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Apprendre et enseigner aujourd’hui printemps 2023 | 51
Le choix de l’enseignement comme seconde carrière
Une exploration de trajectoires professionnelles
d’enseignant.e.s du secondaire au Québec et en Suisse
La pénurie d’enseignant.e.s est un problème
mondial qui nécessite des politiques publiques
efficaces afin de favoriser le recrutement
d’enseignant.e.s compétent.e.s et motivé.e.s.
Le choix de la carrière enseignante est devenu
une thématique importante dans la recherche
internationale en éducation, car elle est liée
à plusieurs enjeux tels que l’attractivité, la
formation, l’insertion professionnelle et la
rétention dans la profession. En nous basant
sur le concept de « carrière » d’Everett
Hughes, nous examinons le choix de carrière
d’enseignant.e.s du secondaire au Québec
et en Suisse. Inspirées par l’étude de Crispin
Girinshuti, nous dégageons trois trajectoires
vers l’enseignement : les trajectoires linéaires/
directes ; les trajectoires indirectes ; et
l’enseignement comme seconde carrière. Nous
explorons plus spécifiquement les enjeux liés
aux parcours professionnels des enseignant.e.s
de seconde carrière, qui deviendront sans
doute de plus en plus présent.e.s dans les écoles
du Québec et de la Suisse.
ADRIANA MORALES-PERLAZA, Ph. D.
Professeure au Département
d’administration et fondements
de l’éducation de l’Université de
Montréal.
MANUELA KELLER-SCHNEIDER,
Ph. D., Prof. habil.
Professeure en Psychologie et Pédagogie
à la Haute école pédagogique de Zurich.
Adriana Morales-Perlaza se spécialise en sociologie
comparative de la profession enseignante. Ses
travaux, portant sur l’analyse de la profession
enseignante dans différents pays, mettent
en évidence les relations entre les contextes
sociopolitiques et les contenus des programmes
de formation à l’enseignement, le rôle de l’État
dans l’encadrement de la profession, et les défis
persistants de la professionnalisation.
Manuela Keller-Schneider est experte en profession
enseignante, notamment en ce qui concerne
les défis persistants de la professionnalisation
des enseignant.e.s, l’influence des motifs et des
croyances dans le choix de la profession, ainsi
que la coopération des enseignant.e.s et les
caractéristiques de la qualité des écoles. Elle agit
comme conseillère aux enseignant.e.s débutant.e.s
et expériment.e.és, et les accompagne dans leurs
différentes phases professionnelles.
52 | Apprendre et enseigner aujourd’hui printemps 2023
La pénurie d’enseignant.e.s est une problématique qui
concerne plusieurs pays. Au Québec on prévoit une
augmentation de l’effectif scolaire de 148 077 élèves
dans les écoles publiques d’ici 2030, créant ainsi un besoin
grandissant d’enseignant.e.s, alors que ce sont environ 20
000 enseignant.e.s qui doivent être remplacé.e.s à tous les
ans en raison de congés et retraites (Harnois et al., 2021). En
Suisse, en raison de la hausse démographique et des départs
d’enseignant.e.s, on estime qu’il faudrait recruter entre 43
000 et 47 000 enseignant.e.s du primaire entre 2022 et 2031,
et entre 26 000 à 29 000 du secondaire (OFS, 2022). Ce besoin
de recrutement nous incite à questionner les raisons pour
lesquelles une personne choisit de devenir enseignant.e,
ainsi que de rester dans la profession (Berger et D’Ascoli,
2011 ; Keller-Schneider, 2019 ; Keller-Schneider et al., 2018 ;
Scharfenberg et al., 2022 ; Tardif et al., 2021).
Expliquer le choix de l’enseignement à travers le
concept de carrière
Le choix de l’enseignement comme métier peut être analysé
à travers le concept de carrière qui, selon Hughes (1997),
fait référence à l’ensemble du parcours de vie d’une
personne, et plus particulièrement, à la période au cours
de laquelle elle travaille. La carrière d’une personne
a des dimensions objectives : elle suit une formation
précise puis elle occupe des postes et acquiert des statuts
clairement définis et identifiés.
Il existe aussi des dimensions subjectives à la carrière qui ne
sont pas formellement organisées ni dénies socialement.
Étudier la subjectivité de la carrière consiste à saisir ce qui
est unique à chaque individu et à saisir le sens qu’il donne
à cette trajectoire balisée par les institutions (Girinshuti,
2020). Il s’agit, plus spéciquement, de comprendre le
cheminement de vie des individus en fonction des choix
qu’ils font, des opportunités qu’ils saisissent, de leur niveau
d’intérêt qui augmente ou diminue, de leur engagement
dans leur travail, ou inversement, de leur ennui, de leur
frustration et de leur désir de changer de carrière (Hughes,
1997, cité dans Girinshuti, 2020).
En nous intéressant aux dimensions objectives et subjectives
de la carrière enseignante, nous avons analysé les propos
de 11 enseignant.e.s du secondaire au Québec et huit en
Suisse portant sur les raisons les ayant poussé à choisir
cette profession. Inspirées par Girinshuti (2020), nous avons
dégagé trois catégories de trajectoires vers l’enseignement.
Dans la première catégorie, soit les trajectoires linéaires/
directes vers l’enseignement, nous avons classé les
personnes qui se sont orientées vers l’enseignement
comme premier projet professionnel. Cinq enseignant.e.s
du Québec et deux de la Suisse se trouvent dans cette
catégorie. Dans la deuxième catégorie, soit les trajectoires
indirectes vers l’enseignement, nous avons classé les
enseignant.e.s qui ont eu des incertitudes importantes
concernant le choix de cette carrière ou qui sont entré.e.s
en formation à l’enseignement après avoir débuté dans un
autre domaine. Quatre enseignant.e.s du Québec et une
de la Suisse se trouvent dans cette catégorie. Finalement,
l’enseignement comme seconde carrière représente les
enseignant.e.s qui ont choisi cette profession après avoir
travaillé pendant quelques années dans un autre domaine.
Deux enseignant.e.s du Québec et cinq en Suisse ont été
classé.e.s dans cette catégorie.
Nous nous intéressons ici aux parcours professionnels des
enseignant.e.s. de seconde carrière, à leurs motivations
à choisir l’enseignement, aux conditions sociales de
leurs parcours et aux voies de formation qui leurs sont
offertes. Dans les contextes marqués par les pénuries, ces
enseignant.e.s sont sans doute appelé.e.s à devenir de plus
en plus présent.e.s dans les écoles.
Les enseignant.e.s de seconde carrière au Québec
et en Suisse
Dans le contexte économique actuel, marqué par le déclin
de l’emploi dit « à vie », il est très courant pour les personnes
dans tous les domaines de travail de réaliser une ou plusieurs
reconversions professionnelles (Berger et D’Ascoli, 2011). Les
enseignant.e.s de seconde carrière peuvent ainsi être vus
comme des individus « expérimentés et compétents dans
un secteur, [mais qui] redeviennent apprenants » (Perez-
Roux, 2019, p. 29) pour s’engager dans un nouveau milieu
professionnel. Pour plusieurs enseignant.e.s, ce changement
de carrière peut être coûteux : il implique un sacrice
nancier et temporel (Berger et D’Ascoli, 2011), notamment
car elles et ils doivent réaliser à nouveau une formation
professionnelle. Certain.e.s enseignant.e.s de notre
étude ont eu des carrières dans des domaines considérés
comme prestigieux (droit, architecture, nances) ou ont
réalisé des activités très variées avec différents niveaux de
formation (techniques agricoles, pompiers, armée, musique,
photographie, journalisme, etc.). Qu’est-ce qui a motivé les
participant.e.s de notre recherche à choisir l’enseignement ?
CHOIX DE L’ENSEIGNEMENT, FORMATION INITIALE ET ABANDON DES ÉTUDES
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Pour quatre enseignant.e.s, le changement de carrière a été
inuencé par les conditions d’emploi (perte d’emploi, crise
nancière, accident de travail), comme le témoigne cette
enseignante du Québec : « J’ai été technicienne agricole,
ce qui veut dire que j’avais un travail quand même assez
physique […] J’ai eu un accident de travail autour de 2008,
ce qui fait que je n’étais plus capable physiquement de faire
le travail puis je me suis dit : Il faut que je me revire de bord
puis que je trouve un travail qui est physiquement plus facile
pour moi. Faque j’ai fait une démarche en réorientation
professionnelle » (PQ11).
Trois enseignant.e.s ont toujours eu l’enseignement comme
plan B ou avaient déjà des motivations liées à l’amour
pour les enfants. À un moment de leur vie, elles et ils ont
remis en question leur emploi et se sont réorienté.e.s vers
l’enseignement parce que c’était plus proche de leurs
intérêts : « La banque ce n’était plus mon monde. Et puis je me
suis dit, en quoi suis-je bon ? Qu’est-ce que j’aime vraiment
faire ? Comment peux-je vraiment m’engager pleinement
pour encore 15 bonnes années […] je vais le faire avec joie.
[L’enseignement] a toujours été un peu un plan B pour moi ».
(PS8). Une enseignante suisse a aussi eu des enseignant.e.s
dans la famille qui ont inuencé son choix.
Toutes ces personnes, malgré les circonstances et les
parcours différents, ont, à un moment de leur vie, nalement
trouvé leur vocation, comme l’explique cet enseignant suisse
qui a débuté sa carrière en enseignement après 25 ans de vie
professionnelle dans des domaines variés : « Donc la décision
de devenir enn enseignant est une combinaison de la crise
nancière, des crises de la quarantaine et de vraiment faire
ce qui m’intéresse dans la vie. Alors [j’ai saisi] cette chance à
la cinquantaine, avant qu’il ne soit trop tard » (PS3).
Enjeux pour l’attraction et la formation des
enseignant.e.s de seconde carrière
Notre analyse d’un petit groupe d’enseignant.e.s au Québec
et en Suisse conrme les travaux de Berger et D’Ascoli (2011).
Le choix de devenir enseignant.e comme seconde carrière
semble être la résultante de deux processus interagissant :
1) un détachement de la première activité professionnelle
qui découlerait du contexte de l’emploi (une insatisfaction
due aux conditions de travail ou un désengagement de la
profession actuelle parce qu’elle ne correspond pas aux
intérêts de l’individu) ; 2) une attirance vers l’enseignement
qui serait expliquée par des motivations semblables à celles
observées chez les enseignant.e.s de première carrière
(amour pour l’enseignement, amour pour les enfants,
etc.). Des études empiriques plus larges sont nécessaires
au Québec et en Suisse pour mieux comprendre ces
phénomènes.
Par ailleurs, bien que certaines études semblent pointer
l’existence de ressources supplémentaires pour les
enseignant.e.s de seconde carrière (Coppe et al., 2020 ;
Haggard et al., 2006), les données empiriques sont encore
rares sur leur capacité à mobiliser les compétences et
connaissances antérieures dans l’enseignement, ainsi
que sur leurs intentions de rester dans leur nouveau
métier (Troesch et Bauer, 2020). Le « passage d’un monde
à l’autre ne va donc pas de soi et génère le plus souvent
des brouillages identitaires. [Et] si les compétences acquises
dans le premier métier servent d’étayage pour l’action, cet
étayage est plus ou moins efcient » (Perez-Roux, 2019, p.
36).
Les enseignant.e.s de seconde carrière, malgré leur
formation antérieure et leur expérience professionnelle,
devraient donc réaliser une formation à l’enseignement.
Mais laquelle ? La réponse à cette question n’est pas simple
et mérite une attention particulière (Morales-Perlaza et
Vivegnis, 2023). Chaque État propose des programmes
de formation différents. Par exemple, certaines Facultés
d’éducation du Québec offrent des maîtrises qualiantes
destinées aux personnes ayant un diplôme universitaire
dans un autre domaine. En Suisse, il existe des mesures
ciblées de reconversion dans l’enseignement proposées
par la Conférence des directrices et directeurs cantonaux
de l’instruction publique (CDIP), qui permettent aux
candidat.e.s âgés de plus de 30 ans et ayant un diplôme et
une expérience professionnelle dans un autre domaine, de
refaire une formation pour devenir enseignant.e.
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Dans tous les cas, les enseignant.e.s de seconde carrière
devraient avoir accès à des programmes de formation de
qualité qui leur permettent de faire face aux dés de leur
nouvelle profession. Baeten et Meeus (2016) proposent
certaines caractéristiques pour ces programmes, comme
par exemple inclure une période préparatoire, comportant
une certaine orientation vers la profession enseignante ;
valoriser l’expérience de ces enseignant.e.s et identier
les liens à faire avec leurs carrières antérieures ; offrir des
possibilités d’apprentissage autodirigé et de soutien
par les pairs ; avoir accès à une formation pratique ;
fournir du soutien à travers le mentorat ; et organiser un
programme exible. Étant donné que ces enseignant.e.s
combinent souvent travail et études et ont également des
responsabilités familiales, ils ne sont généralement pas en
mesure de suivre une formation à temps plein. Les enjeux
liés aux coûts de la formation sont aussi importants à
prendre en compte. Ces programmes devraient ainsi fournir
des ressources d’aide nancière an de permettre à ces
personnes de ne pas s’endetter pendant qu’elles réalisent
leur formation à l’enseignement.
Après avoir examiné le cas des enseignant.e.s de seconde
carrière au Québec et en Suisse, nous constatons qu’il
n’existe pas encore d’études qui portent spéciquement sur
leur formation. Par exemple, en Suisse, l’étude de Girinshuti,
(2020) s’intéresse surtout à leur insertion professionnelle.
Au Québec, il existe des recherches qui portent sur la
formation des enseignant.e.s travaillant dans le domaine de
l’enseignement professionnel (Deschenaux et Roussel, 2010)
ou sur les politiques et pratiques structurant l’emploi des
enseignant.e.s non-légalement qualié.e.s (Harnois et Sirois,
2022). En conclusion, la formation universitaire offerte aux
enseignant.e.s de seconde carrière et son adéquation aux
motivations et aux prols spéciques de ces professionnel.
le.s, mérite d’être explorée empiriquement dans ces
contextes an de mieux comprendre un parcours amené à
devenir de moins en moins exceptionnel.
Références
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Berger, J-L. et D’Ascoli, Y. (2011). Les motivations à devenir enseignant : revue de la question chez les enseignants de première et deuxième carrière.
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Coppe, T., März, V. et Raemdonck, I. (2020). Rencontre entre l’enseignant de deuxième carrière et son établissement scolaire : un mariage sans idylle.
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Pensée plurielle, 24, 131-143.
Girinshuti, C. (2020). Devenir enseignant : Carrières de vie et insertion professionnelle des enseignants diplômés en Suisse romande. Presses universitaires suisses.
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Harnois, V. et Sirois, G. (2022). Les enseignantes et enseignants non-légalement qualifiés au Québec : état des lieux et perspectives de recherche.
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