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Enregistrer l’intégrale
des sonates de Beethoven
Entretien avec Pierre Réach
Diane KOLIN - Pierre REACH
Le pianiste Pierre Réach enregistre actuellement l’intégrale des sonates de Beethoven. Le premier co ret,
qui contient deux CD, est disponible chez Anima Records. La seconde partie a été enregistrée en juillet.
Ce nouveau co ret, dont la sortie est prévue à la n de l’année 2022, contiendra neuf sonates en trois
CD. Une prochaine session d’enregistrement est prévue début 2023.
Diane Kolin : J’ai trouvé intéressant votre
choix d’œuvres pour le premier coffret. Le
premier CD inclut les sonates de l’opus 31,
No. 1, 2 et 3, composées entre 1801 et 1802.
Le second CD contient les sonates opus 109,
110 et 111, les trois dernières sonates pour
piano, composées entre 1820 et 1822. Ces
deux groupes de sonates sont liées par leur
histoire, bien que produites à deux époques
très différentes de sa vie. Beethoven avait
pour habitude de noter ses idées musicales
dans des cahiers. Celui de 1800 à 1802
contient un petit extrait de ce qui devien-
dra plus tard l’opus 111. Comment avez-vous
choisi les sonates de votre premier coffret ?
Pierre Réach : C’est une question qui me touche.
Les trois sonates de l’opus 31 sont liées à mon
enfance. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui
adoraient la musique. Ma grand-mère était pianiste
professionnelle mais elle a dû interrompre sa carrière
pendant la Seconde Guerre mondiale. Je me rap-
pelle que lorsque j’étais enfant, tous les dimanches
matin avec mes frères et sœurs et mes parents, nous
écoutions les disques 33 tours des grands interprètes,
notamment Wilhelm Kemp qui était une idole à
l’époque. Je me souviens bien des sonates de Bee-
thoven, particulièrement de ses trois opus 31, avec
notamment la deuxième de ces trois sonates qui
est sublime et qu’on surnomme « La tempête ».
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J’ai souvent joué ces sonates. Pendant mes études,
j’ai eu la chance d’avoir de très grands professeurs
comme Yvonne Lefébure, mais aussi Maria Curcio
qui était la principale élève du grand pianiste alle-
mand Artur Schnabel. J’ai rencontré Arthur Rubins-
tein. J’ai beaucoup travaillé avec Paul Badura-Skoda.
J’ai toujours suivi depuis ma tendre enfance une tra-
dition, un style beethovénien que j’ai eu la chance
d’avoir, et de recevoir les conseils de grands artistes
pour garder ce style. Lorsque j’ai désiré enregistrer
une intégrale des sonates, j’ai réfléchi à celles que
je souhaitais interpréter en premier. J’ai naturelle-
ment choisi celles de l’opus 31, mais également les
trois dernières sonates que j’ai souvent entendues
interprétées par Yvonne Lefébure, qui me les a ensei-
gnées. Maria Curciu les jouait admirablement. Les
intégrales de Kemp à la Salle Playel m’ont beaucoup
marqué. Après mon enfance, j’ai continué d’emprun-
ter le même chemin. Je voulais explorer des époques
di érentes de Beethoven. Lorsqu’on prend ces deux
périodes, il y a une notion d’opposition qui a de l’im-
portance. Plus qu’une opposition, je dirais même une
confrontation. D’un côté nous avons trois sonates
juvéniles et fougueuses, et de l’autre côté ces trois der-
nières sonates qui présentent un côté métaphysique,
presque religieux, de Beethoven.
DK : L’histoire de la vie du compositeur in-
fluence-t-elle votre interprétation de ses
œuvres ?
PR : Il faut se souvenir que les trois sonates opus 31 ont
été écrites à la même période que le Testament de Hei-
ligenstadt, époque pendant laquelle Beethoven était
désespéré et voulait mettre n à ses jours. Cela donne
à ré échir : il est intéressant de voir comment un créa-
teur de l’envergure de Beethoven – non pas qu’il soit
le seul – arrive à écrire les œuvres les plus enjouées et les
plus emportées par la joie dans de telles circonstances,
malgré les drames de sa vie. Parce qu’il y a énormément
de joie dans cet opus 31, notamment dans la troisième
sonate. Il y avait évidemment la surdité qui progressait
à grands pas. C’est toujours très intéressant de lire
la biographie des compositeurs et d’avoir un aperçu
des gens qu’ils ont aimés, qu’ils ont fréquentés, et ce
qu’ils ont fait au cours de leur existence. Mais pour
moi, la vraie vie, la vie intérieure, c’est dans la musique
qu’on la trouve. Les difficultés des années 1801 ne
l’ont pas empêché d’avoir une force intérieure et une
jeunesse absolument extraordinaire. Quant à sa vie de
la période des trois dernières sonates, il était de plus en
plus attiré par la philosophie de Confucius, qui pour
moi se re ète dans les derniers quatuors, mais aussi
dans l’Arietta de la dernière sonate. Il y a également un
côté très religieux, très profond, voire transcendantal,
dans l’avant-dernière sonate dont le thème est inspiré
de la Passion selon Saint-Jean de Bach. Pour en reve-
nir à l’idée de confrontation, ces éléments m’ont aidé
à penser à enregistrer, pour cette première partie de
l’intégrale, ces deux grands groupes de trois sonates.
DK : Lorsque vous enseignez les sonates de
Beethoven à vos élèves, que leur conseillez-
vous ?
PR : On dit souvent que la musique exprime des
choses qu’on ne peut pas exprimer avec des mots. Je
pense que c’est vrai. La preuve, c’est qu’il y a des gens
de nationalités di érentes qui se comprennent à tra-
vers la musique. D’un autre côté, on peut atteindre
une certaine limite pour expliquer certaines choses
avec des mots. Je dis à mes élèves : vous devez trouver
en vous cette émotion extraordinaire, mais nous, vos
professeurs, sommes quand même là pour vous ; nous
vous guidons vers le bon chemin en vous expliquant
où vous rendre. Or, dans une sonate comme l’opus
111, la dernière, il y a des passages très dramatiques.
Le premier mouvement est un rugissement, une pein-
ture de la condition humaine, tellement tragique dans
cette tonalité de do mineur, après quoi il y a cette sorte
de libération, comme si on était monté au ciel, avec
l’Arietta. C’est une manière de renouveler l’énergie,
il faut le faire avec beaucoup de rigueur rythmique.
Après ce passage très passionné, tout se ca lme de nou-
veau, les choses évoluent vers la grande sérénité. C’est
une sonate sublime. L’opus 109 a un éclairage un peu
particulier, très féminin. On la joue toujours avec une
grande énergie et une grande volonté, avec le style
beethovénien sans concession qui la caractérise. Il y
a d’abord la tonalité de mi majeur, qui est en général
utilisée dans des passages de grande douceur, dans le
premier mouvement, avec le sublime Andante et ses
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variations en majeur. Cela donne un éclairage plus
doux, plus profond, presque bienfaiteur. Puis il y a le
deuxième mouvement qui est en mi mineur et qui, lui,
est tragique. Cela me rappelle la sonate qu’il a écrite
pour érèse de Brunswick, qu’on appelle la « Sonate
à érèse », opus 78, dont le premier mouvement a
une grande tendresse. Donc Beethoven pouvait aussi
être tendre, amoureux et passionné. On lui colle sou-
vent à la peau cette image de personnage misanthrope,
de mauvaise humeur et méchant, que je trouve com-
plètement ridicule. Je crois que c’était l’homme le plus
le plus généreux et le plus bon de la terre. Quand on
entend le début de l’opus 110, il n’y a pas de musique
plus généreuse.
DK : Dans l’opus 109, il y a un thème et plu-
sieurs variations. Comment travaillez-vous ce
genre de mouvements ?
PR : Le thème et les variations, c’est quelque chose
que Beethoven a beaucoup utilisé. Les variations sur
le thème de la symphonie héroïque sont magni ques.
Il y a les 32 variations en ut mineur qui ne sont pas
faciles, qu’on entend souvent dans les conservatoires,
justement parce qu’elles sont très bien travaillées. Il y a
évidemment les 33 variations sur un thème de Diabelli
qui sont une sorte de testament pianistique. Je crois
que le thème n’est pas un point de départ. On le voit
chez Bach avec les Variations Goldberg , que je joue
souvent, qui sont aussi une de mes œuvres favorites.
Dans les Variations Goldberg , l’Aria est répété à la n.
Dans l’opus 109 de Beethoven, c’est l’Andante, qui a
presque un tempo de cortège, très solennel, qui revient
à la n. Si on regarde la partition, il y a quelque chose
d’étonnant : après les variations, certaines basses sont
écrites à l’octave, c’est à dire un peu plus profondes
qu’au début. A la n, dans la main gauche, on retrouve
les octaves et le thème comme s’il était un peu trans -
guré. Mais ce n’est pas du tout pour faire une redite, ou
pour dire « Ah, vous voyez, maintenant, tout revient
dans l’ordre, tout va se terminer, le cycle se referme. »
Je crois au contraire que le cycle s’ouvre. Justement,
le fait d’avoir vécu les variations en les jouant d’une
manière physique fait que, quand on joue le thème
après ses variations à la n, on le joue di éremment.
Un peu comme dans la vie, nalement. Lorsqu’on y
revient, on est soi-même transformé, on a évolué, on
vit quelque chose de plus grand et plus profond qu’au
début.
DK : Il y a un autre passage qui, il me semble,
mérite une réflexion sur l’interprétation. Il
s’agit de la fugue de l’opus 110.
PR : C’est e ectivement un passage très intéressant.
Il y a deux fugues : on a d’abord le premier Arioso,
avec le thème de la Passion selon Saint-Jean ; ensuite,
il y a la première fugue ; puis le deuxième Arioso en sol
mineur ; et en n, il y a la deuxième fugue qui revient
vers le thème principal en la bémol. J’ai beaucoup lu
Romain Rolland dans ma jeunesse. Il a écrit des choses
admirables sur Beethoven. Par hasard, au moment de
l’enregistrement des trois sonates de l’opus 31 l’année
dernière, j’avais relu un peu ce qu’il avait écrit. A pro-
pos de cet opus 110, il dit que la plupart des pianistes
considère que cette partie se compose d’un Arioso,
d’une fugue, d’un autre Arioso, et d’une deuxième
fugue. Pour lui, ce n’est pas ainsi qu’il faut voir les
choses. L’Arioso est presque comme une sorte d’inter-
mède très douloureux après le Scherzo. Il considère
que le Finale de la sonate commence après le premier
Arioso, à la première fugue. Il faut faire une sorte d’in-
terruption, respirer un peu, puis entamer la première
fugue, qui est interrompue par le retour de l’Arioso et
qui continue avec la deuxième fugue, puis le thème
s’inverse, et on revient vers le thème initial. De cette
manière, on a une vision plus uni catrice. Et pour moi,
ça fait sens. Cette fugue donne un sentiment de bonté
humaine inégalé. Le thème est admirable, il me fait
penser à du Bach, il y a une pureté d’écriture, et un
calme profond. Dans une œuvre aussi humaine, telle-
ment bonne et bien écrite dès le premier mouvement,
Beethoven a eu envie d’écrire une fugue d’une forme
élaborée, avec des voix qui entrent de tous les côtés.
Pour moi cela vient de son aspect un peu rédempteur,
et malgré tout, un peu religieux. Il était habité par
quelque chose de transcendant. De plus cette partie
est très difficile pour la mémoire parce que tout est
enchevêtré, et comme toutes les fugues, si on perd une
voix, on a du mal à s’y retrouver. On a un peu peur
quand on l’aborde parce qu’elle est dangereuse pour
la mémoire quand on joue par cœur.
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DK : Nous n’avons pas évoqué ensemble l’im-
pact de l’instrument sur l’interprétation. Les
instruments d’époque étaient différents de
ceux que nous utilisons aujourd’hui. Peut-on
ressentir cette différence de nos jours ? Quel
piano avez-vous choisi pour votre intégrale ?
PR : J’ai enregistré sur un Steinway magni que. J’ai
joué sur le même Steinway pour les deux périodes
d’enregistrement. Je pense que Beethoven était très
ouvert à la modernité. Il recherchait dans ses pianos
des sons puissants, pas forcément plus forts mais plus
riches, tout comme Liszt qui suivait la trace de Beetho-
ven, mais qui avait déjà accès à la richesse des pianos
modernes. Beethoven était ouvert à cette recherche, on
le sent lorsqu’on écoute les toutes premières sonates,
par exemple la première. Je me rappelle un commen-
taire de Wilhelm Kemp , peut-être lors d’un cours
d’interprétation, qui disait combien, dès le début de la
première sonate, on sentait que Beethoven avait envie
de prendre congé de l’épinette ou du clavecin et de
faire quelque chose de tout à fait moderne, avec une
sonorité déjà très grande et très orchestrale, nalement.
Pour en revenir à Liszt, quand on entend sa sonate
en si mineur, on sent vraiment qu’il prend la suite de
Beethoven, ne serait-ce que par sa structure qui est
très moderne, et qui met en avant ce côté orchestral de
l’instrument. Aujourd’hui, les marques de pianos ont
fait des progrès extraordinaires. Les marques comme
Kawai ou Yamaha font de beaux pianos. Ma préférence
reste quand même chez Steinway, c’est peut-être aussi
une question un peu sentimentale, et d’habitude, mais
le son du Steinway est inégalé pour moi.
DK : Pour en revenir aux sonates, quelle est
votre opinion sur les problématiques de tempo
d’interprétation de ces œuvres ?
PR : Je crois qu’il n’y a pas vraiment un tempo de réfé-
rence. Le grand chef d’orchestre Sergiu Celibidache,
qui est un de mes dieux dans la musique, disait qu’il
faut que tout reste toujours très clair. Par exemple,
quand il y a un passage polyphonique avec plusieurs
voix, il faut que le cerveau ait le temps d’apprécier, de
percevoir et d’appuyer le fait qu’il y a plus d’informa-
tions en même temps. Donc, inévitablement, vous
devez jouer un tout petit peu plus lentement, même si
ce n’est pas marqué sur la partition. Il faut tout simple-
ment prendre le temps de faire entendre tout ce qui se
passe, surtout lorsque beaucoup de choses se passent
en même temps. Dans les conservatoires, on entend
toujours les professeurs forcer leurs élèves à garder le
tempo, et je trouve cela aberrant. La première fois que
je suis allé chez Rubinstein, je lui avais joué la sonate
Waldstein. Il m’avait demandé pourquoi je ne prenais
pas le temps, dans le deuxième thème, de détendre
un peu. Il avait un humour incroyable ! Il m’avait
également demandé : « Est ce que vous, vous allez,
à la même vitesse, prendre un bon café et aller faire
pipi ? » C’était très drôle, et il y a beaucoup de vrai
là-dedans. Je crois qu’il faut prendre le temps de faire
entendre des choses avec clarté, que tout soit audible.
J’ai reçu un beau compliment qui m’a beaucoup tou-
ché : lorsqu’on me parle de cette intégrale, les gens
me disent : « Dans votre enregistrement, on entend
tout.» C’est justement ce que j’ai essayé modeste-
ment de faire, avec mes moyens. On peut toujours faire
mieux, il y a des choses di ciles, mais il faut prendre le
temps, ne pas vouloir absolument l’injecter, je dirais,
à une certaine vitesse. Et si ça demande un peu plus de
temps, tant mieux. Le travail lui-même, c’est la clarté.
Tout doit être présent, comme un chef d’orchestre qui
fait entendre l’ensemble de son orchestre.
Entretien réalisé le 1er septembre 2022.