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Environnement et climat : les racines de l'inaction

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Abstract

Face aux menaces environnementales graves, identifiées, pourquoi est-il si difficile de réorienter les politiques et les sociétés ? Cet article tente de répondre à ces questions à travers une analyse synthétique remontant au milieu du vingtième siècle. Il identifie 7 causes principales à ces difficultés d'action. 1. la profondeur de notre dépendance aux ressources et émissions 2. le pouvoir limité des politiques 3. les limites du marché 4. le défaut de connaissances appropriées 5. la désinformation volontairement diffusée 6. les modèles culturels 7. les limites du cerveau humain
L’ARTICHAUT 40/3
LE COIN DES PROFS
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Environnement et climat :
les racines de l'inaction
Bruno/Germany/Pïxabay
« Aveugle à la nécessité de
coopérer avec la nature,
l’homme passe son temps
à détruire les ressources de sa
propre vie. Encore un siècle
comme celui qui vient de
s’écouler, et la civilisation se
trouvera face à la crise finale ».
Cee idée, comme d’autres
semblables, apparait dans le livre
de Faireld Osborn, La planète
au pillage publié aux États-Unis
au milieu du siècle passé, soit en
1948. Un livre condenel rédigé
par les premiers écologistes ?
Pas du tout. Il en a été vendu
dix millions d’exemplaires.
Bien d’autres ouvrages aux
conclusions similaires rédigés
dans l’après-guerre connurent
un grand succès, comme par
exemple The Road to survival de
William Vogt (1948), Printemps
silencieux (1962) de Rachel
Carson ou, en France, Avant
que nature meure (1965) de
Jean Dorst. Il serait impossible
de dénombrer la pléthore de
livres et de rapports qui ont paru
depuis les années 60 pour averr
solennellement, anxieusement,
vigoureusement, et le plus
souvent scienquement que
des changements de cap sont
indispensables pour protéger
la viabilité sur Terre. Lun des
plus célèbres, débau depuis sa
paruon et jusqu’aujourd’hui,
est le rapport au Club de Rome
de 1972, intulé Limits to
growth, prédisant en cas de
poursuite de la croissance des
eondrements majeurs au vingt-
et-unième siècle. Comme cela
ressort de la magistrale Histoire
environnementale du XXe siècle,
de JR. Mc Neill, avec le recul, le
changement environnemental de
la planète, pourrait apparaitre,
au-delà de toutes les crises
et succès humains, comme le
phénomène le plus important
de l’histoire du vingème
siècle. Et les averssements
solennels se poursuivent encore
et toujours. En 2022, Antonio
Guterres, Secrétaire général de
l’ONU, lance : « Nous avons le
choix, acon collecve ou suicide
collecf. C’est entre nos mains ».
Face aux menaces
environnementales
graves, idenées,
pourquoi est-
il si dicile de
réorienter les
poliques et les
sociétés ?
PAR EDWIN ZACCAI
Photo d'illustraon: Gerd Altmann/Pixabay
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On peut légimement se demander comment
expliquer cee relave surdité des sociétés
humaines aux annonces répétées des Cassandres
environnementalistes, écologistes ou climaques.
L’objet de cee réexion est d’en dégager certains
éléments de compréhension. Un premier point
majeur est certainement le manque de conance
qui a été accordé par la majorité des décideurs à ces
prédicons face aux modèles qui dominaient dans les
sociétés : images du progrès, enseignement minorant
ces sujets, publicités omniprésentes et souriantes,
L’augmentaon de l’espérance de vie et d’un certain
confort n’ont pas peu fait pour rendre arant l'idéal
d’une consommaon foisonnante associée à la noon
de croissance économique comme clé centrale à
rechercher. Le thème du développement durable qui
émerge à la n des années 80 perçoit bien le problème
d’une généralisaon de ce modèle à un monde doté
de condions de ressources nies. Sans compter
les nombreux défauts qui lui sont associés : impacts
indirects, inégalités, ... Mais beaucoup d’entreprises
et d’instuons inuentes cherchent avant tout à
accroitre la producon et les ventes à la recherche
d’effets favorables sur les gains économiques.
Le livre L’évènement Anthropocène, montre bien que
cee trajectoire n’était pas inéluctable durant le
siècle passé et qu’il y eut plusieurs points d’inexion
possibles. Comme par exemple à l’époque des
réseaux de transport en commun fonconnant dans de
grandes villes américaines furent démantelés sous la
pression de l’industrie automobile. Un autre ouvrage,
Perdre la Terre, relate de façon minueuse comment
les eets sévères à venir de la combuson des énergies
fossiles étaient bien connus dès la n des années 70.
Toutefois, en dépit de négociaons à un haut niveau,
le choix fut fait de privilégier les avantages du court
terme de l’ulisaon de ces énergies sur une sécurité
du long terme pour l’environnement et les sociétés.
Sans être aucunement limitaf, on pourrait aussi
pointer la façon dont l’ouverture massive du commerce
a généré une mondialisaon qui a augmenté les
impacts de transports, délocalisé des incidences sur
l’environnement, tandis que de nombreux invessseurs
occidentaux invesssaient en Chine et en Asie du Sud-
Est, avec le souen de ces gouvernements, en prônant,
sans recherche parculière d’ecience, un mode de
consommaon à des niveaux élevés. Aujourd’hui,
la Chine émet près de 30% des gaz à eet de serre
au niveau mondial (dans les années 70, seulement
quelques pourcents). Ces conséquences pouvaient
être ancipées, comme le sont aujourd’hui celles d’un
scénario où le même mode de consommation serait
dupliqué en Afrique dans les prochaines décennies.
Il ne s’agit évidemment pas de nier ici le droit à une
vie meilleure de ces populaons (nous n’en avons
d’ailleurs pas le pouvoir), mais de tenir compte de ce
que nous savons sur la poursuite et la généralisaon
de ce modèle : menaces sur l’ulisaon des ressources
et impacts sur la biodiversité et le climat, venant en
retour miner le développement humain lui-même.
Des inégalités structurantes
Car ce qu’il faut comprendre également est que les
évoluons grossièrement décrites ci-dessus se situent
dans un monde éminemment inégal, et qu’elles ne
peuvent trouver d’amélioraon quen tenant compte
de ces profondes inégalités. Un rapport du Laboratoire
sur les inégalités mondiales est paru à ce sujet en 2023
(Voir Garric 2023), d’où sont rés les deux graphiques
suivants.
Le choix fut fait de
privilégier les avantages
du court terme sur une
sécurité du long terme
pour l’environnement et
les sociétés.
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On constate ci-dessus combien les empreintes carbone
par habitant (l’impact de leur consommaon sur le
climat, y compris pour des biens importés) varient
en foncon des régions. En Afrique subsaharienne,
les 50% les plus pauvres sont à des niveaux 20 fois
ou 40 fois moindres que ceux de la classe moyenne
respecvement en Europe et en Amérique du Nord. Le
rapport montre par ailleurs que le 1 % le plus nan à
l’échelle de la planète (réparti dans divers continents)
entraîne à lui seul 17 % des rejets carbonés, soit
davantage que la moié la plus pauvre de la populaon,
qui est responsable de 12 % seulement des émissions.
Ces chires sont cohérents avec d’autres publiés par
les Naons Unies qui concluaient en 2021 que 11% de
la populaon mondiale (dans les revenus supérieurs)
est responsable de deux ers des émissions de CO2
(Emission gap report).
Ces données structurelles nous suggèrent, même si
elles varient en foncon des problèmes (biodiversité
par exemple), combien cee évoluon de l’impact
massif de l’humanité sur la planète, qui conduit
à dénommer notre époque géologique récente
« l’Anthropocène », provient en réalité de sociétés et
de groupes humains dans des posions très diverses.
Ce qu’il faut bien appeler une injusce mondiale par
rapport au changement climaque se manifeste alors
par les impacts bien plus durement ressens dans
les catégories les plus faibles du globe que parmi
les catégories les plus aisées, comme le montre le
graphique ci-dessous.
Le même graphique recense aussi la capacité de
nancement, elle aussi extrêmement inégale pour
luer contre ces phénomènes. Si l’on s’interroge sur
les raisons d’une inere à propos de ces problèmes,
on est amené à comprendre que les personnes dotées
du plus grand capital nancier et décisionnel restent
encore les moins impactées aujourd’hui et ressentent
par conséquent moins d’impact vital à agir de façon
décisive.
Ce qu’il faut retenir est cependant que c’est envers
ces catégories de la populaon mondiale que l’acon
devrait être la plus forte, jusée à la fois par leur
capacité de nancement et leur responsabilité dans les
impacts. Mais il importe aussi qu’une augmentaon de
la qualité de vie pour les plus défavorisés soit aeinte de
façon moins nocive pour l’environnement et le climat,
c’est-à-dire par des trajectoires plus « durables », pour
ne pas amplier le même problème avec des personnes
plus nombreuses.
Photographies du changement
climatique et de la perte de
biodiversité
Les impacts climaques sont amenés à croître avec la
hausse ancipée des températures. Le graphique de la
page suivante provenant du même rapport des Naons
Unies montre les scénarios d’émission mondiaux
exprimés en milliards de tonnes de "CO2 équivalents"
par an : GtCO2eq. Les « CO2 équivalents » incluent
les diérents gaz à eet de serre émis (CO2, CH4, …)
comptabilisés en équivalents du pouvoir radiaf du
CO2 sur le climat. On constate que les trajectoires
d’émissions respectant une zone située entre 1,5°C
et 2°C au-dessus de la température préindustrielle du
globe (Objecf de l’Accord de Paris de 2015) exigeraient
des diminuons d’émissions de plusieurs pourcents
chaque année (lignes vertes et bleues). Cependant
les émissions réelles (ligne rouge foncé) ne diminuent
pas encore. Il existe des engagements des diérents
pays du monde à cet égard (NDC pour Naonally
Les personnes dotées du plus
grand capital financier et
décisionnel restent encore les
moins impactées aujourd’hui
et ressentent par conséquent
moins d’impact vital à agir de
façon décisive.
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determined contribuon), ce qui est un grand acquis
de l’Accord de Paris, mais ceux-ci demandent à être
conrmés et renforcés. Autrement, ce qui est le plus
probable aujourd’hui est que la cible limite de deux
degrés sera clairement dépassée.
À +1,1°C par rapport au niveau préindustriel, comme
c’est le cas actuellement, on constate déjà des eets
sévères et diversiés. Apparaissent également des
instabilités plus importantes qui font préférer à certains
l’appellaon de bouleversements climaques à celle de
réchauement climaque. Les principaux impacts sont
symbolisés sur la carte ci-dessous.
UN EP, Emissions Gap Report 2021
Van Gameren et al., L’adaptaon au changement climaque, (2014)
L’ARTICHAUT 40/3
LE COIN DES PROFS
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Sans vouloir être trop long, on ne peut passer sous
silence les diminuons de populaons animales sans
précédent durant l’histoire de l’humanité qui se sont
produites en une ou deux généraons seulement.
Ci-dessous sont représentées les baisses de l’index
Planète vivante dans plusieurs grandes régions du
globe, un indice où les variaons pour chaque groupe
d’espèces sont pondérées en foncon du nombre
d’espèces présentes dans chaque région. En Afrique
et en Asie pacique où la biodiversité se situait à un
niveau plus élevé quen Europe en 1970, la chute est
plus considérable.
WWF, Rapport Planète Vivante 2022
Globalement, on constate « une chute de 69 % en
moyenne de l’abondance relave des populaons
d’animaux sauvages suivies dans le monde entre 1970
et 2018 ». WWF, Rapport Planète Vivante 2022
Ces quelques graphiques et données que l’on
pourrait mulplier à l’envi nous démontrent que
l’époque des doutes sur la réalité de la dégradation
environnementale n’est plus. Certes des technologies
et législations ont amélioré localement, parfois
régionalement (dans des pays riches) certains
problèmes. Mais dans leur ensemble les milieux
vivants sont soumis à des détérioraons graves et
mulples. C’est pourquoi il est temps de revenir à
notre queson de départ : comment expliquer que
ces pertes et dommages massifs ne conduisent pas
à des réorientaons importantes ? Nous en avons
déjà suggéré quelques mofs. Dans ce qui suit nous
examinerons de façon un peu plus systémaque sept
groupes de causes.
Sept racines à l’inaction
On pourrait en eet tenter de regrouper les raisons pour
lesquelles il est si dicile de réorienter les sociétés très
consommatrices de ressources naturelles et générant
des émissions nocives en sept grandes catégories, liées
entre elles.
La première est tout simplement la profondeur de
notre dépendance à ces ressources et émissions. Il ne
s’agit pas de réorienter seulement certaines décisions :
c’est véritablement tout un système interconnecté qui
est en place. Le plus frappant est la consommaon
considérable d’énergie fossile (pétrole, gaz, charbon)
qui sous-tend presque toutes les acvités économiques
et sociales dans les pays riches (voir le livre Deux degrés).
Celle-ci n’est pas seulement liée à des combusons
visibles autour de nous (moteurs de voiture, chauage)
mais indirectement, à une foule de producons et de
produits, depuis l’agriculture jusqu’aux courriels que
nous envoyons. Pour prendre un ordre de grandeur,
en Belgique, les émissions moyennes par habitant
sont d’environ une dizaine de tonnes de CO2/an, qui se
réparssent à parts plus ou moins équivalentes entre
le transport, le logement, l’alimentaon et les biens
de consommaon. Il faudrait praquement diviser par
deux ces émissions en moins de dix ans, et on se rend
compte que les freins à cet égard sont partout. Ils sont
liés au mode de vie, au fonconnement économique,
et sans doute avant tout aux infrastructures. Que
vont devenir les infrastructures (bâments, usines)
émerices alors qu’elles résultent d’invesssements
dont on aend une rentabilité sur des années ou des
décennies ? Y a-t-il susamment de substuts bas
carbone accessibles pour remplacer ces technologies
en place ? Certes, des transions en maère
d’infrastructure se sont produites dans le passé mais
sur une durée plus longue que ce qui est visé à présent
et sans doute dans une moins grande ampleur.
La seconde raison est le pouvoir limité des poliques.
Pour réussir, les poliques ont besoin d’être portées
par une base, par une demande relavement
importante. Or, une série d’objecfs de diminuon
de consommaon des ressources et de baisse des
émissions modieront certains aspects des modes de
vie. La lenteur des changements en ce sens s’explique
en pare ainsi, sachant que ces posions de frein sont
relayées par divers types de lobbies. Mais elle provient
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44 L’ARTICHAUT 40/3
aussi de la diculté de tracer un chemin de réorientaon
profonde qui n’est pas balisé. Il y a nécessairement des
essais et erreurs à aronter. Quelle est par exemple
la part souhaitable de l’hydrogène, du nucléaire, de
la biomasse dans l’approvisionnement futur d’énergie
d’un pays ? Non seulement la dépendance aux
infrastructures existantes dont nous venons de parler
joue ici un rôle, mais il y a en outre des incertudes
réelles sur les voies à suivre pour aeindre des objecfs
ambieux.
Quelle est la portée par ailleurs de l’expression
« urgence écologique » ? Scienquement bien sûr il y
a urgence à diminuer les impacts. Mais poliquement
que signie l’urgence ? Comment conduire le « facteur
humain » plus vite que son rythme de changement ?
Jusqu’où l’urgence donne-t-elle licence pour modier
des fonconnements de base, des règles de droit par
exemple ? En tous cas, même décriée et montrant ses
limites, la démocrae semble essenelle à maintenir
dans les pays qui en bénécient. Non seulement
pour des raisons de droits fondamentaux, mais aussi
de décisions fondées. Des pouvoirs autoritaires se
caractérisent en eet par des décisions moins nourries
par des avis diversiés et basés sur une science ouverte.
Il est patent cependant que les décisions démocraques
échouent en pare à ces réorientaons écologiques
mais dans la présente réexion nous en parcourons
justement une série de raisons. Il faudrait évidemment
y ajouter la diculté de régulaon polique mondiale
une vraie coopéraon serait indispensable sur
ces phénomènes globaux alors qu’elle n’est que
supercielle (voir Aykut et Dahan 2022).
Mais si on constate année après année combien la
polique internaonale est lente à contenir des impacts
environnementaux dont la vitesse la dépasse, que dire
des limites du marché à cet égard ? Il faut les considérer
comme un troisième type de facteurs inadaptés. Comme
l'armait l’éminent économiste de la Banque mondiale
Nicholas Stern, le changement climaque « constue
l’échec du marché le plus important et le plus étendu que
l’on n’ait jamais connu ». Incapacité à intégrer des coûts
cachés, faible pouvoir à anciper des phénomènes de
moyen ou long terme, même considérables, constuent
des faiblesses majeures, malgré des avantages bien
réels de l’économie de marché pour la fourniture
d’une série de biens et services. L’accroissement du
néolibéralisme a aaibli la capacité de régulaon des
pouvoirs publics, plus orientés sur le bien commun. La
recherche d’accumulaon de capital conduit aussi à
insérer toujours plus de ressources naturelles dans des
modes de geson et d’exploitaon de la nature, alors
que l’économie de croissance aaiblit déjà à l’excès ces
ressources naturelles. Enn, la « machine » économique
redoute tout ralenssement, alors même que le rythme
de poncon et d’émission est déjà trop élevé.
Un quatrième type de raisons est tout simplement
le défaut de connaissances appropriées. Quels sont
les citoyens qui ont compris l’immense dépendance
matérielle de notre mode vie, qualié de « normal » ?
Sans doute sont-ils de plus en plus nombreux, générant
d’ailleurs en eux un certain trouble sur le bien-fondé de
leur propre mode de vie au quodien.
Mais au-delà de cee connaissance générale encore
vague, ce qui importe aussi c’est l’intégraon
de connaissances appropriées dans les cursus
professionnels de tous ordres. Une formaon
d’économiste qui prend en compte le fait que les
ressources naturelles ne sont pas illimitées comme
cela ressort implicitement de théories classiques.
Une formaon d’ingénieur l’énergie bas carbone
représente une condion sine qua non et où toute
innovaon de processus est tenue d’intégrer
des contraintes de ressources matérielles. Des
formaons de poliques intégrant non seulement
une connaissance des quesons environnementales
mais aussi les chemins de décision aujourd’hui plus
incertains pour organiser le changement. On pourrait
mulplier à l’envi les exemples. Si ces sujets sont
aujourd’hui beaucoup plus présents dans les médias,
force est de constater la lenteur de la modicaon des
cursus scolaires et universitaires en ce sens alors que
l’enseignement demeure une base irremplaçable. En
Belgique francophone, dans le primaire et secondaire,
ces contenus, peu intégrés dans les programmes,
sont en grande pare cantonnés au volontarisme
des enseignants. Dans les cursus universitaires, c’est
souvent à l’iniave d’étudiants ou de jeunes diplômés
que la pression fait peu à peu évoluer les cours. Un
cas d’école est le programme volontaire et bénévole
Educaon4Climate qui manifeste son inuence en ce
En Belgique francophone, dans
le primaire et le secondaire,
les contenus intégrant une
connaissance des questions
environnementales ainsi que
les chemins de décision pour
organiser le changement sont
en grande partie cantonnés au
volontarisme des enseignants.
Dans les cursus universitaires,
c’est souvent à l’initiative
d’étudiants ou de jeunes diplômés
que la pression fait peu à peu
évoluer les cours.
Dans notre université, "Le rapport
de durabilité de l’ULB" de 2022
est à saluer.
L’ARTICHAUT 40/3
LE COIN DES PROFS
45
sens en Belgique. Dans notre université, Le rapport de
durabilité de l’ULB de 2022 est à saluer.
Les freins au changement se perçoivent aussi au niveau
des secteurs professionnels. Que l’on imagine par
exemple le nombre de techniciens qu'il faudrait pour
rénover comme il se doit, ne serait-ce qu’un ers du
bâ existant en Belgique an de diminuer neement
les émissions associées au chauage. Il s’agit de millions
de bâments et le nombre de personnes formées pour
ce faire est aujourd’hui clairement insusant.
Quand on évoque les connaissances inadaptées, il faut
aussi faire état, et ce serait un cinquième axe, d’une
désinformaon volontairement diusée dans le but
de ralenr ces changements. Certains ont à cet égard
forgé le terme d’agnotologie, ou étude de la producon
de l’ignorance, et surtout du doute. L’exemple le plus
connu, dans le domaine de la santé, est celui d’industries
du tabac ayant ulisé des moyens sophisqués non
pas pour nier le lien entre le fait de fumer et une
série de problèmes de santé, mais pour maintenir
indéniment des doutes à ce sujet, même quand le
lien était fermement établi. Il ne s’agissait pas là de
producon de science mais de savantes manipulaons
d’études qui séleconnent certains aspects cherry
picking »), accompagnées de remarquables techniques
de communicaon.
En maère de climat, le GIEC (Groupe d'Experts Inter-
gouvernemental sur l'Évoluon du Climat) a été l’objet
de redoutables acons pour jeter le discrédit sur ses
rapports, alors même que la nécessaire synthèse des
travaux scienques qu’il produit, par des experts très
qualiés, est réalisée de façon ouverte : il est possible
d’intervenir pour commenter des versions provisoires
de rapports et obtenir des réponses. Ainsi par exemple,
quelques erreurs mineures de chires sur des rapports
de milliers de pages furent montées en épingle dans
certains médias (en 2010) avec des tres tout à fait
excessifs qui laissent des traces jusqu’aujourd’hui.
Point de conance central sur le sujet du climat, le GIEC
n’est pourtant qu’un exemple parmi bien d’autres. Des
centaines de millions de dollars (sic) furent dépensés
au cours du temps dans la producon d’études tentant
de jeter des doutes sur les résultats des sciences du
climat (étude Brulle). À l’ULB fut organisé en 2010,
avec Sciences Po Paris, un colloque internaonal
interdisciplinaire pour documenter et discuter ces
éléments, qui à l’époque étaient peu connus dans
notre pays (voir climatecontroversiesulb.com).
Aujourd’hui, ces stratégies sont bien étudiées par des
historiens. On sait que les compagnies pétrolières (entre
autres) étaient au courant des faits scienques et les
stratégies mises en œuvre pour les masquer sous des
nuages de doutes sont décrites. L’histoire nous montre
aussi que ces stratégies ont réellement contribué au
ralenssement mondial des décisions nécessaires pour
réduire les émissions et réorienter les acvités.
Ce graphique issu d’un rapport du GIEC (2021) trace la
courbe du réchauement mondial mesuré, toujours
croissant, et celle, calculée et plus stable, d’une
température du globe en l’absence de gaz à eet de
serre d’origine humaine. Nul doute qu’il sera contesté
çà et là sur des réseaux sociaux…
Une sixième raison qui rend dicile des réorientaons
de fond ressort du domaine culturel. Le modèle d’une
vie réussie reste associé à un niveau relavement élevé
de consommaon et de déplacements. Peu ou prou
le consumérisme s’est fermement implanté dans les
Source : GIEC, AR6, 2021
LE COIN DES PROFS
46 L’ARTICHAUT 40/3
movaons d’acons quodiennes. En caricaturant,
on pourrait armer qu'aujourd’hui les shopping
centers ont remplacé les églises à certains égards : ils
sont bien plus fréquentés et représentent des lieux où
venir chercher des promesses de vie meilleure.
Comme l’écrit le psychologue et philosophe Clive
Hamilton : «Si nous avons fondé une bonne part de notre
identé personnelle sur notre acvité de consommateur
et que cee acvité nous souent psychologiquement
au jour le jour, l’exigence de changer ce que nous
consommons devient une exigence de changer ce que
nous sommes (…) Beaucoup, parmi nous, s’accrochent
donc à leurs identés manufacturées, au point
qu’inconsciemment ils redoutent d’y renoncer plus
qu’ils ne craignent les conséquences du changement
climaque» (Requiem pour l’espèce humaine).
Ces constataons, variables selon les personnes, et
certainement selon les sociétés, ne sont pas sans
lien avec le succès rencontré dans l’opinion par les
démarches tendant à relaviser ou nier les eets
dangereux de nos modes de vie sur l’environnement
et le climat que nous venons d’évoquer. Sans cee
appétence pour des messages jetant le doute sur
la nécessité de changement, ceux-ci auraient eu
beaucoup moins de succès.
Enn, plus généralement, on peut citer aussi les limites
du cerveau humain quand il s’agit de réorientaons
basées sur l’intérêt à long terme et la raison. Il faut
compter chez l’humain avec une volonté de puissance
favorisant l’ulisaon d’énergie et la disncon par
la consommaon. Mais aussi avec des réacons
insncves qui tendent à être orientées sur les dangers
visibles ou encore sur les récompenses à court terme,
alors qu’en maère de changement climaque il est
nécessaire d’avoir une vue systémique et de penser au
long terme. On est frappé aussi, quand on suit ces sujets,
de constater combien d'aucuns vont résumer les causes
du problème à un facteur parculier sur lequel ils vont se
focaliser, le capitalisme pour certains, la surpopulaon
pour d’autres. Ou alors imaginer le salut provenir de
soluons qui en fait ne sont que limitées : le nucléaire,
les technologies ou encore la parcipaon citoyenne.
Ces racines de l’inacon exigent chacune en son genre
des réexions et acons profondes qui sont possibles
dans la durée. Sans pouvoir les développer ici, en voici
quelques clés :
1) Diminuer la dépendance aux ressources naturelles
(par l’ecacité et la sobriété des consommaons).
2) Renforcer les poliques démocraques dans ces
direcons (avec un discours de vérité).
3) Réguler les marchés de façon volontariste.
4) Répandre et uliser les connaissances appropriées.
5) S’occuper à part enère des enjeux de diusion
d’informaon et de désinformaon.
6) Se détacher du consumérisme.
7) Favoriser la compréhension systémique plutôt que
parcellaire (celle des boucs émissaires et soluons
simplistes).
Les acons dans ces direcons peuvent être individuelles
mais surtout collecves et organisées.
Agir individuellement et collectivement
Face aux spectres des dégradaons planétaires, il est
prôné depuis longtemps d’agir individuellement par
des modicaons de comportement en faveur d’une
limitaon des impacts c’est possible. Force est
de constater que, globalement, les eets de cee
approche individualiste et volontaire n’ont pas permis
de changements importants. Les facteurs déterminants
de nos consommaons quodiennes sont inuencés
par les styles de vie des sous-groupes auxquels nous
appartenons et il est dicile de s’en écarter. Quand
l’accès à des biens et services plus écologiques fait
défaut, quand au contraire les prix de biens et services
polluants ne couvrent pas les dommages qu’ils
génèrent (on pense notamment à l’avion), les eets
de ces appels à l’acon par le choix raisonné d’achats
demeurent faibles. Sans pour cela sous-esmer des
réorientaons réelles dans certains sous-groupes de
personnes movées, où justement des préoccupaons
communes jouent un eet d’entrainement.
Toutefois, au niveau individuel, il reste deux voies
d’acon qui peuvent avoir toute leur importance, en
parculier pour des personnes dotées d’un niveau
d’éducaon et de revenu relavement élevés. Il sagit
d’abord pour un individu de tentaves d’inuencer son
cadre et ses missions de travail professionnel. Comme
on l’a vu, il est crucial que les méers et la producon de
biens et de services évoluent fortement. Pour cela, des
engagements individuels de travailleurs dans toute une
série de foncons peuvent faire une diérence. Une
seconde voie à laquelle on ne pense pas forcément est
la possibilité de veiller à orienter ses invesssements
privés en les alignant davantage avec ses convicons.
En caricaturant, on pourrait
affirmer qu'aujourd’hui
les shopping centers ont
remplacé les églises à
certains égards : ils sont
bien plus fréquentés et
représentent des lieux où
venir chercher des promesses
de vie meilleure.
L’ARTICHAUT 40/3
LE COIN DES PROFS
47
Certes le greenwashing n’est jamais loin (armer des
impacts « verts » qui ne sont pas au rendez-vous).
Mais ces dernières années, les banques font état
de demandes importantes de clients en ce sens, et
des inuences sont observables dans les évoluons
nancières, avec l’aide de nouvelles nomenclatures
élaborées à cet eet.
Outre ces engagements individuels pour ceux et celles
qui le souhaitent, ce sont en fait des acons collecves
qui sont les plus à même de réorienter les systèmes
de producon et de consommaon. Le livre Deux
degrés. Les sociétés face au changement climaque
développe des analyses des points forts et des limites
de cinq catégories d’acteurs et types d’acon : les
pouvoirs publics, les entreprises, la parcipaon
citoyenne, l’acon radicale et les évoluons de cadres
de pensée (religieux ou philosophiques/arsques).
On montre ainsi que l’acon des pouvoirs publics, pour
structurante qu’elle soit, ne peut être le seul moteur
de changement. Du côté des entreprises, maitrisant
des capacités importantes d’experse et de capitaux,
des acons rapides peuvent être menées. Cependant
une des limites clés de celles-ci est la recherche de
prot à court terme, ce qui nécessite poliquement
des évoluons des instruments économiques pour
orienter leurs décisions. Ce point est aujourd’hui une
condion sine qua non. Les citoyens, outre les acons
concrètes que nous avons esquissées, peuvent bien
sûr tenter d’inuer collecvement sur les deux grands
types d’acteurs énumérés : pouvoirs publics et privés.
Enn, sans des évoluons sensibles vers des valeurs de
réussite sociale moins corrélées à une hausse connue
des consommaons, il sera sans doute impossible de
modier les trajectoires en cours.
Et maintenant ? Actuellement, des chocs considérables
touchent nos sociétés en Europe. Des impacts
climaques plus forts, plus rapides et plus erraques
qu’ancipés par beaucoup, génèrent un senment
d’insécurité voire d’éco-anxiété. Une hausse des prix
de l’énergie à des niveaux jamais envisagés par les
poliques climaques et d’une soudaineté violente
contribue également à la désorientaon. D’autant que
s’y sont ajoutées une inaon sans précédent depuis
un demi-siècle et les menaces d’une guerre en Europe
qui peut encore prendre de l’ampleur. Enn, les leçons
du Covid, un peu comme un post-trauma pour certains,
meront longtemps à être assimilées mais l’une d’elle
concerne la fragilité de notre vie quodienne que l’on a
vue bouleversée praquement sans préavis.
Pourtant, les prises de conscience écologiques sans
doute à un niveau désormais inégalé n’amèneront
pas en elles-mêmes de « sursaut » ou de modicaon
radicale de comportements. C’est la leçon de plus d’un
demi-siècle d’histoire en ce domaine, et les analyses
qui précèdent ont tenté d’en éclairer certaines raisons.
Cela n’empêche que des évoluons sont possibles,
nécessaires et en cours, et que, bien qu’insusamment,
les connaissances sur ces sujets se répandent.
In ne, la réorientaon globale face à des scénarios
négafs apparait longue et dicile. Il n’empêche
que des progrès sont possibles à bien des niveaux, et
notamment locaux. L’engagement collecf est une
source d’énergie, au niveau personnel et par ses eets.
La poursuite du même mode de vie relavement stable
(pour nous) semble compromise. Il faut rechercher
plus de résilience et, sans doute, quoi que cela puisse
être, viser ce à quoi l’on ent vraiment car il ne sera pas
possible de tout conserver dans la trajectoire actuelle,
trop consommatrice et polluante dans ses eets.
Edwin ZACCAI est ingénieur
civil physicien, licencié en
philosophie, docteur en
sciences de l’environnement et
professeur à l’ULB.
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1
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riches-permerait-a-la-fois-de-luer-contre-le-rechauement-et-de-reduire-
la-pauvrete_6159925_3244.html#xtor=AL-32280270-%5Bdefault%5D-
%5Bandroid%5D)
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