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LE TRAITEMENT DES MODÈLES
EN DIDACTIQUE INTERNATIONALE DE L’ANGLAIS :
UNE CONCEPTION ÉPISTÉMOLOGIQUE RÉDUCTRICE
DE LA DISCIPLINE. L’EXEMPLE DU « MODÈLE » PPP
(PRÉSENTATION, PRATIQUE, PRODUCTION). ESSAI
Christian Puren
Professeur émérite de l’Université de Saint-Étienne (France)
christian.puren@univ-st-etienne.fr
www.christianpuren.com
Publication exclusive pour le site www.christianpuren.com, 1ère édition avril 2023, 71 p.
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LE TRAITEMENT DES « MODÈLES »
EN DIDACTIQUE INTERNATIONALE DE L’ANGLAIS :
UNE CONCEPTION ÉPISTÉMOLOGIQUE RÉDUCTRICE DE LA DISCIPLINE.
L’EXEMPLE DU « MODÈLE » PPP (PRÉSENTATION, PRATIQUE, PRODUCTION). ESSAI
Christian Puren
Professeur émérite de l’Université de Saint-Étienne (France)
christian.puren@univ-st-etienne.fr
www.christianpuren.com
Table des matières
Résumé ........................................................................................................................ 2
Abstract ....................................................................................................................... 2
Sigles et codes .............................................................................................................. 3
Introduction générale ................................................................................................ 4
Objet et objectif de cet essai ........................................................................................ 4
La complexité fondamentale du domaine de la didactique des langues-cultures .................. 6
« Séquences » et « unités » didactiques ........................................................................ 8
1. Première partie : les modèles en didactique complexe des langues-cultures ......... 8
Introduction de la première partie ................................................................................. 8
1.1. « Théories » versus « modèles » ............................................................................ 9
1.2. Différentes formes de modèles ............................................................................. 14
1.2.1. Les modèles-séries ....................................................................................... 14
1.2.2. Les modèles-correspondances ........................................................................ 14
1.2.3. Les modèles-procédures ................................................................................ 14
1.2.4. Les modèles-processus .................................................................................. 15
1.2.5.Les modèles-réseaux ..................................................................................... 16
1.2.6. Les modèles cartographiques ......................................................................... 16
1.2.7. Les modèles historiques ................................................................................ 17
1.2.8. Les modèles systémiques .............................................................................. 18
1.3. Différentes fonctions des modèles ........................................................................ 20
1.4. Différents types de modèles en DLC : théoriques, praxéologiques, pratiques ............. 23
Introduction du chapitre 1.4 .................................................................................... 23
1.4.1. Modèles théoriques ....................................................................................... 23
1.4.1.1. Modèles théoriques issus de théories externes ............................................ 24
1.4.1.2. Modèles théoriques issus de la théorisation interne de la DLC ....................... 27
1.4.2. Modèles pratiques ......................................................................................... 29
1.4.3. Modélisation praxéologique ............................................................................ 33
1.4.3.1. La « praxéologisation mentale » ............................................................... 34
1.4.3.2. La « praxéologisation concrète » ............................................................... 36
1.4.3.3. Un exemple de praxéologisation concrète du modèle grammaire-traduction dans
la longue durée historique .................................................................................... 38
1.4.3.4. Modélisation praxéologique et formation des enseignants ............................. 40
Conclusion du chapitre 1.4 ...................................................................................... 41
Conclusion de la première partie ................................................................................. 43
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2. Deuxième partie : analyse critique du « modèle » PPP en DIA ............................. 43
Introduction de la deuxième partie ............................................................................. 43
Objectif de cette deuxième partie............................................................................. 43
Présentation du modèle PPP (PresentationPractice–Production) d’illustration (Anderson
2017) ................................................................................................................... 44
Présentation du modèle TBL (Task-Based Learning) d’illustration (ChatGPT 4 avril 2023) 45
Présentation du modèle PBL (Project-Based Learning) d’illustration (Bilsborough 2013) .. 46
2.1. Une réduction à un modèle-procédure unique, aux dépens d’une diversification de
formes plus complexes .............................................................................................. 47
2.2. Une réduction du modèle à la seule fonction pratique, aux dépens de la fonction
heuristique .............................................................................................................. 51
2.3. Une réduction à un modèle unique étayé par une théorie cognitive unique ................ 52
2.4. Une réduction aux unités didactiques des manuels, aux dépens des séquences de classe
complexes ............................................................................................................... 54
2.5. Une réduction aux premiers niveaux d’apprentissage, aux dépens des niveaux avancés
.............................................................................................................................. 57
2.6. Une réduction au seul objet langue, aux dépens de la culture .................................. 58
2.7. Une réduction à un macro-modèle, aux dépens des méso- et micro-modèles ............. 59
2.8. Une réduction à une seule méthodologie, l’approche communicative, aux dépens d’une
approche pluriméthodologique .................................................................................... 60
Conclusion de la deuxième partie ................................................................................ 61
Conclusion générale ................................................................................................. 62
Bibliographie ............................................................................................................ 63
Résumé
Cet essai prend l’exemple du PPP model (Presentation – Practice – Production) tel qu’il est utilisé
depuis des décennies en didactique internationale de l’anglais, pour y critiquer une certaine
conception des « modèles », et, au-delà, une certaine conception de l’épistémologie de la discipline
« didactique des langues-cultures ». L’essai commence par une longue première partie où est
présentée l’opposition entre « théories » et « modèles », ainsi que les différentes formes, fonctions
et types de modèles en didactique que l’on doit prendre en compte pour appréhender et gérer la
complexité de la discipline. Dans la seconde partie sont décrites les différentes réductions de cette
complexité qu’opèrent au contraire, dans leur usage du modèle PPP, beaucoup de spécialistes de
didactique internationale de l’anglais. Ils conçoivent en effet le modèle comme un produit basé sur
une théorie de l’acquisition – d'où le débat récurrent chez eux entre les partisans de ce modèle PPP
et ceux du modèle TBL (Task Based Learning), et non, comme l'exigerait la complexité de la discipline,
comme un processus de praxéologisation au cours duquel on teste, explore et manipule ce modèle
au moyen de variations aussi bien en interne (modifications, ajouts) qu'en externe (en combinaison
ou articulation avec d’autres modèles). À l’examen du résultat des analyses, le diagnostic médical
est facile à poser : beaucoup de spécialistes la didactique internationale de l’anglais sont affectés
d’une forme particulièrement virulente d’applicationnisme. Et l’ordonnance de soins apparaît tout
aussi aisée à rédiger en ce qui les concerne : « Séances de réflexion approfondie sur
l’épistémologie de la discipline "didactique des langues-cultures" jusqu’à disparition du
symptôme PPP (ou PBL), et apparition du paradigme de complexité »...
Abstract
This essay takes the example of the PPP model (Presentation - Practice - Production) as it has been
used for decades in international English didactics, to criticize a certain conception of "models", and,
beyond that, a certain conception of the epistemology of the discipline "didactics of languages and
cultures". The essay begins with a long first part in which I present the opposition between "theories"
and "models", as well as the different forms, functions and types of models in didactics that must be
taken into account in order to apprehend and manage the complexity of the discipline. In the second
part, I present the different reductions of this complexity that many specialists of international English
didactics make in their use of the PPP model. They conceive of the model as a product based on a
theory of acquisition -hence the recurrent debate among them between the proponents of this PPP
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and those of the TBL (Task Based Learning) model- and not, as the complexity of the discipline would
require, as a process of “praxeologization” in the course of which this model is tested, explored and
manipulated by means of variations both internally (modifications, additions) and externally (in
combination or articulation with other models). When we look at the results of the analyses, the
medical diagnosis is easy to make: many specialists in international English didactics are affected by
a particularly virulent form of applicationism. And the prescription for their treatment seems just as
easy to write: "In-depth reflection sessions on the epistemology of the discipline 'didactics of
languages and cultures' until the PPP (or PBL) symptom disappears, and the complexity paradigm
appears...
Sigles et codes
– CECR(L) : Cadre Européen Commun de Référence (pour les Langues), COE 2001
– DIA : Didactique Internationale de l’Anglais
– DLC : Didactique des Langues-Cultures
– L1 : langue source
– L2 : langue cible
– PBL : Project-Based Learning (« Pédagogie de projet » en Français)
– PPP : Presentation – Practice – Production
– TBL : Task-Based Learning (« Approche par les taches » en français)
N.B. : Les termes désignant les phases ou activités d’un modèle sont écrits avec une majuscule
à l’initiale : Préparation, Présentation, Pratique, Production, Évaluation, Pré-tâche, etc.
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Introduction générale
Objet et objectif de cet essai
L’objet du présent essai est l’analyse critique du « modèle » PPP (Présentation-Pratique-
Production) tel qu’il a été défendu ou critiqué depuis les années 1980 jusqu’à nos jours en
Didactique Internationale de l’Anglais (désormais « DIA »). Je désignerai sous cette appellation
(qui m’est propre) cette didactique qui a été développée depuis lors dans les grandes revues
internationales de langue anglaise consacrées à l’enseignement de cette langue en tant que
langue internationale, et dans les ouvrages publiés chez les grands éditeurs de ce domaine
1
.
Cette DIA, qui est donc une version particulière de ce que j’appelle pour ma part la « didactique
des langues-cultures » (désormais « DLC »), peut sembler très diversifiée lorsqu’elle est suivie
de l’intérieur – et elle est en effet le lieu de débats publics bien plus fréquents, explicites et
même personnalisés que ceux qui ont cours en didactique française du français langue étrangère,
il est vrai particulièrement décevante sur ce point
2
. Mais observée de l’extérieur, depuis une
autre culture didactique, c’est une autre culture commune qui apparaît, les oppositions se situant
à l’intérieur d’une même conception épistémologique de la discipline, tant en ce qui concerne
l’enseignement, la recherche et les écrits de recherche, que la formation à l’enseignement et à
la recherche. Je pense que les spécialistes de DIA, par exemple, ne seraient pas disposés à
considérer l’idée, que j’ai défendue dans une conférence en 2019, qu'au paradigme dominant du
« bon » chercheur, qui se devrait d'être « spécialisé/ pointu/ profond, « à la pointe/ innovant »
et « objectif »–, doit être opposé un autre qui lui est en même temps complémentaire : le
« bon » chercheur doit aussi pouvoir être « superficiel », « traditionaliste », « subjectif », et s'il
le faut « opportuniste » et « polémique » (Puren 2019a). Ces spécialistes de DIA ne seraient pas
plus disposés à envisager, comme cela me paraît pouvoir être tout à fait pertinent, que dans un
article de recherche ne soient citées que les publications de son auteur (cf. Puren 2023a, à
paraître) ; ou encore, comme dans la bibliographie du présent essai, que certains documents de
l’auteur n’aient pas de date de publication parce qu’ils sont régulièrement mis à jour sur son site
(cf. en bibliographie finale, « Puren 002, 004, 005, etc. »).
La raison principale de cette culture didactique commune à l’ensemble de ces spécialistes est
sans doute celle avancée par le didacticien anglophone d’origine indienne Bala Kumaravadivelu.
Selon cet auteur, cette discipline est dominée depuis des décennies par des locuteurs natifs
originaires des « pays du Centre » (USA, Royaume Uni, Canada, Australie), qui sont parvenus à
imposer leurs conceptions de l’enseignement de l’anglais langue internationale dans les pays
qu’il appelle, pour les opposer aux premiers, les « pays de la Périphérie »
3
.
L’objectif du présent essai est d’analyser une caractéristique fondamentale – dans le sens
fort de l’adjectif – de l’épistémologie de cette DIA, à savoir la manière dont y est conçu le statut
des « modèles » : en tant que concepts intermédiaires entre les théories et les pratiques, on
comprend en effet que leur contrôle soit pour ces spécialistes un enjeu non seulement
scientifique, mais de pouvoir, et de ce qui vient avec (reconnaissance, postes,...).
1
Par exemple les revues Applied Linguistics, Language Teaching Research, Studies in Second Language
Acquisition, ELT journal, TESOL Quarterly ; ou les ouvrages publiés chez Longman, Cambridge University
Press, Peter Lang, Oxford University Press, Routledge.
2
Cf. Puren 2015f.
3
Cf. entre autres Kumaravadivelu 2005, 2016. On pourra aussi consulter ma longue étude sur les travaux
de cet auteur : Puren 2022b. Les deux expressions qu’il emploie pour désigner les pays qu’il considère
dominants et ceux qu’il considère dominés annoncent à elles seules l’aspect très critique et militant de son
approche, qu’il situe, dans ses dernières publications, dans une perspective explicitement « décoloniale ».
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L’exemple pris dans cet essai est le modèle PPP et non l’autre grand modèle concurrent dont il
aurait été tout aussi possible d’analyser la conception avec le même objectif et les mêmes
résultats, à savoir le TBL (Task Based Learning, en français « approche par les tâches »). Je
n’aborderai que ponctuellement ce second modèle, ainsi qu’un autre qui, à ma connaissance, a
été bien moins développé jusqu’à présent
4
et est encore peu cité en DIA, le PBL (Project Based
Learning), qui correspond en Europe à la perspective actionnelle ou [Social] Action Oriented
Approach) préconisée dans le Cadre Européen Commun pour les Langues de 2001 (CECRL, COE
2001
5
.
J’ai choisi de me concentrer sur le PPP model pour plusieurs raisons concordantes :
– c’est celui qui est défendu ou discuté depuis le plus longtemps en DIA ;
– c’est celui qui est le plus diffusé parce qu’il est promu par les partisans de l’approche
communicative ;
– enfin c’est celui qui est le plus implémenté dans les manuels de langue, et de ce fait
sans doute le plus souvent mis en œuvre par les enseignants dans leurs classes.
Il ne s’agit pas ici pour moi d’entrer dans le débat didactique sur ce modèle PPP, et moins encore
dans le débat entre les promoteurs du modèle PPP et ceux des modèles TBL et PBL – même si
ce débat a des répercussions sur le concept même de « modèle » en DIA. Il s’agit, comme
indiqué plus haut, de prendre l’exemple de ce modèle PPP pour analyser la conception des
modèles en tant que révélatrice de l’épistémologie de cette culture didactique. C’est la raison
pour laquelle je ne présenterai ce modèle particulier PPP qu’en tout début de seconde partie, en
prenant l’exemple de la description proposée par un seul auteur. Une des principales conclusions
que j’ai tirées de mes lectures en DIA, c’est en effet que l’intensité du débat entre partisans du
modèle PPP et entre les partisans de ce modèle et ceux du modèle TBL a fait oublier la nécessité
d’un débat sur le concept même de « modèle » et sur l’usage des modèles dans la recherche,
l’enseignement et la formation en DLC.
Cette analyse critique du modèle PPP est précédée d’une première partie où je présente d’une
part l’épistémologie de la modélisation en DLC telle qu’elle me semble exigée à la fois par l’objet
et le projet de cette discipline, caractérisés tous deux par la complexité, et d’autre part les
usages des modèles dans la recherche, la formation et l’enseignement. Cette analyse reprend
en grande partie les idées que j’ai déjà présentées dans mon essai intitulé Modélisation, types
généraux et types didactiques de modèles en didactique complexe des langues-cultures (Puren
2022f), mais l’ensemble de cette première partie a été conçue de manière à pouvoir ensuite,
dans toute la seconde partie de cet essai, construire ce que j’appellerai la « boîte à outils
argumentatifs» de la critique du « modèle » PPP en DIA.
La première partie pourra paraître très longue par rapport à la seconde, la seule annoncée dans
le titre du présent essai, mais elle m’a parue nécessaire au moins pour mes lecteurs uniquement
formés en DIA. Tous les lecteurs pourront cependant, sinon commencer par la seconde partie
(la lecture des conclusions synthétiques de la première partie leur permettra peut-être
d’autoévaluer s’ils peuvent le faire), du moins naviguer entre les deux, en consultant en outre
4
Je n’ai pas trouvé, par exemple, de schématisations pratiques de ce modèle en termes d’organisation de
séquences ou unités didactiques qui soient comparables à celles proposées pour les modèles PPP et TBL,
exception faite des travaux d’Ahmet Acar (2020, 2022). Je proposerai ma propre modélisation du modèle
PBL à la fin de l’introduction de la deuxième partie). Il est probable que la raison en est que la pédagogie
de projet est basée plus sur des valeurs que sur des théories, et que ses mises en œuvre pratiques sont
très contextualisées parce qu’elles dépendent étroitement des acteurs et des environnements des projets.
5
Je propose un exemple de définition-description de ces deux autres modèles dans l’introduction générale
de la deuxième partie du présent essai.
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éventuellement, au moment où ils le jugeront opportun, mon autre essai sur la modélisation cité
au paragraphe ci-dessus (Puren 2022f).
La complexité fondamentale du domaine de la didactique des langues-cultures
En regroupant et en synthétisant ce qu’ont écrit les épistémologues de la complexité, en
particulier le sociologue et philosophe français Edgar Morin, on peut définir le concept de
complexité au moyen de ses différentes composantes : une idée, une question, une situation,
une difficulté, une intervention sont « complexes » parce qu’elles présentent des composantes
ou des paramètres qui sont multiples, divers, hétérogènes, variables, interreliés, instables (et
donc imprévisibles), contradictoires et non totalement objectivables (l’analyste, l’observateur,
l’intervenant sont toujours présents avec leur subjectivité). Ces composantes ne sont pas
toujours toutes présentes, mais plus elles sont nombreuses, et plus le niveau de complexité est
élevé.
Or on retrouve toutes ces composantes en DLC, par exemple lorsque l’on veut décrire les
caractéristiques de tout groupe d’élèves tel qu’il se présente et se comporte en classe face à
l’enseignant : les élèves sont divers, leur comportement est variable, en partie imprévisible,
etc. : j’illustre ainsi sur cet exemple toutes les caractéristiques de la complexité didactique dans
le document de cours « Les composantes de la complexité » (Puren 046).
L’objet de la DLC est éminemment complexe, puisqu’il s’agit du processus conjoint
d’enseignement et d’apprentissage, conduit en commun par un enseignant et un groupe
d’apprenants, d’un objet lui-même d’une grande complexité puisqu’il s’agit d’une langue, des
cultures correspondantes, et de leurs relations.
6
Le projet de la DLC, qui est l’amélioration de ce processus conjoint d’enseignement-
apprentissage, hérite naturellement de la complexité de son objet, qu’il augmente encore dans
la mesure où les effets de toute action en environnement complexe ne sont jamais totalement
prévisibles, jusqu’à être parfois contraires à l’intentionnalité de leurs auteurs
7
.
C’est pourquoi il n’y a pas, en DLC, de « problèmes », mais seulement des « problématiques »,
c’est-à-dire des ensembles de problèmes présentant précisément toutes les caractéristiques de
la complexité (cf. « Problème versus problématique », Puren 023). C’est pourquoi dans les
années 1970, en France, les spécialistes de l’enseignement-apprentissage des langues sont
passés dans leur discipline de la perspective méthodologique (dans laquelle on cherche des
réponses universelles à des questions de méthodes) à une perspective métaméthodologique,
qu’ils ont appelée « didactique », dans laquelle on questionne les questions méthodologiques
elles-mêmes en fonction de l’ensemble des paramètres variés, variables, etc. des
environnements d’enseignement-apprentissage
8
. C’est pourquoi le processus de formation
6
Pour plus de développements que je ne peux faire ici sur la question de la complexité en DLC, je renvoie
les lecteurs intéressés à mon Essai sur l’éclectisme (1994e), chapitre 2.2., « La nouvelle épistémologie »,
pp. 73 sqq., à mon manifeste « Pour une didactique complexe des langues-cultures » (2003b), ou encore
au chapitre que j’ai rédigé plus récemment pour un ouvrage collectif, « L’épistémologie de la didactique
des langues-cultures, une épistémologie complexe pour discipline complexe » (2022e).
7
Edgar Morin (1990b) parle, à ce propos, d'« écologie de l'action ». Dans un article de 1997, j’illustre de
plusieurs exemples chacune des quatre propositions suivantes : 1. La perception du progrès dépend
étroitement des valeurs dominantes du moment. 2. Le progrès dans la connaissance peut être progrès
dans l'incertitude. 3. Le progrès dans un domaine peut provoquer des régressions dans un autre. 4. Le
progrès des uns peut constituer une régression pour les autres. (Puren 1997b)
8
À la question méthodologique d’un enseignant-stagiaire : « Est-ce que je lis moi-même ce texte en classe,
ou est-ce que je leur laisse lire en silence ? », un didacticien ne peut que répondre : « Ça dépend : Quels
sont vos élèves ? Quels sont vos objectifs ? Pourquoi avez-vous choisi ce texte ? Quel est son genre ?
Qu’est-ce que vous avez prévu de faire avant et après cette séquence ? Comment vos élèves sont-ils
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didactique d’un enseignant consiste dans le passage de ce qu’il perçoit au départ comme des
« problèmes » à ce qu’il sait désormais devoir gérer comme autant de « problématiques »
9
. C’est
encore pourquoi les recherches en DLC commencent généralement par la problématisation, et
s’évaluent moins par les solutions qu’elles proposent que par l’élargissement et/ou
l’approfondissement de leur problématique initiale. Si l’on veut regrouper en un seul modèle
l’ensemble du système de la recherche, on aboutit à un macro-système extrêmement complexe
avec des entrées hétérogènes – empiriques, méthodologiques, technologiques, sociales et
théoriques – ; avec des relations diverses entre des données de terrain, des théories et des
modèles théoriques, pratiques et praxéologiques ; avec enfin des sorties telles que les manuels,
guides et fiches pédagogiques, ouvrages, articles et conférences didactiques, programmes
d’enseignement et de formation didactique, instructions officielles
10
...
L’éclectisme a toujours été massif et constant chez les enseignants parce qu’il est le seul mode
empirique possible de gestion de cette complexité à laquelle ils sont constamment confrontés,
et qu’ils n’ont jamais pu et ne pourront jamais gérer seulement en appliquant quelque
méthodologie constituée que ce soit : par nature, aucune d’entre elles, en effet, ne peut convenir
à tous les élèves, à tous les objectifs, à tous les environnements d’enseignement-apprentissage,
tout simplement parce qu’elles n’ont pu se construire en tant que cohérences globales qu’en
évacuant les contradictions et en limitant leur « problématique globale de référence »
11
. C’est
ce qui explique que les méthodologues communicativistes, du moins en France, ne se soient pas
intéressés pendant longtemps à trois problématiques pourtant essentielles en environnement
scolaire, à savoir la gestion de l’hétérogénéité des élèves, la motivation à l’apprentissage et la
gestion de la L1.
C’est pourquoi, enfin, toutes les grandes méthodologies historiques – ce furent en France la
méthodologie directe, la méthodologie audio-orale américaine, la méthodologie audiovisuelle
française et l’approche communicative – se sont élaborées à l’origine sur une problématique
triplement réduite, celle des débuts de l’apprentissage, pour un public particulier et dans un
environnement déterminé. Toutes, ensuite, se sont heurtées à la contradiction entre leur
élargissement à la poursuite de l’apprentissage pour des niveaux plus avancés, à d’autres publics
et dans d’autres environnements, d’une part, et d’autre part le maintien de leur cohérence
initiale
12
. En d’autres termes, les méthodologies constituées ne peuvent se maintenir dans le
temps long qu’en devenant éclectiques, à l’instar des enseignants dans le temps long de leur
carrière professionnelle. C’est clairement ce qui s’est passé avec l’approche communicative, qui
a fini ainsi par combiner le néo-béhaviorisme des tout débuts de l’apprentissage – les apprenants
sont entraînés à relier immédiatement certaines notions et fonctions langagières à certaines
situations de communication – avec le constructivisme – on demande aux élèves de
habitués à travailler ? Quelles méthodes voulez-vous qu’ils mettent en œuvre sur ce texte ? De combien
de temps allez-vous disposer ? Etc., etc. » Je reviens plus avant sur ce passage de la perspective
méthodologique à la perspective didactique (puis didactologique) au chap. 1.2.7.
9
Cela implique d’organiser la formation initiale des enseignants en commençant par la formation
méthodologique (observation de classes, construction de séquence, pratiques de classe accompagnées,
analyse de manuels..., afin qu’il puisse problématiser eux-mêmes en partir de leurs propres questions
(cf. Puren 2010a).
10
Cf. Puren 2015a, en particulier le schéma de la page 49, que l’ensemble de cet essai présente et
commente.
11
Sur ce concept, cf. sa définition dans le glossaire Puren 030, et son utilisation dans l’article Puren 1998c.
12
Les méthodologies dites « non conventionnelles » (telles que le Silent Way, la Suggestopédie, le Total
Physical Response, etc.) résistent mieux précisément parce qu’elles sont si réductrices qu’elles ne peuvent
être utilisées que pour des publics et dans des contextes très limités : en termes de management (ce qui
leur convient, parce que ce sont souvent-des entreprises commerciales), elles appliquent une « stratégie
de niche », consciente ou non : il est heureux pour elles, paradoxalement, que leurs promoteurs ne
recrutent jamais qu’un nombre limité d’adeptes travaillant dans des environnements très particuliers.
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conceptualiser les règles de la langue pour faire évoluer leur « grammaire intermédiaire », ou
interlangue. L’approche communicative a également dû passer des dialogues de base fabriqués
de présentation des notions et fonctions dans des situations quotidiennes de communication, au
traitement des documents authentiques, ce qui l’a amenée à se combiner avec la méthodologie
antérieure qui s’était élaborée sur cette problématique spécifique, à savoir la « méthodologie
active »
13
.
Cette complexité fondamentale du domaine de la DLC a des conséquences directes sur son
épistémologie (je parle pour ma part depuis les années 1990 de « didactique complexe des
langues-cultures »), concrètement, pour ce qui nous intéresse ici, sur la manière dont on peut
y concevoir les statuts et fonctions respectifs des théories, des modèles et des pratiques.
« Séquences » et « unités » didactiques
La complexité de la DLC apparaît dès que, comme je l’ai fait dans les paragraphes précédents,
on se réfère non pas aux unités didactiques des manuels, mais aux séquences didactiques
effectivement réalisées par les enseignants dans leurs classes. Je reprendrai dans le présent
essai l’expression habituelle d’ « unités didactiques » pour désigner ce que l’on a appelé
longtemps les « leçons » des manuels, et je réserverai celle de « séquences didactiques » (ou
« séquences de classe ») pour désigner le même type de découpage du flux d’enseignement
réalisé par les enseignants eux-mêmes dans leurs propres pratiques lorsqu’ils n’utilisent pas de
manuel, ou qu’ils utilisent leur manuel à leur manière, ou encore qu’ils n’utilisent que certains
éléments d’un ou de plusieurs manuels. J’entends par « même type de découpage » un
découpage en séquences remplissant les mêmes fonctions didactiques que le découpage en
unités didactiques
14
. Cette distinction est essentielle, parce que le modèle PPP peut s’appliquer
à la limite lorsqu’on se limite aux manuels et à leurs unités didactiques ; mais il se révèle être
très insuffisant lorsqu’on veut l’appliquer aux pratiques d’enseignement-apprentissage telles
qu’elles se réalisent au sein des séquences de classe effectives.
Comme ma critique de la conception du « modèle » en DIA va se faire sur la base de ma propre
conception de la modélisation dans la discipline, je présenterai celle-ci dans une première partie,
à savoir la modélisation en tant qu’outil didactique privilégié d’appréhension et de gestion de la
complexité. Dans la seconde partie, je présenterai la conception du « modèle » PPP en DIA, ma
thèse étant qu’il tend à y fonctionner, à l’inverse, comme un outil de réduction systématique de
la complexité.
1. Première partie : les modèles en didactique complexe des langues-cultures
Introduction de la première partie
Dans un premier chapitre, je présenterai la différence entre les « théories » et les « modèles »
du point de vue de l’épistémologie actuelle des sciences, en me concentrant sur l’épistémologie
des sciences humaines, dont relève la DLC. Les deux chapitres suivants présenteront les
différentes formes que peuvent prendre les modèles (il existe des modèles-séries, procédures,
processus, cartographiques, historiques et systémiques), puis les différentes fonctions qu’ils
peuvent assurer (ce sont les fonctions cognitive, pédagogique, pratique et heuristique). Dans la
dernière partie seront présentés les trois types de modèles existants en DLC, à savoir les
modèles théoriques, pratiques et praxéologiques. Toutes ces formes, fonctions et types peuvent
13
Cf. le document intitulé « Traitement didactique du document authentique en classe de langue-culture.
Modèle d’analyse par tâches », Puren 041. J’ai présenté en détail les différentes méthodologies qui se sont
succédé en France dans mon Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues (Puren 1988a).
14
Sur ces fonctions, cf. Puren 2011b, pp. 4-6, ou encore 2013k p. 3.
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se croiser de différentes manières dans les modèles, y compris lorsqu’ils sont élaborés à partir
des mêmes données de terrain, et les modèles eux-mêmes peuvent se combiner ou s’articuler
entre eux, de manière à appréhender ou gérer de la manière la plus adéquate possible la
complexité des problématiques didactiques.
1.1. « Théories » versus « modèles »
Deux conceptions épistémologiques de la didactique des langues-cultures s’opposent depuis
l’époque où certains ont voulu la fonder sur des théories scientifiques – concrètement une théorie
linguistique, le distributionnalisme, et une théorie cognitive, le béhaviorisme. Ce fut au moment
de l’élaboration aux USA de la Army Method, dans les années 1940-1950, et surtout de sa
version grand public, la méthodologie audio-orale, dans les années 1960
15
. Depuis cette époque,
il y a en DLC une épistémologie qui se veut « scientifique », sur le modèle des sciences dites
« exactes », et une autre qui, à l’instar de celle qui s’est imposée dans les sciences humaines
depuis quelques décennies, veut prendre en compte la complexité de ses problématiques.
Edgar Morin, connu en France pour être « le philosophe de la complexité », oppose ainsi le
paradigme scientifique, qu’il reconnaît légitime dans les sciences exactes, le paradigme complexe
(dans le sens de « paradigme de la complexité »), le seul qu’il estime adapté pour les sciences
humaines (et donc, à mon avis, pour la DLC, qui en fait partie), et le paradigme scientiste, qui
est celui des sciences humaines qui veulent, à tort, reprendre le paradigme scientifique alors
qu’il ne leur est pas adapté (le tableau de synthèse est de moi, à partir en particulier d’E. Morin
1986, 1990a) :
Fig. 1. Les trois grands paradigmes épistémologiques
LE PARADIGME
SCIENTIFIQUE
LE PARADIGME
SCIENTISTE
LE PARADIGME
COMPLEXE
Réductionnisme
scientifique
Réduction
Approche systémique
On manipule en laboratoire
un modèle réduit de la
réalité.
On confond la réalité réduite
pour/par l'analyse scientifique
avec la réalité en soi.
On cherche à tenir compte d'un
maximum de données, en sachant que
la réalité en soi nous échappe.
Spécialisation
Disjonction
Union de la distinction
et de la conjonction
On distingue les différents
domaines, niveaux,
problèmes... pour analyser
chacun séparément.
On autonomise les différentes
disciplines, les différents
domaines, niveaux, problèmes...
On cherche à unir la distinction
(nécessaire à la perception) et la
conjonction (qui rétablit les
interrelations, les articulations, les
multidimensionnalités).
Rationalité
Rationalisation
« Rationalité ouverte »
On recourt à la logique
comme instrument de
connaissance et de
contrôle.
On cherche à construire une
cohérence parfaite et totalisante
autour d'un principe unique
(paradigme copernicien).
On est conscient des limites de la
logique, des effets pervers de la
fermeture théorique, de l'inexistence
d'un principe unique de cohérence
(paradigme hubbléen).
On cherche à éliminer
l'imprécision, l'incertitude
et la contradiction.
On ne considère comme
connaissance légitime que la
connaissance précise et certaine.
–On travaille avec l'imprécision,
l'incertitude et la contradiction.
15
Pour une description de ces deux méthodologies, cf. mon Histoire des méthodologies de l’enseignement
des langues, Puren 1988a, chap. 4.1.2 et 4.1.3, pp. 193-205.
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On recherche la vérité.
On est certain de détenir la
vérité.
–On tourne autour du problème de la
vérité en passant de perspective en
perspective, de vérité partielle en
vérité partielle.
On s'efforce d'être objectif.
On est persuadé d'être objectif.
–On sait que le sujet est toujours
présent dans l'observation de l'objet,
et on recherche des procédures
intersubjectives d'objectivation.
La complexité de la DLC ne peut se gérer à partir de théories, parce que celles-ci sont partielles
et exclusives les unes des autres, mais à partir de modèles, parce que ceux-ci, comme l’exige le
paradigme complexe, tiennent compte d’un maximum de données, mettent ces données en
relation les unes avec les autres, ne s’excluent pas les uns les autres – deux modèles peuvent
être à la fois opposés et complémentaires –, admettent « l’imprécision, l’incertitude et la
contradiction », ne prétendent pas représenter la réalité en soi mais être seulement des outils
d’action sur cette réalité, outils que l’on va pouvoir modifier à volonté, voire abandonner dès que
d’autres se révèleraient plus efficaces.
J’ai déjà cité à plusieurs reprises dans mes travaux le passage suivant du philosophe Pierre Lévy
dans son ouvrage Les technologies de l'intelligence. L'avenir de la pensée à l'ère informatique
(1990), parce qu’il me semble exprimer clairement ce qu’on peut appeler la « philosophie » de
la modélisation, en même temps qu’il explique pourquoi celle-ci s’est imposée dans la culture
scientifique actuelle.
Dans la civilisation de l'écriture, le texte, le livre, la théorie restaient, à l'horizon de la
connaissance, des pôles d'identification possibles. Derrière l'activité critique, il y avait
encore une stabilité, une unicité possibles de la théorie vraie, de la bonne explication.
Aujourd'hui, il devient de plus en plus difficile pour un sujet d'envisager son identification,
même partielle, à une théorie. [...] Les théories, avec leur norme de vérité et l'activité
critique qui les accompagne, cèdent du terrain aux modèles, avec leur norme d'efficience
et le jugement d'à-propos qui préside à leur évaluation. Le modèle n'est plus couché sur
le papier, ce support inerte, il tourne sur un ordinateur. C'est ainsi que les modèles sont
perpétuellement rectifiés et améliorés au fil des simulations. [...] Dorénavant [...] nous
aurons affaire à des modèles plus ou moins pertinents, obtenus et simulés plus ou moins
vite, et cela de plus en plus indépendamment d'un horizon de la vérité, à laquelle nous
pourrions adhérer durablement. S'il y a de moins en moins de contradictions, c'est parce
que la prétention à la vérité diminue. On ne critique plus, on débogue. (pp. 136-137)
Dans les sciences humaines, le recours à tous les modèles disponibles s’est imposé de manière
plus évidente encore que dans les sciences exactes, au point que si leurs spécialistes parlent
encore de « théories », ils ne pensent pas à des théories stricto sensu, mais à des « modèles
théoriques ». Les psychothérapeutes, par exemple, ne considèrent plus incompatibles la
psychologie et la psychanalyse, la seule question désormais pertinente à leurs yeux étant de
savoir à quel moment choisir l’une ou l’autre modèle thérapeutique, ou les combiner, au cours
du diagnostic et du traitement de tel ou tel patient. Les didacticiens de langues-cultures
reconnaissent que les processus d’apprentissage de la langue maternelle ne peuvent s’expliquer
uniquement par le modèle béhavioriste, parce qu’ils demandent également, entre autres, la
mobilisation du modèle opposé, constructiviste
16
. Et ils se réfèrent également à diverses
« grammaires », lesquelles sont des modèles théoriques différents mais complémentaires de
description du fonctionnement de la langue. Certains linguistes, pour se valoriser en tant
qu’universitaires, appellent encore « théories » ce qui ne peut être considéré précisément, d’un
16
Cf. infra chap. 1.4.1.1.2 «Les modèles cognitifs d’enseignement-apprentissage ».
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point de vue de l’épistémologie des sciences, que comme des « modèles théoriques » : la
description d’un texte par ses caractéristiques de genre n’est pas plus « exacte », pas plus
proche de sa réalité langagière, que sa description morpho-syntaxique, ou textuelle, ou
discursive : elle n’est qu’une des perspectives scientifiques sur la langue, toutes pouvant être
pertinentes pour l’enseignement et l’apprentissage de cet objet complexe.
Cette évolution historique de l’épistémologie des sciences humaines rend d’autant plus incongrue
l’obsession de certains didacticiens pour encore actuellement s’appuyer sur des « théories »
existantes, ou espérer de nouvelles, qui leur fourniraient des certitudes « scientifiques »
définitives sur la manière de décrire l’objet et de gérer le projet de leur discipline
17
. Le tableau
suivant s’inspire de deux des quatre références épistémologiques à mon avis incontournables
d’une didactique complexe des langues-cultures, à savoir le paradigme de complexité d’Edgard
Morin et le pragmatisme de Richard Rorty
18
. Il oppose les conceptions d’une part de ceux qui
veulent fonder la DLC sur des « théories scientifiques » extra-didactiques fournies par les
« sciences du langage » et les « sciences cognitives », et d’autre part les conceptions de ceux
qui, comme moi, considèrent que la complexité de la DLC ne peut être gérée qu’au moyen de
modèles :
Fig. 2. « Théories scientifiques » versus « modèles didactiques »
Théories scientifiques
Modèles didactiques
Conception de
la connaissance
La connaissance comme
représentation de la réalité
la connaissance comme confrontation avec la
réalité, « le fait d’avoir affaire à elle « (R. Rorty)
Projet
décrire la réalité
agir sur la réalité
Critères de
validation
–pouvoir de prédiction
–adéquation à la réalité en elle-
même
–« explication la plus efficace possible d’un
ensemble d’informations élargi au maximum
« (R. Rorty)
–efficacité de l’action en contexte
Approche
approche externe : on importe
telles quelles des théories
élaborées dans des disciplines
extérieures à DLC
approche interne :
–on élabore des modèles à l’intérieur même de
la DLC
–on utilise des théories externes pour élaborer
ou étayer des modèles didactiques
Orientation
orientation produit : on utilise des
théories constituées
orientation processus : on privilégie l’activité
même de la modélisation
Démarche
démarche hypothético-déductive
conceptualisation par induction à partir de
l’observation empirique
Méthode
–simplification de la réalité :
démarche analytique,
reproduction par manipulation de
paramètres isolés
–recherche de l’objectivité
absolue
–« problématisation « : prise en compte de la
complexité avec ses paramètres multiples,
hétérogènes, variables, interreliés,
contradictoires, sensibles au contexte (E. Morin)
–mise en œuvre de « procédures
intersubjectives d'objectivation « (E. Morin)
Mise en œuvre
on « applique « une théorie
on fait « tourner « un modèle
Relation
théorie-
pratique
perspective critique : on
considère la pratique comme « le
produit d’une dégradation de la
théorie « (R. Rorty)
perspective pragmatiste : on traite la théorie
« comme un auxiliaire de la pratique
« (R. Rorty)
Source : Puren 015.
17
Ce paradigme scientiste est aussi très présent chez les auteurs du CECRL. Cf. le relevé des occurrences
correspondantes dans Puren 2015f, p. 8.
18
Cf. « Les quatre références épistémologiques d'une didactique complexe des langues-cultures,
Puren 048, avec en outre une bibliographie personnelle. Les deux autres références sont le « paradigme
d'adéquation » de Herbert Alexander Simon (1996) et le « paradigme systémique », par ex. de Bernard
Walliser (1977) et Jean-Louis Le Moigne (1994). Je citerai plus avant dans ce texte un autre épistémologue
plus radical, Paul Feyerabend.
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Nous verrons plus avant, au chapitre 1.4, qu’il faut distinguer, parmi les modèles didactiques,
entre les modèles « théoriques », « pratiques » et « praxéologiques ». Une théorie linguistique
(le distributionnalisme) une théorie cognitive (le béhaviorisme) ont à une époque fortement
influencé la DLC, mais même dans cette logique applicationniste, elles n’ont pu le faire
concrètement que parce que des « modèles théoriques » correspondants – respectivement
l’analyse en constituants immédiats et le modèle stimulus-réponse-renforcement – ont pu
générer des modèles pratiques – respectivement les « tableaux structuraux » des manuels de
langue, et l’exercice structural en laboratoire de langue
19
.
L’épistémologie de la DLC et des didactiques disciplinaires en général (celles des disciplines
scolaires) est comparable à celle de la pédagogie, sur les « réflexions » de laquelle le sociologue
Émile Durkheim a écrit les lignes suivantes dans son ouvrage de 1922 :
Ces réflexions prennent la forme de théories ; ce sont des combinaisons d'idées, non des
combinaisons d'actes, et, par là, elles se rapprochent de la science. Mais les idées qui
sont ainsi combinées ont pour objet non d'exprimer la nature des choses données, mais
de diriger l'action. [...]. Pour exprimer le caractère mixte de ces sortes de spéculations,
nous proposons de les appeler des théories pratiques. La pédagogie est une théorie
pratique de ce genre. Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais
elle y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducateur des idées qui le dirigent.
(pp. 88-89, je souligne).
Dans le même ouvrage, É. Durkheim définit ces « théories pratiques » comme des
« combinaisons d’idées » relevant d’une « attitude mentale intermédiaire » entre d’une part « la
science proprement dite », et d’autre part « l’art », tel que « l’art du soldat, de l’avocat, de
l’instituteur », qui sont « des manières de faire [provenant] soit d'une expérience traditionnelle
communiquée par l'éducation, soit de l'expérience personnelle de l'individu ».
L’épistémologie de la pédagogie et des didactiques disciplinaires est comparable à celle des
sciences sociales telle que A.M. Huberman et M.B. Miles la présentent dans leur ouvrage de
1991. Ils la définissent
20
:
– par son objet, à savoir des données empiriques constituées non de chiffres mais de
mots organisés en textes, et recueillies par des observations, des entretiens, des extraits
de documents ou des enregistrements ;
– et par sa méthodologie principalement de type inductif, qui consiste :
1) à « condenser les données empiriques par « sélection, centration, simplification,
abstraction et transformation » (p. 35) ;
2) à les présenter sous forme de matrices, graphiques, diagrammes et tableaux de
manière à « tirer des conclusions et passer à l'action » (p. 36) ;
3) enfin à élaborer/vérifier ces conclusions par un travail approfondi de reproduction d'un
résultat dans un autre ensemble de données, ou par « des discussions entre collègues
visant à développer un consensus intersubjectif " (p. 37). En ce qui concerne les sciences
humaines en effet, selon les auteurs, « il n'existe pas de canons, règles de décision,
algorithmes ou même d'heuristique reconnue en recherche qualitative permettant
d'indiquer si les conclusions sont valables et les procédures solides » (p. 374).
19
Cf. Puren 1988a, pp. 197-198 et pp. 200-202.
20
Je reprends textuellement à la suite un passage de mon article de 1997 intitulé « Concepts et
conceptualisation en didactique des langues : pour une épistémologie disciplinaire » (Puren 1997b).
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L'objectif que se proposent ainsi A.M. Huberman et M.B. Miles est d'atteindre
progressivement « une cohérence conceptuelle/théorique « (p. 413) en reliant chaque
donnée recueillie sur le terrain à d'autres données, puis en les regroupant sous des
« éléments conceptuels » (constructs) de plus en plus larges ; ces éléments conceptuels
vont enfin être reliés eux-mêmes dans une « théorie », celle-ci étant définie comme un
« cadre conceptuel » consistant en une description des concepts-clés (dimensions,
facteurs, variables) ainsi que de leurs relations et interactions. (Puren 1997b, p. 8)
Ce qu’on appelle des « modèles », en épistémologie, ce sont les représentations schématiques
de ces « combinaisons d’idées » d’É. Durkheim, ou de ces « matrices, graphiques, diagrammes
et tableaux » par lesquels Huberman et Miles proposent de présenter les « éléments
conceptuels » de ces « cadres conceptuels » que sont en réalité pour eux lesdites « théories »
sociologiques.
Nous verrons par la suite de nombreux exemples de modèles didactiques. Mais comme premier
exemple, je propose ci-après le modèle pratique du « noyau dur » des « méthodes »
21
de la
méthodologie directe, assurément le plus productif et le plus résistant de toute l’histoire moderne
de la DLC :
Fig. 3. Noyau dur de la méthodologie directe
Les trois « idées » ou « éléments conceptuels » que ce modèle historique d’enseignement
moderne des langues mobilise, c’est :
(1) que l’on enseigne une langue cible (L2) directement, i.e. sans faire passer les élèves
par l’intermédiaire de la langue source (L1) : méthode directe ;
(2) que l’on enseigne une L2 en la faisant pratiquer par les élèves eux-mêmes : méthode
active ;
(3) que l’on enseigne à parler une L2 en la faisant parler directement par les élèves eux-
mêmes : méthode orale combinée aux deux autres méthodes.
Ce modèle apparaît avec la méthodologie directe du début du XXe siècle – ces trois méthodes en
constituent le « noyau dur » –, mais on le retrouve dans toutes les grandes méthodologies
historiques jusqu’à nos jours, depuis la méthodologie directe des années 1900, donc, jusqu’à
l’approche communicative et perspective actionnelle comprises.
21
« Méthode » a ici le sens d’ « unité minimale de cohérence méthodologique » : la « méthode » est à la
méthodologie ce que le phonème est à la phonologie, ou le sème à la sémantique. Je les présente toutes
par paires à la fois opposées et complémentaires, comme le veut l’épistémologie complexe (méthodes
directe / indirecte, méthodes inductive / déductive, méthodes onomasiologique / sémasiologique, etc.)
dans un tableau unique (Puren 008). Une « méthode est constituée d’un principe, de l’objectif
correspondant et de toutes les technologies de mise en œuvre (cf. Puren 005). Le « noyau dur » d’une
méthodologie, ce sont des méthodes privilégiées très fortement articulées entre elles.
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1.2. Différentes formes de modèles
Les modèles peuvent prendre plusieurs formes, en fonction desquelles on peut leur donner
différentes appellations. Je prendrai tous mes exemples en DLC, en déclinant les différentes
formes possibles que l’on peut donner au cadre conceptuel fondamental « enseignement –
apprentissage – usage ».
1.2.1. Les modèles-séries
Ce sont de simples énumérations d'éléments ; par exemple, le concept de « didactique » renvoie
traditionnellement à « enseignement-apprentissage ». On peut considérer plus exact – il est en
tout cas plus complexe – le modèle « enseignement-apprentissage-usage ». Le sous-titre du
CECRL de 2001 est un autre modèle-série très différent : « Apprendre. Enseigner. Évaluer », et
on trouve dans ce document de très nombreuses définitions sous forme de modèles séries, par
exemple la compétence de communication par les composantes linguistique, socioculturelle et
pragmatique, elles-mêmes définies par des composantes (la composante pragmatique par les
sous-composantes discursive et fonctionnelle, par ex.). J’ai proposé moi-même, dernier
exemple, un « modèle complexe » de la composante culture définie par ses composantes trans-,
méta-, inter-, pluri- et co-culturelles (Puren 2011j).
1.2.2. Les modèles-correspondances
Ce sont des tableaux permettant d’effectuer entre leurs éléments des croisements représentant
des correspondances. On peut par exemple croiser « enseignement », « apprentissage » et
« usage » avec « évaluation », ce qui fait apparaître trois grandes problématiques différentes
d'évaluation :
Fig. 4. Tableau croisant « évaluation » avec « enseignement », « apprentissage » et « usage »
Enseignement
Apprentissage
Usage
Évaluation
1
2
3
Autres exemples de modèles correspondances : les deux tableaux plus haut qui opposent en
fonction de plusieurs critères communs, le premier les paradigmes scientifique, scientiste et
complexe, le second les théories scientifiques et les modèles didactiques.
1.2.3. Les modèles-procédures
Les modèles-procédures (ou « procéduraux ») décrivent la manière dont différentes tâches
prédéfinies se succèdent dans un ordre chronologique linéaire prédéterminé. Voici un exemple
de modèle pratique procédure, celui de correction des erreurs des apprenants :
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Fig. 5. Modèle-procédure de correction des erreurs des élèves
On pourra comparer cette version du modèle de correction des erreurs des apprenants avec,
dans Puren 2022f (p. 22) une autre version plus complexe intégrant non seulement comme
celle-ci la méthode active (i.e. l’exigence de la participation des apprenants), mais la méthode
conceptualisatrice appliquée aux erreurs des apprenants.
Les modèles « historiques », que nous verrons au chapitre 1.2.6, sont eux aussi des modèles
chronologiques, mais ils représentent des évolutions dans le temps.
1.2.4. Les modèles-processus
Contrairement aux modèles-procédures, qui sont linéaires, les modèles processus (ou
« processuels ») intègrent de la récursivité : à la suite de l’évaluation d’une tâche, on peut être
amené à reprendre à l’identique une ou plusieurs tâches précédentes (il s’agit alors de l’opération
d’itération --, et même à modifier la planification en supprimant, modifiant, ajoutant ou encore
réorganisant plusieurs tâches précédentes ou suivantes (il s’agit alors de la rétroaction, qui n’est
donc pas un simple « feed-back », parce qu’elle revient de manière dynamique sur le processus.
Un modèle très complexe de cette forme de modèle est celui du processus cognitif de la
démarche de projet. Ses tâches sont soumises à des opérations de gestion de la complexité
combinant constamment la proactivité – dans laquelle on se projette mentalement dans les
tâches à venir – et la rétroactivité, proactivité et rétroactivité s’enchaînant ainsi constamment
l’une avec l’autre. C’est ce qui se passe dans les projets pédagogiques, dans lesquels les trois
éléments fondamentaux « enseignement », « apprentissage » et « usage » sont conjointement
et constamment soumis à ces deux grands types d’opérations opposées et complémentaires.
Voici le modèle processus correspondant (il est commenté en détail dans Puren 2017a) :
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Fig. 6. Opérations cognitives constitutives de la démarche de projet
On retrouvera ces opérations cognitives dans le modèle pratique PBL (Project-Based Learning) :
cf. infra Introduction de la deuxième partie, « Présentation du modèle PBL ».
1.2.5.Les modèles-réseaux
Dans ces formes de modèle, les éléments sont en interrelation : on représentera ainsi les
éléments « enseignement », « apprentissage » et « usage » reliés entre eux par des flèches à
double sens, ce qui amène à s'interroger sur toutes leurs relations réciproques possibles
22
:
Fig. 7. Modèle-réseau « usage », « enseignement », « apprentissage »
Autres exemples de modèle réseau : le modèle reproduit plus haut du noyau dur de la
méthodologie directe est un modèle-réseau de trois méthodes combinées. Dans mon Histoire
des méthodologies, j’ai proposé un modèle-réseau plus complexe de cette méthodologie,
mettant en relation ses sept principales méthodes (Puren 1988a, p. 80). À la fin d'une expérience
mentale de modélisation des différentes origines de la méthodologie d'enseignement de chaque
professeur, j’ai proposé le modèle-réseau suivant mettant en relation l'ensemble de ces origines
(1999h, p. 30)
Fig. 8. Modèle-réseau des composantes de la méthodologie personnelle des enseignants
1.2.6. Les modèles cartographiques
Ils permettent de positionner des concepts les uns par rapport aux autres. Par exemple, on peut
placer « objet » et « sujet » comme deux bornes extrêmes d'un continuum entre lesquelles vont
22
On fait jouer alors la fonction « heuristique » du modèle. Cf. infra, chap. 1.3 « Différentes fonctions des
modèles ».
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 17 sur 71
se situer à un certain moment, ou se déplacer dans le temps, différents positionnements
intermédiaires de centration sur la méthodologie d’enseignement ou la méthodologie
d’apprentissage :
Fig. 9 : Continuum entre centration sur l’enseignement et centration sur l’apprentissage
enseigner
(imposition par
l’enseignant de
méthodologies
d'enseignement
/apprentissage
constituées)
enseigner à apprendre
(l’ “ intermétho-
dologique ” : gestion par
l’enseignant du contact
méthodologies
d’apprentissage [–]
méthodologies
d’enseignement)
enseigner à
apprendre à
apprendre23
(proposition par
l’enseignant de
stratégies
d’apprentissage
différenciées)
laisser apprendre
à apprendre
(acquisition
personnelle par
l’apprenant de
stratégies
individuelles
d’apprentissage)
respecter
l’apprentissage
(respect par
l’enseignant des
types
d’apprenants et
habitudes
d’apprentissage)
Source : Puren 1998f
En faisant « tourner » ce modèle objet-sujet sur la didactique de la culture, on fait apparaître
trois versions différentes de la composante interculturelle de la compétence culturelle, ainsi que
deux autres compétences apparues plus récemment :
Fig. 10 : Les trois versions de l’interculturel, entre l’orientation objet et l’orientation sujet
Source : Puren 019
1.2.7. Les modèles historiques
Ils sont comme les modèles procédures des modèles chronologiques, mais ils représentent des
évolutions dans le temps. On a souvent en France représenté l’évolution des conceptions
pédagogiques en DLC de la manière suivante :
Fig. 12. Modèle de l’évolution historique des centrations en DLC
C’est assurément une représentation très simpliste
24
.
23
Formule utilisée par R. RICHTERICH en 1992 : « Je crois fermement que le rôle de l'enseignant consistera
essentiellement, j'aimerais dire exclusivement, à enseigner à apprendre à apprendre de façon que
l'apprenant puisse ensuite ou parallèlement apprendre seul dans un centre de ressources, une médiathèque
ou chez lui, s'il en a les moyens, en créant son propre centre de ressources (ordinateurs, vidéo, cassettes
audio, etc.), en faisant un voyage ou un stage dans le pays dont il apprend la langue » (p. 45, je souligne).
24
Les environnements numériques ont par exemple impulsé un déterminisme technologique qui a amené
certains, après la « centration sur l’apprenant » de l’approche communicative, à un retour à une
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Autre exemple : j’ai montré, dans une recherche que j’ai menée en 1994 sur l’évolution de la
didactique du FLE en France de 1925 à 1975, que cette discipline était rapidement parvenue à
maturité en ajoutant à une perspective méthodologique, exclusive jusqu’à la fin des années 60,
une perspective « didactique »(i.e. méta-méthodologique) au début des années 70, puis une
perspective didactologique (i.e. méta-didactique) au début des années 80 (Puren 1994a). Dans
la perspective méthodologique, on aborde la problématique didactique sous l’angle des manières
d’enseigner et d’apprendre (méthodes, techniques, démarches, approches, méthodologies
25
...).
La perspective didactique est une perspective méta-méthodologique : un méthodologue cherche
des réponses méthodologiques, un didacticien cherche les questions que l’enseignant doit se
poser avant de chercher ces réponses
26
. Quant au didactologue, il questionne la didactique elle-
même, essentiellement à partir de positionnements épistémologiques – comme je le fais
présentement –, éthiques ou politiques.
Le modèle historique de maturation de la didactique du FLE dans les années 1960-1980 peut
donc se représenter de la manière suivante
27
:
Fig. 13 : Évolution historique des perspectives constitutives de la DLC
1.2.8. Les modèles systémiques
Ce sont les outils privilégiés de l’approche dite précisément « systémique » actuellement
dominante dans toutes les sciences humaines qui cherchent à prendre en compte la complexité.
Ce sont en effet les modèles dont le fonctionnement est le plus complexe : ils représentent un
ensemble d'éléments interreliés de manière dynamique (ils relèvent en cela des modèles-
réseaux), au moyen de récursivités (ils relèvent en cela des modèles-processus) ; mais en outre
– et c'est ce qui fait qu'il s'agisse d'un « système » –, l’ensemble s'autoorganise de manière
globale et produit ses propres effets internes (des « émergences »»), tout en étant ouvert sur
son environnement par des « entrées », et en produisant en retour ses propres effet externes
(des « sorties »). On pourrait ainsi, en première analyse, considérer l'enseignement comme les
entrées, et l'usage comme les sorties, au sein d’un système dont le cœur serait l'apprentissage :
Fig. 14. Modèle systémique du processus d’enseignement-apprentissage-usage
« centration sur le matériel » (cf. Puren 2004d, p. 6). J’ai par ailleurs développé une critique systématique
de la notion de « centration sur l’apprenant » dans Puren 1995a.
25
Cf. mon glossaire du « champ sémantique de "méthode" », Puren 004.
26
Je présenterai plus avant une modélisation du « champ de la perspective didactique » conçu précisément
comme une mécanique de questionnement méta-méthodologique.
27
Pour une présentation détaillée de ces trois perspectives, cf. Puren 002 et 1999a. Dans la conclusion du
chapitre 1.4, je présente les perspectives didactique et didactologique sous forme de modèle-processus,
puis de modèle-réseau.
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Le modèle du « noyau dur » de la méthodologie directe, représenté plus haut sous la forme d’un
réseau, peut être complété pour prendre la forme d’un modèle systémique
28
, avec les questions
de l’enseignant en entrées, et les réponses des apprenants en sorties :
Fig. 15. Modèle systémique des questions-réponses
On peut utiliser la même forme de modèle systémique pour représenter le système
d’entraînement des apprenants dans l’exercice structural de la méthodologie audio-orale
américain :
Fig. 16. Modèle systémique de l’exercice structural
Dans ce type d’exercice, les stimuli en L2 (méthode directe) amènent les apprenants à
répondre
29
en reprenant de manière intensive (méthode répétitive) des modèles
30
(méthode
imitative) oraux (méthode orale) de L2 (méthode directe). Ce noyau dur méthodologique est
apparu historiquement dans la Army method américaine des années 1940-1950 pour le
traitement didactique des listes de pattern sentences ou des dialogues : les formes langagières
qui sont ainsi présentées sont répétées jusqu’à être sues par cœur, puis reprises
progressivement de manière de plus en plus libre dans des échanges entre apprenants
31
; la
28
Dans une conférence pédagogique de 1902, Adrien Godart, l’un des grands méthodologues directs
français, parle à deux reprises du « système des questions et des réponses » (1903, p. 8, p. 20). Mais le
substantif « système », chez lui comme chez ses collègues de l’époque, est sans doute appelé par l’adjectif
« systématique » dans le sens courant, à savoir « employé de manière constante et généralisée ». Il ne
peut pas renvoyer à cette époque à la notion actuelle de « système ». Il n’en reste pas moins que les
questions-réponses de l’enseignant fonctionnent effectivement dès cette méthodologie comme un véritable
modèle systémique.
29
« Répondre » dans le sens qu’a ce terme dans le modèle théorique béhavioriste, celui de « réagir de
manière réflexe ».
30
On notera ici le sens différent de « modèle », celui de « modèle à reproduire », et celui d’outil conceptuel
complexe pouvant assurer plusieurs autres fonctions (cf. infra chap. 1.3 « Différentes fonctions des
modèles »).
31
Cf. la description faite par A. Roche dans un rapport intitulé A Survey of Language Classes in the Army
Specialized Training Program rédigé à la suite de sa visite aux USA, en février 1944, de 427 classes (sic !)
de ce programme (voir la reproduction du passage de son article de 1955 décrivant les phases des
séquences de classe dans Puren 1988a, pp. 193-914). Notons au passage qu’il y a là aussi mise en œuvre
du modèle PPP, lequel existe bien dans la méthodologie audio-orale américaine, et n’apparaît pas seulement
avec l’approche communicative comme l’affirme Jason Anderson (2017, Introduction, p. 218). Ce modèle
se retrouve déjà plus tôt dans la méthodologie directe des années 1900-1910 en France – qui se maintient
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 20 sur 71
méthodologie audio-orale va étendre l’application de ce modèle à l’enseignement-apprentissage
de la grammaire, et c’est ce qui ce qui va y générer l’exercice structural (cf. Puren 1988a,
p. 201).
1.3. Différentes fonctions des modèles
Dans son ouvrage de 1977 intitulé Systèmes et modèles. Introduction critique à l’analyse de
systèmes, Bernard Walliser présente huit différentes fonctions que peuvent y assurer les
modèles (cf. Puren 014), Celles qui me paraissent pertinentes en DLC, quelles que soient les
formes des modèles, sont les quatre suivantes :
(1) une fonction cognitive (ou « descriptive ») : le modèle sert à se représenter de
manière simplifiée un objet complexe ;
(2) une fonction pédagogique, directement liée à la précédente : le modèle sert à
présenter à d’autres cet objet de manière immédiatement compréhensible ;
(3) une fonction pratique : le modèle sert alors directement à reprendre une manière
de faire
32
; c’est la fonction spécifique des modèles appelés précisément « pratiques »,
tel que celui du système des questions [de l’enseignant]-réponses [des élèves] ou celui
de l’exercice structural que nous venons de voir ;
(4) une fonction heuristique (ou « de recherche ») ; il s’agit alors :
– de tester sa représentativité ;
– d’explorer l’objet qu’il représente ;
– ou encore de le manipuler, en le modifiant et/ou en le combinant avec d’autres.
La fonction heuristique que peuvent remplir les modèles me semble nécessiter des explications
et illustrations particulières, parce qu’elle est moins évidente que les trois autres, alors que c’est
elle qui différencie les modèles de simples schémas explicatifs, et les modèles heuristiques
(orientés processus) des modèles pratiques (orientés produits). C’est surtout cette fonction
heuristique qui font que ces modèles peuvent être manipulés comme des instruments de
dynamisation de la pensée, comme des générateurs d’idées, tant au cours de leur processus
d’élaboration que pendant leur processus d’exploitation par les enseignants et par les
chercheurs.
– Dans leur processus d’élaboration, les modèles théoriques, comme l’ont bien décrit Huberman
et Miles (cf. la longue citation supra), obligent à un effort de « sélection, centration,
simplification, abstraction et transformation » de données empiriques et de mise en relation des
concepts ainsi produits, qui « condensent » la réalité dans des formes telles que les « matrices,
graphiques, diagrammes et tableaux » cités par ces auteurs. Ces modèles permettent ainsi de
rendre compte de la réalité complexe d’une manière non pas réductrice mais simplifiée, qui
permette de l’appréhender globalement
33
.
pour les premières années de l’enseignement jusque dans les années 1960 –, avec (1) une Présentation
orale du thème lexical de l’unité didactique à partir de tableaux muraux puis une Présentation écrite au
moyen d’un texte fabriqué descriptif, (2) une Pratique au moyen d’exercices de grammaire, (3) une
Production écrite finale.
32
Reprendre un modèle pratique ne signifie pas forcément reproduire la pratique correspondante, la logique
de la modélisation praxéologique pouvant amener à la modifier. Cf. le premier exemple donné au début du
chapitre 1.4.3.2, celui d’un exercice structural au laboratoire momentanément interrompu par une
conceptualisation grammaticale.
33
Les modèles théoriques, en sciences humaines, relèvent du paradigme de la complexité (cf. « Les trois
paradigmes épistémologiques, selon Edgar Morin », Puren 063.)
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 21 sur 71
– Dans leur processus d’exploitation, on effectue sur les modèles, générés par abstraction et
simplification, les opérations inverses de concrétisation et de complexification, mais – et c’est là
tout leur intérêt tant pour l’enseignement que pour la recherche et la formation – au moyen de
la mobilisation, par les enseignants et les chercheurs, de leurs connaissances pratiques acquises
préalablement au cours de leur formation, dans l’exercice de leur métier, par leurs lectures ou
encore par leurs échanges avec des collègues
34
. En voici quelques exemples :
• Un modèle peut générer, par ses éléments et les relations que l’on peut imaginer entre
eux, des idées auxquelles on n’avait pas pensé jusqu’alors. Le modèle-série
« enseignement-apprentissage-usage », parce qu’il est différent du modèle-série
habituel « enseignement-apprentissage », permet ainsi de réfléchir aux différentes
fonctions attribuées à l’usage en classe de langue – gestion de la classe en L2, traitement
didactique des documents authentiques, usages simulés, usages réels lors de la
préparation de projets en classe et lors de la réalisation de projets en société, etc. –,
ainsi qu’aux relations que ces différentes relations que l’usage entretient ou pourrait
entretenir avec l’enseignement et avec l’apprentissage. Dans un Essai de
problématisation et de modélisation de l’« enseignement à distance (Puren 2020e), j'ai
proposé deux tableaux (ou « modèles-correspondances », cf. chap. suivant 1.3) dont l’un
croise 6 x 4 concepts (fig. 2, p. 40) et l’autre 7 x 4 concepts (fig. 3 et 4, pp. 41-42). Ils
produisent par conséquent respectivement 24 et 28 cases, dont certaines pourront sans
doute générer de nouvelles idées.
• Un modèle peut générer des idées par ses insuffisances mêmes. C’est le cas de la
représentation du « système d’enseignement-apprentissage-usage » proposé lui aussi
plus haut,
Fig. 14/1. Modèle systémique du processus d’enseignement-apprentissage-usage
tel qu’il pourrait être « paraphrasé » de la manière suivante :
Fig. 14/2. Modèle systémique du processus d’enseignement-apprentissage-usage
Bien que systémique, avec ses entrées et ses sorties, ce modèle se révèle en fait simpliste :
on se rendra compte que, dans la réalité, aussi bien l’enseignement que l’usage donnent
également lieu à apprentissage : les élèves apprennent aussi lorsqu’on leur enseigne (!...),
les apports donnent lieu à un entraînement à la compréhension orale et écrite, et les
réemplois des nouvelles formes langagières en classe constituent à la fois l’objectif final de
leur apprentissage et une forme d’apprentissage par l’usage.
34
On peut parler dans ce cas de « praxéologisation mentale » (ce qui est un cas de figure de ce que les
philosophes appellent une « expérience mentale ». Nous aborderons plus avant, au chap. 1.4.3, une autre
forme de praxéologisation, que j’appellerai « concrète », celle réalisée par les enseignants en classe au
moment même de leur pratique d’enseignement.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 22 sur 71
La représentation des trois « centrations » successives présentées plus haut, sur
l’enseignant, sur le matériel et sur l’apprenant, est également insuffisante : on pensera alors
à tout ce sur quoi on doit se centrer au jour le jour en tant qu’enseignant dans ses classes,
pour se rendre compte qu’à certains moments on est amené à se centrer sur soi-même (ses
connaissances et ses compétences), sur les contenus et la méthodologie du manuel, mais
aussi à d’autres moments sur le groupe, sur les objectifs poursuivis, ou encore sur les
exigences institutionnelles
35
...
• Un modèle peut montrer sa pertinence au-delà de l’objet sur lequel il a été élaboré. Lors
d’une recherche sur l’évolution de l’enseignement-apprentissage de la culture en
didactique du FLE, j’avais abouti à une représentation de cette évolution sous la forme
d’un modèle chronologique objet ➔ sujet (cf. supra Fig. 10) : au début de la réflexion sur
la culture en classe de FLE, la thématique était celle de « l’enseignement de la culture »,
celle-ci étant considérée comme un « objet » dans le sens de réalité objective relevant
des connaissances, et pouvant de ce fait être enseignée. La problématique de
l’interculturel, en revanche, est orientée « sujet » (apprenant), dans la mesure où on
s’intéresse aux représentations que l’apprenant a de la culture étrangère, et que l’on
cherche à faire évoluer.
Mais je me suis rendu compte ensuite que ce modèle objet sujet s’appliquait aussi à
l’évolution d’autres problématiques didactiques : celles de la sélection des contenus
langagiers (depuis l’analyse statistique jusqu’à la prise en compte des besoins langagiers
en cours d’apprentissage) ; celle de la description de ces contenus langagiers (de la
grammaire structurale à l’interlangue) ; celle des modèles cognitifs d’enseignement-
apprentissage (du modèle traditionnel de la réception au modèle de la construction) ; ou
encore celle de la méthodologie (de la mise en œuvre des méthodologies d’enseignement
au « respect des stratégies individuelles d’apprentissage »). Et je me suis rendu compte
ensuite que la dernière orientation didactique, la perspective actionnelle, prolongeait
encore ce déplacement vers le sujet apprenant, avec l’émergence des concepts de « co-
langage » (le langage commun de l’enseignement-apprentissage, celui des consignes,
par ex.) et « co-culture » (la culture que les sujets eux-mêmes adoptent ou se créent
pour leur action sociale commune, en particulier la stratégie collective d’enseignement-
apprentissage)
36
.
Les deux opérations cognitives auxquelles sont soumis les modèles – la simplification par
abstraction dans le processus d’élaboration des modèles, et la complexification par
concrétisation, i.e. par recours à la contextualisation et à l’expérience dans leur processus
d’exploitation – sont tout la fois opposées et complémentaires. Elles constituent la démarche de
« récursivité dialogique » que propose Edgard Morin dans son ouvrage de 1986 :
La simplification : a) sélectionne ce qui présente de l’intérêt pour le connaissant et élimine
tout ce qui est étranger à ses finalités ; b) compute le stable, le déterminé, le certain, et
évite l’incertain et l’ambigu ; c) produit une connaissance qui peut être aisément traitée
par et pour l’action.
35
Je renvoie à mon article intitulé « La problématique de la centration sur l’apprenant en contexte scolaire »,
Puren 1995a.
36
Je renvoie pour cette évolution générale à mon article intitulé « Perspective objet et perspective sujet
en didactique des langues-cultures » (Puren 1998f), et au document Puren 019 pour cette dernière
évolution en didactique de la culture.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 23 sur 71
La complexification, également au service de l’efficacité de l’action : a) cherche à tenir
compte du maximum de données et d’informations concrètes ; b) cherche à reconnaître
et computer le varié, le variable, l’ambigu, l’aléatoire, l’incertain.
La mission vitale de la connaissance comporte ainsi la double, contradictoire et
complémentaire exigence : simplifier et complexifier (1986, pp. 63-64).
Cette démarche peut être représentée par le modèle récursif suivant :
Fig. 17. Schéma de la relation dialogique
simplification (dans l’élaboration des modèles) – complexification (dans leur exploitation)
Les trois opérations caractéristiques de la fonction heuristique – tester, explorer, manipuler –
correspondent mutatis mutandis à ce qu’on entend en informatique lorsqu’on dit « faire tourner
un modèle ».
Les deux fonctions correspondant à l’intervention didactique sont la fonction pratique et la
fonction heuristique, mais on voit qu’il faut les distinguer soigneusement, puisque dans un cas
il s’agit d’un modèle à reproduire des pratiques, dans l’autre d’un modèle à produire des
idées.
Dans la suite de cette première partie du présent essai, je ne vais parler que des modèles en
DLC. Il est probable cependant que ce que j’en dirai est valable en grande partie pour toutes les
didactiques, quelle que soit la discipline enseignée.
1.4. Différents types de modèles en DLC : théoriques, praxéologiques, pratiques
Introduction du chapitre 1.4
Je présenterai successivement les modèles théoriques, pratiques et praxéologiques, cet ordre
me semblant permettre de présenter de la manière la plus efficace ces derniers, en opposition
aux deux premiers
37
.
1.4.1. Modèles théoriques
Les modèles théoriques sont orientés processus. Ce sont forcément les produits d’une
modélisation, mais l’intérêt de cette élaboration est autant dans l’attitude et la démarche de
recherche qu’elle implique lors de leur élaboration et de son exploitation, que dans le produit
final auquel elle aboutit. Il en est de même de l’exploitation des modèles : en tant qu’outils de
gestion de la complexité, ils sont faits pour « tourner » avec les nouvelles données qu’on leur
donne à traiter, de manière à manipuler des idées (appeler ou combiner différemment des idées
connues, générer de nouvelles idées, etc.
38
)
37
On pourra consulter également mon article 2020a et mon essai 2015a, dans lesquels j’utilise une
typologie légèrement différente de celle que je présente ici..
38
Sur les différentes opérations que l’on peut réaliser sur les concepts, cf. Puren 2013a, chap. 2, « Les
formes diverses de l'originalité conceptuelle », pp. 15 sqq.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 24 sur 71
Les modèles théoriques ont deux origines possibles. Certains sont issus de théories externes
(i.e. extérieures au domaine disciplinaire), d’autres de théorisations internes , i.e. effectuées par
les didacticiens au sein même de leur discipline à partir de leurs propres données de terrain
39
.
1.4.1.1. Modèles théoriques issus de théories externes
Les enseignants de langues-cultures, parce qu’ils sont confrontés à la complexité de leur objet
et de leur projet, ont besoin de modèles théoriques pluriels combinables entre eux, et non de
théories exclusives. Et ils ont besoin non pas, par exemple, de théories linguistiques ou théories
de l’acquisition, mais de modèles théoriques d’enseignement-apprentissage sur lesquels
baser des « modèles pratiques ». Je vais prendre l’exemple des trois types de modèles les plus
importants en DCL, les modèles linguistiques, les modèles cognitifs et les modèles pédagogiques.
1.4.1.1.1. Les modèles linguistiques d’enseignement-apprentissage (les
grammaires)
L’importance qu’a conservé la grammaire dans l’enseignement des langues jusqu’à présent,
jusqu’à parfois être travaillée encore pour elle-même aux dépens de la pratique effective de la
langue
40
, s’explique de manière tout-à-fait rationnelle par trois raisons conjointes : (1) les
grammaires sont historiquement à l’origine des descriptions des langues aux fins d’enseignement
et d’apprentissage ; (2) à partir de ces descriptions de la langue il est possible de produire
directement des modèles pratiques (des « exercices de langue ») ; (3) plusieurs grammaires
différentes sont disponibles.
Cela vaut pour la grammaire dite « traditionnelle » elle-même, et c’est ce qui explique son
extraordinaire résistance historique : elle repose en réalité sur trois types de description – c’est
une grammaire dite « morphosyntaxique », mais on y trouve aussi le morphologique combiné
au notionnel : on y distingue les adverbes de temps, les prépositions de lieu, ou encore les
propositions subordonnées de cause, de conséquence et de concession, etc. En raison de son
paradigme indirect (cf. infra chap. 1.4.3.3), le seul exercice de production de la méthodologie
traditionnelle était la traduction, mais la méthodologie directe du début du XXe siècle, qui a
continué à utiliser cette grammaire mais en combinaison avec le paradigme direct, en avait déjà
tiré les deux grands types de modèles pratiques intralangue (i.e. directement en L2) toujours
utilisés de nos jours, à savoir les exercices de transformation (sur l’axe syntagmatique de la
langue, celui de la syntaxe de cette grammaire) et les exercices de substitution (sur son axe
paradigmatique, que cette grammaire mobilise pour ses classements notionnels), ou leur
combinaisons
41
.
Les enseignants de langues et auteurs de manuels peuvent actuellement recourir, en fonction
des besoins, à une diversité de grammaires : morpho-syntaxique, notionnelle-fonctionnelle,
textuelle, de l’énonciation, des genres, « intermédiaire « (i.e. l’interlangue)
42
. La seule question
didactique pertinente pour eux est de de savoir quand utiliser chacune d’entre elles, ou quand
et comment les combiner de manière adéquate.
1.4.1.1.2. Les modèles cognitifs d’enseignement-apprentissage
Dans l’histoire de la DLC depuis plusieurs siècles, on peut de même repérer plusieurs modèles
cognitifs d’enseignement-apprentissage : les modèles de la réception, de l’activation, de la
39
Cf. infra, dans l’introduction de la première partie, le tableau opposant les « théories scientifiques » et
les « modèles didactiques ».
40
Cf. la formule connue à l’adresse des enseignants pour contrer cet abus : « faire parler la langue et non
parler sur la langue ».
41
Cf. dans Puren 1988a, p. 81, la citation extraite d'une conférence de G. Camerlynck en 1903, au cours
de laquelle il présente ces deux types d'exercices.
42
Cf. Puren 018 pour une présentation synthétique de ces différentes types de grammaire.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 25 sur 71
réaction, de l’interaction, de la (co-)construction et de l’action
43
. Chacun d’eux a été privilégié
dans les méthodologies successives – respectivement la méthodologie dite « traditionnelle », les
méthodologies directe et active, l’approche communicative et la perspective actionnelle. Si l’on
se situe au niveau de l’usage concret de ces modèles dans les pratiques d’enseignement-
apprentissage, on voit bien que ces modèles didactiques non seulement sont compatibles entre
eux, mais que les enseignants doivent, pour gérer au mieux la complexité de ce processus, les
garder tous à leur disposition : à certains moments, le plus pertinent pour un enseignant sera
de demander aux apprenants d’écouter son explication (modèle de la réception) ; à d’autres
moments, de répondre aux questions ou de suivre les consignes (modèle de l’activation) ; ou de
faire des exercices intensifs oraux ciblés sur une difficulté grammaticale (modèle de la réaction) ;
ou de communiquer oralement entre eux (modèle de l’interaction) ; ou de réfléchir sur leurs
erreurs (modèle de la construction) ; ou encore de réaliser des actions communes avec les
autres, telles que des projets ou des miniprojets
44
, qui vont les amener, selon leurs besoins en
temps réel, à mobiliser tous ces modèles cognitifs à différents moments (modèle de l’action
sociale, qui est donc en réalité un « méta-modèle « cognitif).
Cette exigence n’est pas spécifique au domaine de la DLC : elle se retrouve dans la vie
quotidienne dès qu’il s’agit de réaliser une action complexe. Je prendrai comme exemple l’usage
d’un ordinateur. À certains moments (en début d’usage, ou lorsqu’on rencontre une difficulté),
le plus efficace est sans doute de lire ou de relire la notice, ou de faire appel à un ami pour lui
demander s’il a rencontré la même difficulté et comment il l’a résolu (modèle de la réception).
Mais les débutants complets auront sans doute intérêt à suivre quelques heures de formation,
pendant lesquelles un technicien leur demandera d’effectuer des exercices (modèle de
l’activation), exercices qu’ils pourront reprendre eux-mêmes plusieurs fois chez eux pour s’y
entraîner (modèle de la réaction) ; pendant cette formation, ils pourront pratiquer et échanger
avec d’autres utilisateurs (modèle de l’interaction) ; s’ils font une mauvaise manipulation qui
« plante « leur ordinateur, le plus efficace ne sera pas que le formateur leur résolve
immédiatement le problème, mais qu’ils prennent conscience avec son aide de la raison pour
laquelle leur ordinateur s’est bloqué (modèle de la construction). Que penserait-on d’un vendeur
de matériel informatique à qui un client demanderait de lui montrer comment allumer
l’ordinateur qui l’intéresse et lancer les premières installations, et qui lui répondrait : « Désolé,
mais je suis socioconstructiviste, je ne vais rien vous montrer. Invitez des amis, essayez avec
eux. Ne vous inquiétez pas : si vous bloquez l’ordinateur, vous pourrez le rapporter pour que le
débloque, et repartir chez vous continuer vos propres essais » ?... C’est ce que les apprenants
devraient penser d’un enseignant qui exigerait qu’ils n’apprennent que par essais-erreurs.
Deux chercheurs français au moins ont proposé une théorisation de cette diversification
nécessaire des modèles théoriques en pédagogie et dans les didactiques des disciplines scolaires,
André de Peretti et André Giordan.
– Dans un article de 1985, André de Peretti, pédagogue dont les travaux ont porté en
particulier sur la pédagogie différenciée, fait appel à la « loi de variété requise « de à la « loi de
la variété requise « énoncée par William Ashby, l’un des fondateurs de la cybernétique, selon
laquelle un système ne peut piloter correctement un autre que s’il a un niveau de complexité au
moins égal à celui-là. Appliqué à la didactique, cette loi suggère que l’enseignant ne peut
43
Cf. Le tableau de synthèse Puren 016 intitulé « Évolution historique des modèles cognitifs
d'enseignement-apprentissage des langues en didactique des langues-cultures », avec les commentaires
à la suite.
44
Cf. infra, « Introduction de la deuxième partie », « Présentation du modèle PBL », avec sa note de bas
de page.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 26 sur 71
correctement gérer l’apprentissage que s’il met en œuvre une diversité de méthodes au moins
égale à celles de la totalité de ses apprenants
45
.
– Dans ses travaux à partir de 1989, André Giordan sur les modèles cognitifs d’enseignement-
apprentissage a pour sa part proposé dans ses travaux un « modèle allostérique » que des
chercheurs ont présenté ainsi dans un article présentant son application en classe : « Le terme
"allostérique"est repris du vocabulaire de la biologie où il désigne certaines protéines qui
modifient complètement leur structure sous l’action d’un facteur extérieur ; elles sont alors
efficaces pour la fonction qu’elles ont à remplir. Un exemple : celui de l’hémoglobine, qui ne peut
fixer l’oxygène qu'après avoir changé de configuration. « (Honorez M. et al., p. 2). Giordan en
présente ainsi les implications pratiques dans un article de 1999 : de son modèle, qui fonctionne
comme on peut le voir comme un méta-modèle didactique :
Les modèles constructivistes – basés sur l’idée que l’élève construit nécessairement son
savoir – sont trop frustres, trop fermés. Pour réaliser un apprentissage, il n’y a pas qu’une
seule voie possible. Prenons un exemple : pour apprendre à programmer un
magnétoscope, on peut écouter un vendeur, imiter un copain, lire la notice, essayer soi-
même ou questionner un spécialiste. Dans l’apprentissage d’une connaissance
scientifique, on peut regarder une vidéo, travailler en groupe, se documenter, élaborer
des hypothèses et les tester. Pour certains savoirs, comme ceux de l’EPS
46
, l’apprenant
devra encore s’exercer, avancer par essais et erreurs, démonter une pratique inadéquate,
s’interroger sur son geste ou encore prendre du recul pour imaginer une autre façon de
faire.
Toutes ces pratiques sont nécessaires pour apprendre, elles sont à la fois
complémentaires et conflictuelles.
47
Ce qui détermine l’apprentissage d’un concept
ou d’un faire, c’est avant tout un réseau d’informations externes interprétées par la
structure de pensée d’un individu, en fonction de ses expériences passées et de son projet
actuel.
1.4.1.1.3. Les modèles pédagogiques
Jusqu’à la fin des années 1960, et même au-delà en didactique scolaire, on ne parlait en France
que de « pédagogie des langues ». À la suite de l’émergence en France, au début des années
1970, de la DLC en tant que discipline autonome prenant en compte la spécificité de la relation
entre l’enseignement et l’apprentissage de ses objets propres, le domaine de la « pédagogie »
s’est réduit, du moins pour les didacticiens de langues-cultures, à la relation entre l’enseignant
et les apprenants (cf. Puren 2018h). La pédagogie ainsi circonscrite n’en reste pas moins un
domaine d’une importance décisive. Il est impossible, ainsi, d’envisager la mise en œuvre de
quelque innovation que ce soit en DLC sans prendre en compte ce que les recherches et
propositions des pédagogues sur la pédagogie de groupe, la pédagogie différenciée/-
l’apprentissage autonome, la pédagogie de la négociation ou du contrat ou encore, last but not
least, la pédagogie de projet, pédagogie de référence de l’actuelle perspective actionnelle en
DLC. Cela justifierait que ces didacticiens s’intéressent, bien plus qu’ils ne l’ont fait, aux modèles
théoriques en pédagogie.
45
Ce qui est impossible, évidemment. D’où la nécessité de combiner la différenciation pédagogique avec
l’apprentissage autonome (cf. Puren et Bertocchini 2001k).
46
EPS, « Éducation Physique et Sportive », dans l’enseignement scolaire français.
47
Je souligne : on retrouve là une des caractéristiques fondamentales de l’épistémologie complexe, qui
consiste à penser les contraires comme étant en même temps complémentaires.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 27 sur 71
À titre de simples exemples de modèle théorique en pédagogie, voici en premier lieu l’adaptation
à la DLC que j’ai proposée personnellement (Puren 2019b) du modèle pédagogique le plus connu
en France, le « triangle pédagogique » de Jean Houssaye (1988) :
Fig. 18. Modèle du triangle pédagogique de Houssaye revu pour la DLC
J’explique ainsi en page 46 mes ajouts en rouge au centre du triangle.
– La médiation didactique la plus forte consiste à faire apprendre avec un étayage robuste
et préconçu à partir des savoirs (cf. la flèche en pointillés du haut dans le schéma ci-
dessous) : la logique dominante est alors celle du processus « enseigner ».
– La médiation didactique la plus faible consiste à simplement proposer aux élèves des
dispositifs de formation autonome à l’apprentissage (cf. la flèche en pointillés du bas) :
la logique dominante est alors celle de la formation – en l’occurrence de la formation à
l’apprentissage.
Le concept que j’ai introduit dans le modèle de Houssaye est celui d’un continuum, au sein de
l’action d’enseignement, entre le « savoir » (la connaissance des langues-cultures) et l’élève,
qui correspondrait, dans la terminologie plus traditionnelle en DLC, entre la « centration sur
l’objet langue-culture » et la « centration sur l’apprenant ». Mais – et c’est le second exemple
de modèle théorique pédagogique que j’indiquerai ici, la prise en compte de la complexité en
DLC oblige à ne pas se limiter au mode du continuum, et à disposer de modes de relation pluriels
tels que ceux que j’ai proposé dans le document intitulé « Un "méta-modèle" complexe :
typologie des différentes relations logiques possibles entre deux pôles opposés » (Puren 022) :
le continuum, l’opposition, l’évolution, le contact, la dialogique, l’instrumentalisation et
l’encadrement
48
.
1.4.1.2. Modèles théoriques issus de la théorisation interne de la DLC
Ces modèles sont construits, selon la démarche décrite dans l’ouvrage Huberman et Miles 1991
(cf. sa présentation supra chap. 1.1), à partir des données recueillies, dans le cadre de la
discipline constituée, par les analyses de manuels et autres matériels didactiques, dans les
instructions officielles de l’enseignement scolaire, les articles et ouvrages de méthodologues et
de didacticiens, les programmes de formation d’enseignants, etc. Ce sont des modèles qui
peuvent assurer les mêmes fonctions que celles présentées au chapitre 1.3 « Différentes
fonctions des modèles », mais elles portent sur la discipline didactique en tant que telle.
48
Dans ce document, ce méta-modèle est appliqué non seulement à la relation enseignant–apprenant,
mais à la relation directeur de recherche – étudiant-chercheur, et cultures d’enseignement –cultures
d’apprentissage.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 28 sur 71
C’est le cas du modèle historique des différentes perspectives constitutives de la DLC (cf. supra
chap. 1.2.6) :
Fig. 13 : Évolution historique des perspectives constitutives de la DLC
En m’appuyant sur l’idée que la meilleure manière de former un enseignant en DLC était de le
faire repasser par les stades historiques de complexification successive de la discipline, j’ai fait
« tourner » ce modèle en formation universitaire initiale à la DLC, de manière à générer une
« Architecture générale d'une formation universitaire à la didactique des langues-cultures »(titre
du document Puren 2010a). J’ai utilisé de même ce modèle pour élaborer le plan en huit dossiers
de mon cours en ligne « La didactique des langues-cultures comme domaine de recherche »
(Puren DLC-DR).
La perspective didactologique, dont les positionnements essentiels sont épistémologiques,
éthiques et politiques (cf. supra chap. 1.2.6), peut être représentée par le modèle-réseau
suivant, en faisant jouer le principe de la mise en relation nécessaire entre ces trois
positionnements :
Fig. 19. Modèle de la perspective didactologique
J’ai proposé également il y a des années un modèle que j’ai induit à l’époque de mes recherches
sur l’histoire des méthodologies (Puren 1988a), représentant cette fois la perspective didactique.
Ce champ est constitué de l’ensemble des positionnements « méta-métaméthodologiques »,
c’est-à-dire à partir desquels on peut questionner la méthodologie : ce sont les modèles, les
objectifs-contenus, les environnements, les matériels, les pratiques et l’évaluation :
Fig. 20. Modèle de la perspective didactique
Ce modèle du champ didactique fournit un bon exemple de la fonction heuristique des modèles
49
.
Après son élaboration, sa partie gauche s’est trouvée correspondre au processus d’élaboration
des méthodologies constituées, sa partie droite à leur processus d’utilisation. On peut aussi y
inscrire une évolution historique : pour l’élaboration des méthodologies, on a privilégié
49
Je résume à la suite des idées que j’ai déjà présentées, avec ce modèle du champ de la perspective
didactique, dans mon Essai sur l’éclectisme (1994e, chap. 1.4.5, pp. 35-38).
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 29 sur 71
successivement les modèles (par ex. les modèles linguistiques dans ladite « linguistique
appliquée »), les objectifs (c’est le cas dans les cours dits « sur objectif spécifique » comme le
FOS et le FOU
50
), enfin sur les environnements, comme dans la perspective actionnelle, dont les
séquences didactiques vont dépendre pour l’essentiel des actions que les apprenants pourront
concevoir et réaliser dans leur environnement scolaire et social.
Enfin, si l’on considère l’ensemble du schéma de ce modèle comme une mappemonde, ce schéma
représente une sphère avec deux pôles entre lesquels il se trouve que la DLC a constamment
oscillé, et que j’ai nommés le pôle « révolutionnaire » et le pôle « gestionnaire ».
– Le pôle « modèles-matériels » : à partir de nouveaux modèles théoriques
(linguistiques, cognitifs et/ou pédagogiques), on élabore une nouvelle méthodologie et
de nouveaux manuels ; on exige alors des enseignants la modification de leurs pratiques
et des environnements didactiques ; dans cette polarisation, le « bon professeur » est le
professeur qui innove en suivant les dernières évolutions de la discipline.
– Le pôle « environnements-pratiques » : on privilégie au contraire la diversité nécessaire
des pratiques des enseignants telles qu’elles sont nécessaires à la gestion de la
complexité de leurs environnements de travail, ainsi que les pratiques installées des
professeurs telles qu’ils les ont adaptées à leurs environnements ; on a tendance alors à
minorer l’importance des modèles théoriques et des manuels, voire à les rejeter ; dans
cette polarisation, le « bon professeur » est celui qui est capable d’élaborer lui-même ses
propres séquences de cours.
Nous verrons plus avant, au chapitre 1.4.3.1, que les modèles théoriques peuvent être utilisés
pour réaliser des opérations de « praxéologisation mentale », c’est-à-dire qu’on peut les faire
« tourner » sur les données de son expérience personnelle d’enseignant, que l’on va mobiliser
pour l’occasion. Ce que je viens de faire, c’est en quelque sorte de faire « tourner » le modèle
du champ didactique sur lui-même, de manière à le percevoir successivement sous des formes
différentes
51
.
1.4.2. Modèles pratiques
J’ai déjà donné précédemment (au chap. 1.4.1.1.1) l’exemple des exercices de substitution et
de transformation de la méthodologie directe, créés à partir des deux axes du langage,
syntagmatique et paradigmatique, déjà exploités dans la grammaire morphosyntaxique et
notionnelle dite « traditionnelle ». Dans les années 1950-1960, la DLC a tiré de la théorie
béhavioriste le modèle théorique « stimulus ➔ réponse ➔ renforcement », et du
distributionnalisme le modèle théorique de l’« analyse en constituants immédiats »
52
, et elle les
a combinés entre eux pour créer le modèle pratique de l’exercice structural au laboratoire (cf.
infra au chap. 1.2.8 la représentation systémique de ce modèle). Tous les types d’exercices et
toutes les techniques de classe sont des modèles pratiques, comme la simulation dans l’approche
communicative et toutes les autres techniques « expérientielles »– le chant, le jeu, le théâtre,
etc. – qui visent à faire « vivre » la L2 par les apprenants en classe (cf. Puren 2021c).
50
FOS « Français sur objectif spécifique », FOU « Français sur objectif universitaire ».
51
Pour une autre expérience mentale de ce type, qui concerne différentes manières de se représenter les
mêmes évolutions de la DLC sur la sphère didactique en termes de continuités, de ruptures ou de
circularités, cf. Puren 1990c.
52
Pour plus de détails, cf. Puren 1988a, pp. 196-199.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 30 sur 71
Autre exemple historique : dans les années 1980, la DLC va emprunter à la théorie
constructiviste le modèle théorique suivant, dit « de l’apprentissage par essais-erreurs »
53
:
Fig. 21. Modèle théorique d’origine constructiviste « par essais-erreurs »
Sur ce modèle théorique, la DLC a conçu une variante d’un modèle pratique de la méthodologie
directe – qui consistait à faire induire par les élèves les règles de la langue sur des corpus de
phrases correctes –, à savoir l’exercice de conceptualisation par les apprenants de leurs propres
erreurs, avec comme objectif de leur faire prendre conscience de la règle erronée ou insuffisante
qu’ils ont utilisée.
Comme les modèles théoriques, les modèles pratiques, ou « méthodologiques », ne sont pas
exclusifs les uns des autres : a priori, l’exercice structural n’est pas moins pertinent que
l’exercice de conceptualisation de leurs erreurs par les apprenants, parce que l’acquisition des
automatismes est tout aussi nécessaire à l’apprentissage que la compréhension des règles
provisoires de l’interlangue. La seule erreur didactique est de ne pas utiliser le bon modèle au
bon moment dans le bon environnement. La seule certitude qu’un enseignant peut avoir en
l’affaire, c’est qu’il doit diversifier ses pratiques. C’est même une question d’éthique
professionnelle : étant donné que certaines pratiques conviennent forcément mieux à certains
apprenants que d’autres, toute exclusivité ou même privilège accordé à certains modèles par
rapport à d’autres avantageront certains apprenants et en désavantageront d’autres
54
. L’une des
« lois » de la DLC est assurément la suivante : « Il n’y a qu’une méthode mauvaise, et c’est la
méthode unique ».
Les modèles « pratiques » méritent ce qualificatif parce qu’ils sont mis en œuvre dans les
pratiques de classe, mais aussi – dans l’autre sens de « pratiques », c’est-à-dire « commodes »,
parce qu’ils peuvent être reproduits tels quels et de manière ponctuelle pour gérer des problèmes
précis et concrets auxquels ils peuvent apporter immédiatement une solution satisfaisante :
cette fonction est précisément appelée « pratique » dans la typologie des fonctions présentée
supra au chap. 1.3.
On peut distinguer en DLC, dans les modèles pratiques, ou « méthodologiques », trois niveaux
différents :
53
On notera dans ce modèle une forme de récursivité (ou de « mise en boucle ») qui est l’itération : une
même opération (ici, la formulation d’une hypothèse) est reprise à l’identique jusqu’à ce qu’elle soir réussie.
Dans les projets, la forme de récursivité la plus fréquente est la rétroaction : reprise modifiée d’une même
tâche ou d’une tâche antérieure, voir ajout d’une tâche, en fonction d’une évaluation en cours de projet.
L’hypothèse erronée sera ici suivie, par exemple, de la consultation d’une grammaire.
54
Cf. Puren 1994b, p. 4.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 31 sur 71
– Le niveau microméthodologique est celui des « méthodes » dans le sens d’unités
minimales de cohérence méthodologique. Chaque paire (méthodes active et transmissive,
méthodes inductive et déductive, etc. : cf. le tableau Puren 008) constitue un micro-modèle
méthodologique offrant à l’enseignant, en permanence, une manière de faire ou la manière
opposée. Mais dans la pratique des enseignants, il y a constamment combinaison de plusieurs
méthodes : constamment, par exemple, l’enseignant enseigne (méthode transmissive) ou fait
apprendre (méthode active), et cela se passe soit à l’oral (méthode orale), soit à l’écrit (méthode
écrite), soit en articulant ou combinant les deux
55
. La dite « approche globale des documents »
en classe correspond bien à l’utilisation première de la méthode synthétique, mais elle se fait
aussi en méthode active : si l’enseignant utilise cette approche, c’est justement parce qu’il veut
que les apprenants puissent être actifs sur le document immédiatement après sa découverte.
S’il le fait sur un document écrit travaillé collectivement en classe à l’oral, il y aura en plus, dans
la conception micro-méthodologique de cette séquence, combinaison entre la méthode écrite et
la méthode orale
56
.
– Le niveau macrométhodologique est celui des grandes méthodologies historiques, dont
chacune prétend fournir en cohérence l’ensemble des meilleures réponses possibles à l’ensemble
des questions méthodologiques. Les unités didactiques de chaque manuel sont toutes construites
sur le même modèle, et par conséquent chacune d’entre elles est censée reprendre à l’identique
la cohérence globale de la méthodologie dont se réclament les auteurs.
– Le niveau intermédiaire, « mésométhodologique », donc, est celui où se situent par
exemple les noyaux durs des méthodologies directe et audio-orale (leurs modèles sont présentés
supra au chap. 1.1), mais aussi les démarches, procédures
57
et autres « objets » ou
« composants » méthodologiques (cf. Puren 2012f) que l'on peut repérer au sein des
méthodologies constituées, et qui sont pour certains, d’ailleurs, « copiés-collés » de l’une à
l’autre, comme peuvent l’être les mêmes lignes de code dans deux logiciels informatiques
différents.
Un bon exemple historique de ces copiés-collés de composants méthodologiques nous est fourni
par la conception de l’unité didactique de la méthodologie audiovisuelle française, dont l’analyse
mésométhodologique montre qu’elle a été construite sur la base de la succession des deux
modèles pratiques disponibles à l’époque, à savoir le noyau dur de la méthodologie audio-orale
américaine et celui de la méthodologie directe française
58
:
55
Les méthodes orale et écrite sont combinées par ex. lorsqu’il dicte un ensemble de consignes à un groupe
d’élèves pour qu’ils les prennent en note, ou lorsqu’il fait commenter oralement un document écrit. Il les
articule lorsqu’il fait préparer oralement un petit résumé, avant de l’écrire ou de le faire écrire au tableau.
56
Dans mon article Puren 2011k intitulé « La méthode, outil de base de l’analyse didactique », je propose
plusieurs exemples d’analyse microméthodologique de micro-séquences de pratiques de classe.
57
Sur cette terminologie, cf. le glossaire Puren 004.
58
Ce schéma est proposé dans Puren 011 avec en deuxième page la définition de chaque phase.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 32 sur 71
Fig. 22. Schéma de l’unité didactique audiovisuelle
(Voix et Images de France, Paris : CRÉDIF-Didier, 1961)
Source : Puren 011
On retrouve toujours ainsi des composants méthodologiques repris à l’identique d’une
méthodologie constituée à une autre. Ces emprunts constituent même un procédé régulier
d’élaboration des grandes méthodologies historiques en DLC (cf. Puren 1988c) : le modèle de
l’explication directe du lexique, par exemple, mis au point dans la méthodologie directe du début
du XXe siècle, a été « copié-collé » tel quel dans le « logiciel » de la méthodologie audiovisuelle
et de l'approche communicative ; le modèle de l’« explication de textes » de la méthodologie
active, avec ses différentes opérations cognitives (repérer, analyser, interpréter, etc., cf. Puren
041), sert jusqu'à présent de matrice méthodologique à l'enseignement de la langue-culture à
partir des documents authentiques, et on le retrouve même, avec des variations finalement
mineures, dans la conception des épreuves de compréhension de l'écrit de PIRLS et de PISA (cf.
Maurer et Puren 2019, pp. 64-66 et p. 212-215)
59
.
Ces composants méthodologiques peuvent aussi être utilisés par les enseignants en classe de
manière autonome, en en faisant – pour prendre une métaphore de l’informatique, à laquelle
j'ai d'ailleurs emprunté le concept d’« objet" –, un « copier-coller » dans leur logiciel personnel
de conduite de la classe. Ils peuvent ainsi utiliser la chanson, le jeu, le théâtre et autres
« techniques expérientielles » (cf. Puren 2021c) indépendamment de la méthodologie qu’ils
suivent ou qu’ils se sont composée eux-mêmes.
Á ce niveau mésométhodologique :
– soit les enseignants réutilisent une combinaison ou une articulation disponibles de méthodes :
par exemple, lorsque les apprenants conceptualisent eux-mêmes une règle de grammaire, puis
appliquent eux-mêmes cette règle dans un exercice d’application, il y a combinaison de la
méthode inductive et de la méthode active, puis combinaison de la méthode déductive et de la
méthode active : il s’agit alors d’un modèle pratique dans la mesure où ces combinaisons et
articulations sont figées et reproduites à l’identique dans les pratiques de classe
60
;
59
On pourra aussi se reporter à mon diaporama Puren 2022g, dans lequel j’ai proposé une liste des
composants actuellement disponibles (diapositive n° 31, avec pour chacun d’eux une référence
bibliographique), en indiquant dans la diapositive suivante (n° 32) ceux qui ont été empruntés par les
concepteurs de l'approche communicative à la méthodologie antérieure active.
60
La preuve en est que mes étudiants en DLC avaient toujours du mal à imaginer à quoi pouvait
correspondre la séquence méthode inductive + méthode transmissive, parce qu’ils ne pouvaient imaginer
la méthode inductive que combinée avec la méthode active : leurs formateurs de terrain leur demandaient
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 33 sur 71
– soit les enseignants réalisent en classe une combinaison ou une articulation originales pour
préparer « concrètement » une séquence de classe ou s’adapter en temps réel en classe à leurs
élèves : ils réalisent alors ce que je propose d’appeler une « praxéologisation concrète »
61
à
partir de leurs connaissances, de leurs expériences et de leur environnement de travail ; par
exemple, ils ont lancé en classe une séquence de conceptualisation grammaticale par les élèves
eux-mêmes, mais comme ceux-ci n’y parviennent pas, ils énoncent finalement eux-mêmes la
règle en expliquant comment les élèves auraient pu la découvrir, et ils poursuivent ensuite
comme ils l’avaient prévu à l’avance, par un exercice d’application.
Les copier-coller de modèles pratiques dans leurs pratiques de classe permettent aux
enseignants de réduire le niveau de complexité de leur gestion de classe (tant lors de la
préparation que de la réalisation en classe de leurs séquences), tout en leur assurant une
certaine efficacité, même limitée et ponctuelle. Ces copier-coller se retrouvent même chez les
« praticiens réflexifs », qui ont autant besoin que les débutants d’alléger leur charge cognitive
par des d'automatismes, pour pouvoir se consacrer à des tâches cognitives coûteuses, de haut
niveau, telles que l’observation et l’interprétation en temps réel des réactions des élèves, ou
l’évaluation immédiate de l’efficacité de leurs pratiques
62
.
1.4.3. Modélisation praxéologique
Les modèles praxéologiques combinent la fonction pratique et la fonction heuristique : ils sont
orientés à la fois processus (ils sont élaborés par les enseignants eux-mêmes pour préparer leur
classe ou adapter en temps réel leurs pratiques de classe à leurs environnements) – et produits
– ils sont ensuite utilisés par eux pour cette préparation ou cette adaptation. Ce titre de sous-
chapitre (« modélisation praxéologique ») met cependant en avant le processus (la
modélisation) et non le produit (les modèles), parce que les modèles praxéologiques,
contrairement aux modèles théoriques et aux modèles pratiques, ne sont pas stables et
permanents, mais éphémères : ils sont en effet générés par les enseignants pour gérer leur
« praxis », au moyen d’une opération dite précisément de « praxéologisation ».
Le concept de « praxis » a un long parcours dans l’Histoire des idées puisqu’elle apparaît déjà
chez Platon et Aristote, et qu’elle a été très mobilisée au siècle dernier en philosophie politique
et en philosophie de l’éducation, les deux domaines étant parfois fortement reliés, comme dans
les travaux du pédagogue brésilien Paulo Freire (1972). Ce concept de « praxis » n’a pas
toujours le même sens selon les auteurs. Je la définirai ici, d’une manière qui me semble la plus
pertinente pour le domaine de la DLC, comme une action réfléchie sur la réalité,
– prenant en compte tout autant les idées qui la guident (en cela elle a à voir avec la
modélisation théorique) que les contraintes concrètes de cette réalité et les effets
concrets de l’activité sur cette réalité (en cela elle a à voir avec la modélisation pratique) ;
– et transformant à la fois les idées et les pratiques de l’acteur lui-même dans une logique
récursive (la praxis transforme l’agent, qui en retour modifie sa praxis, etc.).
de toujours faire induire la règle par les élèves eux-mêmes. Pourtant, l’enseignant peut parfaitement
énoncer lui-même la règle devant ses élèves en montrant comment il l’induit à partir d’un corpus de phrases
qu’il a écrites au tableau. Et le fera de manière très pertinente, parce qu’adéquate à la situation, s’il veut
leur montrer un jour en quoi consiste la méthode inductive, ou, régulièrement, si les élèves ne parviennent
pas à énoncer eux-mêmes la règle dans ces conditions : la méthode active et la méthode transmissive
sont, comme toutes les paires de méthodes, à la fois opposées et complémentaires (cf. à nouveau Puren
008).
61
Je reviendrai plus avant sur cette praxéologisation concrète au chapitre 1.4.3.2. Elle diffère de la
« praxéologisation mentale », que je présenterai d’abord, au chapitre 1.4.3.1.
62
Sur une analyse didactique de la relation entre compétence professionnelle et automatismes, cf. 1994d.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 34 sur 71
C’est très exactement au concept de « modèle praxéologique » que correspond celui de « théorie
pratique » proposé par É. Durkheim, lorsqu’il le définit de la manière suivante, juste à la suite
des lignes déjà citées plus haut de son ouvrage de 1922 :
Au lieu d'agir sur les choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit
sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les connaître et de les
expliquer, mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas
utile de les modifier et de quelle manière, voire même de les remplacer totalement par
des procédés nouveaux. (p. 88-89)
J’ai déjà abordé plus haut à deux reprises le concept de praxéologisation :
– Au chapitre 1.3, intitulé « Différentes fonctions des modèles », j’ai signalé le fait que
les modèles praxéologiques combinent la fonction pratique et la fonction heuristique : ces
modèles sont utilisés dans la gestion de la pratique, mais ils sont le résultat de
manipulations de modèles en temps réel en classe destinés à élaborer le meilleur modèle
à mettre en œuvre en contexte.
– À la fin du chapitre 1.4.1.2, j’ai parlé d’une première forme de praxéologisation, la
« praxéologisation mentale », qui consiste à faire « tourner » un modèle théorique en
mobilisant mentalement ses connaissances et expériences pratiques d’enseignant.
Dans un premier sous-chapitre, j’aborderai la question de la praxéologisation mentale en en
donnant plusieurs exemples ; dans un second sous-chapitre, je traiterai de la seconde forme de
praxéologisation, la « praxéologisation concrète », celle qu’on réalise pour préparer sa pratique
avant la classe ou l’adapter en temps réel sur le terrain. J’en donnerai ensuite un exemple
historique (celui du noyau dur « grammaire-traduction » de la méthodologie traditionnelle), et
je terminerai ce chapitre 1.4.3 en soulignant l’importance de l’entrainement à la praxéologisation
en formation d’enseignants.
1.4.3.1. La « praxéologisation mentale »
Comme annoncé plus haut au chapitre 1.4.1.2, les modèles théoriques peuvent être utilisés pour
réaliser des opérations de « praxéologisation mentale », c’est-à-dire qu’on peut les faire tourner
sur les données de son expérience personnelle d’enseignant, que l’on va rappeler à sa conscience
pour l’occasion. Je reproduis ci-dessous, pour plus de commodité de lecture, le modèle théorique
de la perspective didactique déjà présenté à ce chapitre 1.4.1.2 :
Fig. 20. Modèle de la perspective didactique
L’opération de « praxéologisation mentale » consistera à se poser l’ensemble des questions dont
les réponses sont susceptibles de conditionner la préparation de la séquence de cours
correspondante, et sans doute aussi en partie la gestion en temps réel, parce qu’une partie des
réponses préparées devra sans doute être ajustée en temps réel sur le terrain. Par exemple, les
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 35 sur 71
questions suivantes sont quelques-unes de celles que l’enseignant doit se poser avant, et
pendant, le travail en classe sur un document ; elles partent des différents positionnements du
champ de la perspective didactique, à savoir (les questions indiquées ci-dessous ne sont que
des exemples parmi bien d’autres possibles) :
– des modèles pédagogiques (quelle place va-t-on laisser à l’initiative des
apprenants ?), linguistiques (va-t-on recourir à la seule grammaire morpho-
syntaxique ?, à la grammaire textuelle ?, à la grammaire énonciative ?),
méthodologiques (va-t-on mettre en œuvre des techniques expérientielles ? des
techniques d’approche globale ?
63
) ;
– des objectifs (va-t-il s’agir d’une lecture-balayage, d’une lecture approfondie ?, d’une
lecture prétexte à échanges entre apprenants ?) et des contenus (quel est le niveau de
difficulté du texte ?, quel est son intérêt pour les apprenants ?, s’agit-il d’un texte de
spécialité, d’un texte littéraire ?) ;
– de l’environnement : quel dispositif va-t-on proposer aux élèves ? (travail individuel
ou travail de groupe ?, quel temps imparti à cette activité ?, quelles aides mises à
disposition ?, etc.)
64
;
– des matériels (on peut considérer qu’ils font partie des environnements, mais ce sont
aussi des outils) : va-t-on utiliser la didactisation (questions, consignes, notes
explicatives) proposée sur ce texte dans le manuel ?, avec les illustrations qui l’y
accompagnent ?, les apprenants auront-ils des dictionnaires à leur disposition ? ;
– des pratiques : va-t-on reprendre une technique ou une démarche déjà connues des
élèves, ou les former à de nouvelles pratiques ? va-t-on proposer des pratiques
différenciées ?
– des évaluations : de quelle évaluation dispose-t-on des compétences et des
motivations des apprenants quant à l’approche des documents ?, les niveaux sont-ils
hétérogènes ? va-t-on annoncer à l’avance aux élèves l’évaluation qui suivra la
séquence ? s’agira-t-il d’une évaluation formative ou sommative, assurée par l’enseignant
ou par les élèves eux-mêmes ?
Cette activité de « praxéologisation mentale »
65
est particulièrement utile aux enseignants au
moment où ils préparent une séquence de classe : elle leur permet non pas de « préparer leur
classe », mais de « se préparer à faire classe ». Elle est semblable à ce que les philosophes
appellent une « expérience mentale » : sur la base de ses connaissances et expériences
didactiques, les enseignants font ainsi « tourner » le modèle du champ didactique sur la question
du traitement didactique des documents, de manière à produire un maximum de questions
méthodologiques. En raison, en particulier, de la composante « instabilité-imprévisibilité » de la
complexité
66
, la compétence des enseignants dépend en effet d’abord du nombre de questions
qu’ils sont capable de se poser, puisque plus ce nombre est élevé, et plus ils seront capables de
63
J’ai publié une longue étude historique de la manière elles se présentent dans les différentes
méthodologies constituées (Puren 2017f).
64
Cf. le glossaire intitulé « Le champ sémantique de l''environnement' en didactique des langues-cultures",
Puren 030.
65
Dans le document Puren 044, on trouvera sur ce même modèle du champ de la perspective didactique
deux autres exemples de praxéologisation mentale: 1) Les élèves ne sont pas parvenus à assimiler une
structure grammaticale que leur enseignant a pourtant introduite, expliquée et fait travailler comme les
autres, et il s'interroge sur les raisons possibles de son échec. 2) Un étudiant en DLC cherche un maximum
de réponses possibles a priori à la question qu'il s'est donnée comme thématique de recherche : « Comment
motiver les élèves au travail en compréhension orale? ». Ce type d’activité fait appel à l’introspection,
encore généralement critiquée comme « trop subjective », mais dont j’estime qu’elle a toute sa place dans
un processus de recherche en DLC au moment de la problématisation initiale.
66
Cf en introduction générale la présentation des composantes de la complexité.
www.christianpuren.com/mes-travaux/2023b/ Page 36 sur 71
sélectionner en contexte la bonne question, condition préalable nécessaire pour donner ensuite
la réponse la plus adéquate. Cette exigence de multiplicité des questions générés et des réponses
disponibles s’applique aussi aux modèles eux-mêmes, d’où l’intérêt de disposer de modèles
alternatifs, ainsi que de ces méta-modèles que ceux que nous avons vu plus haut : cognitif,
linguistique et pédagogique. L’ensemble des grandes méthodologies historiques, à partir du
moment où l’on considère chacune comme une matrice actuellement disponible, fournit un
quatrième type de méta-modèle utile à l’enseignant, méthodologique (cf. Puren 073).
L’opération inverse, à savoir l’élaboration d’un modèle à partir des multiples questions qu’on
peut se poser à l’occasion d’une étude de cas, est tout aussi intéressante en formation
d’enseignants : un modèle est d’autant plus riche, et donc ensuite potentiellement heuristique,
qu’il a été élaboré à l’origine à partir d’un maximum de questions, que les étudiants en didactique
vont pouvoir rechercher collectivement
67
.
1.4.3.2. La « praxéologisation concrète »
La praxéologisation concrète consiste pour l'enseignant à combiner ou à articuler des modèles
théoriques et/ou pratiques au cours de sa préparation de classe, ou en temps réel.
J'en ai déjà donné un exemple concret à la fin du chapitre 1.4.2 : l'enseignant a lancé en classe
une séquence de conceptualisation grammaticale par les élèves eux-mêmes, mais comme ils n’y
parviennent pas, il décide aussitôt d’énoncer lui-même la règle en expliquant comme ils auraient
pu la découvrir, et il poursuit comme il l’avait prévu à l’avance, par un exercice d’application.
L'adaptation en temps réel s’est faite dans ce cas par une manipulation micro-méthodologique,
en passant en méthode transmissive la phase de conceptualisation, que l’enseignant avait
prévue de faire en méthode active comme le modèle pratique standard le prévoit.
Voici deux autres exemples de praxéologisation concrète :
– Imaginons qu’un enseignant constate que certains élèves « bloquent » sur un exercice
structural en laboratoire parce qu’ils ressentent le besoin de comprendre la règle en jeu, ou que
les élèves lui demandent explicitement cette explication. Il interrompt alors la session pour leur
demander de conceptualiser eux-mêmes cette règle à partir de l’écoute de quelques stimuli et
corrections des réponses de l’exercice, qui vont servir alors de corpus de réflexion. Il leur
demande finalement de reprendre l’exercice structural comme prévu ; ou bien les apprenants,
satisfaits d’avoir compris, reprennent d’eux-mêmes les reproductions mécaniques du modèle
langagier de l’exercice. Dans cette séquence de classe de quelques minutes, au modèle de
l’exercice structural « stimulus enregistré ➔ réponse de l’apprenant ➔ réponse attendue
enregistrée ➔ répétition par l’apprenant de la réponse attendue »
68
aura ainsi succédé pendant
un moment le modèle « stimulus enregistré ➔ Ø ➔ réponse enregistrée ➔ conceptualisation par
l’apprenant », avant la reprise du modèle structural.
Cette séquence ainsi réalisée correspond à des très nombreuses praxéologisations concrètes du
modèle standard d’exercisation, que j’ai longuement présenté dans tout un article (Puren
2016c) :
67
J’en donne un exemple (imaginé personnellement) dans Puren 1999g, chap. 2, « Comment théoriser sa
pratique ? », point 2.3, « Petite séance de travaux pratiques de théorisation » : il s’agit de l’élaboration
d’un modèle théorique des origines de la méthodologie personnelle des enseignants. Cette étude de cas
montre par ailleurs l’intérêt d’aller progressivement, au cours des modélisations, vers des formes de plus
en plus complexes des modèles (dans cet exemple, du modèle-série au modèle-réseau).
68
La bonne réponse donnée par l’apprenant, l’écoute de la même réponse enregistrée puis sa répétition
par l’apprenant sont censés constituer le renforcement.
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Fig. 23. Modèle de la procédure standard de l’exercisation en langue
Un exercice d’entraînement est interrompu momentanément par un exercice de
conceptualisation.
Mais on peut imaginer qu’après la phase de conceptualisation, l’enseignant vérifie la
compréhension en demandant à ses élèves de produire quelques énoncés d’application. Le
modèle praxéologique réalisé alors serait alors le suivant :
Fig. 24. Modèle entraînement-conceptualisation-application-entraînement
entraînement ➔ conceptualisation ➔ application ➔ entraînement
– Ce modèle de la procédure standard de l’exercisation en langue peut donner lieu à des
variations encore plus nombreuses que le modèle grammaire-traduction (cf. le chapitre suivant
1.4.3.3), puisqu’il comporte plus d’éléments, et à des variations radicales. Sur une structure
grammaticale dont l’enseignant ignore si ses élèves la connaissent ou pas, et à quel niveau,
l’enseignant peut ainsi, de manière parfaitement rationnelle, prévoir un réemploi dirigé en tout
début de travail, à des fins d’évaluation diagnostique.
– À partir de ce même modèle de la procédure standard de l’exercisation en langue, j’ai
personnellement conçu pour les élèves, dans un manuel d’espagnol dont j’ai dirigé l’élaboration,
un dispositif de révision grammaticale en autonomie complète avec des exercices de
repérage/reconnaissance, conceptualisation et entraînement autocorrigés, parmi lesquels les
élèves vont circuler eux-mêmes en fonction de leurs résultats. Après un exercice d’application
sur lequel ils se rendent compte qu’ils ont commis de nombreuses erreurs, par exemple, ils sont
invités à faire l’exercice de conceptualisation correspondant (cf. Puren 2001i, en coll.). Dans une
perspective d’autonomisation des apprenants, c’est ainsi l’ordre pourtant a priori rationnel du
modèle théorique
69
qui est inversé dans sa réalisation praxéologique, comme le ferait d’ailleurs
un enseignant expérimenté en classe
70
.
69
On peut parler de « modèle théorique » à propos de ce modèle de procédure d’exercisation en langue,
parce que, même s’il a été élaboré de manière empirique au sein de la méthodologie directe, au cours des
années 1900, donc, il apparaît comme rationnel en termes de progression de la difficulté cognitive des
tâches. Cette progression est d’ailleurs très comparable à celle que Bloom proposera bien plus tard en
pédagogie générale.
70
On pourra consulter un autre exemple de praxéologisation (sans que ce concept soit utilisé) dans
Puren 2022f, pp. 21-22 : il s’agit des modifications simplificatrices qu’un enseignant appliquera
certainement la plupart du temps, par manque de temps, à un modèle théorique de correction des erreurs
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1.4.3.3. Un exemple de praxéologisation concrète du modèle grammaire-traduction
dans la longue durée historique
La méthodologie grammaire-traduction, parce qu’elle a duré au moins trois siècles (du XVIIe
siècle à la fin du XXe siècle) et qu’elle a dû s’adapter à des finalités et objectifs aussi différents
que ceux de l’enseignement scolaire des langues mortes (latin et grec ancien) et de
l’enseignement pratique des langues vivantes à des adultes, fournit un bon exemple de
manipulation collective de modèle dans la longue durée historique. Cette méthodologie était très
contrainte par ses trois grands principes : la pédagogie transmissive (on apprend le savoir
principalement en le recevant du maître), le paradigme indirect (le parler une L2 est une
traduction mentale L1 ➔ L2 instantanée, donc l’apprentissage de ce parler ne peut être qu’un
entraînement à la traduction) et le paradigme rationaliste (un apprentissage efficace et durable
d’une langue ne peut se baser que sur ce qui est rationnel dans la langue, i.e. sa grammaire).
Cela n’a pas empêché les auteurs de manuels, en manipulant le modèle grammaire-traduction
de toutes les manières possibles, d’élaborer des types d’unité didactique très différents, et pour
certains d’une grande complexité.
La première instruction officielle française donnant aux enseignants scolaires des conseils
méthodologiques est publiée le 18 septembre 1840 :
La première année, comme je l'ai déjà dit, sera consacrée tout entière à la grammaire et
à la prononciation. Pour la grammaire, les élèves apprendront par cœur pour chaque jour
de classe la leçon qui aura été développée par le professeur dans la classe précédente.
Les exercices consisteront en versions [L2 ➔ L1] et en thèmes [L1 ➔ L2], où sera
ménagée l'application des dernières leçons. Les exercices suivront ainsi pas à pas les
leçons, les feront mieux comprendre, et les inculqueront plus profondément. Pour la
prononciation, après en avoir exposé les règles
71
, on y accoutumera l'oreille des élèves
par des dictées fréquentes, et on fera apprendre par cœur et réciter convenablement les
morceaux dictés. Enfin, dans les derniers mois de l'année, on expliquera des auteurs
faciles de prose.
Les premières traductions, comme on le voit, n’ont pour fonction que l’application des règles de
grammaire (ce qui donne logiquement la priorité au thème par rapport à la version). En
revanche, lorsque l’enseignant passe à l’explication des auteurs, la grammaire n’intervient plus
que comme une aide à la compréhension des textes, qui se fait au moyen de la version. Les
deux modèles mis en œuvre dans cette instruction sont donc les suivants (dans la
schématisation, l’ordre des éléments correspond à la démarche, l’écriture en majuscules ou en
minuscules représentant leur importance respective) :
1) GRAMMAIRE ➔ traduction L1 → L2
2) TRADUCTION-L2 → L1 ➔ grammaire
Le modèle s’inverse donc complètement dans le temps, tant en ce qui concerne l’ordre des
éléments, l’importance respective de chacun d’eux, et le type de traduction (thème ou version)
privilégié.
s’appuyant à la fois sur les méthodes actives (l’enseignant sollicite au maximum l’activité des élèves eux-
mêmes) et sur la théorie socio constructiviste (l’enseignant demande à l’élève d’expliquer l’erreur et/ou la
forme correcte pour qu’il explicite ses règles plus ou moins conscientes de construction de son interlangue).
Ce modèle est même souvent inhibé : l’enseignant ne corrige sûrement pas en temps réel toutes les erreurs
orales de chacun de ses élèves en classe...
71
On notera l’effet du paradigme rationaliste pour la conception de l’enseignement de la prononciation,
comme pour l’enseignement de la grammaire : la seule méthode imaginable est la méthode déductive.
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Dans l’enseignement des langues aux adultes au cours de ces trois siècles, l’analyse des manuels
fait apparaître toutes les manipulations possibles du modèle binaire de base « grammaire-
traduction ». Je les présente ainsi dans mon Histoire des méthodologies, avec des exemples de
titres de 12 manuels correspondants, dont les premières éditions ou rééditions vont, pour tous
les modèles, de 1678 à 1878 (Puren 1988a, p. 44) :
– GRAMMAIRE– traduction
– traduction – GRAMMAIRE
– grammaire – TRADUCTION
– TRADUCTION– grammaire
Mais les unités didactiques des manuels traditionnels de l’époque pour adultes peuvent être plus
diversifiées encore, l’articulation de différentes variantes du modèle grammaire–traduction au
sein des unités didactiques fournissant des possibilités de manipulation pratiquement illimitées.
Voici par exemple la structure des unités didactiques de l’un des plus célèbres manuels de
l’époque, le Cours de langue anglaise de T. Robertson, dont le modèle, la « Méthode Robertson »,
a été reproduit à l’époque pour l’allemand, l’italien, l’espagnol, le français, et même pour le latin.
Cette structure de l’unité didactique est schématisée par moi ci-dessous à partir des conseils
méthodologiques donnés dans la préface de la version pour l’italien, le Cours de langue italienne
de V. Vimercati (1e éd. 1846). C’est un bon exemple de praxéologisation concrète effectuée par
un auteur de manuel sur le modèle théorique « grammaire-traduction » :
Fig. 25. Un exemple historique de praxéologisation du modèle « grammaire-traduction »
1. traduction
➔ 2. grammaire
➔ 3. TRADUCTION
➔ 4. GRAMMAIRE
➔ 5. Traduction
Le professeur
lit une fois le
texte qui
commence la
leçon [...]. Il
fait ensuite
lire aux
élèves,
jusqu’à ce
qu’ils
prononcent
d’une manière
satisfaisante72.
[...] Le
professeur fait
ensuite la
traduction du
texte...
[...] et donne
quelques
explications
relatives à la
prononciation et à
la syntaxe, qu’il
développe plus ou
moins, selon qu’il
le juge convenable,
en insistant
particulièrement
sur les règles les
plus essentielles et
dont l’application
est la plus
fréquente. Il est
bon de faire
remarquer avec
soin les différences
et les rapports qui
existent entre
l’italien et la
langue de l’élève.
Faisant fermer le
livre, le professeur
prononce lentement
un ou plusieurs mots
du texte, et les fait
traduire à mesure
par l’élève, puis il
les redit en français,
et l’élève les traduit
en italien [...].
[Exercice de
« phraséologie »]
L’élève [...] traduit
en français de vive
voix, puis le
professeur prononce
ces phrases en
français, et l’élève
les traduit de
nouveau en italien,
sans lire ce qu’il a
écrit, et de vive
voix.
Enfin, si le
professeur a répété
les explications
grammaticales
renfermées dans la
seconde division…
… il donne à
l’élève, comme
devoir à faire
dans l’intervalle
d’une leçon à une
autre, le thème
qui termine la
leçon sous le titre
d’exercice.
Source : Puren 1988a, p. 62
72
Cf. l’importance donnée à la prononciation à côté de la grammaire dans l’instruction de 1840 citée plus
haut.