro-
blème lors de l’extension des aires urbaines, qui me-
nace des espèces endémiques. C’est d’autant plus diffi-
cile à gérer qu’il s’agit en général de quartiers pauvres
ou industriels dont le développement est anarchique,
non planifié. D’autres questions portent sur la préser-
vation de corridors, ou de réseaux permettant que les
animaux ne soient pas isolés dans des espaces trop pe-
tits qui compromettraient leur existence (c’est aussi par
ces corridors que les espèces invasives entrent en ville).
Pour les chercheurs, les villes sont aussi un formi-
dable terrain pour étudier les effets de l’anthropocène
sur le vivant, à l’endroit où ces effets sont les plus forts.
54. Mais aussi absence spécifique de certains polluants, comme
les pesticides utilisés en agriculture.
55. On les appelle des urban exploiters, ou plus poliment des urban
adapters.
RB |2024 Lecture Notes on Vision Science
18 Éclairage et biodiversité
Mais pour pouvoir le faire, il est important de garder
un certain niveau de biodiversité en ville, en particulier
avec des zones intermédiaires. Du point de vue du Vi-
vant, c’est aussi leur donner des espaces pour évoluer
en s’adaptant à l’homme.
La présence de plantes et d’animaux en ville est aussi
le moyen le plus simple de sensibiliser les citoyens à la
protection des écosystèmes, à travers l’éducation ou la
valorisation de la faune et de la flore56. C’est notam-
ment utile avec le développement de la citizen science
pour faire pression sur les autorités en faveur d’actions
de conservation.
Et puisque les services écosystémiques sont pour les
humains, il y a aussi une dimension qui consiste à es-
sayer d’assurer directement en ville des services comme
le contrôle de la température avec la canopée, des écou-
lements avec des zones humides, de la qualité de l’air
grâce à la végétation, sans compter le bien-être qui est
asspcié à la contemplation de la nature (Kaplan, 1995).
Un point important est que les espèces invasiv