Le rire fait incontestablement partie des universaux humains : on ne connait pas de société qui ne rit, ni même d’individu incapable de rire. Je ne conteste pas cette idée, mais invite à penser que le rire ne peut se limiter à cette définition universaliste. Jusqu’à présent,les différents travaux consacrés à la question, ont mis en avant deux paradigmes presque antithétiques. La plupart des naturalistes ont décrit le rire comme un comportement inné et universel, strict résultat de l’hérédité, évinçant alors toute dimension sociale et culturelle. De leur côté, les chercheurs en sciences sociales ont envisagé le rire comme une pratique discursive ou institutionnalisée, négligeant cette fois la corporalité et la quotidienneté du rire. Ce travail entend précisément dépasser le débat de l’inné et de l’acquis, en postulant que le rire est universel, mais résulte d’un apprentissage social qui « domestique » son expression. Il convient alors de se demander quand et jusqu’où varient les formes du rire, quels sont sesmodes d’être sociaux ? En quoi le rire peut-il être une conduite qui requiert des codes, des rites, des acteurs, un « théâtre » ? Comment apprend-on à rire, c’est-à-dire par quel processus d’apprentissage se transmettent les manières de rire ? Est-il pertinent de parler de « savoir-rire », voire de « techniques du rire » ? Jusqu’à quel point la bouche et le corps qui rient sont domestiqués par la société et façonnés par le rieur riant ?Ce questionnement est au cœur de cette recherche qui s’est effectuée à partir d’uneenquête ethnographique dans les villages de la Kagera en Tanzanie, où le rire avait déjà fait parler de lui. En 1962, une « crise de fou rire » que les habitants ont appelé « la maladie du rire » (omumneepo) s’est répandue dans un internat de jeunes filles dans le village de Kashasha. Ce « fait-divers » constitue le point de départ de cette thèse, qui porte essentiellement sur les pratiques du rire dans ces villages tanzaniens. Admettre l’existence de rires anormaux ou maladifs, c’est accepter, en creux, l’existence de rires « normaux » et par là-même concevoir l’idée d’un apprentissage du rire. Le rire est une pratique sociale qui s’apprend, se transmet et s’incorpore, pour les habitants de la Kagera il est même un droit qui s’acquiert et que tout le monde ne possède pas. En fonction de son âge, de son genre, de son statut, mais aussi et surtout selon le contexte, chaque individu est censé choisir le rire adéquat parmi la panoplie de ceux qu’il possède dans son répertoire expressif. Certains rires sont inappropriés et il faut savoir les retenir sans quoi ils peuvent devenir irrespectueux, obscèneset même dangereux, comme l’ont été les rires de ces jeunes filles en 1962. D’autres répondent à une éthique tout autant qu’à une esthétique sociale et relèvent de l’obligation la plus parfaite. Toutefois, et malgré l’institution de ces « cadres-rire », les rieurs riant réinventent constamment de nouvelles manières de rire. Il faut se rendre dans les coulisses du théâtre social et pénétrer des espaces de l’entre-deux ou de l’entre-soi pour observer ces rires renégociés, créateurs et tributaires de sociabilités alternatives. Dans ces villages, il existe aussi des rieurs marginaux qui, pour leur part, n’ont pas besoin du groupe ou de la dissimulation pour se sentir légitimes de rire et d’agir à rebours des normes sociales. Le rire qu’ils expriment, toujours plus ou moins transgressif, bouleverse alors les normes et les structures et les remetmême en question. Ainsi, si le rire peut être garant de l’ordre social, il a aussi le pouvoir de le de le renverser. Cette thèse montre que le corps, les facteurs socio-culturels et les relations inter-individuelles sont en interaction permanente, de sorte que le rire doit s’appréhender comme un phénomène mouvant et fluctuant, en perpétuel devenir.