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HERBERT ALEXANDER SIMON, UNE RÉFÉRENCE ÉPISTÉMOLOGIQUE CENTRALE
DE LA DIDACTIQUE COMPLEXE DES LANGUES-CULTURES (DLC)
Herbert Alexander Simon a été Prix Nobel de Sciences Économiques en 1978, et a reçu la
Médaille Turing (dit le « Nobel de l'Informatique ») en 1975 pour ses recherches sur l'Intelligence
Artificielle et la Science de la Cognition.
Dans mes publications antérieures, j'ai souvent cité cet auteur en raison du grand intérêt
épistémologique d’un grand nombre de ses idées pour la conception d’une didactique
complexe de langues-cultures (sur cette notion de "didactique complexe", cf. 023, 046,
2003b)
1
. C’est pourquoi considère comme un de mes trois grands auteurs de référence pour
l'épistémologie de la discipline avec le philosophe français de la complexité, Edgard Morin, et le
philosophe pragmatiste américain Richard Rorty (cf. 048).
Dans le présent article, je me propose de faire une présentation synthétique des sept idées
d'H.A. qui se trouvent toutes dans son ouvrage de 1969 The Sciences of the Artificial (disponible
en ligne ; cf. référence en bibliographie du présent texte). L'ordre de présentation ici de ces
idées n'est pas significatif.
1. L'intérêt de l'artificialité pour gérer la complexité
Pour H. Simon, « les questions de l’artificialité et de la complexité sont inextricablement
imbriquées ». C'est l'artificialité, en effet, qui permet de gérer la complexité de manière
satisfaisante. En DLC, le grand avantage de l'enseignement formel (en classe) par rapport à
l'apprentissage informel de type « bain linguistique », toutes choses étant par ailleurs égales (en
part. le niveau d’intensité de l’input et le niveau de motivation des apprenants) est précisément
d'être artificiel : c'est cela même qui lui permet de proposer un apprentissage progressif, aidé,
guidé et étayé par des exercices ciblés intensifs. Je viens de publier (mai 2024) un article intitulé
"Éloge de l'artificiel en didactique des langues-cultures" (2024e).
2. La relation entre artificialité et ingénierie : les notions de « dispositif » et de
« projet »
Pour H.A. Simon, l'ingénieur est essentiellement un concepteur de dispositifs artificiels : les
« sciences de l'artificiel » qu'il analyse dans son ouvrage de 1969, ce sont les sciences de
l'ingénieur. Il consacre d’ailleurs tout un chapitre au "paradigme de l'ingénieur" (chap. 3). Or on
retrouve là l'une des fonctions principales attribuées à l'enseignant par les spécialistes en
sciences de l'éducation, qui parlent d’« ingénierie pédagogique ». L'un des facteurs de la
complexité est la sensibilité à l'environnement (cf. à nouveau 046) : la notion de « dispositif »
est précisément l'une des notions clés du champ de l'"environnement" en DLC (cf. 030).
Les ingénieurs travaillent toujours par projets, lesquels peuvent être considérés comme des
dispositifs créant leurs propres environnements de telle manière qu'ils soient maîtrisables. En
pédagogie en général, et en DLC en particulier, le dispositif est un environnement artificiel
facilitateur d'apprentissage, et le projet un macro-dispositif de ce type, qui a la
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Les références de mes publications sont des liens directement cliquables dans la version au format pdf
du présent article.
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de la didactique complexe des langues-cultures (DLC)
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particularité d'être construit par les apprenants eux-mêmes, avec les conséquences
imaginables sur la motivation des élèves et l’adaptation du dispositif à leurs besoins.
3. L'adoption du paradigme d'adéquation et l'abandon du paradigme d'optimisation
Dans l'histoire des méthodologies, la nouvelle méthodologie devait remplacer toutes les
précédentes et s’imposer partout du fait qu'elle était considérée comme « optimale », i.e.
meilleure dans l'absolu, en particulier au prétexte qu'elle s'appuyait sur des théories
(linguistiques et/ou cognitives). Le champ didactique étant aussi complexe que le champ
économique, les réflexions suivantes d'H. Simon (que je cite dans le document 048) me semblent
directement transposables au « véritable acteur didactique » :
Face à la complexité du monde réel, l'entreprise se tourne vers des procédures qui
trouvent des réponses suffisantes à des questions dont les meilleures réponses sont
inconnues. Parce que l'optimisation dans le monde réel, avec ou sans l'optimisation dans
le monde réel, avec ou sans ordinateur, est impossible, le véritable acteur économique
est en fait un « satisficer », une personne qui accepte des alternatives
« suffisamment bonnes », non pas parce que moins est préférable à plus, mais parce
qu’il n’a pas le choix. (1969, pp. 28-28, ma traduction)
Ce paradigme d'adéquation explique et justifie deux évolutions majeures de la DLC depuis la fin
du XXe siècle :
a) du point de vue empirique, l'éclectisme : on prend dans les différentes méthodologies
existantes ce qui peut s'adapter le mieux à son propre environnement (cf. mon Essai sur
l'éclectisme, 1994e);
b) du point de vue épistémologique, le passage des théories aux modèles (cf. 015;
016 pour les modèles cognitifs, 018 pour les modèles grammaticaux; 2022f pour la
modélisation en DLC).
4) Le déplacement de l'intérêt premier du produit au processus
C'est une autre conséquence de la prise de conscience de la complexité. Dans tout
environnement complexe, les productions sont très différentes les unes des autres, puisque les
facteurs en jeu sont multiples, hétérogènes, variables, instables, mettant en jeu la subjectivité
des sujets, etc. (cf. 046). Il est donc plus intéressant de parvenir à décrire le processus
unique qui a généré et va continuer à générer des productions différentes, que
d'accumuler inutilement la description d'un grand nombre de productions existantes. Sur cette
idée, voir plus bas en référence l'extrait de d'H. SIMON 1969 disponible en français sur Internet,
intitulé « La description de la complexité. Les descriptions des états et les descriptions des
processus » (cf. Références bibliographiques finales).
J'ai mis cette idée en application dans mon essai 2024a, en y proposant un modèle "3M" (Matrice-
Modèle-Méthodologique", qui représente le mécanisme de changement, d'élaboration et
d'adaptation des méthodologies à l'œuvre en didactique des langues-cultures, et sur lequel je
fais l'hypothèse suivante :
[Ce mécanisme] a fonctionné et fonctionne de la même manière dans d’autres pays et
dans d’autres traditions didactiques, même si les méthodologies générées sont
différentes", et qu'il "fonctionne également à tous les niveaux d’acteurs de la didactique
des langues-cultures (DCL), depuis les didacticiens élaborant une nouvelle méthodologie
jusqu’aux enseignants l’adaptant en temps réel en classe, en passant par les responsables
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éducatifs, les inspecteurs, les formateurs et les éditeurs, chacun intervenant avec ses
propres objectifs, besoins, contraintes et conceptions. (Introduction, p. 2-3)
La multiplication des présentations de méthodologies différentes – et dans les colloques il s’agit
parfois de la méthodologie que l’intervenant a personnellement mis au point au cours de sa
carrière d’enseignant – n’a aucun intérêt du point de vue de la réflexion disciplinaire, si ce n’est
pas à titre de simple illustration des problématiques fondamentales.
La priorité accordée au processus par rapport au produit a de multiples applications en DLC. Elle
amène ainsi à privilégier, en perspective actionnelle/pédagogie de projet, a) au début du travail,
la conception du projet (i.e. du processus devant permettre d’atteindre l’objectif visé), et b) en
fin de travail, l'autoévaluation personnelle et collective du processus, et non pas
l'hétéroévaluation (par l'enseignant) des productions finales des élèves.
5) L'ontogénèse qui récapitule la phylogénèse
H. SIMON (1969) présente ainsi cette idée, avec son application à la conception de la progression
d’apprentissage :
Au cours de son développement, l'organisme individuel passe par des étapes qui
ressemblent à certaines de ses formes ancestrales. Le fait que l'embryon humain
développe des branchies et les modifie ensuite à d'autres fins est une particularité
familière appartenant à la généralisation. [...] La généralisation [...] s'applique aussi
facilement, par exemple, à la transmission des connaissances dans le processus éducatif.
Dans la plupart des matières, en particulier dans les sciences qui progressent rapidement,
le passage des cours élémentaires aux cours avancés est dans une large mesure un
passage à travers l'histoire conceptuelle de la science elle-même. (p. 213, 215, ma
traduction)
J’ai repris cette même idée d’H. Simon en l'appliquant à la DLC, par exemple dans un article de
2018:
[Dans mes travaux antérieurs, j'ai postulé] que pour la plupart des enseignants, la
maturation professionnelle reproduisait l'évolution de la discipline : perspective
méthodologique (avec la question centrale du « comment ? »), puis perspective
didactique (avec la question centrale du « quoi ? »), enfin perspective didactologique
(avec la question centrale du « pourquoi ? »). Et je suis parti de ce postulat pour proposer
un modèle de progression formative en didactique des langues-cultures
enchaînant les trois perspectives constitutives par lesquelles la DLC est passée pour une
meilleure prise en compte de la complexité de son objet : les perspectives
méthodologique, didactique et didactologique. (2018b, p. 2)
2
On notera que cette idée peut être également rattachée à celle de la priorité à la description des
processus par rapport à la description des états (cf. point 4 supra).
6. La critique de l'applicationnisme
Il me semble intéressant de citer intégralement ce long passage de H. SIMON 1969 dans la
traduction française de 2004, parce que considère que les critiques et les propositions qu'il y fait
s'appliquent exactement à la formation des étudiants en didactique du FLE dans les universités
2
Sur ces trois perspectives constitutives de la DLC, cf. 1994a, 1999a. Sur leur application à la conception
de la progression en formation des étudiants à la DLC, cf. 2010a. Je ne vois pas pourquoi il serait plus
facile de se passer de l’histoire de la DLC, dans une formation universitaire, que de l’histoire des théories
linguistiques et des théories cognitives dans les disciplines correspondantes.
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françaises, et en langues-cultures étrangères en INSPE (Institut National Supérieur du
Professorat et de l'Éducation):
Les ingénieurs ne sont pas les seuls concepteurs professionnels. Quiconque imagine
quelques dispositions visant à changer une situation existante en une situation préférée,
est concepteur. L'activité intellectuelle par laquelle sont produits les artefacts matériels
n'est pas fondamentalement différente de celle par laquelle on prescrit un remède à un
malade ou par laquelle on imagine un nouveau plan de vente pour une société, voire
même une politique sociale pour un État. La conception, ainsi conçue, est au cœur de
toute formation professionnelle. C'est elle qui fait la différence entre sciences et
professions. Les écoles d'ingénieurs, comme les écoles d'architecture, de droit, de
gestion, de médecine, les écoles normales d'enseignement, toutes sont concernées, au
premier chef, par le processus de conception.
Par un paradoxe ironique, alors que s'affirme le rôle décisif de la conception dans toute
activité professionnelle, il faut observer que le XX² siècle a presque complètement éliminé
les sciences de l'artificiel du programme des écoles formant des professionnels. Les écoles
d'ingénieurs sont devenues des écoles de physique et de mathématiques; les écoles de
gestion sont devenues des écoles de mathématiques finies. L'usage de qualificatifs du
type « appliqué » dissimule le fait, mais ne le change pas ! Il signifie simplement que
dans les écoles professionnelles, les matières enseignées sont sélectionnées dans les
domaines des mathématiques et des sciences naturelles, compte tenu de ce que l'on tient
pour plus particulièrement intéressant dans telle ou telle activité professionnelle. Mais il
ne signifie pas que la conception y soit enseignée en tant que telle, distincte de l'analyse.
[...]
Un phénomène aussi universel doit avoir une explication générale. Elle est des plus
évidentes. Au fur et à mesure que les écoles professionnelles, y compris les écoles
d'ingénieurs indépendantes, se fondent sur une culture générale universitaire, elles
aspirent à une respectabilité académique. [...] Les écoles professionnelles d'antan ne
savaient pas comment enseigner la conception dans l'activité professionnelle en se
plaçant au niveau intellectuel requis dans l'enseignement supérieur. Les écoles
professionnelles nouvelle manière ont quasiment abandonné leur responsabilité en
matière d'enseignement de véritables spécialités professionnelles. Il nous faut donc
aujourd'hui imaginer une école professionnelle qui atteigne simultanément deux
objectifs : un enseignement de bon niveau intellectuel qui porte à la fois sur les sciences
naturelles et artificielles. (2004, pp. 113-115)
Le même phénomène s’est produit au cours de l’histoire de la DLC avec les dérives
applicationnistes de l’époque de la linguistique appliquée et de la psychologie appliquée
triomphantes. J’ai déjà eu l’occasion de faire remarquer que l’importance du stage pratique dans
la première maîtrise de français langue étrangère (FLE), au début des années 1980, s’est
rapidement réduit dans les formations universitaires (jusqu’au Master actuel de FLE) au profit
de cours « théoriques », plus prestigieux et considérés comme plus conforme aux exigences
académiques.
7. La démarche de projet
Les sciences de l’artificiel, pour H. Simon, ce sont les sciences de l’ingénieur, qui est un
concepteur de dispositifs artificiels permettant d’agir sur réalité : un pont, par exemple, permet
de traverser une rivière autrement qu’à gué ou à la nage. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées
– pour poursuivre avec le même exemple – travaillent constamment par projet, parce que
chacun de ces dispositifs doit s’adapter à son environnement, toujours particulier, en tenant
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de la didactique complexe des langues-cultures (DLC)
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compte à la fois des objectifs des commanditaires et des contraintes du « terrain » (dans le sens
réel, ici, de ce terme). Le modèle pédagogique du projet, qui est celui de la perspective
actionnelle (cf. la bibliographie correspondante sur christianpuren.com), se justifie d’un point de
vue éducatif par son adéquation à la poursuite des finalités éducatives (autonomie,
responsabilité, solidarité, et plus largement toutes les valeurs dites « citoyennes ») ; du point
de vue épistémologique, il se justifie en tant que démarche privilégiée de traitement de la
complexité.
Références
SIMON Herbert Alexander. 1969. The Sciences of the Artificial. Massachusetts Institute of
Technology: MIT Press, 3rd ed. 1996, 231 p. [1st ed. 1969].
https://monoskop.org/images/9/9c/Simon_Herbert_A_The_Sciences_of_the_Artificial_3rd_ed.
pdf.
– 2004. Sciences des systèmes, sciences de l'artificiel. Trad. fr. par J.-L. Lemoigne. Paris, Dunod,
464 p.
– 2004. Extrait disponible en ligne de la trad. française de 2004, chapitre « La description de la
complexité. Les descriptions des états et les descriptions des processus ».
https://www.intelligence-complexite.org/media/document/les_introuvables/descriptions-etats-
et-descriptions-processus/open.