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L’agropédologie
©Luc Opdecamp, novembre 2023
Résumé
Une épistémologie des sciences agronomiques est esquissée à partir de sa naissance au XIXe
siècle, à l'heure de la révolution industrielle. Elle démarre du positivisme hérité des lumières.
En tant que sciences appliquées au milieu rural, elle s'intéresse aussi à la socio-économie. Elle
débouche ensuite sur la systémique, en rappelant qu'il s'agit de systèmes thermodynamiques
ouverts et complexes. Malheureusement, la systémique adoptée, notamment par les travaux
de Dokuchaev, constitue un schisme entre le système du sol et ceux des filières axés sur la
culture, le pâturage et la forêt. Une interdiscipline non officielle, celle de l'agropédologie,
assure le lien entre les processus pédogénétiques et la caractérisation actuelle des sols en
surface avec les autres systèmes, grâce notamment à une classification plus technique des
sols. Mais une perte de l'unité géographique des paysages est observée. Une solution peut-être
proposée avec les concepts antiques de l'ager, du saltus et de la silva qui unissent en leur sein
les divers systèmes considérés. S'ajoutent également le milieu urbain (urbs) et ses parcs ou
jardins (hortus). Ces puissants concepts antiques aboutissent alors au nouveau paradigme de
la "paysagénie". L'agropédologie devrait y jouer un rôle primordial et s'officialiser dans les
cursus des ingénieurs agronomes.
1. Introduction
L'épistémologie des sciences agronomiques suit les tendances générales observée depuis le
réductionnisme héritée des Lumières jusqu'à l'approche actuelle des systèmes complexes et
thermodynamiquement ouverts (ex: climat global terrestre, écosystèmes). Elle suit un
parcours de type positiviste et analytique des facteurs et variables qui agissent
indépendamment les uns des autres jusqu'à l'identification d'unités de facteurs et variables en
interaction, les holons, et de leur modalités d'évolution. Si les composants ont d'abord bien été
identifiés, une approche compartimentée et réductionniste a pris le relais. Au fur et à mesure
de l'accroissement du nombre de facteurs et de variables s'est alors révélé toute la complexité
et la dynamique de l'objet même de l'agronomie par les agropédologues.
L'épistémologie positiviste d'Auguste Comte (1798-1857) nous indique trois fondements
modaux en science (LECOURT, 2001, chap.4). Il y a d'abord la thèse positiviste qui se
concentre à découvrir les lois effectives des phénomènes. Puis, celle de la prévision rationnelle
que les lois permettent. Et enfin, celle de la prévoyance qui soutient la notion d'application. Le
positivisme repose dès lors sur le déterminisme en tant que succession d'états ou
enchaînement d'événements dans les phénomènes naturels, mais en excluant tout mysticisme.
BRICMONT (2012) précise qu'il ne faut pas confondre le déterminisme avec la prévisibilité (ou
prédictibilité) car tout le monde admet que beaucoup de choses sont imprévisibles.
Une étape épistémologique importante est franchie avec la systémique. Le principe holistique
d'interaction mais aussi de complexité s'y oppose à celui du réductionnisme cartésien dans ce
nouveau paradigme. Outre l'interaction qui met à mal le déterminisme, les notions
d'organisation, de globalité et de complexité deviennent essentielles. C'est ainsi qu'est
développé le concept de "holon", emprunté à KOESTLER (1969) pour désigner selon LE
MOIGNE (2006) "des agrégats insécables", des "processeurs irréductibles et polyfonctionnels
tels que si on les fait intervenir pour assurer une fonction, on entraîne ipso facto l’activation
potentielle de toutes leurs autres fonctions".
Les modèles déterministes posent de vrais problèmes pour les systèmes complexes à
interactions multiples et de dynamique non linéaire, ce qui est le cas dans tous les domaines
de vivant. MANSON (2009) distingue trois types de recherche sur la complexité.
L’algorithmique mesure la structure des systèmes en termes de processus computationnels
nécessaires pour les reproduire. La déterministe les explore selon des variables mathématiques
en termes de dynamique non linéaires et de chaos. Et enfin, la complexité agrégée analyse
l'émergence des systèmes sur base des interactions entre leur composants.
Si la prévoyance est une qualité positiviste et qu'elles donnent naissance à la nouvelle classe
sociale des ingénieurs, il y lieu de distinguer les ingénieurs civils des ingénieurs agronomes.
Ces derniers étant confrontés au vivant, c'est-à-dire aussi à la biologie et au "social", c'est-à-
dire directement à des systèmes dynamiques complexes abordés le plus souvent de manière
agrégée. Les agronomes sont, comme les médecins, des praticiens du vivant, non seulement
au niveau des pratiques agronomiques mais aussi à celui plus moral du bien-être collectif.
GRANGE (2000, p.246), pour les médecins précisent qu'ils donnent un sens humain et social à
la science. Il en va de même pour les agronomes.
La géographie est aussi interpellée par le holisme et la systémique en réaction contre le
réductionnisme. Elle est effectivement confrontée au "territoire utilisé" (used territory) et à
tous les acteurs et processus socio-territoriaux qui y œuvrent et y interagissent globalement
(BERNARDES et al., 2017).
Nous allons décrire l'objet agronomique en repartant de ses bases épistémologiques et de son
holon conceptuel. Ensuite, le réductionnisme opéré est brièvement présenté avec les systèmes
de sol, de culture, de pâturage et les systèmes forestiers. Un retour à l'intéressante conception
antique de l'ager, du saltus et de la silva permet de regrouper tous ces systèmes en relation
avec le déploiement des villes (urbs et hortus) à un niveau paysager très général mais aussi
très pratique. Enfin, la nouvelle approche holistique de la paysagénie est évoquée pour
rationaliser les interactions de ces agropédosystèmes et ouvre la voie à une intégration du
"territoire utilisé" des géographes.
2. L'objet agronomique
L'objet agronomique est celui de l'écosphère anthropisée suite à la domestication des végétaux
et des animaux. Il est étagé en plusieurs compartiments que sont l'atmosphère, la biosphère,
l'hydrosphère et la lithosphère. La biosphère peut être reproduite comme un biotope
anthropisé ou anthrobiote tel que reproduit dans l'holon conceptuel de la figure 1. Il représente
l'unité où les interactions internes entre les compartiments ou grands composants (flèches
verticales) sont les plus fortes, alors que latéralement elles sont plus faibles (flèches
horizontales).
Figure 1: représentation schématique de l'holon
comme objet conceptuel central de l'agronomie
Les divers compartiments de ce concept général forment un tout indivisible. On ne sépare pas
les végétaux de leurs racines, ni les feuilles du CO2 et de l'O2 atmosphériques, ni le sol de l'eau
de pluie infiltrée ou de la nappe phréatique, ni de la roche dont il dérive, ni les racines de l'O2
et de l'eau du sol, ni les feuilles de sa source d'énergie solaire (hν), etc. L'objet agronomique
possède le statut de système thermodynamique ouvert, à l'écart de l'équilibre, par ouverture
sur l'espace (rayons solaires et cosmiques, météorites) et sur le monde souterrain profond
(eaux souterraines, magmas volcaniques, roches). Il est également clair que cet holon
conceptuel est ouvert surtout ces pourtours pour assurer la continuité de l'espace
géographique et celui de la migration des diaspores végétales, du déplacement des animaux,
celui des eaux de surface et des matériaux détritiques. Comme système thermodynamique
ouvert à l'écart de l'équilibre, il permet de nombreuses augmentations locales d'entropie tels
ceux de tous les êtres vivants de la biosphère, celles des formations géomorphologiques,
hydrologiques, de la convection des gaz atmosphériques, des cyclones et anticyclones, etc.
Enfin, l'objet de l'agronomie est celui qui nourrit les humains et leurs animaux domestiques. Il
leur fournit également des matériaux comme le bois d'œuvre ou de chauffage, les textiles, les
peaux des cuirs, les ornements des jardins et parcs ou encore les médicaments naturels, les
parfums, les essences végétales, etc. C'est un objet qui occupe plus de 99% du vaste espace
géographique émergé et où s'implante également les moyens de transport, les villages et les
villes.
3. Le réductionnisme historique de l'agronomie
Pour BOULAINE et GROS (1998), cité par PAPY (2008), c'est au milieu du XVIIIe siècle que naît
l'agronomie savante avec l'ouvrage de vulgarisation de DUHAMEL DU MONCEAU (1750-1759),
inspiré d'une théorie de l'alimentation des plantes et des principes de culture de Jethro Tull. Ce
dernier considérait la terre minérale comme une source inépuisable de nutriments.
Mais d'après DENIS (2004), si l'on désigne l'agronomie, dans son sens large, par le domaine
des diverses sciences appliquées spécifiquement à l'agriculture, ce terme n'est utilisé comme
tel en France qu'à la mi-XIXe siècle par DE GASPARIN (1843) et AMPERE (1834).
L'agronomie moderne naît ainsi à l'heure de la révolution industrielle.
Les premières stations de recherche agronomique se développent en 1843 en Grande-Bretagne
(Rothampsedt), 1850 en Allemagne, 1868 en France (Nancy) , 1877 aux Pays-Bas
(Wageningen), 1887 aux USA. Elles démarrent leurs travaux sur base de la nutrition minérale
des plantes proposés par Justus Liebig en 1840 et la théorie de l'humus de THAER (1809-10).
Ce dernier définit l'agronomie comme étant l'étude du sol et de la terre agricole.
Peut-être inspiré de cette théorie, une discipline particulière, mais réductionniste, apparaît, la
pédologie qui se dédie spécifiquement au sol. Ce dernier est un objet complexe à composantes
multiples dont la variabilité est double, spatiale et temporelle (dynamique). En Russie,
Dokuchaev en a promu l'image d'un corps naturel. Il publie en 1900 la première carte
pédologique du pays. De 1900 à 1960, durant la période coloniale, un très gros effort d'étude
pédogénétique, de caractérisation et de cartographie des sols est entrepris par les pédologues
sous la houlette de Georges Aubert pour la France, ainsi que l'étude de l'influence de leur
propriétés sur leur utilisation agricole par les agropédologues. AUBERT (1941) précise toutefois
que "Le sol n’intéresse les agronomes que comme milieu de culture. Ils envisagent son état
actuel, état physique et état chimique, plutôt que son mode de formation. Son histoire passée
n’est étudiée que dans la mesure où elle nous permet de comprendre cet état actuel et son
évolution prochaine".
Au réductionnisme de la discipline s'ajoute un réductionnisme dans la conception du sol, à
savoir la branche de sa caractérisation, reprise plus tard en France par le CIRAD et celle de son
évolution "génétique" reprise par l'ORSTOM. TOURTE (2005) signale à nouveau que pour
entretenir les liaisons et le travail en commun des deux branches, il sera nécessaire d'inventer
une catégorie intermédiaire de chercheurs dénommés agropédologues.
3.1. Le système sol
CHATELIN (1972) rappelle le rôle prépondérant de la génétique comme fondement de la
discipline pédologique telle qu'établie dès l'origine par Dokuchaev. Il décrit la classification des
sols pour en définir la typologie générale. Cette dernière requiert un grand nombre de
variables tels que par exemple la teneur en carbone, le régime climatique et hydrologique, la
capacité d'échange cationique effective, le taux de saturation en cations de base (Na, Ca, Mg,
K), etc. Dans sa conception, cette classification est bien systémique puisque de multiples
variables ou facteurs sont considérés, géochimiques ou indirectement géomorphologiques.
CHATELIN (op.cit.) distingue trois types de classification: sélectif, sommatif et pangnosique. La
sélective opère par tri successif et ventile les divers taxas par des critères de nature très
différente, comme par exemple celles de la carte des sols d'Afrique par D'Hoore. Dans la
sommative, chaque catégorie est diagnostiquée par la réunion du plus grand nombre possible
de données, avec comme exemple (imparfait) la classification des USA. Enfin, la pangnosique
vise l'appréhension plus ou moins directe et explicite de la genèse et des caractères
intrinsèques des sols dans leur totalité, avec comme exemple la classification soviétique.
Mais la question en sciences agronomiques est de savoir sur quoi débouche cette typologie. Il
apparaît effectivement qu'elle se résume à une identification des taxa, toute comme la
systématique des organismes vivants, avec une notion plutôt vague de son évolution passée et
parfois future?
A côté des classifications scientifiques naturelles des sols, il existe une classification plus
technique où les sols sont groupés selon les types de problèmes potentiels qu'ils peuvent poser
pour leur gestion agronomique, dans l'identification des systèmes forestiers, de pâturage ou de
culture. Il s'agit de celle de SANCHEZ et al. (2003). C'est une classification sommative à deux
types d'attributs. Le premier est relatif aux matériaux constitutifs des parties superficielle et
profonde du sol et selon leur caractère organique ou minéral tels que reproduits dans
l'encadré 1.
Encadré 1: Attributs des matériaux constitutifs d'un sol d'après SANCHEZ et al. (op.cit.)
Le matériau du sol est considéré comme organique (symbole O) si la teneur en carbone
organique reste supérieure à 12% entre 0 et 50 cm de profondeur.
Pour un matériau non organique, la granulométrie en surface (0-20 cm) est prise en
compte. Une distinction en 3 classes est adoptée, symbolisées par des lettres majuscules:
"sableux" (symbole S), regroupe les classes de sable et de sable limoneux du SOIL SURVEY
STAFF (2014); "limoneux" (symbole L), argile < 35% sauf sable et sable limoneux;
"argileux" (symbole C ), argile > 35%.
Si un changement de classe s'opère avant la profondeur de 50 cm, un deuxième symbole
de granulométrie est accolé au premier: "sableux" (S), "limoneux" (L), "argileux" (C), roche
ou autre matériau dur limitant le développement racinaire (R). Si cette couche indurée peut
être démantelée mécaniquement, le symbole "R-" est utilisé.
Le second type d'attribut se décline en 17 conditions modificatrices ("condition modifier") du
matériau constitutif. Elles sont indiquées avec leur symbole entre parenthèses dans
l'encadré 2.
Encadré 2. Attributs des sols selon les conditions modificatrices du matériau constitutif
d'après SANCHEZ et al. (op.cit.)
aridité saisonnière (d), faible réserve en nutriments minéraux (k), risque élevé d'érosion
(%), toxicité aluminique (a), forte fixation de phosphore (i), mauvais drainage (g), très
lessivable (e), calcaire (b), argiles gonflantes (v), graveleux/caillouteux (r), faible
profondeur meuble (1er symbole = R), salin (s), sodique (n), volcanique amorphe (x),
organique (1er symbole = O), sulfidique (c), permafrost (t), déficit carbone organique (m).
Avec cette classification technique, l'agropédologue est conforté dans son rôle d'interprétation
des données pédologiques au niveau local pour donner des informations utiles du point de vue
de la gestion agronomiques des territoires.
3.2. Le système de culture, de pâturage et forestier
Dès le milieu du XIXe siècle, à l'avènement de l'agronomie comme science, DE GASPARIN
(1849), cité par PAPY (op. cit.), définit le système de culture (SC) comme un "choix de
procédés d'exploitation de la nature" avec plus ou moins d'intensité. En se référant aux
procédés d'exploitation de la nature, DE GASPARIN rapproche l'agronomie de l'écologie et
inclut implicitement la nature du sol dans les critères de choix. PAPY précise qu'il vise les
opérations agricoles qui constituent une exploitation au sens de type d'utilisation du sol et non
l'exploitation agricole dans son ensemble comme unité de production. Une définition qui
permet de classer les différents systèmes de culture en fonction d'une anthropisation
croissante, depuis le système forestier jusqu'à ceux qui mettent en œuvre "des moyens
physiques et chimiques autres que ceux de la nature". On constate dès lors que les utilisations
forestières et même naturelles, ces dernières en tant que choix d'abstention de mise en œuvre
de procédés d'exploitation, sont inclues dans le concept très large du SC.
PAPY précise toutefois que la formulation moderne du SC par SEBILLOTTE (1974) est plus fine
et associe le choix des espèces et leurs modalités de cultures ou "itinéraires techniques"
appliqués. On peut alors également distingués aussi des systèmes de pâturage (SP) et des
systèmes forestiers (SF).
Le SP est une partie de l'écosphère dans laquelle une ou plusieurs unités de groupement
végétal spécifique et pérenne, herbeux ou arbustif, sert au pâturage d'un ou plusieurs
troupeaux de bovins, ovins ou caprins. Le SP a donc une triple constitution: "sol-végétation-
troupeau". Il s'agit d'un type de terre fourragère "non arable", exploité comme pâturage de
manière plus ou moins intensive par des éleveurs itinérants ou nomades ou par des agro-
éleveurs sédentaires. Un pâturage succédant selon une rotation à un courte période de
cultures non fourragères sera cependant inclut dans le SC correspondant. Le SP et le SC fait
partie comme tel de la SAU (surface agricole utile).
Le concept de système forestier (SF) s'oriente vers un ensemble d'interactions entre un
"peuplement" forestier et sa "station de référence". Les stations forestières sont
représentatives des divers peuplements d'un massif. Elles comportent une référence à un sol
ou terrain en relation avec l'association phytosociologique du peuplement. Ce dernier est
l'unité de boisement, base de la perception forestière. C'est une partie relativement homogène
d'une forêt et qui est clairement identifiable par l'arrangement spatio-temporel des arbres
constitutifs. La station forestière est une étendue de terrain homogène dans ses conditions
physiques (climat, topographie, roche mère, sol) et biologiques (dynamique de la végétation).
La station s'identifie sur base de son unité phytosociologique déterminée par ses plantes
indicatrices et ses sols. Sur base aussi de son relief, à savoir l'altitude, la pente, l'exposition et
la forme de relief.
3.3. Retour à la trilogie agraire antique dans le paysage
Lorsque l'on regroupe à un niveau paysager local ou régional plus au moins homogène
l'ensemble du système sol avec les systèmes de culture, de pâturage et de forêt, on réhabilite
la trilogie agraire antique telle qu'évoquée par RAYNAUD (2003). Elle subdivise l'exploitation de
l'espace d'après ses grandes orientations. Ces distinctions théorisent le paysage de sociétés
marquées par la croissance du phénomène urbain. L'ager (et l'Hortus, terres horticoles) en
constituent la partie cultivée et plus ou moins régulièrement labourée, équivalente à ce qui se
dénomme les terres arables, tandis que le saltus et la silva en désignent la partie "inculte" ou
non arable. VIDAL (2011) en reproduit un schéma concentrique idéalisé autour de la zone
urbanisée urbs tel que reproduit à la figure 2.
POUX et al. (2009) explicitent ces différents composants. La silva est un espace boisé et
fermé, englobant des formations végétales perçues comme primaires et qualifiées de
"sauvages" par VIDAL (op. cit.), mais aussi aujourd'hui les espaces dédié à la sylviculture.
L'ager constitue le domaine cultivé, planté ou semé et englobe aussi les vignes et vergers, et
donc aussi plus généralement les plantations agricoles pérennes. Le saltus, enfin, est une
formation semi-naturelle, marquée cependant par une gestion humaine. Il regroupe tous les
espaces ouverts non cultivés et il est exploité généralement pour l'élevage pastoral et la
cueillette. Dans le saltus, POUX et al. (op.cit.) considèrent que la reproduction de la fertilité est
naturelle. Elle y est assurée par le bouclage des cycles de nutriments sans apports extérieurs.
Dans l'ager par contre, la fumure des parcelles cultivées est pratiquée plus ou moins
régulièrement.
Figure 2: La trilogie agraire antique de l'ager, du saltus et de la silva,
complétée par les zones bâties urbs associée avec hortus
4. Comment rationaliser les interactions agropédo-systémiques?
Les interactions des systèmes forestiers, de pâturage et de culture avec le système sol sont
évidentes en soi, non seulement dans l'ager mais aussi dans le saltus et la sylva. Comment les
identifier, les comprendre et les exploiter sur le plan agronomique et anticiper des alternatives
pour répondre aux défis alimentaires et écologiques futurs. En fait, les us et coutumes des
agriculteurs, éleveurs et forestiers ont déjà établis ses relations par essais et erreurs, de
manière empirique. Elles sont le fruit des expériences des nombreuses générations qui se sont
succédé depuis l'avènement de l'holocène. Mais il n'en demeure pas moins que de nombreuses
inconnues n'étaient pas scientifiquement établies. Les agropédologues ont identifiés les
variables ou les facteurs dont plusieurs sont cités dans les encadrés 1 et 2 de la classification
technique de SANCHEZ et al. (op. cit.).
OPDECAMP (2023) fournit les ressorts scientifiques du facteur "a" de l'encadré 2, à savoir celui
de l'aluminisation des sols dans le façonnage des paysages en région humide tropicale ou
tempérée. L'aluminisation des sols et ses durées variables sont décrites et son degré
d'avancement précisé selon un indice "m" de Kamprath. Les effets mesurés sur la croissance
de nombreuses plantes, cultivées ou non, et sur la biodiversité sont explicités depuis l'échelle
de la biologie à celle des écosystèmes et de leurs holons agropédologiques. Les différents
acteurs du "territoire-utilisé" de BERNARDES et al. (op.cit.) sont par ailleurs intégrés dans le
modèle holistique de la paysagénie.
5. Conclusions
Le positivisme hérité des Lumières a marqué l'agronomie dès sa naissance lors de la révolution
industrielle du XIXe siècle. Elles s'est ainsi basé sur le lien naturel qui unissait l'anthrobiote et
le sol en tant que ressource en eau, en sels minéraux ou organiques et en oxygène pour les
racines des plantes. Cela correspond bien à l'image du concept de l'holon conceptuel.
Avec le développement de la systémique et de l'interaction entre les composants, l'agronomie
a développé plusieurs systèmes et opéré un scission entre le système sol et le système de
culture au sens large (culture, pâturage, forêt). Le sol est devenu ainsi un objet à part entière
dont l'étude est basée sur sa pédogenèse, sa classification et sa cartographie. Il a fait preuve
aussi d'un certain désintérêt des agronomes (non pédologues) qui étaient axés sur les filières
et pas du tout sur les mécanismes pédogénétiques à l'œuvre dans les paysages. Pour établir le
lien entre ces deux grandes disciplines, on a recours à l'interdisciplinarité de l'agropédologie.
C'est finalement en remontant à la trilogie de la conception agraire antique que l'on redécouvre
cet intérêt paysager avec les concepts de ager, saltus et silva, où s'insère le développement
des villes (urbs), parcs et jardins (hortus). Et c'est en y recourant que l'on peut renouer avec
une conception plus holistique et géographique de l'agronomie. Il s'agit de réunir ainsi tous les
acteurs du "territoire utilisé" des géographes, selon le nouveau paradigme de la paysagénie.
L'agropédologie devrait y jouer un rôle primordial. Il est donc préconisé d'en faire une
discipline d'enseignement pour affiner les variables et facteurs utiles et intimement liés aux
systèmes de culture dans l'ager, au système de pâturage dans le saltus et aux systèmes
forestiers dans la silva.
R
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