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L’ARTICHAUT 40/3
LE COIN DES PROFS
39
Environnement et climat :
les racines de l'inaction
Bruno/Germany/Pïxabay
« Aveugle à la nécessité de
coopérer avec la nature,
l’homme passe son temps
à détruire les ressources de sa
propre vie. Encore un siècle
comme celui qui vient de
s’écouler, et la civilisation se
trouvera face à la crise finale ».
Cee idée, comme d’autres
semblables, apparait dans le livre
de Faireld Osborn, La planète
au pillage publié aux États-Unis
au milieu du siècle passé, soit en
1948. Un livre condenel rédigé
par les premiers écologistes ?
Pas du tout. Il en a été vendu
dix millions d’exemplaires.
Bien d’autres ouvrages aux
conclusions similaires rédigés
dans l’après-guerre connurent
un grand succès, comme par
exemple The Road to survival de
William Vogt (1948), Printemps
silencieux (1962) de Rachel
Carson ou, en France, Avant
que nature meure (1965) de
Jean Dorst. Il serait impossible
de dénombrer la pléthore de
livres et de rapports qui ont paru
depuis les années 60 pour averr
solennellement, anxieusement,
vigoureusement, et le plus
souvent scienquement que
des changements de cap sont
indispensables pour protéger
la viabilité sur Terre. L’un des
plus célèbres, débau depuis sa
paruon et jusqu’aujourd’hui,
est le rapport au Club de Rome
de 1972, intulé Limits to
growth, prédisant en cas de
poursuite de la croissance des
eondrements majeurs au vingt-
et-unième siècle. Comme cela
ressort de la magistrale Histoire
environnementale du XXe siècle,
de JR. Mc Neill, avec le recul, le
changement environnemental de
la planète, pourrait apparaitre,
au-delà de toutes les crises
et succès humains, comme le
phénomène le plus important
de l’histoire du vingème
siècle. Et les averssements
solennels se poursuivent encore
et toujours. En 2022, Antonio
Guterres, Secrétaire général de
l’ONU, lance : « Nous avons le
choix, acon collecve ou suicide
collecf. C’est entre nos mains ».
Face aux menaces
environnementales
graves, idenées,
pourquoi est-
il si dicile de
réorienter les
poliques et les
sociétés ?
PAR EDWIN ZACCAI
Photo d'illustraon: Gerd Altmann/Pixabay
LE COIN DES PROFS
40 L’ARTICHAUT 40/3
On peut légimement se demander comment
expliquer cee relave surdité des sociétés
humaines aux annonces répétées des Cassandres
environnementalistes, écologistes ou climaques.
L’objet de cee réexion est d’en dégager certains
éléments de compréhension. Un premier point
majeur est certainement le manque de conance
qui a été accordé par la majorité des décideurs à ces
prédicons face aux modèles qui dominaient dans les
sociétés : images du progrès, enseignement minorant
ces sujets, publicités omniprésentes et souriantes, …
L’augmentaon de l’espérance de vie et d’un certain
confort n’ont pas peu fait pour rendre arant l'idéal
d’une consommaon foisonnante associée à la noon
de croissance économique comme clé centrale à
rechercher. Le thème du développement durable qui
émerge à la n des années 80 perçoit bien le problème
d’une généralisaon de ce modèle à un monde doté
de condions de ressources nies. Sans compter
les nombreux défauts qui lui sont associés : impacts
indirects, inégalités, ... Mais beaucoup d’entreprises
et d’instuons inuentes cherchent avant tout à
accroitre la producon et les ventes à la recherche
d’effets favorables sur les gains économiques.
Le livre L’évènement Anthropocène, montre bien que
cee trajectoire n’était pas inéluctable durant le
siècle passé et qu’il y eut plusieurs points d’inexion
possibles. Comme par exemple à l’époque où des
réseaux de transport en commun fonconnant dans de
grandes villes américaines furent démantelés sous la
pression de l’industrie automobile. Un autre ouvrage,
Perdre la Terre, relate de façon minueuse comment
les eets sévères à venir de la combuson des énergies
fossiles étaient bien connus dès la n des années 70.
Toutefois, en dépit de négociaons à un haut niveau,
le choix fut fait de privilégier les avantages du court
terme de l’ulisaon de ces énergies sur une sécurité
du long terme pour l’environnement et les sociétés.
Sans être aucunement limitaf, on pourrait aussi
pointer la façon dont l’ouverture massive du commerce
a généré une mondialisaon qui a augmenté les
impacts de transports, délocalisé des incidences sur
l’environnement, tandis que de nombreux invessseurs
occidentaux invesssaient en Chine et en Asie du Sud-
Est, avec le souen de ces gouvernements, en prônant,
sans recherche parculière d’ecience, un mode de
consommaon à des niveaux élevés. Aujourd’hui,
la Chine émet près de 30% des gaz à eet de serre
au niveau mondial (dans les années 70, seulement
quelques pourcents). Ces conséquences pouvaient
être ancipées, comme le sont aujourd’hui celles d’un
scénario où le même mode de consommation serait
dupliqué en Afrique dans les prochaines décennies.
Il ne s’agit évidemment pas de nier ici le droit à une
vie meilleure de ces populaons (nous n’en avons
d’ailleurs pas le pouvoir), mais de tenir compte de ce
que nous savons sur la poursuite et la généralisaon
de ce modèle : menaces sur l’ulisaon des ressources
et impacts sur la biodiversité et le climat, venant en
retour miner le développement humain lui-même.
Des inégalités structurantes
Car ce qu’il faut comprendre également est que les
évoluons grossièrement décrites ci-dessus se situent
dans un monde éminemment inégal, et qu’elles ne
peuvent trouver d’amélioraon qu’en tenant compte
de ces profondes inégalités. Un rapport du Laboratoire
sur les inégalités mondiales est paru à ce sujet en 2023
(Voir Garric 2023), d’où sont rés les deux graphiques
suivants.
Le choix fut fait de
privilégier les avantages
du court terme sur une
sécurité du long terme
pour l’environnement et
les sociétés.
L’ARTICHAUT 40/3
LE COIN DES PROFS
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On constate ci-dessus combien les empreintes carbone
par habitant (l’impact de leur consommaon sur le
climat, y compris pour des biens importés) varient
en foncon des régions. En Afrique subsaharienne,
les 50% les plus pauvres sont à des niveaux 20 fois
ou 40 fois moindres que ceux de la classe moyenne
respecvement en Europe et en Amérique du Nord. Le
rapport montre par ailleurs que le 1 % le plus nan à
l’échelle de la planète (réparti dans divers continents)
entraîne à lui seul 17 % des rejets carbonés, soit
davantage que la moié la plus pauvre de la populaon,
qui est responsable de 12 % seulement des émissions.
Ces chires sont cohérents avec d’autres publiés par
les Naons Unies qui concluaient en 2021 que 11% de
la populaon mondiale (dans les revenus supérieurs)
est responsable de deux ers des émissions de CO2
(Emission gap report).
Ces données structurelles nous suggèrent, même si
elles varient en foncon des problèmes (biodiversité
par exemple), combien cee évoluon de l’impact
massif de l’humanité sur la planète, qui conduit
à dénommer notre époque géologique récente
« l’Anthropocène », provient en réalité de sociétés et
de groupes humains dans des posions très diverses.
Ce qu’il faut bien appeler une injusce mondiale par
rapport au changement climaque se manifeste alors
par les impacts bien plus durement ressens dans
les catégories les plus faibles du globe que parmi
les catégories les plus aisées, comme le montre le
graphique ci-dessous.
Le même graphique recense aussi la capacité de
nancement, elle aussi extrêmement inégale pour
luer contre ces phénomènes. Si l’on s’interroge sur
les raisons d’une inere à propos de ces problèmes,
on est amené à comprendre que les personnes dotées
du plus grand capital nancier et décisionnel restent
encore les moins impactées aujourd’hui et ressentent
par conséquent moins d’impact vital à agir de façon
décisive.
Ce qu’il faut retenir est cependant que c’est envers
ces catégories de la populaon mondiale que l’acon
devrait être la plus forte, jusée à la fois par leur
capacité de nancement et leur responsabilité dans les
impacts. Mais il importe aussi qu’une augmentaon de
la qualité de vie pour les plus défavorisés soit aeinte de
façon moins nocive pour l’environnement et le climat,
c’est-à-dire par des trajectoires plus « durables », pour
ne pas amplier le même problème avec des personnes
plus nombreuses.
Photographies du changement
climatique et de la perte de
biodiversité
Les impacts climaques sont amenés à croître avec la
hausse ancipée des températures. Le graphique de la
page suivante provenant du même rapport des Naons
Unies montre les scénarios d’émission mondiaux
exprimés en milliards de tonnes de "CO2 équivalents"
par an : GtCO2eq. Les « CO2 équivalents » incluent
les diérents gaz à eet de serre émis (CO2, CH4, …)
comptabilisés en équivalents du pouvoir radiaf du
CO2 sur le climat. On constate que les trajectoires
d’émissions respectant une zone située entre 1,5°C
et 2°C au-dessus de la température préindustrielle du
globe (Objecf de l’Accord de Paris de 2015) exigeraient
des diminuons d’émissions de plusieurs pourcents
chaque année (lignes vertes et bleues). Cependant
les émissions réelles (ligne rouge foncé) ne diminuent
pas encore. Il existe des engagements des diérents
pays du monde à cet égard (NDC pour Naonally
Les personnes dotées du plus
grand capital financier et
décisionnel restent encore les
moins impactées aujourd’hui
et ressentent par conséquent
moins d’impact vital à agir de
façon décisive.
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determined contribuon), ce qui est un grand acquis
de l’Accord de Paris, mais ceux-ci demandent à être
conrmés et renforcés. Autrement, ce qui est le plus
probable aujourd’hui est que la cible limite de deux
degrés sera clairement dépassée.
À +1,1°C par rapport au niveau préindustriel, comme
c’est le cas actuellement, on constate déjà des eets
sévères et diversiés. Apparaissent également des
instabilités plus importantes qui font préférer à certains
l’appellaon de bouleversements climaques à celle de
réchauement climaque. Les principaux impacts sont
symbolisés sur la carte ci-dessous.
UN EP, Emissions Gap Report 2021
Van Gameren et al., L’adaptaon au changement climaque, (2014)
L’ARTICHAUT 40/3
LE COIN DES PROFS
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Sans vouloir être trop long, on ne peut passer sous
silence les diminuons de populaons animales sans
précédent durant l’histoire de l’humanité qui se sont
produites en une ou deux généraons seulement.
Ci-dessous sont représentées les baisses de l’index
Planète vivante dans plusieurs grandes régions du
globe, un indice où les variaons pour chaque groupe
d’espèces sont pondérées en foncon du nombre
d’espèces présentes dans chaque région. En Afrique
et en Asie pacique où la biodiversité se situait à un
niveau plus élevé qu’en Europe en 1970, la chute est
plus considérable.
WWF, Rapport Planète Vivante 2022
Globalement, on constate « une chute de 69 % en
moyenne de l’abondance relave des populaons
d’animaux sauvages suivies dans le monde entre 1970
et 2018 ». WWF, Rapport Planète Vivante 2022
Ces quelques graphiques et données que l’on
pourrait mulplier à l’envi nous démontrent que
l’époque des doutes sur la réalité de la dégradation
environnementale n’est plus. Certes des technologies
et législations ont amélioré localement, parfois
régionalement (dans des pays riches) certains
problèmes. Mais dans leur ensemble les milieux
vivants sont soumis à des détérioraons graves et
mulples. C’est pourquoi il est temps de revenir à
notre queson de départ : comment expliquer que
ces pertes et dommages massifs ne conduisent pas
à des réorientaons importantes ? Nous en avons
déjà suggéré quelques mofs. Dans ce qui suit nous
examinerons de façon un peu plus systémaque sept
groupes de causes.
Sept racines à l’inaction
On pourrait en eet tenter de regrouper les raisons pour
lesquelles il est si dicile de réorienter les sociétés très
consommatrices de ressources naturelles et générant
des émissions nocives en sept grandes catégories, liées
entre elles.
La première est tout simplement la profondeur de
notre dépendance à ces ressources et émissions. Il ne
s’agit pas de réorienter seulement certaines décisions :
c’est véritablement tout un système interconnecté qui
est en place. Le plus frappant est la consommaon
considérable d’énergie fossile (pétrole, gaz, charbon)
qui sous-tend presque toutes les acvités économiques
et sociales dans les pays riches (voir le livre Deux degrés).
Celle-ci n’est pas seulement liée à des combusons
visibles autour de nous (moteurs de voiture, chauage)
mais indirectement, à une foule de producons et de
produits, depuis l’agriculture jusqu’aux courriels que
nous envoyons. Pour prendre un ordre de grandeur,
en Belgique, les émissions moyennes par habitant
sont d’environ une dizaine de tonnes de CO2/an, qui se
réparssent à parts plus ou moins équivalentes entre
le transport, le logement, l’alimentaon et les biens
de consommaon. Il faudrait praquement diviser par
deux ces émissions en moins de dix ans, et on se rend
compte que les freins à cet égard sont partout. Ils sont
liés au mode de vie, au fonconnement économique,
et sans doute avant tout aux infrastructures. Que
vont devenir les infrastructures (bâments, usines)
émerices alors qu’elles résultent d’invesssements
dont on aend une rentabilité sur des années ou des
décennies ? Y a-t-il susamment de substuts bas
carbone accessibles pour remplacer ces technologies
en place ? Certes, des transions en maère
d’infrastructure se sont produites dans le passé mais
sur une durée plus longue que ce qui est visé à présent
et sans doute dans une moins grande ampleur.
La seconde raison est le pouvoir limité des poliques.
Pour réussir, les poliques ont besoin d’être portées
par une base, par une demande relavement
importante. Or, une série d’objecfs de diminuon
de consommaon des ressources et de baisse des
émissions modieront certains aspects des modes de
vie. La lenteur des changements en ce sens s’explique
en pare ainsi, sachant que ces posions de frein sont
relayées par divers types de lobbies. Mais elle provient
LE COIN DES PROFS
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aussi de la diculté de tracer un chemin de réorientaon
profonde qui n’est pas balisé. Il y a nécessairement des
essais et erreurs à aronter. Quelle est par exemple
la part souhaitable de l’hydrogène, du nucléaire, de
la biomasse dans l’approvisionnement futur d’énergie
d’un pays ? Non seulement la dépendance aux
infrastructures existantes dont nous venons de parler
joue ici un rôle, mais il y a en outre des incertudes
réelles sur les voies à suivre pour aeindre des objecfs
ambieux.
Quelle est la portée par ailleurs de l’expression
« urgence écologique » ? Scienquement bien sûr il y
a urgence à diminuer les impacts. Mais poliquement
que signie l’urgence ? Comment conduire le « facteur
humain » plus vite que son rythme de changement ?
Jusqu’où l’urgence donne-t-elle licence pour modier
des fonconnements de base, des règles de droit par
exemple ? En tous cas, même décriée et montrant ses
limites, la démocrae semble essenelle à maintenir
dans les pays qui en bénécient. Non seulement
pour des raisons de droits fondamentaux, mais aussi
de décisions fondées. Des pouvoirs autoritaires se
caractérisent en eet par des décisions moins nourries
par des avis diversiés et basés sur une science ouverte.
Il est patent cependant que les décisions démocraques
échouent en pare à ces réorientaons écologiques
mais dans la présente réexion nous en parcourons
justement une série de raisons. Il faudrait évidemment
y ajouter la diculté de régulaon polique mondiale
où une vraie coopéraon serait indispensable sur
ces phénomènes globaux alors qu’elle n’est que
supercielle (voir Aykut et Dahan 2022).
Mais si on constate année après année combien la
polique internaonale est lente à contenir des impacts
environnementaux dont la vitesse la dépasse, que dire
des limites du marché à cet égard ? Il faut les considérer
comme un troisième type de facteurs inadaptés. Comme
l'armait l’éminent économiste de la Banque mondiale
Nicholas Stern, le changement climaque « constue
l’échec du marché le plus important et le plus étendu que
l’on n’ait jamais connu ». Incapacité à intégrer des coûts
cachés, faible pouvoir à anciper des phénomènes de
moyen ou long terme, même considérables, constuent
des faiblesses majeures, malgré des avantages bien
réels de l’économie de marché pour la fourniture
d’une série de biens et services. L’accroissement du
néolibéralisme a aaibli la capacité de régulaon des
pouvoirs publics, plus orientés sur le bien commun. La
recherche d’accumulaon de capital conduit aussi à
insérer toujours plus de ressources naturelles dans des
modes de geson et d’exploitaon de la nature, alors
que l’économie de croissance aaiblit déjà à l’excès ces
ressources naturelles. Enn, la « machine » économique
redoute tout ralenssement, alors même que le rythme
de poncon et d’émission est déjà trop élevé.
Un quatrième type de raisons est tout simplement
le défaut de connaissances appropriées. Quels sont
les citoyens qui ont compris l’immense dépendance
matérielle de notre mode vie, qualié de « normal » ?
Sans doute sont-ils de plus en plus nombreux, générant
d’ailleurs en eux un certain trouble sur le bien-fondé de
leur propre mode de vie au quodien.
Mais au-delà de cee connaissance générale encore
vague, ce qui importe aussi c’est l’intégraon
de connaissances appropriées dans les cursus
professionnels de tous ordres. Une formaon
d’économiste qui prend en compte le fait que les
ressources naturelles ne sont pas illimitées comme
cela ressort implicitement de théories classiques.
Une formaon d’ingénieur où l’énergie bas carbone
représente une condion sine qua non et où toute
innovaon de processus est tenue d’intégrer
des contraintes de ressources matérielles. Des
formaons de poliques intégrant non seulement
une connaissance des quesons environnementales
mais aussi les chemins de décision aujourd’hui plus
incertains pour organiser le changement. On pourrait
mulplier à l’envi les exemples. Si ces sujets sont
aujourd’hui beaucoup plus présents dans les médias,
force est de constater la lenteur de la modicaon des
cursus scolaires et universitaires en ce sens alors que
l’enseignement demeure une base irremplaçable. En
Belgique francophone, dans le primaire et secondaire,
ces contenus, peu intégrés dans les programmes,
sont en grande pare cantonnés au volontarisme
des enseignants. Dans les cursus universitaires, c’est
souvent à l’iniave d’étudiants ou de jeunes diplômés
que la pression fait peu à peu évoluer les cours. Un
cas d’école est le programme volontaire et bénévole
Educaon4Climate qui manifeste son inuence en ce
En Belgique francophone, dans
le primaire et le secondaire,
les contenus intégrant une
connaissance des questions
environnementales ainsi que
les chemins de décision pour
organiser le changement sont
en grande partie cantonnés au
volontarisme des enseignants.
Dans les cursus universitaires,
c’est souvent à l’initiative
d’étudiants ou de jeunes diplômés
que la pression fait peu à peu
évoluer les cours.
Dans notre université, "Le rapport
de durabilité de l’ULB" de 2022
est à saluer.
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LE COIN DES PROFS
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sens en Belgique. Dans notre université, Le rapport de
durabilité de l’ULB de 2022 est à saluer.
Les freins au changement se perçoivent aussi au niveau
des secteurs professionnels. Que l’on imagine par
exemple le nombre de techniciens qu'il faudrait pour
rénover comme il se doit, ne serait-ce qu’un ers du
bâ existant en Belgique an de diminuer neement
les émissions associées au chauage. Il s’agit de millions
de bâments et le nombre de personnes formées pour
ce faire est aujourd’hui clairement insusant.
Quand on évoque les connaissances inadaptées, il faut
aussi faire état, et ce serait un cinquième axe, d’une
désinformaon volontairement diusée dans le but
de ralenr ces changements. Certains ont à cet égard
forgé le terme d’agnotologie, ou étude de la producon
de l’ignorance, et surtout du doute. L’exemple le plus
connu, dans le domaine de la santé, est celui d’industries
du tabac ayant ulisé des moyens sophisqués non
pas pour nier le lien entre le fait de fumer et une
série de problèmes de santé, mais pour maintenir
indéniment des doutes à ce sujet, même quand le
lien était fermement établi. Il ne s’agissait pas là de
producon de science mais de savantes manipulaons
d’études qui séleconnent certains aspects (« cherry
picking »), accompagnées de remarquables techniques
de communicaon.
En maère de climat, le GIEC (Groupe d'Experts Inter-
gouvernemental sur l'Évoluon du Climat) a été l’objet
de redoutables acons pour jeter le discrédit sur ses
rapports, alors même que la nécessaire synthèse des
travaux scienques qu’il produit, par des experts très
qualiés, est réalisée de façon ouverte : il est possible
d’intervenir pour commenter des versions provisoires
de rapports et obtenir des réponses. Ainsi par exemple,
quelques erreurs mineures de chires sur des rapports
de milliers de pages furent montées en épingle dans
certains médias (en 2010) avec des tres tout à fait
excessifs qui laissent des traces jusqu’aujourd’hui.
Point de conance central sur le sujet du climat, le GIEC
n’est pourtant qu’un exemple parmi bien d’autres. Des
centaines de millions de dollars (sic) furent dépensés
au cours du temps dans la producon d’études tentant
de jeter des doutes sur les résultats des sciences du
climat (étude Brulle). À l’ULB fut organisé en 2010,
avec Sciences Po Paris, un colloque internaonal
interdisciplinaire pour documenter et discuter ces
éléments, qui à l’époque étaient peu connus dans
notre pays (voir climatecontroversiesulb.com).
Aujourd’hui, ces stratégies sont bien étudiées par des
historiens. On sait que les compagnies pétrolières (entre
autres) étaient au courant des faits scienques et les
stratégies mises en œuvre pour les masquer sous des
nuages de doutes sont décrites. L’histoire nous montre
aussi que ces stratégies ont réellement contribué au
ralenssement mondial des décisions nécessaires pour
réduire les émissions et réorienter les acvités.
Ce graphique issu d’un rapport du GIEC (2021) trace la
courbe du réchauement mondial mesuré, toujours
croissant, et celle, calculée et plus stable, d’une
température du globe en l’absence de gaz à eet de
serre d’origine humaine. Nul doute qu’il sera contesté
çà et là sur des réseaux sociaux…
Une sixième raison qui rend dicile des réorientaons
de fond ressort du domaine culturel. Le modèle d’une
vie réussie reste associé à un niveau relavement élevé
de consommaon et de déplacements. Peu ou prou
le consumérisme s’est fermement implanté dans les
Source : GIEC, AR6, 2021
LE COIN DES PROFS
46 L’ARTICHAUT 40/3
movaons d’acons quodiennes. En caricaturant,
on pourrait armer qu'aujourd’hui les shopping
centers ont remplacé les églises à certains égards : ils
sont bien plus fréquentés et représentent des lieux où
venir chercher des promesses de vie meilleure.
Comme l’écrit le psychologue et philosophe Clive
Hamilton : «Si nous avons fondé une bonne part de notre
identé personnelle sur notre acvité de consommateur
et que cee acvité nous souent psychologiquement
au jour le jour, l’exigence de changer ce que nous
consommons devient une exigence de changer ce que
nous sommes (…) Beaucoup, parmi nous, s’accrochent
donc à leurs identés manufacturées, au point
qu’inconsciemment ils redoutent d’y renoncer plus
qu’ils ne craignent les conséquences du changement
climaque» (Requiem pour l’espèce humaine).
Ces constataons, variables selon les personnes, et
certainement selon les sociétés, ne sont pas sans
lien avec le succès rencontré dans l’opinion par les
démarches tendant à relaviser ou nier les eets
dangereux de nos modes de vie sur l’environnement
et le climat que nous venons d’évoquer. Sans cee
appétence pour des messages jetant le doute sur
la nécessité de changement, ceux-ci auraient eu
beaucoup moins de succès.
Enn, plus généralement, on peut citer aussi les limites
du cerveau humain quand il s’agit de réorientaons
basées sur l’intérêt à long terme et la raison. Il faut
compter chez l’humain avec une volonté de puissance
favorisant l’ulisaon d’énergie et la disncon par
la consommaon. Mais aussi avec des réacons
insncves qui tendent à être orientées sur les dangers
visibles ou encore sur les récompenses à court terme,
alors qu’en maère de changement climaque il est
nécessaire d’avoir une vue systémique et de penser au
long terme. On est frappé aussi, quand on suit ces sujets,
de constater combien d'aucuns vont résumer les causes
du problème à un facteur parculier sur lequel ils vont se
focaliser, le capitalisme pour certains, la surpopulaon
pour d’autres. Ou alors imaginer le salut provenir de
soluons qui en fait ne sont que limitées : le nucléaire,
les technologies ou encore la parcipaon citoyenne.
Ces racines de l’inacon exigent chacune en son genre
des réexions et acons profondes qui sont possibles
dans la durée. Sans pouvoir les développer ici, en voici
quelques clés :
1) Diminuer la dépendance aux ressources naturelles
(par l’ecacité et la sobriété des consommaons).
2) Renforcer les poliques démocraques dans ces
direcons (avec un discours de vérité).
3) Réguler les marchés de façon volontariste.
4) Répandre et uliser les connaissances appropriées.
5) S’occuper à part enère des enjeux de diusion
d’informaon et de désinformaon.
6) Se détacher du consumérisme.
7) Favoriser la compréhension systémique plutôt que
parcellaire (celle des boucs émissaires et soluons
simplistes).
Les acons dans ces direcons peuvent être individuelles
mais surtout collecves et organisées.
Agir individuellement et collectivement
Face aux spectres des dégradaons planétaires, il est
prôné depuis longtemps d’agir individuellement par
des modicaons de comportement en faveur d’une
limitaon des impacts là où c’est possible. Force est
de constater que, globalement, les eets de cee
approche individualiste et volontaire n’ont pas permis
de changements importants. Les facteurs déterminants
de nos consommaons quodiennes sont inuencés
par les styles de vie des sous-groupes auxquels nous
appartenons et il est dicile de s’en écarter. Quand
l’accès à des biens et services plus écologiques fait
défaut, quand au contraire les prix de biens et services
polluants ne couvrent pas les dommages qu’ils
génèrent (on pense notamment à l’avion), les eets
de ces appels à l’acon par le choix raisonné d’achats
demeurent faibles. Sans pour cela sous-esmer des
réorientaons réelles dans certains sous-groupes de
personnes movées, où justement des préoccupaons
communes jouent un eet d’entrainement.
Toutefois, au niveau individuel, il reste deux voies
d’acon qui peuvent avoir toute leur importance, en
parculier pour des personnes dotées d’un niveau
d’éducaon et de revenu relavement élevés. Il s’agit
d’abord pour un individu de tentaves d’inuencer son
cadre et ses missions de travail professionnel. Comme
on l’a vu, il est crucial que les méers et la producon de
biens et de services évoluent fortement. Pour cela, des
engagements individuels de travailleurs dans toute une
série de foncons peuvent faire une diérence. Une
seconde voie à laquelle on ne pense pas forcément est
la possibilité de veiller à orienter ses invesssements
privés en les alignant davantage avec ses convicons.
En caricaturant, on pourrait
affirmer qu'aujourd’hui
les shopping centers ont
remplacé les églises à
certains égards : ils sont
bien plus fréquentés et
représentent des lieux où
venir chercher des promesses
de vie meilleure.
L’ARTICHAUT 40/3
LE COIN DES PROFS
47
Certes le greenwashing n’est jamais loin (armer des
impacts « verts » qui ne sont pas au rendez-vous).
Mais ces dernières années, les banques font état
de demandes importantes de clients en ce sens, et
des inuences sont observables dans les évoluons
nancières, avec l’aide de nouvelles nomenclatures
élaborées à cet eet.
Outre ces engagements individuels pour ceux et celles
qui le souhaitent, ce sont en fait des acons collecves
qui sont les plus à même de réorienter les systèmes
de producon et de consommaon. Le livre Deux
degrés. Les sociétés face au changement climaque
développe des analyses des points forts et des limites
de cinq catégories d’acteurs et types d’acon : les
pouvoirs publics, les entreprises, la parcipaon
citoyenne, l’acon radicale et les évoluons de cadres
de pensée (religieux ou philosophiques/arsques).
On montre ainsi que l’acon des pouvoirs publics, pour
structurante qu’elle soit, ne peut être le seul moteur
de changement. Du côté des entreprises, maitrisant
des capacités importantes d’experse et de capitaux,
des acons rapides peuvent être menées. Cependant
une des limites clés de celles-ci est la recherche de
prot à court terme, ce qui nécessite poliquement
des évoluons des instruments économiques pour
orienter leurs décisions. Ce point est aujourd’hui une
condion sine qua non. Les citoyens, outre les acons
concrètes que nous avons esquissées, peuvent bien
sûr tenter d’inuer collecvement sur les deux grands
types d’acteurs énumérés : pouvoirs publics et privés.
Enn, sans des évoluons sensibles vers des valeurs de
réussite sociale moins corrélées à une hausse connue
des consommaons, il sera sans doute impossible de
modier les trajectoires en cours.
Et maintenant ? Actuellement, des chocs considérables
touchent nos sociétés en Europe. Des impacts
climaques plus forts, plus rapides et plus erraques
qu’ancipés par beaucoup, génèrent un senment
d’insécurité voire d’éco-anxiété. Une hausse des prix
de l’énergie à des niveaux jamais envisagés par les
poliques climaques et d’une soudaineté violente
contribue également à la désorientaon. D’autant que
s’y sont ajoutées une inaon sans précédent depuis
un demi-siècle et les menaces d’une guerre en Europe
qui peut encore prendre de l’ampleur. Enn, les leçons
du Covid, un peu comme un post-trauma pour certains,
meront longtemps à être assimilées mais l’une d’elle
concerne la fragilité de notre vie quodienne que l’on a
vue bouleversée praquement sans préavis.
Pourtant, les prises de conscience écologiques sans
doute à un niveau désormais inégalé n’amèneront
pas en elles-mêmes de « sursaut » ou de modicaon
radicale de comportements. C’est la leçon de plus d’un
demi-siècle d’histoire en ce domaine, et les analyses
qui précèdent ont tenté d’en éclairer certaines raisons.
Cela n’empêche que des évoluons sont possibles,
nécessaires et en cours, et que, bien qu’insusamment,
les connaissances sur ces sujets se répandent.
In ne, la réorientaon globale face à des scénarios
négafs apparait longue et dicile. Il n’empêche
que des progrès sont possibles à bien des niveaux, et
notamment locaux. L’engagement collecf est une
source d’énergie, au niveau personnel et par ses eets.
La poursuite du même mode de vie relavement stable
(pour nous) semble compromise. Il faut rechercher
plus de résilience et, sans doute, quoi que cela puisse
être, viser ce à quoi l’on ent vraiment car il ne sera pas
possible de tout conserver dans la trajectoire actuelle,
trop consommatrice et polluante dans ses eets.
Edwin ZACCAI est ingénieur
civil physicien, licencié en
philosophie, docteur en
sciences de l’environnement et
professeur à l’ULB.
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%5Bandroid%5D)
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