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Un cas atopique d’immunité pénale de l’État : Conseil
d’État, Ass., avis, 16 février 2009, Mme
Homan-Glemane.
Amine Benabdallah
To cite this version:
Amine Benabdallah. Un cas atopique d’immunité pénale de l’État : Conseil d’État, Ass., avis, 16
février 2009, Mme Homan-Glemane.. 2024. �hal-04638402�
1
Amine Benabdallah
ISJPS / Paris 1
LIER-FYT / EHESS
amine.benabdallah@univ-paris1.fr
Un cas atopique d’immunité pénale de l’État :
Conseil d’État, Ass., avis, 16 février 2009, Mme Hoffman-Glemane.
Résumé : Dans l’avis Hoffman-Glemane du 16 février 2009, le Conseil d’État ferme
définitivement la porte à toute action en responsabilité contre l’État français pour son rôle dans
la Shoah. À partir de ce cas, cet article présente, d’une part, le cadre juridique et philosophique
d’une recherche sur les immunités pénales de l’État, en particulier le mécanisme de l’immunité
pénale de l’État par exception ; et d’autre part, une forme spécifique de rationalité
administrative dont la finalité est la préservation d’un patrimoine étatique perpétuel, au sein
duquel je distingue trois types : financier, épistémique et normatif.
Abstract: In the Hoffman-Glemane opinion of February 16, 2009, the Conseil d'État
definitively closed the door on any liability action against the French State for its role in the
Shoah. Based on this case, this article presents, on the one hand, the legal and philosophical
framework of a research into the penal immunities of the State, in particular the mechanism of
the State criminal immunity by exception; on the other hand, a specific form of administrative
rationality whose purpose is the preservation of a perpetual State heritage within which I
distinguish three types: financial, epistemic, and normative.
Mots-clés : Immunités pénales de l’État ; Continuité de l’État ; Patrimoine de l’État, Gestion
publique; Généalogies du droit et de l’État.
Keywords: Criminal immunities of the State; Continuity of the State; State heritage; Public
management; Genealogies of the Law and the State.
2
Introduction
1. Cette étude de cas s’inscrit dans une recherche doctorale en philosophie du droit qui porte sur
les immunités pénales de l’État. Elle repose sur la méthode casuistique et se conçoit comme
une philosophie du droit appliquée, en d’autres mots, elle affirme la centralité du cas judiciaire
pour penser le droit.
2. Le principe de continuité de l’État – l’exigence de la préservation d’une temporalité propre
qui lui est essentielle, celle de la permanence – a été au centre de plusieurs décisions du
Conseil d’État consacrées aux actes de l’administration française sous le régime de Vichy.
C’est précisément le traitement juridique de ces actes, les persécutions antisémites et la
déportation vers les camps d’extermination, qui sera l’objet de cette étude. En vertu
d’interprétations fluctuantes, ce principe de continuité a d’abord permis de parfois rendre
possible la mise en jeu de la responsabilité de l’État jusqu’en 1952 puis de la rejeter jusqu’en
2002. À cette date et en vertu du même principe, il a été ouvert une voie à une indemnisation
des dommages et préjudices causés par ces actes. Puis, c’est peut-être encore le même principe
qui est à l’œuvre dans l’avis Hoffman-Glemane, objet central de cette étude, dans la mesure
où il a permis de refermer cette porte à peine entrouverte. Dans son embrasure se dessinait
une confrontation : celle entre la « vocation permanente » de l’État et une norme juridique
avec laquelle elle ne semble pouvoir connaître aucun mélange, l’imprescriptibilité des crimes
contre l’humanité. C’est d’abord une volonté politique qui est à l’origine du renouveau de ces
contentieux : le 16 juillet 1995, le Président de la République Française, Jacques Chirac,
prononce un discours considéré comme un tournant dans l’admission par l’État Français de sa
responsabilité dans la Shoah. Lors des commémorations de la rafle du Vélodrome d’hiver qui
se déroula entre le 16 et le 17 juillet 1942. Il déclare :
La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la
France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses
protégés à leurs bourreaux. […] Suivront d’autres rafles, d’autres arrestations. À Paris et
en province. Soixante-quatorze trains partiront vers Auschwitz. Soixante-seize mille
déportés juifs de France n’en reviendront pas. Nous conservons à leur égard une dette
imprescriptible
1
.
3. Ce discours est historiquement et politiquement fondamentale car il met fin à une ambiguïté
fortement mêlée de déni. Cependant, si l’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens, comme
aimait à le répéter François Mitterrand à la suite du Cardinal de Retz, il faut alors examiner
la signification et les conséquences juridiques de cette déclaration politique. La première est
de poser une continuité entre « l’État d’aujourd’hui et celui d’hier », de ne plus opérer une
scission entre l’innocence de la France et la culpabilité de Vichy, d’aboutir enfin à ne plus
dissimiler la responsabilité de l’État derrière la façade du régime politique. La seconde est de
poser une relation d’identité entre l’État et la France constituée par un « nous » et sur laquelle
une créance est détenue. Le discours de Jacques Chirac pose alors les jalons de mon
interrogation principale: une créance sur l’État peut-elle être imprescriptible ?
4. Cette interrogation peut provoquer de la perplexité, celle-ci, dans sa relation au cas juridique,
est identifiée par Leibniz à l’aporie, à l’embarras et elle « caractérise l’état d’esprit face à
l’incompatibilité entre deux normes dans leur application à une situation donnée»
2
.
1
https://www.fondationshoah.org/sites/default/files/2017-04/Allocution-J-Chirac-Vel-dhiv-1995.pdf
2
P. Napoli et M. Spanò, Présentation du séminaire, « Le cas et la perplexité : Atelier de casuistique juridique et
morale », EHESS/Lier-FYT. Je remercie ses organisateurs, Paolo Napoli et Michele Spanò, de m’avoir donné
3
Elle se distingue du doute car « dans ce qui est perplexe , la partie [devant choisir] découvre
chacune des raisons et elles sont tangibles tandis que dans le doute strictement dit, elle n’en
découvre aucune »
3
. Cette perplexité naît d’une interrogation liminaire : considérant que la
prescription des dettes de l’État est, en l’absence d’aménagements, de quatre ans et que les
crimes contre l’humanité sont imprescriptibles ; si l’État commet un crime contre l’humanité,
peut-il opposer la prescription des faits qui aboutissent à l’extinction de l’action publique ?
Cette question relève, prima facie, ni du doute, ni de la perplexité, car, en l’absence d’une
responsabilité pénale de l’État, elle est simplement dénuée de signification juridique. Pourtant
elle est posée par le tribunal administratif de Paris dans les questions adressées au CE et ce
dernier accepte de s’en saisir, de l’appréhender comme un conflit de normes, comme un cas
perplexe
4
. Or, elle comporte déjà une fêlure dans son énonciation car l’État français ne peut
pas commettre de crimes en droit. Dans ses conclusions sur Hoffman-Glemane, le rapporteur
public Frédéric Lenica se trouve aussi face à cette impossibilité discursive :
Ce n'est en effet ni l'omission ni le concours passif dont l'État français s'est rendu coupable.
C'est bien d'avoir organisé, en l'absence de contrainte directe de l'occupant, les opérations
qui ont constitué le prélude nécessaire à la déportation. C'est bien d'avoir sciemment
retourné la marche du service contre une fraction de la population. C'est bien d'avoir
commis, nous semble-t-il, une illégalité contre l'humanité, sombre reflet administratif du
crime contre l'humanité
5
.
5. Cette illégalité n’est donc pas un crime et sa réponse apportée à notre question principale est la
suivante : « En réalité, la prescriptibilité des dettes de l'État et l'irresponsabilité pénale de ce
dernier ne sont que deux conséquences tirées du même constat de sa vocation permanente
6
».
Dans une première configuration, Hoffman-Glemane est saisi sous la forme d’un cas perplexe.
Dans une seconde configuration, il révèle, lorsqu’il est saisi dans son historicité
jurisprudentielle, une interrogation qui semble subsidiaire et qui, pourtant, est proprement
vertigineuse tant juridiquement que moralement : à qui attribuer ce « nous » qu’évoque Jacques
Chirac ? Que ou qui recouvre-t-il lorsqu’il conclut que « nous conservons à leur égard une dette
imprescriptible »
7
? En m’attachant à comprendre ce que ce « nous » recouvre, je considère
que ce cas n’est plus alors seulement perplexe ni aporétique ; il est sans lieu, atopique, car il ne
trouve pas sa place dans l’agencement normatif qui rend possible le questionnement juridique
du Conseil d’État. Il ne saurait trouver cette place car il est proprement absurde, extravagant
voire inconvenant. Le terme grec est péjoratif car celui qu’il désigne est atopos, scandaleux, il
provoque la disharmonie, la discontinuité
8
. Ce cas atopique provoque une interrogation que je
trouve dérangeante car elle trouve son expression limite dans l’affirmation suivante : si ce
« nous » englobe a minima les personnes de nationalité française d’hier et d’aujourd’hui, il
inclut aussi les rescapés et leurs descendants. Ce cas ouvre alors, par la singularité et l’unicité
même de l’horreur factuel dont il assure le traitement juridique, à l’étude d’un cas perplexe,
d’un cas atopique et enfin d’un cas limite, la dernière catégorie recouvrant potentiellement les
précédentes.
l’opportunité de présenter ce cas. Je remercie Pierre-Yves Quiviger de m’avoir permis d’approfondir ce travail
lors de son séminaire de M2 de philosophie de droit à Paris 1 dont le thème était : « Juger l’administration ».
3
G. W. Leibniz, Des cas perplexes en droit, trad. P. Boucher, Paris, Vrin, 2009, p. 147.
4
Le Conseil d’État sera aussi désigné par son acronyme : CE.
5
F. Lenica, « La responsabilité de l'État du fait de la déportation de personnes victimes de persécutions antisémites,
Conclusions sur Conseil d'État, ass., 16 février 2009, Mme Hoffman-Glemane, req. N° 315499 », Revue Française
de Droit Administratif, 02, 2009, p. 316-319.
6
Ibidem.
7
Souligné par moi.
8
R. Bujor. Le personnage de Socrate et le sens du terme atopos dans les Dialogues platoniciens. Une approche
herméneutique, Thèse de doctorat, Sorbonne Université; Universitatea Bucureşti, 2022. p. 47-52
4
6. Le cas limite est d’abord proche du cas perplexe ou aporétique. Dans un article rédigé en 1998
à l’occasion du procès de Maurice Papon, Yan Thomas conclut son propos par le constat d’une
voie sans issue, il s’agit « des impasses de notre droit public, de l’aporie occidentale d’un État
absolu mais innocent »
9
. Ainsi, l’impossible responsabilité pénale de l’État nous mène à la
perplexité car elle a pour conséquence, une action en responsabilité contre l’État pour des actes
qui ne recevront jamais la qualification juridique adéquate, celles de crimes ; et d’autre part, il
nous indique que de « ce paradoxe naît la nécessaire collaboration du juge, spécialiste de la
responsabilité individuelle, et de l’historien, spécialiste des contextes collectifs, dans des cas
limites où les États ont massivement et systématiquement attenté à l’humanité par le moyen de
ceux qui avaient accepté d’être leurs agents »
10
.
Le cas limite obtient ici ce statut à la fois par le paradoxe qu’il recèle et par la singularité de la
réalité historico-factuelle qu’il appréhende juridiquement. Plus haut, il nous met d’ailleurs en
garde contre la composante « atopique » de ces cas judiciaires :
En droit, les États sont innocents. Cette donnée juridique est essentielle. On la fuit, lorsque,
à propos de Vichy, on proteste de l’irresponsabilité de la République ou l’on reconnaît la
responsabilité de la France. On la fuit, lorsqu’on parle de procès fait à un régime. On la fuit
encore, lorsqu’on évoque le comportement criminel d’un gouvernement. De tels propos
peuvent avoir une portée symbolique, mais ils sont étrangers au fait du droit. La
République, la France, le Gouvernement, le Régime ne sont pas des personnes juridiques,
ce qu’est en revanche l’État.
11
7. L’avis du Conseil d’État suit ici cette définition, car bien qu’il contienne des ambiguïtés, des
glissements entre l’État, la République et « l'autorité de fait se disant gouvernement de l'État
français » ; in fine il a trait à une réalité matérielle univoque, celles des réparations, des
indemnités, de la reconnaissance de dommages qui ont un coût économique pour l’État et qui,
avant tout, appartiennent, non à l’ordre du symbolique mais au domaine des finances publiques.
D’abord, je présenterai le cadre général de ma recherche sur les immunités pénales de l’État
puis le contexte ainsi que le contenu de l’avis Hoffman-Glemane, enfin je propose d’explorer
l’agencement administratif assurant la continuité de l’État ; un agencement dont la finalité est
la préservation d’un patrimoine perpétuel où je distingue trois catégories : le patrimoine
financier, le patrimoine épistémique et le patrimoine normatif. Ce dernier est scindé afin de
conclure ma démarche casuistique sur deux plans, le juridique et l’axiologique.
9
Y. Thomas, « La vérité, le temps, le juge et l'historien », Le Débat, 102, 1998, p. 17-36. Cet article est aussi
disponible dans Y. Thomas, Les opérations du droit, éd. M-A. Hermitte et P. Napoli, EHESS/Gallimard/Seuil,
Paris, p. 255-280.
10
Ibidem. p. 277.
11
Ibid. p. 275.
5
I. Les immunités pénales de l’État
A. L’exclusion de la responsabilité pénale de l’État
8. Dans l’ordre interne français, l’article 121-2 du Code Pénal dispose que :
Les personnes morales, à l'exclusion de l'État, sont responsables pénalement, selon les
distinctions des articles 121-4 à 121-7, des infractions commises, pour leur compte, par
leurs organes ou représentants.
Toutefois, les collectivités territoriales et leurs groupements ne sont responsables
pénalement que des infractions commises dans l'exercice d'activités susceptibles de faire
l'objet de conventions de délégation de service public.
La responsabilité pénale des personnes morales n'exclut pas celle des personnes physiques
auteurs ou complices des mêmes faits, sous réserve des dispositions du quatrième alinéa de
l'article 121-3.
La responsabilité pénale de l'État français est donc inexistante dans l'ordre interne
12
. En
revanche toutes les personnes morales de droit public ne sont pas concernées ; ainsi dans un cas
spécifique : les activités qui pourraient être accomplies par des entités privées, elles sont
responsables pénalement. L’exemple suivant est couramment donné pour illustrer cette
différence : si la cantine d’une école primaire est gérée par la commune, elle pourrait aussi l’être
par un opérateur privé, la commune est alors responsable pénalement en cas de commission
d’un délit dans l’exercice de cette fonction. A l’inverse, si la cantine d’un ministère ou d’une
préfecture est gérée par l’État, celui-ci ne saurait être responsable pénalement. Selon le
rapporteur du projet de loi, Stéphane Marchand, cette exclusion est nécessaire car :
Bien entendu, il n'est pas possible de retenir la responsabilité de l'État, en vertu de certains
principes dont celui de la souveraineté. D'ailleurs, on voit mal comment une juridiction
pourrait condamner l'État en jugeant au nom du peuple français ni comment pourrait être
exécutée sa décision par la suite
13
.
Il énonce les arguments avancés communément et qui sont critiqués par des partisans mêmes
de cette exclusion. M. Marchand remarque toutefois, à juste titre, le caractère étrange d’une
condamnation pénale de l’État au nom du peuple français, étrangeté qui aboutirait à une forme
d’écartèlement judiciaire de l’État et du peuple.
9. L’exclusion de l’État instaure par conséquent une inégalité entre ce dernier et les autres
collectivités publiques, inégalité qui est centrale dans le débat autour de sa responsabilité
pénale. Les arguments des opposants sont multiples et je retiens d’abord ceux du publiciste
Etienne Picard qui donne à voir l’institution d’un dualisme conceptuel séparant l’entité étatique
entre le plan de l’immanence et celui de la transcendance
14
. En 1993, après le vote de la
législation française sur la responsabilité pénale des personnes morales, il critique les raisons
12
Dans l’ordre externe, la Cour Internationale de Justice rappelle qu’« en vertu d’un principe généralement établi,
le droit international ne connaît pas de responsabilité pénale de l’État ». CIJ, Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-
Monténégro, 26 février 2007, § 170.
13
« Compte-rendu intégral », Journal Officiel de la République Française : Débats Parlementaires, Assemblée
Nationale, 9e législature, Première séance ordinaire de 1989-1990 (18ème séance), 3e séance du 11 octobre 1989,
p. 3420-3421. Le garde des Sceaux, Pierre Arpaillange, précise que l’exclusion de l’État a pour finalité « d’ assurer
la continuité des institutions républicaines », Ibidem, p. 3421.
14
E. Picard , « La responsabilité pénale des personnes morales de droit public. Fondements et champ d'application»,
Revue des sociétés, 02, 1993, p. 261-291.
6
invoquées pour exclure l’État, non car il s’y oppose, mais parce qu’elles lui apparaissent
insuffisantes pour justifier une exclusion qui met en cause « le principe d'égalité devant la
justice [qui] est un principe constitutionnel »
15
. La souveraineté de l’État ne saurait suffire à la
justifier, cette dernière n’étant pas absolue, de plus cet argument est similaire à celui auparavant
avancé pour lui dénier une responsabilité civile ou administrative. Le monopole du droit de
punir ne saurait aussi convaincre car l’État est à même de se sanctionner par le biais de ses
organes comme le Conseil d’État et le Conseil Constitutionnel. Pour Etienne Picard, ce n’est
pas tant l’État mais la puissance publique, celle-ci ne s’épuisant pas en lui, qui est
essentiellement immune pénalement.
On le voit, la discrimination selon les personnes publiques n'était pas la bonne méthode car,
de façon irréductible, la puissance publique n'est justement pas personnalisable : tout est
fondamentalement d'essence différente entre la notion de personne et celle de puissance
publique […] La puissance publique se manifeste au contraire comme la source unique et
infondée, le bras souverain de l'unilatéral, du normatif, du coercitif, de la prérogative et du
privilège, de l'inégalité et de la gratuité : elle est une sorte de transcendance juridique,
pourtant factuelle, opposée à l'immanence, cependant artificielle, de la personnalité
morale.
16
Il distingue alors une puissance publique transcendante qui « est en elle-même, intrinsèquement,
constituée de ce monopole du pouvoir d'obliger unilatéralement, de contraindre par la force, et
de punir pénalement » à l’immanence de la personnalité morale et de son patrimoine. Par
conséquent « on ne peut donc pas punir la puissance publique, comme elle ne peut pas
davantage se punir elle-même »
17
.
10. Cette opération est d’un grand intérêt pour l’étude de la forme-État car elle crée un espace
liminaire, quasi-métaphysique, où évoluerait cette dernière. Est-il possible d’identifier la justice
pénale à une justice transcendante ? De quelle manière la puissance publique pourrait être « une
sorte de transcendance juridique » qui relèverait « pourtant [du] factuelle » ? Pourrait-il s’agir
d’un « fait juridique » qui précède le droit lui-même, à la fois interne et externe à l’ordre
juridique ? Ainsi, la transcendance de l’État est fondée factuellement en droit et son immanence
repose sur une personne artificielle ou fictive dont le principe reposerait en elle-même. Il s’agit
de deux paradoxes qui éclairent à la fois l’importance théorique et la fragilité conceptuelle de
l’association entre la notion de puissance et celle de personne pour penser l’État.
B. La puissance de l’État-personne
11. Poser la question de l’égalité des personnes morales devant la loi nécessite d’ancrer la catégorie
de personne juridique dans son historicité
18
. Lors de sa construction médiévale cette entité
juridique va porter le nom d’universitas, de corporation et enfin de persona ficta :
La corporation (universitas) était conçue comme un groupe qui possédait une personnalité
juridique distincte de celle de ses membres individuels. […] Une corporation n’était pas
condamnée à mourir ; elle demeurait la même entité juridique même si les membres
changeaient. Selon une expression célèbre des canonistes du XIIIe siècle, la corporation
15
Ibidem.
16
Ibid.
17
Ibid.
18
Y. Thomas, « L'institution civile de la cité », Le Débat, 74, 1993, p. 21-40. In Y. Thomas, ODD, p. 106.
7
était décrite comme une « personne fictive ». Il s’avéra qu’un tel concept pouvait être utilisé
pour définir plusieurs sortes de communautés ecclésiales et politiques
19
.
De plus, la persona ficta n’a pas de volonté propre, elle est catégorisée, notamment par Innocent
IV en 1256, dans sa décrétale Romana Ecclesiae, comme une entité purement nominale dont le
but premier est la conservation d’un patrimoine, par exemple celui d’un monastère, en séparant
son existence juridique de la survie physique de ses membres. Le Pape canoniste ajoute :
Nous interdisons absolument de porter une sentence d’excommunication contre une
universitas ou un collège, voulant éviter le danger qui en résulterait pour les âmes, car des
innocents pourraient se trouver liés par une telle sentence, qu’elle ne soit prononcée que
contre ceux dont la culpabilité aura été établie.
20
Il est important de souligner que l’excommunication, la sanction spirituelle, des membres d’une
universitas n’entretient pas de relation d’identité avec la sanction pénale. Ces deux types de
sanctions sont à proprement parler incommensurables. De plus cet argument est insuffisant car
il repose sur une identité entre l’universitas et ses membres. Or si l’on distingue la personne
fictive de ses membres, si l’on renonce à donner réellement vie à un collectif à travers une
fiction, la catégorie juridique de personne devient tout à fait adaptée à la sanction pénale. En
d’autres mots, la personnalité juridique de l’État est un moyen et non un obstacle à sa
responsabilité pénale ; la sanction pénale a alors ici pour finalité de sanctionner directement un
patrimoine et non un collectif
21
. Pierre Michaud-Quentin nous met d’ailleurs en garde :
Faut-il enfin rappeler le fait évident que sans prendre la peine de formuler des
considérations théoriques, les pouvoirs souverains ou locaux, civils et ecclésiastiques, ont
infligé des sanctions aux collectivités de droit et de fait durant tout le Moyen-Âge?
22
12. Aujourd’hui, la personne morale est :
Un groupement doté, sous certaines conditions, d’une personnalité juridique plus ou moins
complète ; sujet de droit fictif qui, sous l’aptitude commune à être titulaire de droit et
d’obligation, est soumis à un régime variable […] selon qu’il s’agit d’une personne morale
de droit privé ou d’une personne morale de droit public
23
.
Elle se distingue en premier lieu de la personne physique dont elle constitue un regroupement
distinct de l’agrégat des individus qui la compose, et cela par fiction du droit. Nous sommes
donc, en tant qu’individus, à la fois entourés et parties d’une multitude de personnes morales,
publiques comme l’État ou les communes, privées comme les associations ou les sociétés
commerciales. L’article 121-2 du Code Pénal effectue une double opération : d’une part, il
exclut l’État du champ de la responsabilité pénale et d’autre part il le définit comme une
personne morale distincte d’autres personnes morales publiques telles que les collectivités
territoriales. Ce processus de personnalisation, de circonscription et d’exclusion n’est, lui aussi,
en aucun cas un invariant figé du droit car la désignation de l’État comme personne morale est
loin d’être une évidence. Cette dernière fut d’ailleurs l’objet d’un débat lors de l’examen du
19
B. Tierney, Religion et droit dans le développement de la pensée constitutionnelle (1150-1650), trad. J. Ménard,
Paris, Puf, 1993, p. 33.
20
Cité et traduit par P. Michaud-Quantin, Universitas : expressions du mouvement communautaire dans le Moyen
Age latin, Paris, Vrin, 1970, p. 333.
21
Sur le débat médiéval autour de la « culpabilité et des sanctions collectives », Ibidem. chap. VIII, p. 327-339.
22
Ibid. p. 328.
23
« Personne », G.Cornu dir. Vocabulaire juridique, Paris, Puf, 2018.
8
projet de loi sur la réforme du Code pénal. Jean Louis Debré n’a pas manqué de le souligner
lors la 3e séance de débat, le 11 octobre 1989 :
L'État - à cet égard, je me permets de vous renvoyer au traité de science politique du
professeur Burdeau - ne peut être considéré comme une personne morale de droit public.
Le Conseil d'État, sa jurisprudence, les professeurs de droit ont toujours distingué l'État,
les collectivités territoriales et les personnes morales de droit public. On peut tout à fait
démontrer que l'État n'est pas une personne morale de droit public : c'est une entité juridique
spécifique . Encore une fois, je vous invite à relire les bons auteurs de droit public.
24
.
En effet, Georges Burdeau critique la notion de personnalité juridique de l’État dans la mesure
où elle serait inhérente à la notion d’État et justifierait « la personnalité étatique en disant qu’en
elle peut être ramenée à l’unité de la collection des individus qui composent l’État »
25
.
Cependant elle reste un « instrument méthodologique utile au raisonnement juridique »
26
. Il
précise qu’ « elle doit donc être admise en raison de son utilité pratique car elle permet
l’imputation d’un acte à l’État lorsqu’il est entrepris en son nom par un individu, administrateur
ou gouvernant. »
27
. En somme, Jean-Louis Debré a juridiquement tort et politiquement raison.
Chez Burdeau, la puissance étatique comprise sous la forme de la transcendance est poussée
jusqu’à une intensité « spirituelle ». Ainsi, il pose le caractère principiel et éminent de la
puissance publique ou étatique qui est distincte de la souveraineté. D’abord, sa définition de
l’État est la suivante : « l’État, c’est le Pouvoir institutionnalisé et c’est l’institution où s’incarne
ce pouvoir»
28
. Au centre se trouve la puissance étatique qu’il distingue des gouvernants et du
souverain car « c’est la puissance étatique qui renferme en elle toutes les vertus actives du
Pouvoir », ce qui fonde « la place éminente qui, juridiquement revient à la puissance d’État qui
est, dans l’institution étatique, le principe et le moteur de toute sujétion et, partant de toute la
vie juridique »
29
.
13. À rebours de ces arguments, c’est une raison technique qui sera avancée en sa faveur par un
groupe de travail sur « la responsabilité pénale des décideurs publics » dirigé par Jean Massot
alors président de section au CE et auteur d’un rapport remarqué sur le CE sous Vichy.
L’introduction de cette responsabilité pénale ne repose pas ici sur l’idée d’une lutte solennelle
contre le crime d’État mais plutôt sur l’expression d’« un souci d'égalité entre agents de l'État
et des autres collectivités publiques». En effet, « cette place à part réservée actuellement à
l'État, hors d’atteinte de toute procédure pénale, a […] semblé au groupe d'étude méconnaître
l'égalité entre les agents publics»
30
. L’exemple précité concernant la cantine de l’école et de la
préfecture paraît donc tout à fait suffisant pour justifier cette responsabilité. Il est à remarquer
que l’inégalité se déploie sur deux niveaux, d’une part celle entre agents publics :
Pourquoi un agent d'une collectivité locale chargé d'une mission de surveillance d'un
équipement public pourrait-il s'abriter derrière la responsabilité pénale de la collectivité
publique qui l'emploie, alors qu'un agent de l'État exerçant les mêmes fonctions à l'égard
d'un équipement analogue exploité par l'État en serait privé, se retrouvant en première ligne
dès l'ouverture de la procédure ? Ce déséquilibre a semblé au groupe difficile à justifier.
24
3e séance du 11 octobre 1989, op.cit. p. 3423
25
.G. Burdeau, Traité de Science Politique : l’ État, Tome II, § 231, Paris, LGDJ, 1980, p. 340. Autrement dit, il
n’est pas « la personnification de la Nation ».
26
Ibidem.
27
Ibid. § 234, p. 345.
28
Ibid. § 165, p. 245.
29
Ibid. § 211, p. 314.
30
J. Massot . dir. : La Responsabilité pénale des décideurs publics : Rapport au Garde des sceaux. 16 décembre
1999. p. 42.
9
Aussi propose-t-il de supprimer, à l'article 121-2 du Code pénal, l'exclusion de l'État du
principe de responsabilité pénale des personnes morales.
31
En somme, l’agent de la cantine municipale pourra se protéger derrière le voile de la
personnalité morale de la commune alors que l’agent de l’État sera en incapacité de le faire.
D’autre part, nous nous trouvons aussi devant une inégalité entre personnes morales, qui est
flagrante lorsqu’elles sont publiques. Effectivement, de quel privilège suranné pourrait se
prévaloir l’État relativement à une commune ? Si c’est celui de l’intérêt général, il faudrait sans
doute encore faire appel à la puissance étatique afin de l’ancrer « factuellement » et de le faire
prévaloir dans la réalité effective sur les multiples « intérêts publics ». Enfin, si nous
considérons aussi l’ensemble des personnes morales, la conclusion du pénaliste Emmanuel
Dreyer ne peut manquer d’au moins faire naître un doute concernant son bien-fondé :
Comment expliquer qu'une infraction commise dans les mêmes circonstances par une
personne morale de droit privé et par une personne morale de droit public puisse être
imputée à l'une mais pas à l'autre ? Puisqu'elles se trouvent dans la même situation, la
rupture d'égalité semble totale
32
.
14. Par conséquent, la responsabilité pénale de l’État remettrait son identité même en jeu, sa
capacité à se confondre, dans les faits, avec un collectif dont il n’est juridiquement que le nom.
Aussi, que la justice puisse condamner l’État au nom du peuple français ne pose aucun problème
juridique, c’est plutôt l’idée d’une auto-condamnation du peuple qui semble dérangeante. De
ce fait, la personnalité juridique est l’instrument par excellence de la responsabilité pénale de
l’État et c’est le postulat d’une réalité de cette entité juridique, qui personnifierait le peuple, qui
la rend impossible. Enfin l’hypothèse d’une puissance étatique principielle réalisant l’idée de
droit ou le précédant matériellement est une ombre qui se dissipe très vite à la lumière d’un
examen « sécularisé ».
C. L ’immunité pénale de l’État par exception
15. Les titres de cette étude et de ma recherche ne contiennent pas les termes de responsabilité ou
d’irresponsabilité. Précisément, dans l’ordre juridique français, l’irresponsabilité pénale de
l’État est une formule dénuée de signification juridique. Mon approche est alors restreinte à
celles des immunités que je conçois sous une forme plurielle. Les deux premières catégories
d’immunité sont empruntées directement aux travaux de Michel Cosnard. Il nous indique :
Un individu ou une institution bénéficiant d’immunité dans un ordre juridique n’est pas
soumis à la loi, à son application par les tribunaux ni à la contrainte. Ce phénomène est
susceptible d’avoir deux explications : il peut s’agir soit d’une non-applicabilité, soit d’une
non-application
33
.
L’immunité pénale de l’État a ici deux sens :
31
J. Massot, dir. op.cit. p. 43
32
E. Dreyer, « Irresponsabilité ou responsabilité pénale des personnes morales de droit public ? » , La Semaine
Juridique Edition Générale, 47, 2016, p. 1256 s. Aussi : S. Corioland, Répertoire de la responsabilité de la
puissance publique, Paris, Dalloz, 2022, §§ 60-63; E. Dreyer, Droit pénal général, Paris, LexisNexis, 2019,
p. 926 ; J-C Planque, La détermination de la personne morale juridiquement responsable, Paris, l’Harmattan,
2003, p. 552.
33
M. Cosnard, La soumission des États aux tribunaux internes face à la théorie de l’immunité des États, Paris,
p. 31 ; « Immunité » in D. Alland, S. Rials dir., Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Puf, p. 803.
10
L’exception qui correspond à la non-applicabilité, à la dérogation, autrement dit à l’absence de
l’élément légal de l’infraction. Dans ce cas précis, par exemple celui de la France ou de l’Italie,
le syntagme « crime d’État » est dénué de toute signification juridique ou objective. Certes, il
peut être l’objet de l’étude de l’historien, du sociologue mais pas du juriste s’il s’en tient à la
lettre de loi. L’État ne commet pas alors des actes criminels mais des actes illégaux.
L’exemption qui correspond à la non-application, au traitement différencié. Ce cas est celui de
l’existence de l’élément légal de l’infraction mais d’une non-application de certaines
dispositions de la loi en raison du statut ou de la spécificité de la personne juridique mise en
cause. L’État peut être condamné pénalement mais il n’est pas soumis à des peines similaires à
celles des autres personnes morales. C’est aujourd’hui le cas en Belgique où dispositions du
Code pénal sont les suivantes à la date du 11 juillet 2018:
Article 5 : Toute personne morale est pénalement responsable des infractions qui sont
intrinsèquement liées à la réalisation de son objet ou à la défense de ses intérêts... .
Article 7 bis : À l'égard de l’État fédéral (...) seule une simple déclaration de culpabilité
peut être prononcée, à l'exclusion de toute autre peine.
34
La non-applicabilité correspond en pratique au mécanisme de l’exception d’incompétence ; la
non-application prend la forme d’un régime pénal adapté où les conséquences de la
responsabilité sont amoindries ou effacées par le mécanisme immunitaire de l’exemption. Cette
dernière peut donner lieu à un jugement qui qualifie l’État d’irresponsable alors que le
mécanisme de l’exception ne donne lieu à aucun jugement, pour reprendre une expression de
Marcel Waline : « pas de responsabilité sans texte ».
16. Par exemple, le 26 septembre 2007, quatre détenus de la Maison d’Arrêt de Nîmes ont fait usage
du procédé de la citation directe afin de demander la comparution de l’État, en la personne de
son préfet, pour « mise en danger de la vie d’autrui » en raison des conditions de détentions. La
citation directe est :
L'acte par lequel la personne poursuivie est assignée directement devant la juridiction de
jugement. Elle peut être délivrée par le parquet ou, aux mêmes conditions, par la victime,
et, dans ce cas, elle permet à celui qui se prétend lésé par une infraction de déclencher le
procès pénal et d'accéder à la qualité de partie civile.
35
L’avocate des parties civiles, Me Aoudia, précise que la maison d’arrêt de Nîmes possédait, à
cette date, 190 places pour 400 prisonniers
36
. Son but était de mettre en jeu la responsabilité
pénale de l’État afin d’aller jusqu’à une question prioritaire de constitutionnalité . Dans sa
citation à comparaître elle demande à :
La juridiction de céans de condamner l’État pour avoir à Nîmes, depuis août 2014, par la
violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité et de prudence
imposée par la loi […] exposé les personnes détenues et le personnel pénitentiaire, à un
34
Cette forme d’immunité nécessite une étude à part entière. Afin d’en comprendre les enjeux juridiques, je
renvoie aux travaux du Professeur de droit pénal à l’ULB et Juge au Tribunal de première instance de Liège,
Franklin Kuty, que je remercie vivement pour son aide précieuse. F. Kuty , Principes généraux du droit pénal
belge –, 2ème édition, Vol 3, Bruxelles, Larcier, 2020, p. 75-169. F. Kuty, « La réforme de la responsabilité pénale
des personnes morales », Revue de droit pénal et de criminologie, 11, 2018, p. 1031-1052.
35
P. Bonfils, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Partie civile – Accès à la qualité de partie civile,
Dalloz, Juin 2022, § 121
36
Ouest-France, mis en ligne le 26 septembre 2017.
11
risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une
infirmité permanente.
37
Le tribunal excipe en retour de son incompétence. Voici des extraits du jugements qui nous
aiderons à comprendre la logique de l’exception d’incompétence :
Attendu que l’article 121-2 du Code pénal dispose que les « personnes morales, à
l’exclusion de l’État, sont pénalement responsables ». [Cette exclusion est soulignée par le
tribunal. ] Attendu que ce texte, qui pose le principe de l’irresponsabilité pénale de l’État
en tant que personne morale devant une juridiction de l’ordre Judiciaire, a été soumis au
contrôle de la cour de Cassation qui dans un arrêt rendu par la chambre criminelle le 11
juin 2010 a prononcé un non-lieu à renvoi devant le Conseil Constitutionnel d’une question
prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant précisément sur l’alinéa 1er de l’article 121-
2 , qu’il en suit dès lors que le principe de l’irresponsabilité pénale de l’État, posé par
l’article 121-2 du Code Pénal, fait obstacle à toute saisine d’une juridiction de l’ordre
judiciaire, de sorte que le tribunal constate son incompétence à connaître de la citation
délivrée par les parties civiles.
38
17. Le jugement utilise le terme d’irresponsabilité pénale de l’État, déjà utilisé par le rapporteur
public dans Hoffman-Glemane, cependant il me semble inadéquat et je lui préfère celui
d’immunité. Comment comprendre cette différence entre l’irresponsabilité et l’immunité ?
L’irresponsabilité est « une exclusion de responsabilité tenant à la non-imputabilité du fait
dommageable (à supposer remplies les autres conditions de responsabilité) »
39
. Ainsi,
l’irresponsabilité pénale ou plutôt ses causes sont l’objet d’un chapitre du Code pénal (Titre I,
chap. 2), par exemple l’article 122-5 dispose :
N'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers
elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité
de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens
de défense employés et la gravité de l'atteinte.
Nous constatons que l’irresponsabilité est l’objet d’une appréciation, qu’elle est le résultat d’un
processus normatif qui aboutit à la qualification juridique d’une situation factuelle. Par
exemple, si je frappe avec une relative violence une personne qui m’a bousculée par
inadvertance ; je pourrais essayer, sans grand espoir certes, de me prévaloir de mon
irresponsabilité, en narrant une collection de faits qui tendrait à prouver que cette atteinte était
injustifiée et que ma réponse était proportionnée. Dans la procédure pénale, l’officier de police
judiciaire, le parquet, le juge d’instruction (le cas échéant), les avocats du prévenu ou des parties
civiles vont participer à la qualification juridique des faits qui vont aboutir à l’acte de saisine
du juge, mais ce dernier « n’est pas lié par celle-ci et il peut procéder à une requalification des
faits »
40
. La qualification juridique donne lieu théoriquement à l’imputation d’une norme à un
37
Maître Khadija Aoudia, Citation à comparaître près le Tribunal Correctionnel de Nîmes, Audience du Mardi
26 septembre 2017, p. 5. Je remercie beaucoup Me Aoudia d’avoir eu l’amabilité de me transmettre ces éléments
ainsi que Me Matteo Bonaglia et Me Louis Ribière pour leur aide inestimable.
38
Tribunal Correctionnel de Nîmes, Jugement du 26 septembre 2017, n° minute : 17/1965, n° parquet :
17236000071, p. 4. L’arrêt du 11 juin 2010 répondait négativement à un moyen qui paraît éloigné de celui qui
nous occupe : « L'article 121-2, alinéa 1er, du Code pénal, qui pose le principe de la responsabilité pénale des
personnes morales, est-il contraire à l'exigence de précision suffisante de la loi pénale qui résulte de l'article 8 de
la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, en ce qu'il permet de retenir la responsabilité
pénale d'une personne morale sans même qu'un fait précis soit imputé à ses organes ou représentants ni même que
ceux-ci soient identifiés ? » Recueil Dalloz, Sommaire, 2010, p. 1712 .
39
« Irresponsabilité » G. Cornu dir. op. cit.
40
T. Lebreton, Procédure pénale, Paris, Ellipses, 2022, p. 223.
12
fait, elle lui attribue ainsi une signification objective. Cette approche est indispensable à la
compréhension du droit néanmoins elle ne saurait l’épuiser. La casuistique, notamment son
usage par Yan Thomas propose une méthode qui la complète, l’enrichit sans jamais l’exclure
pour autant. Il écrit :
L'opération juridique n'est pas dans l'impensable et impossible imposition de la loi aux
faits, mais dans le remodelage qui qualifie ces derniers pour le jugement pratique de valeur
qu'elle ordonne. Cette opération peut s'analyser d'un point de vue nominaliste : les faits ne
reçoivent pas le nom qui convient à leur nature, mais celui qui convient au traitement qu'on
veut leur faire subir
41
.
18. Le cas, autrement dit le procès, n’est pas seulement le lieu de l’application de la norme à un fait
dont le résultat est une sanction produite par une imputation et non par un quelconque lien
causal
42
. Elle donne lieu à une nouvelle appréhension de la réalité factuelle, qu’elle modèle en
la juridicisant. Il n’y pas de séparation absolue entre la réalité juridique et la réalité « tout
court », entre un monde factuel et un monde normatif, mais une interpénétration des deux
réalités notamment à travers le langage, un langage juridique qui a une effectivité dans la réalité
sociale ; et inversement, sans la réalité sociale, le droit ne saurait matériellement être.
Entreprendre une casuistique de l’irresponsabilité pénale de l’État en France n’a finalement pas
de sens, dans la mesure où cette catégorie juridique devrait se trouver confrontée à son pendant
inverse, en somme n’est irresponsable que celui qui pourrait être responsable. De cette manière,
en l’absence de norme applicable et en présence d’une immunité pénale par exception, nulle
qualification ne nous est accessible, l’exception d’incompétence in limine litis y met fin
immédiatement. Ici s’arrêterait la casuistique en l’absence de l’avis contentieux Hoffman-
Glemane.
41
Y. Thomas « Présentation » , Annales. Histoire, Sciences Sociales, 6, 2002. p. 1425-1428.
42
H. Kelsen, Théorie pure du droit, § 18, trad. C. Eisenmann, Paris, Bruylant-LGJD, 2004, p. 90.
13
II. Juger une illégalité contre l’humanité
A. La situation juridique ex ante
19. Le point de départ de ce cas est l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la
légalité républicaine sur le territoire continental. Cette dernière va organiser le rétablissement
dans les faits d’une légalité républicaine qui n’aurait jamais cessé d’exister en droit. Elle dispose
à son article 1 que « la forme du Gouvernement de la France est et demeure la République. En
droit celle-ci n'a pas cessé d'exister. » ; à son article 2 :
sont, en conséquence, nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels législatifs ou
réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution, sous quelque dénomination
que ce soit, promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et
jusqu'au rétablissement du Gouvernement provisoire de la République française. Cette
nullité doit être expressément constatée.
Puis dans son article 3 est expressément constatée la nullité d’actes précis notamment « tous
ceux qui établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de
juif.»
43
. Emmanuel Cartier nous explique la signification de ce constat de nullité :
La nullité, quelle que soit la forme de l’acte concerné, a pour conséquence d’anéantir l’acte
en tant que tel et tous ses effets passés et à naître, par la combinaison de l’effet immédiat
et de l’effet rétroactif du texte qui l’a prescrit […] Tout se passe comme si l’acte édicté en
vertu de l’acte annulé n’avait jamais existé. Comme pour la nullité, l’inexistence signifie
l’incapacité absolue et inconditionnée de l’acte à produire des effets de droit.
44
Cela a pour conséquence de permettre au juge de considérer les actes, produits par ces
législations, nuls et de nul d’effets donc inexistants.
20. Marcel Waline dans son commentaire de l’Ordonnance du 9 août 1944 propose de « tempérer
dans la pratique les effets de cette proclamation générale de nullité. » Ainsi :
Du moment que le gouvernement de Vichy est tenu pour un gouvernement de fait, ce qui
convient, pour apprécier la valeur de ses actes c’est de leur appliquer la théorie juridique
classique « des fonctionnaires de faits ». Or, celle-ci n’a jamais abouti à l’annulation totale
des actes des fonctionnaires de faits
45
.
Florence Crouzatier-Durand explique son principe, sans qu’il soit ici possible de rentrer
dans les détails d’une jurisprudence et d’une doctrine maintenant plus que centenaire :
Le fonctionnaire de fait a […] l’apparence d’un fonctionnaire, mais il n’a pas été investi de
manière régulière. L’intérêt de cette théorie porte sur la légalité administrative : le juge
admet en effet que les actes pris par un fonctionnaire de fait sont valides. Et ce pour des
43
Journal officiel de la République française, 10 août 1944, p. 688.
44
E. Cartier, La transition constitutionnelle en France (1940-1945) : la reconstruction révolutionnaire d’un ordre
juridique « républicain ». Paris, LGDJ. 2005, p. 355.
45
M. Waline, « L’ordonnance du 9 août 1944 sur le rétablissement de la légalité républicaine », La semaine
juridique, 1944, § 441. La théorie des fonctionnaires de fait est aussi connue par le célèbre arrêt dit des Mariages
de Montrouge , Cour de cassation, Chambre civile, 7 août 1883, Sirey 1884-1, p. 17. Cet exemple est notamment
donné par Perelman pour illustrer sa conception du raisonnable, C. Perelman, Le raisonnable et le déraisonnable
en droit : Au-delà du positivisme juridique, Paris, LGDJ, 1984, p. 16.
14
motifs évidents de bonne administration, d’intérêt général ; en vertu des principes
fondamentaux de continuité des services publics et de sécurité juridique
46
.
21. La jurisprudence du CE connaît alors des hésitations quant à l’engagement de la responsabilité
de l’État.
-Le 14 juin 1946, l’arrêt Sieur Ganascia rejette un moyen fondé sur « une fausse application
des lois dans la nullité radicale a été expressément constatée par l’ordonnance du 9 août 44 [et
ajoute] qu’il n’appartient qu’au législateur de fixer les règles suivant lesquelles pourront être
indemnisées les personnes victimes des mesures prises en exécution de ces lois
d’exception. »
47
.
-Le 22 février 1950, l’arrêt Dame Suez prend une direction inverse en indemnisant le
dommage mortel causé « du fait d’un véhicule appartenant au groupement dit « milice
française « ; que, quel que fût l’objet de ce groupement, il revêtait le caractère d’un service
supplétif de police ; qu’ainsi les fautes commises par ses membres dans l’accomplissement de
service sont de nature à engager la responsabilité de l’État. »
48
.
-La jurisprudence se cristallisera deux ans plus tard, d’abord avec la décision Époux Giraud
du 4 janvier 1952 où « l’assignation à résidence dont les Époux Giraud ont été l’objet doit être
regardée comme constituant un acte dépourvu de toute base juridique. » ; puis le 25 Juillet
1952 (Demoiselle Remise) où un dommage causé à nouveau par « le groupement dit « milice
française » ne peut cette fois être indemnisé car « la responsabilité de l’État ne peut se trouver
engagée du fait des agissements de ce groupement »
49
.
Marcel Waline, dans son célèbre commentaire de l’arrêt Époux Giraud suggère avec une
grande clairvoyance « que cette décision a peut-être pour finalité de préserver le patrimoine
financier de l’État ». Il s’étonne alors : « le Conseil d’État n’est pas le gardien du Trésor
public, il est l’arbitre entre l’État coupable et les victimes innocentes. L’arrêt Époux Giraud
est pour nous une énigme inexplicable et cette « inexplicabilité » nous inquiète »
50
.
22. Ce n’est qu’un peu moins de cinquante ans plus tard que cette jurisprudence constante fondée
sur une interprétation stricte de l’ordonnance du 9 août 1944 sera renversée. Ainsi, l’institution
par décret, le 13 juillet 2000, d’un régime d’indemnisation pour les orphelins de déportés
victimes de persécutions antisémites a été le point de départ d’un renouveau du contentieux
administratif lié aux crimes commis durant le Régime de Vichy
51
. Ce décret sera examiné
pour un recours en annulation par le Conseil d’État fondé par les requérants notamment sur
une rupture d’égalité avec les orphelins de déportés persécutés pour d’autres motifs. Dans
l’arrêt Pelletier et autres du 6 avril 2001, le CE déclare « que si le décret attaqué a ainsi
entendu reconnaître les souffrances endurées par les orphelins de certaines victimes de la
déportation, il ne modifie pas les conditions dans lesquelles les personnes qui s'y croient
fondées peuvent engager des actions en responsabilité contre l'État. »
52
. Le Palais Royal va
ici ouvrir une porte dont les contours resteront incertains jusqu’en 2009.
46
F. Crouzatier-Durand, « Le fonctionnaire de fait ou quand le juge sauve les apparences », in N. Jacquinot
dir., Juge et Apparence(s). Toulouse , Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2010, p. 205-215.
47
CE, 14 juin 1946, Sieur Ganascia, Lebon, p. 166.
48
CE, 22 février 1950, Dame Duez, Lebon. p. 118-119.
49
CE, Assemblée. 4 janv. 1952, Époux Giraud, Lebon, p. 14 ; CE, Section, 25 juill. 1952, Demoiselle Remise,
Lebon, p. 401. Sur les contradictions de ces premières décisions : M. Verpeaux. « L'affaire Papon, la République
et l'État. « Ceux qui ont su trahir leur pays sans cesser de respecter la loi » Albert Camus », Revue française de
droit constitutionnel, 3, 2003, p. 513 s.
50
Revue du droit public, 1952, p. 487, in M. Waline, Notes d'arrêts de Marcel Waline : L'action de l'administration
(police, service public, responsabilité et agents publics), Vol 2, Paris, Dalloz, 2005, p. 353.
51
Décret n°2000-657 du 13 juillet 2000.
52
CE, Assemblée, 6 avril 2001, Pelletier et autres.
15
23. En 2002, le CE se voit à nouveau charger de prendre une décision sur la responsabilité de l’État
pour les actes commis durant le régime de Vichy. Maurice Papon, condamné par la Cour
d’assises de Gironde en 1998, se retourne vers l’État dans une action récursoire pour le paiement
des dommages et intérêts aux parties civiles
53
. Le Conseil d’État décide le 12 avril 2002 qu’il
existe à la fois une faute personnelle et une faute de service, donc une part de responsabilité de
l’État dans ces actes. La décision est un tournant car elle précise que :
Si l'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité
républicaine sur le territoire continental constate expressément la nullité de tous les
actes de l'autorité de fait se disant « gouvernement de l'État français » qui « établissent
ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif », ces dispositions
ne sauraient avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique
à raison des faits ou agissements commis par l'administration française dans l'application
de ces actes, entre le 16 juin 1940 et le rétablissement de la légalité républicaine sur le
territoire continental ; que, tout au contraire, les dispositions précitées de l'ordonnance ont,
en sanctionnant par la nullité l'illégalité manifeste des actes établissant ou appliquant cette
discrimination, nécessairement admis que les agissements auxquels ces actes ont donné
lieu pouvaient revêtir un caractère fautif
54
.
Pourtant, un acte annulé est théoriquement doté d’effets inexistants ; n’étant pas, il ne peut être
tant légal qu’illégal. Ce revirement jurisprudentiel est donc à la fois immense et étonnant dans
la mesure où le juge administratif, sur la base d’un texte similaire, prend une conclusion
totalement différente sans qu’aucune disposition législative ne modifie les principes régissant
la responsabilité de la puissance publique
55
. L’arrêt Papon bouleverse l’appréhension juridique
du rôle de l’État français dans la Shoah en opérant un renversement herméneutique. Sur ce
point, la plasticité voire l’élasticité de la régle de droit est ici repoussée jusqu’à l’une de ses
dernières extrémités, nous pouvons alors approcher d’une troisième définition du « cas limite »,
celle où, comme le rappelle Paolo Napoli, « l’exemplarité du cas tient à son aboutissement le
plus radical »
56
. Cette radicalité, cette « stabilisation de l’exceptionnel » est probablement ici
ouverte par l’historicité essentielle du cas, par la manière dont l’écoulement du temps historique
a permis le remodelage juridique des mêmes faits certes, mais surtout du même texte en d’autres
mots de la même norme objective, qui serait pour ainsi dire finalement surdéterminée par la
matérialité factuelle.
24. Cette décision va ouvrir une suite de procédures contre l’État français et la SNCF et c’est l’avis
Hoffman-Glemane qui fait figure de réponse finale du CE sur la question
57
. Il fait suite à la
saisine du Tribunal Administratif de Paris par Madeleine Kaplon, épouse Hoffman-Glemane,
fille de Joseph Kaplon, interné à Drancy puis déporté à Auschwitz, par le convoi n°1 du 27 mars
1942, dont il ne reviendra jamais
58
. Cette dernière engage une action en responsabilité contre
l’État et à la SNCF pour le dommage direct subi par son père ainsi que pour les préjudices
résultant des souffrances morales et psychiques subies par elle.
53
L’action récursoire est : « une action permettant à celui qui a réparé, à l'amiable ou par condamnation, un
dommage qu'il n'avait pas causé ou dont il n'était pas l'auteur exclusif, d'exercer ensuite un recours contre le
véritable responsable afin d'obtenir remboursement des sommes versées.» Fiche d’orientation Dalloz, Action
récursoire (droit administratif).
54
CE, Assemblée., 12 avril 2002, Papon, souligné par moi.
55
Article 34, Constitution du 4 octobre 1958.
56
P. Napoli, « Après la casuistique, la régle vivante » in P. Napoli dir. Aux origines des cultures juridiques
occidentales, Yan Thomas entre droit et sciences sociales , Rome, École Française de Rome, 2013, p. 189-207.
57
La question de la responsabilité de la SNCF n’est pas examinée car elle ne relève pas de la compétence du
juge administratif mais de celle du juge judiciaire. CE, Section, 21 décembre 2007, Lipietz et autres, n° 305966.
58
F. Lenica, op.cit.
16
B. L ’avis contentieux
25. L’avis contentieux est une « procédure permettant à un tribunal administratif ou à une cour
administrative d’appel de transmettre au Conseil d’État une question de droit nouvelle posée
dans une requête. Cette question doit présenter une difficulté sérieuse et être posée dans de
nombreux litiges »
59
. Le raisonnement du Conseil d’État vise alors à la subsomption de tous les
cas particuliers dans une catégorie générique ; et l’avis contentieux fait figure d’instrument
juridique idéal pour accomplir ce dessein. Il se présente d’abord sous forme de questions
auxquelles le Conseil d’État va répondre sans que sa conclusion ait l’autorité de la chose jugée.
Le rapporteur public justifie cette procédure en déclarant que « cette demande est recevable :
elle pose plusieurs questions de droit nouvelles et d'une grande complexité […] Plus d'une
vingtaine de tribunaux sont actuellement saisis de plus de quatre-cents dossiers présentant à
juger des actions similaires à celle de Mme Hoffman-Glemane. »
60
26. Les principales questions sont les suivantes :
- «Le caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité posé par l’article 213-5 du code
pénal qui s’attache à l’action pénale et à l’action civile engagée devant la juridiction répressive
[…] peut-il être étendu, en l’absence de dispositions législatives expresses en ce sens, aux
actions visant à engager la responsabilité de l’État à raison de faits ayant concouru à la
commission de tels crimes ? »
61
.
-Dans l’hypothèse où la réponse serait négative quel est le point de départ de la prescription ?
L’année qui suit le fait générateur du dommage (selon le principe de la prescription quadriennale
des créances sur l’État) ou est-il possible de penser que la créance ne pouvait exister tant que le
dommage n’était pas reconnu, c’est-à-dire que l’État français n’avait pas reconnu sa
responsabilité dans la déportation
62
.
-Si la prescription n’est pas acquise et que la responsabilité de l’État peut être engagée comment
doit s’opérer l’indemnisation et « compte tenu du caractère en tout point exceptionnel des
dommages invoqués, le principe d’une réparation symbolique peut-il être retenue ? ».
-Enfin si cela n’est pas possible, les mesures de réparation indemnitaires déjà opérées doivent-
elles être déduites des réparations du dommage sachant que le fait générateur est le même ?
La particularité de cet avis est de ne pas répondre à la plupart des « questions de droit nouvelles
et d’une grande complexité » posées par le tribunal administratif de Paris. Il offre cependant
une réponse que l’on pourrait résumer d’une manière un peu abrupte : « l’État est légalement
responsable mais il a déjà réparé le dommage».
C. La réponse du Conseil d’État
27. De prime abord, l’avis Hoffman-Glemane ne contient pas de nouveautés véritables relativement
à la décision Papon de 2002. Il est à noter que si la responsabilité de l’État est engagée, c’est
pour des actes commis par une entité avec lequel il n’entretient en aucun cas un rapport parfait
d’identité car le CE précise que « 76 000 personnes, dont 11 000 enfants, ont été déportées de
59
Art. L. 113-1 du Code de Justice Administrative.
60
F. Lenica, op.cit.
61
Article 7 du Code de Procédure Pénale depuis la Loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la
prescription en matière pénale.
62
Article 1 de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les
départements, les communes et les établissements publics.
17
France pour le seul motif qu’elles étaient regardées comme juives par la législation de l’autorité
de fait se disant « gouvernement de l’État français» . Maintenant que cette responsabilité est
reconnue, l’avis énonce les différentes mesures qui permettent au préjudice d’avoir déjà reçu
une réparation. Il énumère, avec la plus grande exhaustivité, toutes les formes de compensation
financière : l’intention de l’énoncé est ici de recouvrir le plus grand nombre de cas particuliers,
de poser un constat d’équivalence entre la démarche française et celles des autres pays
européens puis d’avancer l’idée que le préjudice est tellement immense qu’il ne pourra jamais
être réparé financièrement en intégralité. Dans ses conclusions, Frédéric Lenica précise que
« son irréductible singularité rend illusoire selon nous son évaluation en argent […] Pour le dire
autrement, un tel préjudice ne s'indemnise pas. Il doit se réparer selon nous par acte, geste ou
parole symbolique des autorités de l'État»
63
. Un préjudice exceptionnel n’appelle donc pas une
réparation financière d’une valeur exceptionnelle mais le passage à un autre ordre de réparation
qui lui est en dernière instance substituable. Ainsi, une réparation intégrale en termes financiers
étant impossible, la réparation mémorielle est la seule permettant de se hisser à la hauteur du
préjudice et par conséquent de clore les procédures en cours et d’atteindre le niveau de
généralité suffisant pour inclure tous les cas particuliers.
28. Le Conseil d’État ajoute alors un volet symbolique soutenu par des actes mémoriels : la loi de
1964 sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, la commémoration de la rafle du Vel
d’Hiv ou la reconnaissance d’utilité publique de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
Aussi, à la responsabilité de l’entité collective « immortelle » répond l’institution d’une
réparation mémorielle collective à travers notamment l’instrument de la fondation, d’une
personne morale qui a reçue « l’onction du prince» lors de sa reconnaissance d’utilité publique
par décret en Conseil d’État et qui a été l’objet d’une dotation dans l’affection est irrévocable.
En d’autres mots, la fondation possède un patrimoine perpétuel qui dépend en dernière instance
de la continuité de l’État, tant que la personne morale à qui elle doit son existence subsiste, elle
continuera à exister afin de réaliser une « œuvre d’intérêt général à but non lucratif » celle de
conserver et préserver un « patrimoine mémorielle ».
29. Le Conseil d’État conclut que «le présent avis, rend sans objet les questions relatives à la
prescription posées par le tribunal administratif de Paris ». Il ne répond pas non plus
directement aux questions posées au début de notre étude, la prescription est passée sous
silence, et l’attribution du « nous » est encore une fois obscurcie par la séparation entre l’État
et l’autorité de fait se disant « gouvernement de l’État français ». De cette manière, il affirme
d’une part une continuité ininterrompue dans la responsabilité de la puissance publique, d’autre
part il mobilise des logiques propres au maintien et à la bonne administration de son patrimoine.
La manière la plus simple de l’énoncer serait de reprendre l’interrogation de Danièle Lochak,
plus de 60 ans après celle de Marcel Waline, et de se demander « si l’objectif prioritairement
poursuivi était de contribuer à sortir du « syndrome de Vichy », à tirer un trait sur ce passé qui
ne veut pas passer, ou plus prosaïquement de protéger les deniers publics »
64
. Dans cette
dernière hypothèse le juge administratif intègre un rôle qui n’est plus juridictionnel, un rôle
d’administrateur de l’État, d’administrateur d’un patrimoine perpétuel.
63
F. Lenica, op.cit.
64
D. Lochack, « Le droit, la mémoire, l’histoire : La réparation différée des crimes antisémites de Vichy devant
le juge administratif. », La Revue des droits de l’Homme, 2, 2012, p. 28.
18
III. Administrer un patrimoine perpétuel
A. Le patrimoine financier
30. Le 28 décembre 1787, Alexander Hamilton écrit dans le Fédéraliste n°30 :
L’argent est regardé, adéquatement, comme le principe vital du corps politique; ce qui
nourrit sa vie et son mouvement et le rend capable d’accomplir ses fonctions les plus
essentielles. Par suite, un pouvoir entier de s’en procurer une réserve suffisante et adéquate,
pour autant que les ressources de la communauté le permettent, doit être regardé comme
un ingrédient indispensable de toute Constitution
65
.
Le principe vital du corps politique, l’argent, est donc cristallisé dans une pratique, la fiscalité
et dans un artefact juridique, le Trésor public dont l’histoire croise celle de l’universitas. Gabriel
le Bras a retracé cette histoire en portant son regard sur les origines canoniques du droit
administratif dans un mélange en l’honneur du professeur Achille Mestre
66
. Il écrit :
Longtemps avant que les États médiévaux n’eussent défini le statut de leur domaine, le
droit canon avait posé non seulement les principes généraux mais encore les règles
minutieuses qui concerne la délimitation, l’affectation, l’administration, l’indisponibilité
du patrimoine ecclésiastique. […] Tous les biens ecclésiastiques forment une masse
soustraite au droit commun.
67
Dans l’ordre temporel, la logique paraît familière et dans les Deux Corps du roi , Ernst
Kantorowicz la décrit dans un chapitre fondamental pour appréhender la variété des concepts
et techniques utilisés pour assurer la perpétuité de la persona ficta . Dans ce chapitre VI, intitulé
« Continuité et corporations », il écrit :
La maxime de l’inaliénabilité du domaine royal ainsi que l’idée d’un fisc impersonnel
« qui ne meurt jamais» sont des jalons importants d’un nouveau concept de continuité
institutionnelle, inspirée principalement, semble-t-il des deux droits romains et canon.
68
.
31. Quelle est alors le rôle de l’administrateur vis-à-vis du patrimoine de cette personne ?
Dans les textes anciens, administratio désigne tantôt l’exercice d’une fonction, tantôt la
conduite d’un gouvernement, la gestion d’un patrimoine, la charge entière d’un
établissement ou d’un office[…] beaucoup de textes en font le synonyme de dispensatio,
exercice d’une fonction ou gestion d’un bien . L’idée commune est celle d’une maîtrise
définie et limitée par un statut.
69
En résumé, dans l’une de ses modalités, administrer c’est posséder un office entendu ici comme
un devoir, celui de gérer un bien. Un patrimoine perpétuel serait l’ensemble des biens et des
obligations d’une même personne qui ne s’éteint jamais, qui dure indéfiniment dans le temps.
65
A. Hamilton, J. Jay et J. Madison, Le Fédéraliste, trad. A. Amiel, Paris, Garnier , p. 257 ( n° 30).
66
G. le Bras « Les origines canoniques du droit administratif », L’évolution du droit public. Études offertes à
Achille Mestre, Paris, Sirey, 1956, p. 395-412. A. Mestre écrit en 1899 : « L’État, croyons-nous, pourrait, dans
certains cas, être responsable pénalement, si ses organes agissaient contrairement à la loi pénale ». A. Mestre,
Les personnes morales et le problème de leur responsabilité pénale, Paris, éd. Arthur Rousseau, LNDJ, p. 261.
67
G. le Bras, op.cit.
68
E. H. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age),trad J-P. et N.
Genet, Paris, Gallimard, 2019, p. 328.
69
G. le Bras. op. cit.
19
Dès lors l’imprescriptibilité propre au droit pénal, qui s’éteint avec la mort de l’individu,
lorsqu’elle est appliquée à la personne de l’État, serait une temporalité qui s’inscrit dans une
continuité ne connaissant pas de fin. Ce rôle d’administrateur ne serait-il pas alors tenu dans
cette jurisprudence par le Conseil d’État, ce dernier n’ayant jamais répondu favorablement à la
proposition d’une imprescriptibilité de l’action en responsabilité contre l’État ? Dans ses
conclusions sur Pelletier et autres, le commissaire du gouvernement Stéphane Austry se
prononçait d’ailleurs en sa faveur : « Nous ne voyons pas de réponse convaincante à apporter
aujourd'hui aux victimes de ces crimes ou à leurs descendants et c'est pourquoi nous vous
proposons de revenir, s'agissant de dommages résultant de crimes contre l'humanité, sur votre
jurisprudence de l'immédiat après-guerre. »
70
. Il ne fut pas suivi par le Conseil d’État et, en
2009, F. Lenica s’y refuse, expliquant : « appliquée à l’État, dont la vocation est permanente,
l'imprescriptibilité, c'est l'éternité. Et nous ne pouvons nous résoudre à vous proposer d'adopter
un parti aussi vertigineux. ». C’est un parti en effet risqué car aussi doté d’une grande
imprévisibilité. Effectivement un horizon aussi indéterminé ne saurait être ouvert sans poser de
sérieuses difficultés pour la gestion des finances de l’État.
32. L’histoire de la science et des pratiques de la gestion publique rencontre, sans nul doute, celle
du développement du capitalisme et leur conjugaison condense une sorte de « souci de soi »
étatique. En effet, l’administration d’un patrimoine perpétuel est une pratique qui est tout à fait
compatible avec la notion de raison d’État, avec l’injonction d’administrer pour la pérennité de
l’État lui-même, ce qui exige qu’il soit en bonne santé financière et que l’on prenne soin de son
domaine. Dans la seconde partie de la conférence intitulée « Omnes et singulatim. Vers une
critique de la raison politique » Michel Foucault porte son analyse sur la raison d’État, sur une
rationalité entendue comme une « stratégie complexe d’orientation de son action » et qui repose
sur deux « corps de doctrines : la raison d’État et la théorie de la police »
71
. Le discours de ce
premier « corps de doctrine » porte sur l’État et sur le pouvoir et secondairement sur la relation
entre le Prince et l’État. Il ne s’agit donc pas de renforcer le pouvoir du Prince mais celui de
l’État. Il ne s’agit pas maintenant de conquérir le pouvoir et de s’y maintenir mais de réfléchir
à la durée même de ce que l’on conquiert. Il ne s’agit pas de porter son attention sur la
souveraineté mais sur la puissance de l’État, sur sa capacité à croître pour pouvoir se maintenir.
33. Cette raison d’État, n’est pas pour autant l’abdication du juridique au profit de l’économique,
bien au contraire, elle pourrait être comprise avec Max Weber comme la forme la plus achevée
d’interdépendance entre ces deux sphères. Il écrit dans sa Sociologie des religions qu’ « à
l’opposé de toutes les autres formes de domination, la domination économique du capital ne
peut pas être réglementée éthiquement du fait de son caractère « impersonnel ». »
72
. Dans
l’ordre économique, cette « impersonnalité » favorise une rationalité formelle reliée au modèle
d’une activité susceptible d’être évaluée en termes comptables. Elle se distingue de la rationalité
matérielle qui se rapporte à une activité faisant intervenir des exigences d’une autre
nature notamment éthique ou politique. Il écrit dans Économie et Société, 1.2.9, « nous
qualifierons une activité économique de formellement « rationnelle » dans la mesure où ses
« initiatives » peuvent s’exprimer par des raisonnements chiffrés ou « comptables. »
73
. Par
conséquent, «le capitalisme d’entreprise moderne et rationnel a besoin de moyens techniques
calculables, mais il a besoin tout autant d’un droit prévisible et d’une administration régie selon
des règnes formelles »
74
. Le droit est ici formel car il repose sur une procédure calculable et
70
S. Austry, « La réparation du préjudice subi par les orphelins de déportés juifs : aide ou responsabilité?
Conclusions sur CE, Ass., 6 avril 2001, Pelletier », Revue Française de Droit Administratif, 3, 2001, p. 713s.
71
M. Foucault, « Omnes et singulatim : Vers une critique de la raison politique », Le Débat, 4, 1986, p. 5-36.
72
M. Weber, Sociologie des religions, trad. J-P. Grossein, Paris, Gallimard, 1996, p. 288.
73
M. Weber, Economie et société, trad. dir. J. Chavy et E. de Dampierre, Paris, Plon, 1971, p 87.
74
M. Weber, SDR, p. 501-502.
20
prévisible ; il assure une rationalisation entendue comme calculabilité. La rationalité juridique
se trouve donc en relation permanente avec une rationalité économique. L’État sur le modèle
d’une entreprise privée est ainsi doté d’une rationalité propre, cristallisée dans ses procédures
et dans les actes de ses agents.
34. L'identification de l'État, en tant qu'appareil administratif, à une personne morale de droit privé,
à une entreprise n’est en aucun cas une idée nouvelle. Elle se retrouve notamment dans les
enseignements de Bernard Chenot, bien connu pour sa controverse contre « les faiseurs de
systèmes »
75
. En 1962, il donne à ses étudiants de Sciences Po une description fort concrète du
rôle de ces administrations centrales sans lesquelles le pouvoir « du moment » serait aussi
incapable qu’impuissant.
L’État , entité juridique, c’est une personne morale. Mais qui pense quotidiennement pour
l’État, pose les problèmes, étudie les solutions et les décisions que va prendre le pouvoir ?
C’est l’Administration, l’Administration, c’est des hommes qui sont groupés dans les
cadres des services généraux de l’État. C’est eux qui jouent « mutatis, mutandis », pour le
compte de l’État le rôle que joue les hommes à l’intérieur d’une entreprise . Dans le concret,
l’État c’est des hommes groupés dans les administrations et qui gèrent les intérêts
généraux de la nation
76
.
Cette manière, ancrée matériellement, d’administrer est sans nul doute à l’œuvre dans l’avis
Hoffman- Glemane.
35. La formation de jugement pouvait opter pour le principe d’une prescription flottante qui
commencerait seulement à courir à partir de la connaissance de la créance, adoptant simplement
l’idée qu’il existait « un fait de l'administration de nature à interrompre le délai de la
déchéance »
77
. Pouvait-elle garantir, dans ces conditions, qu’il était possible de précisément en
quantifier le coût et conséquemment d’en assurer la prévisibilité ? La négative est bien peu
compatible avec la rationalité juridico-économique formelle qui irrigue les organes étatiques et
les pratiques administratives. C’était pourtant une option défendue en dernière instance par le
rapporteur public :
Au sens et pour l'application de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968, les droits des
victimes seront donc regardés comme acquis à la publication de votre avis au Journal
officiel. Le délai de prescription commencera ainsi à courir à compter du 1er janvier 2010.
L'État ne pourra opposer la prescription, s'il s'y croit fondé, qu'à compter du 1er janvier
2014. Toutes les actions déjà engagées à ce jour seront bien entendu justiciables de cette
fenêtre de réparation - le tout sur un fondement que, par respect pour le principe d'égalité,
nous souhaiterions forfaitaire et dérivé du droit positif existant.
78
La prescription flottante soutenue par le rapporteur public Frédéric Lenica, l’imprescriptibilité
souhaitée par le commissaire du gouvernement Stéphane Austry constituent toutes deux un
aménagement du temps en vertu d’une première « asynchronie » essentielle entre le temps du
juge et le temps de l’historien. Dans le cadre du procès Papon, Yan Thomas ajoutait que
l’impossibilité de mettre en jeu la responsabilité pénale de l’État rendait d’autant plus nécessaire
75
Le commentaire d’arrêt d’Époux Giraud de Marcel Waline associe à faible bruit cette décision inexplicable à
une crise du droit administratif français dont « on trouve le témoignage dans l’étincelante chronique de M. Rivero
« Apologie pour les faiseurs de systèmes ». Sur cette controverse : T. Fortsakis, Conceptualisme et empirisme en
droit administratif français, Paris, LGDJ, 1987, p. 136-144.
76
B. Chenot. Cours sur les Institutions administratives (1962-1965), Université de Paris et IEP de Paris, Cours de
1962-63, p. 84-85. Souligné par moi.
77
CE, Section, 11 janvier 1978, Audin.
78
F. Lenica, op.cit.
21
l’intervention de l’historien pour permettre d’isoler la responsabilité individuelle dans un crime
collectif
79
. Frédéric Lenica souscrit d’ailleurs à l’idée que « pour ce type d'illégalité, le temps
du juge est nécessairement postérieur au temps de l'historien.»
80
. Ce travail de l’historien
convoque un autre patrimoine – celui de la connaissance que l’État a sur lui-même, sur ses
actes, sur les sujets individuels agrégés et constitués comme sa population – un patrimoine ici
qualifié d’épistémique et dont les archives font partie. Le soin porté aux archives répond certes
à des exigences strictes de conservation et de valorisation mais leur administration et leur bonne
gestion inclut aussi leur destruction ou leur non-communication, ces fameux secrets d’État ou
arcana imperii.
B. Le patrimoine épistémique
36. Dans la leçon du 15 mars 1978 du cours Sécurité, Territoire et Population , Michel Foucault
remarque :
La statistique, étymologiquement, c'est la connaissance de l'État, la connaissance des forces
et des ressources qui caractérisent un État à un moment donné. [cela nécessite…] de
penser un appareil administratif non encore existant, mais qui serait tel que l’on puisse à
chaque instant connaître exactement ce qui se passe dans le royaume […] un appareil
administratif qui soit en même temps un appareil de savoir, là encore comme dimension
essentielle à l'exercice du pouvoir .
81
Le rôle de l’administration est central dans la gestion de cette connaissance que l’État possède
sur lui-même et la personne la plus importante pour faciliter le travail de l’historien est
justement celle qui pourrait être mise en cause par son travail. En effet, l’État est central dans
la construction institutionnelle de la mémoire car il tient le rôle prédominant de dépositaire du
savoir public. Son accès est notamment encadré par l’éminemment politique Code du
Patrimoine dont les dispositions limitent considérablement la capacité des historiens et encore
plus des personnes privées d’accéder aux archives de l’État, de rentrer en possession du savoir
qu’il possède sur lui- même
82
. Il existe bien entendu des dérogations toutefois la destruction, la
perte involontaire, la sélection et les limitations d'accès restreignent la publicité des archives de
l’État. En 1996, Paule René-Basin, alors chef de la section XXe siècle aux Archives Nationales,
remarquait d’abord que les refus d’accès restent minoritaires, toutefois :
Si nous analysons les motifs de refus opposés à nos correspondants chargés d'instruire les
demandes dans les ministères, il apparaît que leur réaction est influencée par une sorte de
solidarité entre les générations.[…] Il s'agit presque d'une culture d'entreprise. Certains
exemples de refus portant sur les archives de la seconde guerre mondiale le mettent en
évidence
83
.
37. La centralité de l’accès à l’archive publique est réapparue le 13 avril 2018 dans la jurisprudence
du Conseil d’État, en convoquant dans un contexte nouveau les conclusions de l’avis Hoffman-
Glemane. Il s’agissait d’une affaire mettant en jeu le caractère public d’archives manuscrites du
79
Y. Thomas, ODD, p. 280.
80
F. Lenica, op.cit.
81
M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard/Seuil,
2004, p. 280. Souligné par moi.
82
Art. L 213-2 du Code du Patrimoine.
83
Table ronde sur la sûreté de l’État in « Transparence et secret, l’accès aux archives contemporaines », 28-29
mars 1996. Actes publiés dans La Gazette des archives, », n° 177-178, 2ème et 3ème trimestre, p. 178.
22
Général de Gaulle datant de la période allant de décembre 1940 à 1942
84
. Le CE devait
déterminer si ces archives procédaient de l’activité de l’État et revêtaient donc un caractère
public. Le Palais Royal revient à nouveau sur l’Ordonnance de 1944 pour déterminer si l’État
était à Londres en 1940 et il répond par la positive en précisant que se trouve :
Sans incidence à cet égard la circonstance que les faits et agissements de l’autorité de fait
se disant « gouvernement de l’État français » et de l’administration française qui en
dépendait engagent la responsabilité de la puissance publique, le débiteur de cette
responsabilité ne pouvant être que l’État. N’y fait pas davantage obstacle la circonstance
que doivent être regardés comme des archives publiques les documents procédant de
l’activité politique et administrative de cette autorité de fait.
La délimitation du périmètre des archives publiques serait alors une sorte de test pratique pour
délimiter le lieu même où se trouve l’État ou pour le dire autrement, l’espace occupée par
l’entité dont la responsabilité administrative peut être engagée. Dès lors, l’État se trouve
responsable des actes de son administration alors même que la justice administrative considère
que sa souveraineté n’était pas exercée par l’autorité qui administrait dans les faits, et cette
dernière comprenait d’ailleurs aussi le Conseil d’État. Jean Massot nous rappelle que celui-ci,
à la fois instance de cassation et organe consultatif, verra ce dernier rôle étendu par le Régime
de Vichy qui souhaitait à défaut de pouvoir législatif véritable, s’appuyer sur le Conseil pour
faire valoir de son légalisme
85
. Le Conseil d’État n’aurait donc jamais cessé de jouer le rôle
de gardien d’une forme de légalité, de gestionnaire d’un autre patrimoine, cette fois normatif,
sans pour autant répondre à ce moment précis à une autorité « dite » légitime.
C. Le patrimoine normatif
1. Le patrimoine juridique
38. Une étude de la notion de continuité de l’État serait bien incomplète si elle faisait l’économie
d’un éclaircissement sur la relation entre la permanence de l’État et celle du droit. D’une part,
elles ne sont pas essentiellement dépendantes du régime politique et d’autre part il apparaît que
le droit, concrètement la continuité d’une loi spécifique, n’est pas nécessairement lié à la
continuité de l’État. Dans un arrêt du 29 avril 1848 de la Chambre Criminelle de la Cour de
Cassation, nous pouvons lire qu’il est prétendu par l’intervenant Hardy que la Révolution de
1848 aurait « aboli toutes les constitutions antérieures »
86
. La Cour de Cassation décide
« qu’aux termes du décret de la convention nationale, d’ailleurs conforme au droit public de
tous les temps, en date du 21 sept 1792, les lois non abrogées doivent être exécutées
provisoirement jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné». Selon Emmanuel Cartier :
L’existence d’un tel principe permanent impliquerait donc l’absence d’incidence des
changements révolutionnaires de gouvernements sur le sort des actes juridiques édictés par
le gouvernement déchu ainsi que sur les droits et les obligations qui en découlent.[…] le
caractère factuel de l’autorité ayant édicté des actes en l’absence d’habilitation formelle
n’entraîne par leur nullité car il ne saurait y avoir d’interruption dans la vie juridique de
l’État.
87
84
CE, 13 avril 2018, Association du musée des lettres et manuscrits et autres, n° 410939
85
J. Massot. « Le conseil d'état et le régime de Vichy », Vingtième Siècle, revue d'histoire, 58, 1998. p. 83-99.
86
Migaud C. Hardy. Recueil Dalloz, 1848, p. 83. L’exemple est cité par E. Cartier, op. Cit. p. 193.
87
Ibidem.
23
Nous arrivons maintenant à « l’aboutissement radical » du cas, où son exemplarité tient dans
sa capacité à ouvrir la réflexion philosophique et juridique à une deuxième « asynchronie »,
celle entre le temps de l’État et le temps du droit. Certes, la validité d’une norme malgré la
succession des régimes politiques présuppose la continuité de la personne de l’État toutefois
en l’absence d’un État comment penser la continuité de la loi mais aussi des engagements et
du patrimoine d’une « société structurée normativement »? Il s’agit de la question que pose
Aristote dans les Politiques (III, 3) où ce dernier relie l’identité d’une cité à la permanence de
sa politeia, traduisible par régime ou constitution, car « il est manifeste qu’il faut dire que la
cité est la même principalement en regardant sa constitution »
88
. La permanence de la polis
est alors fondée sur celle de sa politeia : si une cité au régime oligarchique devient
démocratique, elle n’est plus identique à elle-même, indifféremment de la permanence de son
nom ou de la survie de ses habitants. Autrement dit, l’identité de la cité est constituée par la
subordination de sa mêmeté à son ipséité. Leo Strauss précise :
La Politeia, que je traduis par régime, est ce qui donne à une cité son caractère, sa forme,
son ton moral. On n'est jamais confronté à la Polis sans Politeia, sans régime. Vous êtes
toujours confronté à une Polis formée, dédiée à un but précis.
89
Ce modèle ne permet donc pas de penser une permanence de l’État où s’opère un renversement
dans lequel l’ipséité est maintenant subordonnée à la mêmeté. Malgré les changements de
constitution ou de régime, l’État reste identique à lui-même, ce qui permet de comprendre la
« nécessaire » assomption juridique de la responsabilité de l’État français pour ses actes commis
sous le régime de Vichy
90
. La permanence du droit doit alors être distinguée de celle de l’État,
dont la continuité ne repose pas sur sa relation avec un ordre juridique particulier, cristallisé
dans la notion de constitution, ou dans une forme spécifique de distribution et d’exercice du
pouvoir politique, son régime. L’emprise de l’entité étatique sur le patrimoine juridique paraît
donc bien plus fragile. Effectivement, si les patrimoines financier et épistémique possèdent une
histoire relativement courte et inextricablement liée à celle de l’État, ne serait-ce que par la
mobilisation de ressources techniques qu’ils nécessitent, le patrimoine juridique précède
chronologiquement l’État, à moins de croire au principe d’une puissance étatique
inengendrée.
91
Cette appropriation est donc une construction qui produit l’apparence d’une
légitimation de l’État par la continuité d’un ordre juridique dont il garantirait à la fois
l’ordonnancement et la concrétude, la validité et l’efficacité.
39. Lorsqu’en 1848, la Cour de Cassation en appelle à « un droit public de tous les temps », elle
admet d’elle-même une permanence du droit toutefois il est difficile de ne pas subordonner
explicitement cette continuité aux conceptions modernes de la souveraineté et de la
personnalité de l’État. En d’autres mots, il est difficile voire impossible, dans ce cas
spécifique, d’imaginer un néant normatif car se déroule une opération où la nouvelle autorité
politique se trouve face à des normes existantes qui restent en vigueur tant qu’elles ne sont
pas abrogées ou remplacées par des normes contraires d’un rang équivalent. Dans cette
configuration, l’hypothèse d’un néant normatif ne pourrait se réaliser qu’en l’absence durable
88
Aristote, Les Politiques, III, 3, 1276-b, trad. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1993, p. 214.
89
L. Strauss, Plato’s Apology of Socrates & Crito: Course offered in the autumn quarter 1966, ed. D. Janssen,
University of Chicago, 2016, p. 277, traduit par Deepl et corrigé par moi.
90
Sur le contexte historique de la notion : J. Bordes «La place d’Aristote dans l’évolution de la notion de politeia »
Ktèma : civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome antiques, 5, 1980. p. 249-256 ; N. Loraux, La cité divisée :
l’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot & Rivages, 1997, p. 75-81.
91
« Un principe (arkhè)est chose inengendrée. Car c’est d’un principe que vient nécessairement à l’être tout ce qui
vient à l’être, tandis que le principe, lui, ne vient de rien […] Or, comme c’est une chose inengendrée, c’est aussi
nécessairement une chose incorruptible ». Platon, Phèdre, 245d-e, trad. L. Brisson, Paris, Flammarion, 2019, p.
116-117.
24
d’autorité politique ; cette dernière est dès lors identifiée à la cause du droit et en retour le
droit serait un effet de la forme-État
92
.
40. La conséquence est une hypostase de l’État, en tant que soubassement ontologique du droit.
Il est cette cause, « ce principe qui communique par soi l’être à autre chose », qui fait advenir
le droit à l’étantité
93
. Cette conception abstraite se cristallise dans une exigence concrète pour
les juristes, celle de donner à la norme une forme d’extra-temporalité, selon l’expression de
Denis Baranger, qui participe à produire l’apparence de la continuité de l’État lui-même :
Cette obligation de résister au cours du temps, de faire en sorte que le droit « en vigueur »
le soit effectivement, c'est-à-dire que du moment où il est adopté selon les règles, il jouisse
du privilège de la permanence, est, me semble-t-il, entièrement enfermé, en droit français,
dans le principe constitutionnel de continuité de l'État.
94
[…] En réalité, dans notre système
juridique, elle est à la charge de tous, et notamment de la profession juridique. Tous, par
pure nécessité, pour continuer ce qui a été commencé, sans nécessairement de parti pris
idéologique, travaillent à cette tâche. Tous participent à maintenir la fiction de l'extra-
temporalité du droit. Tous, ce faisant, sont ce que Platon aurait appelé des « fabricants de
simulacres ».
95
Denis Baranger nous informe d’un point essentiel : il s’agit d’une fabrication, d’un effort
continu auquel les juristes participent, où se niche des distinctions et techniques
sophistiquées, dont la finalité est de « resynchroniser » une « asynchronie » essentielle.
En effet, si ces deux formes de continuité ont des similitudes, elles n’entretiennent en
aucun cas une relation absolue d’identité ou d’interdépendance. Comment alors
distinguer la continuité de l’État et celle de la loi ou même du droit dans son ensemble ?
La proposition qui supposerait ou bien la préséance ou bien la précédence du droit n’y
répondrait que fort partiellement et ne saurait se confondre avec l’affirmation d’un
principe ou d’une « origine ». Serait-il alors préférable d’abandonner toute tentative de
fonder tant le droit que l’État afin d’éviter de multiples écueils : le risque d’une régression
à l’infini, la mystique de la « décision » ou le fétichisme de l’ordre et de « l’institution »?
Abandon bien inconfortable car, sans principe, le droit serait à proprement parler
an-archique.
41. En France, la République n’a donc jamais cessé d’être en droit et peut-être pourrions-
nous attribuer à cette affirmation la valeur d’un « noble mensonge », d’un fondement faux
mais nécessaire à une autorité politique devant garantir le maintien de l’État en assurant
une réception sélective de l’héritage juridique de Vichy.
92
Suárez consacre le chapitre X du livre I de son Legibus à cette interrogation : « Est-ce que la continuité constitue
la raison de la loi ? ». Il écrit au § 7 « J’affirme donc que la loi humaine proprement dite, possède une forme triple
de continuité ou de stabilité. […]. La troisième existe en relation à la loi elle-même parce qu’après avoir été édictée,
elle perdure toujours jusqu’à ce que sa matière ou sa cause, soit abrogée ou se modifie de telle sorte qu’elle cesse
d’être juste. F. Suárez, Des lois et du Dieu législateur, Livre I, Chapitre X, § 7, trad. J-P. Coujou, Paris, Dalloz,
2003, p. 240-241. Souligné par moi.
93
F. Suárez, Disputes métaphysiques, XII, 2 § 4. Cité et traduit par J-P. Coujou, Le Vocabulaire de Suárez, Paris,
Ellipses, 2001, p. 15-16.
94
Article 5, Constitution du 4 octobre 1958 : le Président de la République veille au respect de la Constitution.
Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État.
95
D. Baranger, « Le temps du droit. », La revue administrative, 53, 2000, p. 32 s.
25
2. Le patrimoine axiologique
42. Ce noble mensonge, ce mensonge des origines, nous rappelle la valeur axiologique que prend
en France la distinction entre la République et l'État. Dans le cas Hoffman-Glemane, l’avis
désigne le régime de Vichy comme « l’autorité de fait se disant « gouvernement de l'État
français » et déclare que ses actes, les persécutions antisémites et la déportation vers les camps
d’extermination, ont été accomplis « en rupture absolue avec les valeurs et principes,
notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des Droits de
l'Homme et du Citoyen et par la tradition républicaine ». Est-il alors envisageable que la
responsabilité pénale de l'État ne puisse jamais remettre en cause la ressource politique que
constitue l'appel à la République et ses valeurs, la mise en avant d’un patrimoine axiologique
qui est dissocié de la personne juridique de l’État, de l’institution ? Serions-nous face à une
diastase, à une séparation substantielle et temporelle où la République aurait le statut d’âme de
l’État ? Celle-ci prétendrait à une forme rabaissée « d’éternité » alors qu’elle est aussi
historiquement circonscrite que l’État qu’elle sert à substantialiser. Elle serait pourtant la vérité
de l’État français, à la fois souffle vital et forme essentielle qui constitue le peuple ou
précisément en France, la nation.
43. L’immunité pénale de l’État par exception est ici redoublée par une autre immunité, une
troisième espèce, que je qualifie, à titre provisoire, d’immunité par substitution. Les
conséquences pratiques de cette substitution peuvent être au mieux étranges et au pire
choquantes. Dans le premier exemple donné sur les conditions de détention dans la maison
d’arrêt de Nîmes, cette mise en danger de la vie d’autrui serait alors le produit de l’organisation
déficiente d’un appareil administratif et non de la République dont le nom pourrait pourtant se
trouver en haut de la porte du pénitencier ou d’un registre d’écrou. Dans un cadre différent,
celui de l’immunité par exemption en vigueur en Belgique, il demeure une inégalité essentielle
entre les personnes morales malgré la construction d’un modèle de responsabilité civile de
l’État, opposé au « despotisme français »
96
.
44. Cette dernière forme d’immunité, cette immunité résiduelle m’apparaît comme essentielle dans
la mesure où elle freine une nouvelle diastase prenant la forme d’une séparation entre la
République, fondement de la légitimité de la puissance étatique, et le peuple ; diastase qui
permettrait de penser une responsabilité pénale de l’État qui ne serait pas au même moment une
pénalisation de la population elle-même.
45. Quel serait alors le sens de cette peine ? Dans le cas d’une personne morale, elle est très
clairement expliquée dans un « précédent » cité dans une décision canadienne de 2018 « R. v.
The Royal Canadian Mounted Police, 2018 NBPC 01 » où la Gendarmerie Royale du Canada
a été condamnée pour des infractions au droit pénal du travail (regulatory offences)
97
. Ce
passage explique fort bien le raisonnement qui préside à la sanction d’une personne morale,
d’une corporation dont la temporalité s’inscrit juridiquement dans la perpétuité :
96
Cette opposition est notamment construite dans l’arrêt de la Cour de cassation belge : La Flandria, Cass.,
5 novembre 1920, Pas., 1921, I, p. 192, et concl. Prem. av. gén. P. Leclercq. Cf. P. Martens, Le droit peut-il se
passer de Dieu ? 2ème leçon, Namur, Presses universitaires de Namur, 2007, p. 41-66.
97
R. v. The Royal Canadian Mounted Police, 2018, NBPC 01, § 19. Traduit par Deepl et corrigé par moi.
Je remercie vivement Jennifer A. Quaid, Professeure de droit civil à l’Université d’Ottawa, d’avoir attiré mon
attention sur ce cas. Cf. Son analyse historique et conceptuelle de la législation pénale sur les personnes morales
au Canada : J. A. Quaid, « The Limits of Legislation as a Tool of Reform: A Study of the Westray Reform to
Organizational Sentencing, », 54, 2020, R.J.T.U.M. p. 511-567.
26
Les têtes dirigeantes des corporations sont des êtres humains, mais ces individus peuvent
ne pas être les mêmes à la date de l'infraction et à la date de la sanction. La répartition de
son capital ou ses dirigeants peuvent changer assez facilement... Il s'ensuit que l'aspect
communicatif de la condamnation - qui est une caractéristique essentielle des principes de
dénonciation et de dissuasion - est en quelque sorte de s'adresser, au-delà de la corporation
elle-même, à ses membres passés, présents et futurs, ainsi qu'à ceux qui pourraient
participer à une activité similaire de cette corporation à l'avenir. Si les êtres humains qui
participent ou pourraient participer à l'activité sanctionnée ne reçoivent pas le message
adéquat, la sanction des corporations aura un effet réduit à long terme
98
.
La sanction de l’État-personne, de la corporation, a pour conséquence de transmettre un signal,
de prévenir les membres de son administration présents et futurs. Ce type de sanction dans
l’administration peut d’ailleurs être ciblé et avoir un impact conséquent sur le budget annuel
d’un organe.
46. Il faut enfin bien distinguer le domaine civil et le domaine pénal : réparer un dommage
n’équivaut en rien à une sanction pécuniaire, une amende par exemple, car la peine équivaut à
la reconnaissance d’une atteinte portée la société dans sa totalité et une mesure telle qu’une
amende serait financée par l’argent des contribuables. Afin d’éviter l’établissement d’une sorte
de « circuit fermé », il existe des solutions juridiques pour que la République ou l’État, le nom
est ici indifférent car le patrimoine est identique, paient une amende par exemple à un
établissement public distinct de l’État, à une fondation, en tout cas à une organisation dont la
finalité est la provision d’un service public et non un profit économique. Une telle configuration
aurait un effet conséquent sur la légitimité politique de l’institution étatique elle-même, sur le
rapport d’identité qu’elle entretient avec ce « peuple » qu’elle constitue ; et dont le résultat
probable pourrait être une translation, un changement de lieu, un passage de la catégorie de la
fiction à celle du mensonge.
47. En droit, la fiction ne prétend pas rendre compte de la réalité factuelle mais ne prétend pas non
plus l’occulter, elle la réagence juridiquement afin d’atteindre un but déterminé et précis. Le
mensonge, en revanche, confond fait et droit, nie les lignes, les contours, les nuances parfois si
peu visibles où l’on discerne les coutures du droit sous les habits de la réalité sociale. La fiction
implique donc un rapport direct à la vérité, aussi mobile et fuyante soit-elle, mais le mensonge
nous fait perdre ce lien avec la réalité jusqu’à considérer comme inexistants juridiquement les
actes qui ont eus pour conséquence la déportation et l’extermination de plus de 76 000
personnes.
98
R. v. General Scrap Iron & Metals Ltd. 2003, ABQB 22, §§ 26-30.
27
Conclusion
48. L’histoire de l’admission de la responsabilité de l’État français pour la commission de crimes
contre l’humanité, dont le point final est l’avis Hoffman-Glemane, illustre que l’impératif de
continuité de l’État est indissociable de la perpétuité de son patrimoine. La préservation du
patrimoine financier était une considération présente dès les premières décisions portant sur des
dommages causés par des entités ou des législations déclarées inexistantes a posteriori. Ainsi,
la jurisprudence de 1952 a permis de minimiser les risques financiers et contentieux, toutefois
il ne faudrait pas oublier qu’entre cette date et 2002, il y eut des réparations nombreuses ainsi
que le rétablissement de situations après des spoliations. Néanmoins l’avis Hoffman-Glemane
remarque à juste titre que ce processus était d’une certaine manière « rationalisé » et doté d’une
prévisibilité car :
Prises dans leur ensemble et bien qu'elles aient procédé d'une démarche très graduelle et
reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, […] comparables, tant par leur
nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres États européens ».
Il n’y a pas donc pas d’exception française dans la progressivité ou plutôt dans l’indécente
lenteur de la reconnaissance et la réparation de ce préjudice en droit et de ce crime en fait.
49. Le Conseil d’État aurait pu, dès le départ, considéré que « l’erreur commune fait le droit » et
adopter la théorie des fonctionnaires de faits où l’apparence de la titularité de l’office exercée
est jugée suffisante pour imputer un acte individuel à la personne de l’État. Dans ce cas, il
n’aurait pas pu répondre à ces victimes que les actes commis par des individus exécutant des
ordres officiels provenant d’une préfecture, qui existait alors et existe encore aujourd’hui, ne
possédaient aucun rapport juridique avec l’État. D’autant plus que ces individus, qui avaient
toute l’apparence d’être des agents de l’État, le sont même demeurés jusqu’à se hisser à son
plus haut niveau : de 1978 à 1981, Maurice Papon était Ministre du Budget.
50. Il m’apparaît que ce n’est pas d’abord au nom de l’institution ou de la continuité de l’État que
cette fiction aurait été mobilisée mais en premier lieu au nom du droit lui-même, au nom de la
continuité de ce droit saisi dans son historicité, et qui possède une existence autonome en dehors
de la personne ou de la puissance de l’État
99
. Cette continuité est donc loin d’être entretenue
par à un pacte politique originaire, essentialisé ou plutôt figé dans une perpétuelle actualisation
tacite. La continuité se trouve ici plutôt fondée pratiquement sur un patrimoine dont j’ai proposé
une catégorisation qui n’a rien de figée et qui ne prétend aucunement l’épuiser. Aussi, dans ce
cadre, le lien entre l’État et sa population est secondairement politique, il est en premier lieu et
matériellement d’ordre patrimonial.
51. Olivier Beaud explique ce mécanisme dans La puissance de l’État :
Le patrimoine institutionnalise les biens. Les juristes de droit public n’ont fait ici que
transposer les leçons et les techniques du droit civil à l’État en lui cherchant un équivalent
de patrimoine. En droit public interne, la notion de dette publique, qui est inscrite au
budget de l’État, est donc imputée à la personne juridique de l’État, inversement, au nom
99
Une autonomie du droit, conçue ici, à la suite de Yan Thomas, « comme la condition même de son dialogue
avec les autres disciplines ». F.Audren, A-S.Chambost, J-L Halpérin, Histoires contemporaines du droit, Paris,
Dalloz, 2020, p. 130.
28
de la perpétuité du peuple et de l’État, les créances passent d’une génération à l’autre.
Dettes et créances sont donc institutionnalisée.
100
»
Par conséquent, à titre principal, si l’administration est rétive à l’idée d’une créance
imprescriptible, il faudrait cependant se pencher sur la construction juridique des emprunts
financiers contractés par la France auprès d’institutions privées. Ces créances sont rattachées
en dernière instance à la perpétuité du « peuple » qui les garantit et auquel l’État se rattache. Et,
c’est précisément sur cette population que pèse effectivement et par substitution cette créance
et non sur l’État. Dans ce cas, la population de cet État est, par l’effet d’une substitution, en
position de perpétuelle débitrice ; sa dette est donc imprescriptible. Enfin et à titre subsidiaire,
la quête de l’identité de ce débiteur perpétuel et pluriel, la question de l’attribution de ce
« nous », a probablement une réponse bien décevante : dans les faits, il n’est personne.
100
O. Beaud, La puissance de l’État, Paris, Puf, 1994, p. 445