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Sciences du jeu
20-21 | 2023
10 ans de recherche sur le jeu
Du jeu de cartes au jeu vidéo: le tournant
numérique de Magic: the Gathering
From card to video game: the digital shift of Magic: the Gathering
Samuel Vansyngel
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/sdj/6083
DOI : 10.4000/sdj.6083
ISSN : 2269-2657
Éditeur
Laboratoire EXPERICE - Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles
Education
Référence électronique
Samuel Vansyngel, «Du jeu de cartes au jeu vidéo: le tournant numérique de Magic: the Gathering»,
Sciences du jeu [En ligne], 20-21|2023, mis en ligne le 14 décembre 2023, consulté le 22 décembre
2023. URL: http://journals.openedition.org/sdj/6083 ; DOI: https://doi.org/10.4000/sdj.6083
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Du jeu de cartes au jeu vidéo: le
tournant numérique de Magic: the
Gathering
From card to video game: the digital shift of Magic: the Gathering
Samuel Vansyngel
1 À partir d’une ethnographie des pratiques de Magic: The Gathering (MTG, édité depuis
1993), cette recherche propose d’interroger le passage du jeu de cartes au jeu vidéo.
Cette numérisation des jeux n’est pas nouvelle (Buzy-Christmann et al., 2016). En effet,
tout un nombre de jeux dits «traditionnels» a été adapté, de façon plus ou moins
fidèle, en «jeu virtuel». En ce sens, le cas du jeu MTG est intéressant puisque l’éditeur,
Wizard of the Coast (WotC), moins de 10ans après la publication de Magic, s’est attelé
au développement d’un logiciel permettant des affrontements sur internet: Magic
Online, 2002. À la fin des années 2010, WotC lance Magic Arena, une nouvelle version
numérique du jeu de cartes. Celle-ci se présente plus moderne – exécution semi-
automatisée des règles complexes, rapidité du logiciel et des serveurs, graphismes
détaillés et effets spéciaux – que son prédécesseur qualifié par de nombreux joueurs
«d’austère» à cause d’un design dit de «tableur Excel».
2 Il s’agit là d’une stratégie de transmédia (Jenkins, 2013) habituelle pour les industries
du jeu, qui n’hésitent pas à diversifier les supports de leur création pour atteindre un
double objectif: d’une part, étendre l’offre et la base des consommateurs (Berry, 2021)
en capitalisant sur une marque; et d’autre part, augmenter le chiffre d’affaires. De plus,
comme le souligne Gilles Brougère (2003, 2005), ce type de produit s’appuie sur des
univers fantasy larges, séduisant pour le consommateur, et ainsi extensibles. Depuis
1993, Magic a connu sous plusieurs formatsde nombreuses itérations de son univers:
livres, affiches, logiciels, figurines, etc.
3 À la suite d’enquêtes approfondissant la réflexion sur l’imbrication du numérique et des
techniques dans les loisirs quotidiens (Ter Minassian et Boutet, 2015; Coavoux, 2018),
et compris sous l’angle d’un élargissement des possibilités de jeu et de son univers,
Du jeu de cartes au jeu vidéo: le tournant numérique de Magic: the Gathering
Sciences du jeu, 20-21 | 2023
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cette recherche interroge plus particulièrement les transformations des pratiques du
jeu de cartes Magic et son itération numérique. Le résultat principal de cette enquête
met en évidence la coexistence de pratiques «traditionnelles» (sur table) et
«numériques» (en ligne). Comme nous le verrons dans un premier temps, ces
pratiques varient selon les joueurs, de l’occasionnel au compétiteur plus engagé. C’est
pourquoi, dans un second temps, nous nous intéresserons plus particulièrement aux
pratiques des compétiteurs qui, plus que d’autres joueurs, s’approprient ces nouveaux
cadres de pratiques. Effectivement, c’est au sein de ce groupe que se donne à voir de
manière saillante l’imbrication du numérique dans leur quotidien.
Le coût d’entrée dans Magic
4 Prolongeant mes recherches sur le développement de l’esport (Vansyngel et al., 2018),
mon intérêt pour cette enquête portait sur la participation de Magic à «l’esport» par
WotC (abandonnée depuis), qui prolongeait la diversité des supports présentés plus
haut. Cette dernière apparaissait comme un contre-modèle dans le milieu des
compétitions vidéoludiques. En effet, WotC annonçait faire de l’esport, alors que les
esportifs répètent à l’envi que «c’est grâce à sa communauté qu’un jeu le devient». Or,
pour enquêter sur cette stratégie et sa réception, je me suis retrouvé face à deux
épreuves qui ont fait évoluer la recherche: l’impossibilité d’entrer en contact avec
l’éditeur (basé aux États-Unis), et la difficulté d’enquêter via le logiciel qui ne permet
pas d’interaction entre les usagers.
5 Pour contourner de telles difficultés dans l’accès aux enquêtés, j’ai décidé de me rendre
en boutiques de jeux spécialisées qui proposent de nombreux évènements
hebdomadaires autour de Magic: de la soirée de jeu présentée comme conviviale et
ouverte à tous (les Friday Night Magic, ou FNM) jusqu’aux tournois qualificatifs pour les
championnats du monde. J’ai réalisé durant dix mois, une à deux séances par semaine
d’observation participante parmi quatre Local Game Store (LGS) à Paris. Ces séances ont
eu lieu l’année précédant le premier confinement (de juin2019 à mars2020), puis ont
repris à partir de janvier2022. Je comptabilise plus de 40 participations de quatre
heures chacune, pour un total de 160heures d’observation. Cette entrée par les
boutiques a permis non seulement de recueillir les propos des joueurs sur leurs
pratiques du jeu en ligne et sur table, mais aussi d’y récolter des données plus générales
sur la fréquentation des lieux par les tenanciers. J’ai ainsi provoqué de nombreuses
discussions informelles dès lors que des joueurs évoquaient l’usage du logiciel ludique,
et dont j’ai noté la teneur dans des carnets de terrain après les évènements. C’est
finalement en se détournant des pratiques numériques que le chercheur peut les
approcher, mais par le biais des discours.
6 Une fréquentation aussi assidue des boutiques m’a fait devenir, à mon tour, l’un des
clients réguliers, me confondant de plus en plus avec le public ordinaire des boutiques
composé en majorité d’hommes âgés entre 20 et 45 ans. Le nombre de participants aux
évènements varie en fonction de différents critères: jour de la semaine (le vendredi et
le samedi sont des jours où les clients affluent), format de jeu,1 évènement «officiel»
(jour de sortie d’une extension de cartes, ou compétition qualificative), etc. Selon mes
comptages, il y a entre 6 et 16 clients pour un évènement hebdomadaire. Pour des
évènements particuliers, les salles sont pleines et accueillent en moyenne 40 joueurs.
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7 Pour accéder aux boutiques et aux évènements, et donc aux joueurs, le chercheur doit
gagner la confiance des enquêtés. Comme le soulignent Thierry Wendling et Jacques
Bernard au sujet de leurs enquêtes sur les joueurs d’échecs, l’observation des situations
de jeu ne peut se faire qu’à condition de participer (Bernard, 2005; Wendling, 2002). À
ce propos, l’ethnographe doit adopter une bonne présentation de soi. Lorsqu’on me
demandait mes occupations, je me présentais comme chercheur sur l’esport, ce qui n’a
soulevé aucune remarque sur ma présence, ni interrogation sur la portée «esport» de
Magic. Ensuite il s’agissait d’user du même vocabulaire etde maîtriser le jeu et ses
règles. La maîtrise du jeu s’apparente ici à celle d’une langue permettant de
communiquer avec les enquêtés. Si un chercheur n’a pas ces codes, il manquera
systématiquement ce qui est au centre des conversations et des enjeux durant et autour
d’un match. Ces barrières ne sont pas négligeables: si le chercheur est pris pour un
novice, les interactions avec les joueurs vont se résumer en explication des règles du
jeu. À l’inverse, en remportant un tournoi en tant que joueur, l’ethnographe peut
«gagner» deux fois: il fait l’acquisition à la fois de récompenses matérielles (cartes,
accessoires) et d’une notoriété qui permet l’accès aux enquêtés. Dans mon cas, gagner
des matchs m’a donné accès aux joueurs compétitifs et réguliers des lieux de jeu.
Un produit d’appel: du numérique vers la boutique
8 Tous les gérants de boutique rencontrés sont formels. Ils constatent une augmentation
de leur fréquentation et de leur vente «grâce à Arena». Ces déclarations vont dans le
sens des annonces de l’éditeur qui affirme réaliser des chiffres d’affaires records, qui
augmentent depuis 2019, sans les revenus liés à Magic Arena.2
9 En dehors de quelques joueurs qui louent la tradition du jeu de cartes «papier», les
échanges réalisés avec les joueurs confirment qu’ils sont majoritairement familiers de
l’application. Même parmi les détracteurs du numérique, quelques-uns utilisent tout de
même le logiciel, tout en s’en détachant en questionnant les mécaniques de
monétarisation du jeu en ligne et l’immatérialité des cartes. Lors d’un échange avant un
match, l’un d’eux m’explique «[qu’il met] déjà beaucoup trop d’argent dans les cartes,
[qu’il ne va] pas en plus mettre la même somme dans un jeu ou [il ne peut] pas avoir
[ses] cartes en vrai!».
10 Mis à part les joueurs résistants au numérique, trois profils de joueurs de boutique se
distinguent: d’abord, ceux qui découvrent Magic par le jeu vidéo et veulent en savoir
plus; ensuite, ceux qui reprennent le jeu «papier», car l’application numérique leur en
a redonné le goût; enfin, les compétiteurs, qui se servent du logiciel pour s’entraîner
en vue des tournois.
11 D’après mes observations, ceux qui découvrent Magic sont en général plus jeunes que la
moyenne, et leur âge varie entre 7 et 25ans. C’est notamment lors des Friday Night
Magic (FNM), qui réunissent entre 6 et 12 joueurs, que je les ai rencontrés. Présentée
comme un moment convivial, l’organisation est faite de manière à encourager les
nouveaux joueurs à participer. Lors de ma quatrième participation à ces FNM, j’y ai
rencontré deux enfants, une fille de 9ans et un garçon de 7ans, accompagnés de leur
père (55ans). Ce dernier déclare être un joueur de longue date, et avoir initié ses
enfants à Magic par le jeu vidéo. En les amenant en FNM, il voulait partager avec eux
son expérience du jeu sur table, «plus convivial» dit-il.
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12 Ceux qui reviennent au jeu après une pause expliquent qu’ils ont rejoué «juste pour le
fun et la nostalgie». Ces joueurs déclarent ainsi qu’ils ont «téléchargé Arena, car c’est
free-to-play, sans attendre quelque chose d’exceptionnel». Henry3 (27ans) explique:
«Je jouais quand j’étais jeune, à l’école primaire, puis j’ai arrêté pendant dix ans.
Depuis deux mois, je joue à Arena, et ça m’a donné envie de jouer contre de vraies
gens». Comme Henry, de nombreuses personnes racontent qu’elles ont arrêté de jouer
à l’adolescence, et que la sortie du logiciel a relancé l’envie de jouer.
13 Cette carrière morcelée semble être chose commune pour la majorité des joueurs
rencontrés. Nicolas (45ans) confirme cette trajectoire, en confiant que ce qui l’a amené
à arrêter le jeu «c’[était] aussi la relation de couple. [Sa] copine à l’époque ne jouait pas
et ne comprenait pas [qu’il] dépens[ait] autant d’argent dans du carton.» Une fois la
relation amoureuse terminée, Nicolas se remet à jouer en boutique avec ses amis. Ces
observations rejoignent celles de Vincent Berry sur les joueurs de jeux de rôle en ligne,
pour qui l’engagement dans l’univers du jeu et ses sociabilités peuvent engendrer une
rupture, soit du couple, soit du jeu (Berry, 2012).
14 Le groupe des compétiteurs se distingue nettement des deux premiers. Ils connaissent
les gérants des différentes boutiques et les autres joueurs réguliers. Ils déclarent venir
pour l’aspect compétitif du jeu et emporter les lots. Leur groupe fonctionne sur le
registre des réputations: untel a gagné quatre tournois qualificatifs; un second réalise
un podcast; un autre retransmet en vidéo à la demande ses parties en ligne, etc. Il est
ainsi plus difficile d’entrer dans leur groupe et d’échanger avec eux sans avoir fait ses
preuves. Ce groupe embrasse l’arrivée du numérique au sein de l’activité sous diverses
formes, que ce soit pour la production de vidéo ou pour l’amélioration de ses
performances.
Réviser sa stratégie: la numérisation de Magic au
prisme des compétiteurs
15 Que ce soit sur table ou en ligne, Magic demeure essentiellement le même jeu.
Cependant, lorsque l’on s’intéresse au point de vue des compétiteurs, plus engagés dans
la pratique, quelques différences se font jour. Nous pouvons déjà souligner que l’usage
du logiciel ludique en ligne permet d’accélérer la cadence des parties, celles-ci étant
rythmées par le logiciel et non des humains. Sur table, 45 minutes permettent de jouer
un seul match, alors qu’en ligne, certains joueurs peuvent accumuler jusqu’à cinq ou six
matchs durant ce même intervalle. C’est pourquoi les compétiteurs ont très vite adopté
Magic Arena, comme Magic Online. Complétés par d’autres applications, ces logiciels leur
permettent de mesurer leur expérience et de comptabiliser leur performance. Il s’agit
là d’un phénomène similaire aux applications sur téléphones mobiles qui
accompagnent la réalisation de tâches quotidiennes (Dagiral et al., 2019).
16 L’utilisation d’Arena permet alors aux compétiteurs de s’entraîner plus fréquemment et
plus intensément. Trois effets non exhaustifs peuvent être mesurés concernant cet
usage: l’assimilation, la maîtrise des règles et le référencement des stratégies
gagnantes. Les deux premiers vont souvent de pair, comme le remarque Alban, après
un match ensemble dans un tournoi de qualification: «C’est vrai qu’Arena ça aide pas
mal pour apprendre et s’entraîner, sur les patterns et les mécaniques de jeu.»
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17 Alban (28ans) est un compétiteur régulier, et il anime régulièrement un podcast sur
Magic. Il est bien installé dans la communauté parisienne: le jour d’un tournoi
qualificatif, le gérant de la boutique lui avait préparé un lot de cartes au prêt, et la
moitié des participants l’ont salué. Alban déclare jouer souvent sur Arena, et échange
beaucoup sur sa pratique avec le groupe parisien. Ils ont d’ailleurs créé un serveur de
discussion en ligne qui s’adosse à leur chaîne de podcasts, permettant de réunir leur
public et leurs amis. Ce que remarque Alban et d’autres compétiteurs sur le logiciel,
c’est qu’il leur permet de répéter les situations. Pour eux, c’est un aspect non
négligeable puisque Magic est un jeu à forte dimension aléatoire: un joueur n’est pas
assuré de piocher les cartes dont il a besoin dans une situation donnée, et doit
constamment s’adapter. Lors de la finale d’un autre tournoi dans un bar de jeux vidéo
parisien, Pierre soulève également cet aspect du jeu numérique: «C’est plus rapide.
C’est très bien pour connaître ses stratégies de jeu, mais aussi fatigant.»
18 Les compétiteurs comme Pierre et Alban soulignent que Magic Arena accentue les effets
d’apprentissage comparé au jeu sur table, sous l’effet d’une «pédagogie de la
répétition» (Delbos et Jorion, 1984): plus une personne joue, plus elle intègre les
règles, les séquences et les mécaniques de jeu. Pour ces compétiteurs, Magic Online
comme Arena sont des supports de leur entraînement. Nathanaël, joueur professionnel
(38ans), déclare qu’Arena «est un logiciel intéressant parce que tu peux répéter ta
stratégie sans avoir besoin de rassembler ton groupe de pratique. Avant ça, intégrer un
groupe de joueur était la condition pour s’entraîner pour un Qualifier. Tu pouvais pas le
faire seul».
19 Quand ils jouent en ligne, les compétiteurs ont accès en même temps à d’autres
applications permettant de calculer les cartes qu’il leur reste à jouer et de mesurer leur
taux de réussite. Fruits d’un travail collaboratif en ligne par les membres de la
communauté, ces logiciels d’appoint s’imposent comme une nécessité quand il s’agit
d’évaluer sa stratégie et de s’améliorer. Cette transformation est apparue bien avant
Arena. C’est avec la démocratisation d’internet et de l’informatique que les
informations sur les stratégies compétitives circulent plus aisément. Nathanaël ajoute:
Avant internet, ça prenait plus de temps de trouver quelle stratégie était meilleure.
On avait que le magazine Black Lotus pour avoir accès aux decks de tournois, alors
qu’aujourd’hui il y a plein de sites internet qui publient les listes avant même les
tournois. Avant, on pouvait encore surprendre son adversaire pendant une
compétition parce qu’il ne s’attendait pas à ton deck. Aujourd’hui c’est plus possible,
tous les sites et les réseaux sociaux parlent des stratégies.
20 Un autre professionnel, François-Xavier (33ans), explique qu’en effet «il est plus facile
aujourd’hui de trouver la bonne stratégie. Ça force les compétiteurs et les pros d’être au
courant tous les jours des changements de metagame».
21 Cette attention aux stratégies et aux données semble être amplifiée par le numérique.
Les joueurs ont accès à de nombreuses informations, ce qui accentue la compétitivité
du jeu. Les joueurs occasionnels, eux aussi, ont accès à ces informations et peuvent
donc s’en servir pour améliorer leur chance. Pour les compétiteurs, c’est à la fois une
ressource, car ils peuvent répéter leur stratégie face aux autres régulièrement, mais
aussi une faiblesse puisqu’ils ne peuvent plus surprendre leurs adversaires.
22 Concrètement, cela reconfigure la base de l’expertise des compétiteurs: il ne s’agit plus
d’être professionnel par la détention d’un savoir sur le jeu, mais d’être expert de
l’exécution d’une stratégie particulière. Cette stratégie se donne à voir lorsque les
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compétiteurs chevronnés publient eux-mêmes, sur les sites de référence, la stratégie
qui leur a permis d’être vainqueurs. Une telle étape est devenue nécessaire pour que la
performance ait une existence: s’il n’y a pas de trace de résultats, les joueurs n’ont ni
reconnaissance ni réputation. On retrouve des logiques similaires dans les activités de
tricot, quand l’achèvement du travail d’aiguille (photographies, guides, descriptions)
est mis en ligne sur un site spécialisé: il s’agit d’une étape cruciale pour certaines
tricoteuses qui y voient la finalisation de leur œuvre (Zabban, 2021).
Conclusion
23 Cette étude propose ainsi un point de vue nouveau sur la numérisation des jeux en
partant des pratiques effectives, et au-delà de l’analyse des dispositifs. À partir d’une
telle démarche empirique, il s’agit moins de penser les différences entre les plateformes
de jeu que les usages différenciés selon les groupes de joueurs. Ainsi, par l’ethnographie
des boutiques de jeux, et sans pouvoir inférer sur toute la population des joueurs de
Magic, on peut conclure que la version numérique du jeu s’articule avec leur pratique
ludique sur table. La multiplication des informations, des contenus et de leur
transmission constitue ces nouveaux cadres dont les joueurs sont bien conscients et
qu’ils ont majoritairement embrassés.
24 Pour les joueurs occasionnels, la sortie du logiciel ludique agit comme un produit
d’appel, confortant finalement la stratégie de Wizard of the Coast. L’éditeur élargit sa
base de consommateurs en (re)donnant le goût des cartes à collectionner. C’est au
travers des entretiens avec les compétiteurs assidus que l’on voit comment
l’imbrication du numérique redessine leur pratique. En effet, selon eux, la numérisation
de Magic invite l’ensemble des joueurs à user des meilleures stratégies possibles sans
s’aventurer dans des stratégies inattendues, ce qui a des conséquences sur leurs
positions et leur légitimité. Pour contrer ce basculement face à la numérisation du jeu,
les compétiteurs les plus aguerris et reconnus redéfinissent leur expertise: au lieu
d’être simplement des bons joueurs, ils se transforment en intermédiaire de
l’information sur les stratégies compétitives. Par conséquent, loin d’une substitution du
logiciel au jeu sur table, le support numérique incite les joueurs à une pratique
renouvelée, soit en revenant dans le jeu (joueurs occasionnels), soit en peaufinant leur
expertise (compétiteurs). En somme, le numérique, quand il est utilisé dans une optique
ludique ou de mesure de soi, agrémente l’expérience quotidienne d’une nouvelle
dimension, voir en accentue certains aspects et pratiques (Berry et Vansyngel, 2021)
plus qu’il ne redéfinit la pratique d’origine.
25 Cette enquête de terrain nous permet d’affiner notre vision sur l’arrivée du numérique
dans les jeux de société. La numérisation des jeux semble de plus en plus fréquente
dans une industrie qui, pour se développer, a besoin de constamment conquérir de
nouveaux consommateurs. Notons à ce propos que WotC édite tous les trimestres de
nouvelles cartes à jouer, permettant de capter et de garder son public. Il a été montré
plus haut qu’au lieu de se contenter de la version numérique, les joueurs reviennent au
jeu de cartes sur table et en boutique. Ce retour sur table se comprend mieux à la
lumière des logiques propres à Magic: le jeu de cartes fête ses 30 ans en 2023, et
l’entreprise aspire à conquérir de nouveaux joueurs tout en gardant les anciens. In fine,
c’est moins le «numérique» en soi qui attire les joueurs qu’une licence de jeu qui a su
construire une base de consommateurs, dont la participation est réactivée par des
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produits d’appels. Le numérique est ici le moyen de captation et de réactivation
supplémentaire.
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NOTES
1. Il existe de très nombreux formats de jeu à Magic, qui sont autant de façons d’y jouer,
faisant varier les règles du jeu ou les cartes autorisées.
2. https://icv2.com/articles/news/view/47698/wotc-makes-more-money-hasbros-toy-
business.
3. Tous les prénoms ont été modifiés pour respecter l’anonymat des enquêtés.
RÉSUMÉS
Cet article s’intéresse à la numérisation des activités ludiques en l’abordant par l’entremise d’une
ethnographie des joueurs de Magic. Après vingt ans de promotion du jeu sur table dans les
boutiques et les compétitions, l’éditeur, Wizard of the Coast, opère un tournant stratégique à la
fin des années 2010. Un virage «numérique» (lancement d’un jeu vidéo, promotion de
compétition sur internet) invite les joueurs à s’affronter en ligne, et plus seulement en boutique.
Comment cette stratégie transforme-t-elle des pratiques de jeu, et en quoi celles-ci se
différencient selon les types de joueurs? L’enquête réalisée montre que la numérisation
reconfigure les pratiques traditionnelles des joueurs, sans pour autant effacer les anciennes. De
nouveaux joueurs s’engagent dans la pratique ludique par le biais du logiciel, puis (re)viennent
en boutique. Dans le même temps, les pratiques des compétiteurs sont aussi transformées: le
logiciel leur permet d’intensifier leur entraînement et de réviser leur stratégie pour les tournois.
This article focuses on the digitalization’s issue of play activities through an ethnography of
Magic players. After twenty years of board game promotion in local games stores and
tournaments, Wizard of the Coast, the publisher, makes a strategic shift in the late 2010’s. This
digital shift (lunching a video game, promoting online competition) invites players to confront
each other on the internet, and not only in stores. How this digital strategy frame players’
practice? Are these different according to types of players? This field research shows that the
digitalization reconfigures the traditional practices of players, without erasing the old ones. New
players are engaged in this practice thanks to the software, then are coming (back) to stores. At
the same time, competitors’ practices are also transformed: the software allows them to intensify
their training and to review their tournaments’ strategy.
INDEX
Mots-clés : ethnographie, joueurs, boutique, numérique, jeu de cartes
Keywords : ethnography, players, shop, digital, cards game
AUTEUR
SAMUEL VANSYNGEL
Experice et Labex ICCA, université Sorbonne Paris Nord
Du jeu de cartes au jeu vidéo: le tournant numérique de Magic: the Gathering
Sciences du jeu, 20-21 | 2023
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