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Points chauds
analyse
Photo ci-dessus :
Une plate-forme de
450tonnes est en cours de
construction à Belokamenka,
près de Mourmansk, en
Russie, dans le cadre du
mégaprojet ArcticLNG2 de
Novatek —le plus grand
producteur de gaz naturel
de Russie. Cette plate-forme
destinée à la production
de gaz naturel liquéfié sera
remorquée jusqu’au champ
gazier d’Utrenneye, dans la
péninsule russe de Gydan,
en Sibérie occidentale.
(©NataliaKolesnikova/AFP)
Par HervéBaudu,
professeur de sciences
nautiques à l’École nationale
supérieure maritime (ENSM),
membre de l’Académie
de marine et chercheur
associé au Centre québécois
d’études géopolitiques
(CQEG) et FrédéricLasserre,
professeur de géographie à
l’Université Laval (Québec) et
directeur du CQEG.
Conséquences de la guerre
en Ukraine dans l’Arctique
Bénéficiant d’un exceptionnalisme régional, l’Arctique figurait comme une
zone de coopération en devenir. VladimirPoutine avait pour ambition d’en
faire un espace de développement économique ouvert mais, face aux
sanctions économiques occidentales et aux perspectives d’élargissement de
l’OTAN, les projets de développement dans l’Arctique russe sont-ils à l’arrêt?
Ala surprise générale, le 24février2022, la Russie enva-
hit l’Ukraine. Les sanctions des pays occidentaux,
notamment à l’initiative de l’Union européenne (UE)
et des États-Unis, sont ambitieuses. Si les sanctions visent
directement et quasiment immédiatement les échanges de flux
inanciers, seuls le pétrole, les produits rafinés et le charbon
feront l’objet d’un embargo complet. Le Japon et l’UE, trop
dépendants du gaz russe pour s’aligner sur la politique ferme
américaine, s’engagent seulement à réduire leurs importations
en attendant le développement de solutions de substitution.
L’UE se tourne alors vers les États-Unis et la Norvège pour
compenser en partie ce déicit, la Chine et l’Inde en proitent
pour augmenter leurs importations d’hydrocarbures à des
conditions avantageuses. Sur le plan politique, dès début mars,
le Conseil de l’Arctique, dont la Russie assurait la présidence
depuis mai 2021, décide de suspendre ses activités, puis de
reprendre les travaux sans la Russie à partir de juin2022. En
réponse à l’invasion de la Russie en Ukraine, la Finlande et la
Suède ont demandé l’adhésion à l’OTAN, isolant Moscou sur le
plan militaire dans l’espace arctique. Face à cette fronde occi-
dentale et à l’impact des sanctions sur les projets industriels
gaziers en Sibérie, le Kremlin n’infléchit pas sa position,
condamnant les sanctions occidentales, et poursuit sa politique
d’expansion en Arctique.
Impacts sur les projets deproduction
d’hydrocarbures
Les sanctions économiques déclenchées à l’encontre de la
Russie sont sans précédent. À l’exception notoire de la Chine,
de l’Inde et des pays du Golfe persique, tous les pays ayant des
En partenariat avec
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Points chauds
intérêts avec Moscou ont dénoncé les attaques militaires contre
l’Ukraine. Très vite, les «majors» de l’industrie pétrolière et
gazière ont annoncé le retrait de leurs investissements dans les
projets russes. La compagnie britannique BP fut la première à
annoncer vendre sa participation de19,75% au capital du géant
pétrolier public russe Rosneft —deuxième producteur russe de
pétrole après Gazprom. Le groupe anglo-néerlandais Shell lui a
emboîté le pas en se retirant du projet de gaz naturel liquéié
(GNL) de Gazprom, Sakhaline2, en mer d’Okhotsk. Shell s’est
également engagé à mettre in à sa participation de10% au
projet de gazoduc Nord Stream2. La compagnie norvégienne
Equinor (ex-Statoil) et la multinationale américaine ExxonMo-
bil ont déclaré qu’elles se retireraient des opérations pétrolières
et gazières russes et qu’elles arrêteraient tout nouvel investisse-
ment. En revanche, le Premier ministre japonais FumioKishida
a déclaré que la guerre en Ukraine ne devait pas affecter la mise
en œuvre du projet Sakhaline2 dont le Japon est actionnaire.
Déclaration dans le même
sens pour le géant français
TotalEnergies, actionnaire à
hauteur de19,4% de l’entre-
prise privée russe Novatek,
et qui ne souhaitait pas se
retirer du projet Arctic LNG2
dont il est actionnaire à10 %
aux côtés des Chinois, des
Japonais et de son actionnaire
principal, Novatek.
Cependant, à l’été 2022,
TotalEnergies init par céder
aux pressions européennes
et annonce se désengager
complétement des inves-
tissements de production
d’hydrocarbures russes. L’en-
treprise franco-américaine
TechnipFMC et son homo-
logue italien Saipem avaient
remporté en juillet 2019 le
contrat d’ingénierie pour la
conception, la construction
et la mise en service du pro-
jet Arctic LNG 2. Ils ont ini
par abandonner le projet
à l’été 2022. Le retrait des
investisseurs et industriels
occidentaux affectera assu-
rément tous les projets de
production gazière russes en
développement en Sibérie et
dans l’Extrême-Orient russe,
dont les technologies mises
en place dépendent du savoir-
faire de ces pays industrialisés.
Ce sont les quatre plus impor-
tants projets de plusieurs
dizaines de milliards de dollars
d’investissement — Vostok
Oil, Arctic LNG 2, Sakhaline2,
Ob LNG — qui risquent de
prendre du retard et ne pas atteindre les capacités de produc-
tion souhaitées.
Ils devaient contribuer à assurer la majeure partie des exporta-
tions d’hydrocarbures dont la Russie en tire une grande partie
des 15% de son PIB. C’est le projet Arctic LNG2, de Novatek,
plus grosse entreprise gazière privée russe, qui risque d’être le
plus pénalisé. Le gigantesque chantier de Belokamenka, près de
Mourmansk, est en train d’achever la construction du premier
des trois trains de liquéfaction de l’usine située sur la péninsule
de Gydan, en face de celle de YamalLNG à Sabetta. Chaque
train doit pouvoir produire 6,6mégatonnes (Mt) de GNL. Le
premier train aurait dû être remorqué à l’été2022 sur la côte est
de la péninsule de Gydan où un port, Sever, est en construction
pour entrer en service en2023, les suivants en2024 et2025. Le
blocage des technologies cryogéniques occidentales a entravé
la progression du projet Arctic LNG2, notamment avec la four-
niture des turbines américaines Baker Hughes, des échangeurs
Le retrait des investisseurs et industriels
occidentaux affectera assurément tous les projets
de production gazière russes en développement
en Sibérie et dans l’Extrême-Orient russe, dont
les technologies mises en place dépendent
du savoir-faire de ces pays industrialisés.
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Points chauds
de chaleur Linde et des compresseurs allemands Siemens.
Seules quatre turbines sur les sept nécessaires au fonction-
nement du premier train sont installées. Vingt turbines d’une
puissance nominale de 73,5mégawatts (MW) avaient été com-
mandées au fabricant américain Baker Hughes, mais seules ces
quatre du premier train ont été livrées. Le patron de Novatek
a déclaré que des solutions alternatives seraient trouvées pour
pallier le retrait des technologies occidentales.
Novatek a cherché à développer sa propre technologie dite en
cascade pour le quatrième train de l’usine Yamal LNG, mais le
rendement est trois fois moins important que l’occidental et
nécessite des délais de mise au point. D’après Novatek, le pre-
mier train pourrait être mis en production in2023 avec la moi-
tié de son rendement initial de 6,6Mt de production de GNL.
L’incertitude subsiste pour les pièces détachées et la mainte-
nance de ces turbines qui font l’objet d’un suivi rigoureux et
dont le niveau d’intervention régulier nécessite un retour en
usine pour être testé sur des bans spéciiques. Le troisième pro-
jet de Novatek, Ob LNG, à proximité de Yamal LNG, n’attein-
dra pas les performances envisagées car toute la technologie
des trains de liquéfaction reposait sur les mêmes choix tech-
nologiques des deux autres usines, notamment les turbines
américaines. En ce qui concerne les deux autres gros projets
en cours, le projet pétrolier Vostok Oil du géant russe Rosneft
et le projet charbonnier AEON, tous deux sur la péninsule de
Taïmyr, ils sont peu impactés par les sanctions occidentales car
le niveau d’ingénierie est nettement moins élevé que pour les
projets gaziers.
Toutes ces multiples mesures restrictives appliquées aux enti-
tés détenues ou contrôlées par le gouvernement russe —Gaz-
prom, Gazprom Neft, Sovcomflot etc. — ou aux entreprises
privées proches du pouvoir, comme Novatek, visaient à inflé-
chir la politique belliqueuse de l’homme fort du Kremlin. Au
regard de l’enlisement du conflit en Ukraine, on peut douter
de leur eficacité, du moins sur les intentions du Kremlin de
poursuivre le conflit. Les entraves au développement à moyen
et long termes des projets de production d’hydrocarbures en
Sibérie, obérant des revenus futurs considérables, auraient
dû être un argument sufisant pour tempérer la politique de
Moscou. VladimirPoutine a maintes fois répété que les entre-
prises devaient faire preuve d’ingéniosité pour s’affranchir de la
dépendance industrielle occidentale.
Impacts sur les exportations d’hydrocarbures russes
Contrairement à une idée reçue, l’UE n’a pas cherché à entra-
ver les exportations présentes de gaz russe. Trop dépendants
envers cette source d’énergie à court terme, les Européens en
particulier et les Occidentaux en général ont plutôt cherché à
réduire la capacité russe à poursuivre le développement des
gisements arctiques à travers des sanctions industrielles affec-
tant l’accès aux équipements et technologies nécessaires à la
mise en valeur de nouveaux gisements et à la liquéfaction du
gaz naturel en GNL. Si les Européens ont cherché à réduire
leurs importations de gaz russe par les gazoducs, ce n’était pas
tant par le biais de sanctions et pour affecter la Russie que pour
se prémunir contre le risque économique que représentait leur
forte dépendance envers cette source d’énergie. La réduction
de cette dépendance et des importations européennes avait
été amorcée avant la guerre en Ukraine et était perceptible dès
février2021.
Cette forte dépendance des pays européens envers le gaz
russe(1) s’est traduite par l’augmentation rapide des importa-
tions de GNL en provenance des États-Unis, de la Norvège, du
Qatar et du Nigéria, mais aussi massivement de la Russie. Si
les importations de gaz par les gazoducs se sont effondrées,
c’est bien du fait de Moscou: c’est la Russie qui, dans une large
mesure, a décidé de réduire les livraisons vers l’Europe occiden-
tale, accréditant par là même le risque politique que représen-
tait la dépendance développée au il des ans par les Européens.
De fait, les livraisons de gaz russe ex-URSS par gazoduc, exploi-
tées par Gazprom, sont passées de 185 milliards de mètres
cubes (mmc) en2021 à 101mmc en2022. En2021, les importa-
tions de l’UE s’élevaient à 155mmc, contre 66,6mmc (gazoduc)
en2022 et 20,4mmc de GNL —une baisse de 68mmc.
Toutes les entreprises russes n’ont pas été affectées: Nova-
tek a ainsi grandement bénéicié de l’expansion des achats
de GNL en Europe. Mais, dans l’ensemble, la Russie a vendu
Photo ci-dessous :
Le navire russe Arktika, dont
la construction a commencé
en 2013, a réalisé ses
premiers essais en mer en
2019. C’est le premier de la
série du projet «22220».
Sous l’égide de Moscou,
ce projet a été initié dans
l’objectif de développer le
trafic sur la route maritime
du Nord, itinéraire le plus
court entre l’Europe du
Nord et l’Asie de l’Est.
(©Rosatom)
Si les Européens ont cherché
à réduire leurs importations
de gaz russe par les gazoducs,
ce n’était pas tant par le
biais de sanctions et pour
affecter la Russie que pour
se prémunir contre le risque
économique que représentait
leur forte dépendance envers
cette source d’énergie.
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Points chauds
moins de gaz en2022, malgré les efforts pour réorienter ses
ventes vers l’Asie, notamment vers la Chine. La production de
gaz s’en ressent et a diminué de16% au cours du quatrième
trimestre2022, frappant les activités de Gazprom, tandis que
les productions de Novatek, de Rosneft et de Gazprom Neft
ont augmenté. En décembre2022, les pays européens sont par-
venus à se mettre d’accord sur un plafond du prix du gaz russe.
C’est envers les autres produits énergétiques russes que
l’UE a décidé de décréter des mesures restrictives. Un
embargo a ainsi été décidé envers le charbon (10août2022),
le pétrole (5 décembre 2022) (2) et envers les produits rafi-
nés (5février2023), tandis qu’un prix plafond sur les exporta-
tions russes a été établi à 60dollars le baril de pétrole brut le
3décembre2022 par l’UE, le G7 et l’Australie, et de 45dollars
par baril de produit rafiné dès le 5février2023. Ces mesures
doivent freiner les possibilités d’exportation russe, non pas en
contrôlant les transactions de vente de produits russes, ce qui
est impossible, mais en sanctionnant toute entreprise occiden-
tale qui fournirait un service dans le cas d’une livraison au-des-
sus du prix plafond, transporteur ou assureur principalement. Il
s’agit ici de forcer la baisse des cours du brut russe vendu sur
les marchés mondiaux ain de réduire le montant de ses ventes
—avec, semble-t-il, un impact réel, le cours du brut russe évo-
luant depuis plusieurs mois à environ 20dollars de moins que le
cours du pétrole Brent, et à près de 40dollars de moins depuis
décembre2022— et de marquer une certaine solidarité poli-
tique des 27membres de l’UE, en coordination avec les par-
tenaires du G7 et l’Australie. Si la Chine a absorbé une partie
du pétrole délaissé par les Européens, c’est surtout l’Inde qui a
accru ses achats, passés de presque rien en janvier2002 à près
d’un million de barils par jour en novembre2022.
C’est donc à une réorientation majeure des exportations de
pétrole de Russie que l’on assiste: les livraisons par oléoduc vers
l’Europe diminuent considérablement, l’embargo bloque toutes
livraisons par voie maritime, et c’est vers les clients asiatiques,
Chine et surtout Inde, que les producteurs russes se tournent
désormais, surtout au départ de l’Arctique. Il est encore trop
tôt pour dire quel pourrait être l’impact des sanctions occiden-
tales pesant sur les ventes de pétrole russe, mais il semble que
in2022 s’esquissait une baisse modérée des livraisons, estimée
à environ5 à7%.
Ainsi, de multiples sanctions ont été prises par les Occiden-
taux depuis le début du conflit, mais il est encore trop tôt pour
prendre la mesure de l’effet de ces décisions. Il n’est pas certain
qu’elles affectent fortement le secteur, mais elles semblent
bien peser d’un certain poids sur la production, les revenus, la
mise en œuvre de nouveaux projets et sur les directions géné-
rales des flux des livraisons. Cependant, même si les sanctions
économiques sont inédites face à un seul pays, force est de
constater que la Russie résiste encore à ces mesures. Grâce à sa
manne de ressources fossiles, Moscou a réussi à restructurer et
consolider sa dette, lui laissant le temps nécessaire de s’adap-
ter à ces contraintes et de inancer parallèlement la guerre en
Ukraine. Résilient, l’homme fort de la Russie gage sur le fait
que la croissance des pays asiatiques sufira à absorber une très
grande partie de sa production d’hydrocarbures, y compris celle
désormais délaissée par les Occidentaux.
Impacts sur le secteur maritime
La série de huit trains de sanctions européennes a frappé les
principales institutions inancières russes, notamment les deux
plus grandes banques russes, SberBank et VTB Bank, et leurs
iliales dans le monde, celles-là même qui inancent en grande
majorité les projets de Novatek et de Vostok Oil. L’impossi-
bilité de pratiquer des transactions inancières a eu un effet
immédiat sur l’avancement du projet Arctic LNG2, mais égale-
ment sur le lancement des 21navires de classe glace qui devait
être en phase avec la mise en exploitation des trois trains de
production de GNL entre2023 et2025. C’est ainsi que les chan-
tiers navals sud-coréens ont dû annuler les contrats avec les
Russes pour défaut de paiement des navires destinés au projet
Arctic LNG 2. Même démarche pour Samsung Heavy Indus-
tries, qui devait construire les 5 premiers des 15 méthaniers
brise-glaces Arc7 pour le compte de Smart LNG, société mixte
entre Sovcomflot et Novatek aux côtés de son partenaire russe
du chantier naval Zvezda à Vladivostok. Même déconvenue
pour le chantier de l’entreprise Daewoo Shipbuilding & Marine
Engineering (DSME) qui s’était engagé en 2020 à construire
pour2023 six méthaniers Arc7 — trois pour Mitsui OSK Lines
et trois pour Sovcomflot. Les grands motoristes inlandais
Wärtsilä et allemand Man Energy ont déclaré ne plus fournir
Photo ci-dessus :
À l’automne 2021, au large
de la Baltique, près de Saint-
Pétersbourg, la construction
du brise-glace nucléaire
Ural (comprenant deux
réacteurs) de Rosatomflot
touche à sa fin. Long de 173
mètres et capable de briser
des glaces de 2,8mètres
d’épaisseur, ce navire est
le troisième de la série du
projet «22220». L’Ural devait
être suivi de deux autres
vaisseaux, le Yakutia et le
Chukotka, dont la mise en
service était initialement
prévue à l’horizon 2026.
(©Shutterstock)
Les sanctions semblent
bien peser d’un certain poids
sur la production, les revenus,
la mise en œuvre de nouveaux
projets et sur les directions
générales des flux des livraisons
d’hydrocarbures russes.
Diplomatie 122
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Points chauds
les moteurs de propulsion et générateurs
des tankers brise-glaces. En janvier2023,
la société française Gaztransport &
Technigaz (GTT), fournisseur exclu-
sif de systèmes de coninement des
cuves de stockage de GNL, a mis in à
ses travaux avec le chantier naval russe
Zvezda. Ces mesures pourraient proi-
ter à la Chine pour la construction des
futurs Arc7. Les cinq brise-glaces à pro-
pulsion nucléaire de 60MW, dont trois
sont déjà en service (l’Arktika, le Sibir et
l’Ural) ont respecté le calendrier de mise
en service prévu. Les deux derniers (le
Yakutia et le Chukotka) sont sur cales
pour une mise en service respective-
ment en2025 et en2027. Le quatrième
brise-glace à propulsion nucléaire Yaku-
tia sera dédié exclusivement à l’escorte
du traic des tankers du projet Vostok
Oil à partir de2024. Vladimir Poutine a
même annoncé budgétiser deux brise-
glaces supplémentaires de cette même
classe pour satisfaire l’augmentation du
traic de destination attendue pour2028
et 2030. L’autre mégaprojet, Leader,
ambitionne de construire le brise-glace
nucléaire Rossiya, d’une puissance de
120MW, au chantier naval de Zvezda. Il
est annoncé pour2027 et sera en mesure
de progresser sur une banquise de quatre
mètres d’épaisseur. Les technologies
occidentales qui feront défaut pour ces
navires (pompes cryogéniques notam-
ment) ne seraient pas pénalisantes pour
la poursuite du chantier car elles seraient
remplacées par des fabricants russes.
Selon la société d’État Rosatom, qui gère
la flotte des brise-glaces nucléaires, il est
nécessaire de prévoir la construction de
six brise-glaces supplémentaires, ainsi
que 16 navires de secours pour assu-
rer l’exploitation de la route maritime
du Nord (RMN). En revanche, les deux
barges des hubs de déchargement de
GNL construites par DSME, une pour la
péninsule de Kola et une seconde pour le
Kamtchatka, devraient bien être livrées
en2023.
Grâce à la flotte de brise-glaces à pro-
pulsion nucléaire qui devrait être effec-
tive en2027, la Russie souhaite ouvrir la
RMN toute l’année à partir de2030. Si le
volume du traic de transit est faible, le
volume de traic dit de destination est
cependant en forte croissance car direc-
tement lié au transport des hydrocar-
bures et minerais exportés des gisements
de Sibérie occidentale. Sur les 35Mt du
volume annuel enregistré en 2021, plus
de 19Mt proviennent de l’usine de pro-
duction de gaz liquéié de Yamal LNG
sur la péninsule éponyme.
Les sanctions occidentales n’ont que peu
de conséquences sur le traic commercial
de transit sur la RMN. On peut s’attendre
à ce que le traic vers l’Asie augmente
en raison de la baisse signiicative des
voyages vers l’Europe, en hiver notam-
ment. La stratégie de développement
de l’Arctique à l’horizon 2035 repose
également sur la création et la moderni-
sation de ports sur la RMN, notamment
sur la construction de terminaux liés aux
projets d’extraction des hydrocarbures et
de minerais par voie maritime, Utrenniy
pour le projet gazier Arctic LNG2 sur la
péninsule de Gydan, Bukhta Sever pour le
projet pétrolier Vostok Oil, Yenisey pour
le projet minier AEON, sur la péninsule
de Taïmyr, et Nagleynyn pour le projet de
mine de cuivre Baimskaya dans la région
du Tchoukotka.
Alors que nous avons vu les conséquences
directes des sanctions occidentales sur
l’espace arctique, on peut s’interroger sur
l’avenir de cette région si la guerre avec
l’Ukraine perdure et que les relations se
durcissent entre les Occidentaux et la
Russie. Peut-on redouter que les tensions
hors Arctique, comme c’est déjà le cas
entre la Chine et les États-Unis, s’invitent
elles aussi entre les pays arctiques et la
Russie? Alors que le spectre de nouvelles
tensions, pourtant souvent évoquées
mais pas toujours crédibles, pourraient
émerger, la Russie pourrait se sentir
menacée et adopter une afirmation plus
forte de sa souveraineté. Sur le plan sécu-
ritaire, les tensions dans l’espace arctique
ne risquent-elles pas de refaire basculer
cette région en deux blocs qui rappelle-
raient la guerre froide? Avec le gel des
échanges au sein du Conseil de l’Arctique,
on pourrait craindre que la Russie ne
néglige la protection de l’environnement
de l’océan Arctique déjà très impacté par
le réchauffement climatique. Les deux
partenaires de circonstances, Chine et
Russie, ne semblent plus vouloir se plier
à un modèle de gouvernance onusienne
jugé trop favorable aux démocraties
occidentales. Ainsi, l’Arctique, jusqu’alors
relativement préservé, pourrait devenir
un espace de lutte politique des grandes
puissances dans lequel la Russie fera tout
pour s’imposer, ses ressources arctiques
étant une source de revenus considérable
pour les décennies à venir, justiiant sa
détermination à s’opposer aux puissances
occidentales.
HervéBaudu et FrédéricLasserre
Notes
(1) En2021, le tiers du gaz consommé dans l’UE
provenait de Russie. Le deuxième fournisseur
de l’UE est la Norvège. La Russie représentait
20% des importations des 27États membres.
L’Europe absorbait près de la moitié des expor-
tations russes de pétrole brut, soit un peu plus
d’un quart des importations de pétrole de l’UE
en2020. L’UE dépendait de la Russie pour envi-
ron 45% de ses importations de charbon.
(2) Avec des dérogations pour la Slovaquie et
la Hongrie.
Pour aller
plus loin…
• HervéBaudu, Les Routes
maritimes arctiques, Paris,
L’Harmattan, 2022.
• FrédéricLasserre,
«Lanavigation en Arctique
en2021: le moteur des
ressources extractives»,
Notes de l’IRIS,
analyse no18, avril2022
(https://rb.gy/i6prp).
Photo ci-dessous :
Le ministre des Affaires
étrangères islandais,
Gudlaugur Thór Thórdarson,
remet le marteau de Thors
au ministre des Affaires
étrangères russe, Sergueï
Lavrov, alors que la Russie
prend la présidence du
Conseil de l’Arctique. En
mai 2023, tandis qu’Oslo
succédait à Moscou,
l’ambassadeur norvégien
au Canada, Jon Elvedal
Fredriksen, déclarait: «Nous
ne souhaitons pas organiser
de réunions politiques avec
la Russie pour le moment,
et cela n’a pas changé.
Mais je pense que les
responsables de l’Arctique
devront s’asseoir et voir
comment la coopération
pratique peut progresser afin
de préserver le Conseil en
tant qu’organe principal pour
l’Arctique.» (©Icelandic
Ministry for Foreign Affairs/
GunnarVigfússon)
20 Diplomatie 122
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