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Anthropology of food
17 | 2023
LesAfriquesdel'alimentation
Le goût des origines
Discours et pratiques face à l’industrialisation et à la « tradition
culinaire » en milieu urbain marocain
The taste of the origins; speeches and uses regarding the industrialization and
“culinary tradition” in urban Morocco
AudreySoulaandHayatZirari
Electronicversion
URL: https://journals.openedition.org/aof/14322
ISSN: 1609-9168
Publisher
Anthropology of Food Webjournal
Electronicreference
Audrey Soula and Hayat Zirari, “Le goût des origines”, Anthropology of food [Online], 17 | 2023, Online
since 24 January 2023, connection on 03 February 2023. URL: http://journals.openedition.org/aof/
14322
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https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
Le goût des origines
Discours et pratiques face à l’industrialisation et à la « tradition
culinaire » en milieu urbain marocain
The taste of the origins; speeches and uses regarding the industrialization and
“culinary tradition” in urban Morocco
Audrey Soula and Hayat Zirari
Introduction
1 À l’origine de cette recherche se trouvent les profondes mutations survenues, ces
dernières années, dans les habitudes alimentaires et culinaires en milieu urbain
marocain. Celles-ci se caractérisent par une évolution globale d’une consommation
basée presque exclusivement sur des produits locaux et domestiques, c’est-à-dire « faits
maison », à une consommation de plus en plus élevée de produits industriels ou
préparés et consommés en dehors du domicile familial (Zirari a 2020). Ces pratiques
quotidiennes s’accompagnent de discours critiques et d’une crainte des aliments issus
de l’industrie agroalimentaire – eux-mêmes associés à des discours d’attachement aux
mets et préparations dites « traditionnelles », ou « beldi1 ». Cette ambivalence entre
discours et pratiques constitue l’objet central autour duquel nous proposons d’explorer
les changements socio-environnementaux et de santé en cours dans les rapports
d’urbains marocains à leur alimentation.
2 Débuté en Occident durant la seconde moitié du XIXème siècle, l’industrialisation du
système alimentaire est un des changements les plus importants de ces dernières
années (Levenstein 1993 ; Fischler 1990 ; Rastoin 2000 ; Luzi 2009) qui a rapidement
entraîné l’émergence de mouvements critiques (Lepiller 2012). Parallèlement à ce
processus, ces dernières décennies ont été marquées par la revitalisation des cuisines
du terroir en Europe (Poulain 1997, 2011), dans un contexte global de
patrimonialisation alimentaire (Bessières et Tibère 2011 ; de Suremain & Matta 2013). Si
cet objet de recherche est déjà bien renseigné en Occident, on peut se demander ce qu’il
en est de l’autre côté de la Méditerranée. Que signifie « bien manger » aujourd’hui à
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Casablanca, dans un contexte global de défiance vis-à-vis de l’alimentation (Lepiller et
Yount-André 2019) et où l’urbanisation semble exacerber les problèmes d’accès à une
alimentation de qualité (Bricas 2017) ? Comment les transformations actuelles de
l’environnement alimentaire influent-elles sur les pratiques culinaires quotidiennes
dans une société urbaine marocaine où les préoccupations alimentaires sont de plus en
plus tournées vers le « bien-être » et la santé ?
3 Après avoir présenté le processus méthodologique de l’enquête, nous aborderons la
question de l’origine des aliments dans la ville de Casablanca, grande métropole
urbaine, qui favorise des discours, souvent nostalgiques, sur la mémoire culinaire. Nous
mettrons ensuite en lumière les éléments constitutifs d’une alimentation « bonne à
manger », qui s’accompagne très souvent de discours critiques sur l’industrialisation.
L’enquête ethnographique : un processus réflexif
4 Entre 2019 et 2020, l’enquête de terrain s’est déroulée dans la ville de Casablanca,
caractérisée par sa grande diversité sociologique et culturelle. La pluralité alimentaire
qu’offre également ce territoire urbain en fait un terrain privilégié pour appréhender
les changements de fond que connaît la société urbaine dans son ensemble au Maroc.
5 Vingt-cinq entretiens semi-directifs auprès d’hommes et de femmes entre vingt-six et
cinquante-cinq ans, ainsi que plusieurs focus-group ont été organisés. Afin d’assurer une
diversité sociologique, nous avons veillé à avoir autant de femmes que d’hommes, ainsi
que des personnes de niveaux socio-économiques distincts au sein de la classe moyenne
urbaine et habitant dans des quartiers différents de la ville. Une grille d’entretien
individuel et une grille d’animation des focus-group ont été élaborées et ont fait l’objet
d’ajustements tout au long du travail de terrain. L’enquête a ensuite été complétée par
des observations participantes autour de l’achat, la préparation et la consommation
alimentaire.
6 Notre questionnement de départ était le suivant : qu’est-ce que signifie « bien manger
en ville » aujourd’hui ? Puis, c’est par le trébuchement des relances que notre attention
s’est portée sur les discours relatifs aux aliments de « tradition » (familiale, locale,
nationale), régulièrement mis en balance avec les produits industriels et transformés.
7 Notre travail de terrain s’est poursuivi par l’adoption d’un choix méthodologique.
Celui-ci a consisté à appréhender en premier lieu l’univers de deux catégories
d’aliments présents dans le quotidien alimentaire urbain : le lben2 (babeurre) et le raib3
(yaourt au lait caillé).
8 Le choix de ces deux aliments comme point d’entrée de notre enquête ethnographique
en tant qu’objets de recherche pourvus de sens, voire même d’« une vie sociale »
(Lesourd 2019) avait pour objectif de questionner, à travers une démarche
compréhensive, les pratiques alimentaires autour des aliments dits « de tradition » et
ceux issus de l’industrie – ou encore ceux dits « de tradition » mais aujourd’hui
proposés par l’industrie, comme le sont le lben et le raib4. En effet, jusqu’aux années
2000, leur production provenait essentiellement du monde rural (Benkerroum et
Tamine 2004) alors qu’aujourd’hui, ils sont aussi fabriqués dans des fermes à proximité
immédiate de la ville, ou en ville, dans des crémeries ou laiteries (mahlaba5) mais,
également, par l’industrie agroalimentaire (bien que leur composition diffère des
préparations artisanales traditionnelles6).
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9 Au Maroc, ce type d’irruption dans l’offre alimentaire vient bousculer, voire remettre
en cause, nombre de dichotomies de type : produits artisanaux / produits industrialisés
; produits traditionnels / produits modernes ; produits locaux / produits importés ;
Orient / Occident ; rural / urbain, beldi / roumi, (Sarter 2004), souvent abordées sous
forme d’oppositions antinomiques, bien que certains auteurs essaient de remettre en
cause ces visions binaires. Hayat Zirari a ainsi montré qu’il existe un « entre-deux » qui
se situe dans l’interstice de ces catégories alimentaires en opposition : dans leur
quotidien, les mangeurs sont plutôt dans une sorte de recherche d’équilibre et de
bricolage alimentaire dépassant les diverses oppositions binaires (Zirari a 2020).
10 Nous nous sommes donc vite aperçues que ces deux aliments (le lben et le raïb) –
évoqués spontanément par nos interlocuteurs comme faisant partie des aliments
« constamment présents dans nos vies et connus depuis qu’on a ouvert les yeux » – devaient
être reliés à l’histoire alimentaire du « mangeur » dans sa globalité. C’est ainsi que s’est
imposée à nous la nécessité d’élargissement du champ de notre enquête au vécu des
mangeurs casablancais, de leur quotidienneté alimentaire, à travers l’exploration de
leurs relations, à ce qu’ils considéraient comme faisant partie de la « tradition culinaire
marocaine », et qu’ils faisaient presque toujours entrer dans la catégorie des aliments
« bons à manger », à la fois « bons pour la santé », mais, aussi et surtout, « savoureux ».
11 À l’évocation de ces deux aliments que sont le lben et le raib, nos interlocuteurs nous
parlaient ainsi plus largement de la mémoire culinaire et alimentaire, individuelle et
collective, allant jusqu'à évoquer une « nostalgie du goût d’avant », toujours
étroitement lié à leur territoire d’origine. C’est ce que nous avons appelé « le goût des
origines ».
De l’origine des aliments : vécu personnel, mémoire
collective et nostalgie du « bled »
Casablanca : lieu de brassage et de diversité alimentaire
12 Casablanca est un des exemples les plus frappants de ville cosmopolite et de capitale
économique composée d’une grande diversité sociologique et de brassage de
populations. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, la population marocaine était en majorité
rurale et agricole. Puis, par son attractivité économique pour ces nombreuses
populations rurales, Casablanca7 est devenue, et reste encore aujourd’hui, une ville de
migrations internes. Des Casablancais, provenant d’autres régions du Maroc, ont donc
« importé » ou amené avec eux des aliments et des savoir-faire culinaires, en tentant de
les préserver au contact des tumultes multiformes de la ville (par exemple, la pastilla
de Fès, les tagines « berbères », la tangia de Marrakech, ou encore les différentes
variantes du couscous).
13 Par ailleurs, depuis plusieurs décennies, et encore plus fortement ces dernières années,
Casablanca connaît un développement important d’une restauration de rue et d’une
cuisine « exogène » sous l’effet de deux facteurs d’évolutions :
14 - Une ouverture plus large aux inspirations générées par le contact avec d’autres
cultures (européennes, asiatiques, africaines de l’Ouest) et les habitudes développées
par une génération dont une partie a vécu et/ ou voyagé dans différentes régions du
monde (notamment la France, l’Italie ou l’Espagne).
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15 - Le processus d’installation de plusieurs communautés étrangères, notamment les
Subsahariens8, les Syriens, les Libanais, les Asiatiques, et les Turcs.
16 Casablanca se caractérise ainsi par une forte diversité et hétérogénéité alimentaire et
culinaire. Au quotidien, les habitudes alimentaires des Casablancais intègrent des
appartenances multiples à des références locales et/ou venues de l’extérieur.
L’alimentation peut alors être « pensée » (Corbeau et Poulain 2002) à partir de
trajectoires individuelles et familiales particulières, mais connaître aussi de nouvelles
dynamiques par l’influence de la sphère globale. Pourtant, des manières particulières
de cuisiner sont mises en avant par une partie de la population se réclamant d’une
appartenance à Casablanca et à sa culture urbaine. Celle-ci revendique une « vraie
cuisine casablancaise » dites « bidaouia ».
17 La cuisine, comme l’alimentation, peut donc être appréhendée comme le vecteur d’une
reconnaissance « identitaire » 9, comme le lieu privilégié des constructions identitaires
(Étien et Tibère 2013). Sans cesse en mouvement, ces identités culturelles, comme les
pratiques alimentaires qui les accompagnent, se transforment selon l’espace, le temps,
l’appartenance de genre, de classe ou d’origine ethnique, culturelle et/ou
géographique. Elles se transmettent et s’actualisent en permanence (Poulain 2013).
Ainsi, une interlocutrice nous dit : « Moi je suis Casablancaise de cœur mais d’origine de Fès.
Ma mère ne cuisine que fassi10… Ainsi, j’ai appris à cuisiner comme elle et à maitriser l’art et les
règles relatives aux différentes catégories culinaires de la cuisine fassi… En fait, je suis une vraie
casablancaise qui cuisine comme une vraie fassia ! » (Ibtissam, Enseignante, 35 ans).
Un attachement fort à sa région d’origine à travers des aliments qui
« voyagent »
18 Dans ce contexte de mobilité, de migration et de brassage des populations, les aliments
eux aussi voyagent et accompagnent les différentes populations dans leurs
déplacements. Cette circulation des hommes, des femmes et des aliments permet aussi
une mobilité des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être qui, par-delà les exigences
d’adaptations, présentent différentes formes d’hybridations, d’emprunts réciproques et
de recompositions identitaires autour de l’alimentation11.
19 Nos interlocuteurs font ainsi le récit d’allers/retours permanents entre leur ville ou
lieu d’origine et Casablanca pour ramener aliments, épices, et autres condiments pour
« donner du goût » à leurs préparations. Il s’agit parfois de produits alimentaires
d’exception qui ne sont pas commercialisés à Casablanca ou qui ne sont pas consommés
partout au Maroc. Tel est le cas d’une variété de dattes de Figuig ou, jusqu’à une
période récente, du amlou, une préparation à base d’huile d’argan, de miel et de pâtes
d’amandes douces, consommés originellement par les populations berbères
uniquement. Cependant, il peut aussi s’agir d’aliments utilisés pour la cuisine
quotidienne tels que « le couscous roulé à la main par les femmes du village natal, au
bled », « le smen, incontournable pour rehausser le goût du tagine au poulet ou du
couscous », ou encore « l’huile d’olive de la production familiale qui a son goût
inimitable ».
20 Hasna, la trentaine, est originaire de Errachidia et vit à Casablanca depuis une dizaine
d’années. Diplômée universitaire et mère de deux enfants, elle nous dit : « Je ramène tout
(de Errachidia) : l’huile d’olive, le miel, les olives bio, le couscous, les dattes, le smen car moi je ne
sais pas le préparer, et surtout les épices pour leurs qualités. Les épices ici (à Casablanca), elles
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n’ont pas le même goût, et de toute façon, je ne saurais même pas où les acheter. Tout ça, ça
vient de mes fermes personnelles, celle de la famille, les fruits aussi, les figues, les abricots, etc.,
et ça respecte la saisonnalité ».
21 Rachida est quant à elle enseignante à Casablanca et originaire de Meknès. Avec son
mari, ils disent faire attention à leur alimentation en évitant au maximum les produits
issus de l’industrie, privilégiant le « fait-maison ». Son mari s’est même lancé dans la
préparation de raïb fait-maison. Et Rachida ajoute : « Je ramène tous les produits de chez
moi. Je ne dépasse pas un mois sans y retourner pour avoir toujours mes stocks. En fait, j’ai envie
de revenir à l’époque » (Rachida, 45 ans).
22 La quasi-totalité de nos interlocuteurs ont de la sorte manifesté un très fort
attachement à leur région d’origine. Pour la plupart, ils ont conservé des attaches avec
celle-ci qui devient alors un territoire chargé de la mémoire familiale. Ce n’est donc pas
seulement de la nourriture que l’on ramène mais aussi des souvenirs sensoriels, des
valeurs, des représentations et des expériences partagées par l’ensemble de sa
communauté d’origine par le biais des relations aux autres (commerçants, familles et
amis qui produisent, etc.). D’autre part, cette mémoire du goût des produits agricoles
de leur région d’origine semble se réactiver au contact de la forte présence – chargée de
critiques et de vigilance – de produits industriels en milieu urbain. Nous y reviendrons.
Du goût de son bled au goût du Bled
23 Les discours de nos interlocuteurs font référence au goût exceptionnel des aliments
présents dans leur région d’origine, qu’ils nomment leur bled. Le bled, littéralement
« pays », désigne le pays, la ville, mais aussi la région d’origine. Les aliments qui
viennent du bled sont généralement investis d’affect qui leur attribue une certaine
valeur en soi : « Les produits du bled, on en prend soin. Quand les enfants s’en servent on leur
dit : doucement, doucement, vous savez d’où ça vient ça ? », nous dit Leila, 35 ans. Ou bien :
« Moi, au contraire, je suis dans l’excès, je ne peux pas résister, je les consomme très vite, mais
c’est parce que je sais que j’en aurais d’autres bientôt », nous dit Hasna, 30 ans.
24 Le goût du bled, pour les enquêtés, est associé aux produits (de la ferme, de la campagne
et de fabrication domestique), à la nature des ustensiles, mais aussi à certaines
techniques de cuisson (cuisson en terre, brasero, temps long de la cuisson) ou de
préparation, tel que nous l’explique Ilias, un logisticien de 40 ans vivant à Casablanca,
qui se souvient des techniques de préparation du lben dans sa région d’origine près de
Meknès : « Je me souviens bien des femmes de mon village qui faisaient tourner le lait dans les
peaux. Elles tournaient, tournaient, tournaient, c’était long… qu’est-ce que c’était bon ! ».
25 Le goût du bled est aussi toujours associé aux mains de cuisinières habiles, connues et
reconnues, qui maîtrisent les savoir-faire locaux et ancestraux et qui participent, par-
là, à la conservation de la mémoire culinaire. Ainsi, cette interlocutrice nous dit : « On a
été bercé par la saveur (benna) de ces bons plats bien de chez nous, que nos mamans savaient si
bien cuisiner, le souvenir de ces festins (zerda), de ces repas d’exception quand il y avait une fête
religieuse ou une cérémonie ».
26 Ces souvenirs des goûts rappellent une mémoire du passé qui s’inscrit dans le présent
pour le réactualiser. Les aliments consommés ont un goût, présent qui « se greffe sur
les souvenirs antérieurs « incorporés » de consommations antérieures, au point d’être
confondus » (Angé 2015 : 43). La dimension plaisir s’invite dans ce rapport de manière
assez visible, renforçant l’ancrage positif du rapport au passé alimentaire et aux
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aliments de leurs origines, pour les femmes et les hommes rencontrés. Ce goût
engendre par ailleurs des représentations multiples. Celle, bien sûr, de l’image
sensorielle gustative, liée à l’imbrication d’éléments issus des trajectoires sociales, mais
aussi celle liée à la notion des préférences alimentaires, facettes de systèmes normatifs
de distinction et d’affiliations symboliques.
27 Cette connexion avec le goût du bled, ou le goût d’antan, est donc nourrie par de
multiples souvenirs puisés dans une mémoire individuelle mais également collective,
tel que l’illustre le récit de Mohammed, formateur, 36 ans. Celui-ci nous fait part de la
quête incessante de son père d’un « goût de viande » qui le pousse à aller l’acheter dans
des marchés (souk) ruraux à proximité de la ville, voire même à se procurer de la viande
provenant de sa propre région auprès des bouchers ambulants et dans des circuits
informels : « Mon père achète de la viande apportée et vendue dans des paniers en osier. J’ai
essayé de lui expliquer que c’est risqué, qu’il ignore tout de cette viande, mais il me répond qu’il
en connaît l’origine et que, pour lui, c’est la seule viande qui a du goût… ».
28 Dans cette logique, les aliments du temps d’avant se profilent comme une référence de
la qualité. Ainsi, ces deux interlocuteurs nous expliquent : « La nourriture bonne (makla
zwina), avant, avait ce goût (madak) qui te laisse un sentiment (Ihsas) de …quelque chose que tu
aimes…et qui te manque énormément » (M., gardien d’immeuble, 40 ans).
29 « Le goût (des aliments d’avant, du bled) est perdu… c’est devenu un luxe… » (Mustapha,
fonctionnaire, 46 ans).
30 « Le goût est un sens qui intègre d’autres sens » (Lemasson 2006 : 3). Il comporte, au-
delà de la dimension sensorielle, une dimension culturelle et normative évidente (Le
Breton 2006). Cet interlocuteur, qui n’a pourtant jamais vécu en milieu rural, nous dit :
« -En tant que citadins, nous sommes privés de beaucoup de choses dont jouissent les
ruraux. Ils consomment des produits naturels qui te font te sentir bien. En même temps que
tu les manges, tu es en pleine nature. Pour moi, manger un raïb naturel me connecte avec
cette sensation d’être dans la nature, au bled.
-Cela vous procure quelle émotion ?
-Je ressens de la joie, du bonheur (lfarha, saada). Je me sens ranimé, régénéré, vivant
(inti’ach) ! »
31 Le produit beldi est alors investi d’attributs de naturalité teintés de sentiments
nostalgiques sur l’alimentation d’antan, qui s’apparentent à une forme de
« naturalisation domestique » (Lepiller 2013). La provenance du bled devient alors un
gage de qualité des aliments. Mais ce bled géographique – le village d’origine – existe
parallèlement à un Bled mythique, qui désigne le temps jadis, auquel on attribue des
valeurs essentielles liées au rural et à la mémoire culinaire marocaine.
« Bon à manger » et critiques de l’industrialisation
L’environnement social, sensoriel et spatio-temporel associé au goût
32 Plusieurs dimensions concernent la question du goût originel des aliments. Elles font
référence à des lieux, des personnes, des rituels mais aussi à une mémoire individuelle
et collective. Dans les discours de nos interlocuteurs, l’importance d’une alimentation
« de chez soi » est très présente, mais cette revendication d’un ancrage local est
souvent mise en relation avec une histoire géographique, familiale ou affective. Ainsi, à
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l’évocation du goût des aliments, nos interlocuteurs nous faisaient en réalité part de
leurs représentations du « bon à manger », en opposition avec ce qui ne le serait pas.
33 Ce qui est considéré comme « bon à manger » est pensé comme étant, en premier lieu,
un aliment avec lequel on a une certaine proximité. Un « bon aliment » serait celui dont
l’origine est connue dans une sorte de proximité qui rassure et confère une sécurité de
base à sa consommation – de par la source connue de son origine – et qui évacue la peur
qu’on peut ressentir quand on ignore par qui, comment et où il est fabriqué : « Manger
quelque chose que tu achètes chez celui que tu connais et qui te connaît, c’est manger l’esprit
tranquille. Mon mari se déplace tous les samedis dans le quartier de ses parents, là où il a grandi,
pour s’approvisionner en viande et poulet. Il m’en ramène pour toute la semaine. Je la découpe et
la mets au congélateur » (N., sans emploi, 44 ans).
34 Dans ce prolongement, un aliment « bon à manger » est pensé comme étant proche de
soi et qui porte en son sein un savoir-faire « de chez nous ». Son évocation
s’accompagne alors souvent d’identification à une région, une provenance, une
appartenance, un moment rituel, voire une personne en particulier : « Je n’achète pas de
semoule de couscous à l’épicerie. Je n’utilise que celui que ma mère me ramène de notre région
natale (Sud du Maroc). Chez nous, le couscous est roulé par les femmes juste après la moisson de
l’été. Ça dure des jours et toutes se mobilisent pour ça. On reçoit chacun (frères et sœurs) sa part
annuellement. On retrouve ainsi le goût du bled chaque vendredi. Même mes enfants, encore
petits, reconnaissent son goût et son origine » (A., étudiante, 30 ans, mère de deux enfants).
35 Ces aliments « bons à manger » sont alors ceux qui sont chargés de mémoire et de
plaisir, donc de « bon goût ». L’aliment « bon à manger » se dit zwin (bon) et renvoie à
une alimentation qui apporte bien être et plaisir. Le goût de cet aliment fonctionne
alors comme un repère socio-affectif et culturel. Ainsi, comme nous l’avons vu
précédemment, une certaine nostalgie imprègne les discours autour du goût –
particulièrement celui de l’origine, du bled, du temps jadis, des racines, mais aussi des
moments de commensalité familiale qui les caractérisent. Un aliment « bon à manger »
nourrit non seulement l’individu mais aussi le groupe. Les registres mobilisés ne sont
donc pas seulement ceux des produits en eux-mêmes, mais également ceux liés à la
famille, aux structures sociales et villageoises, à l’organisation des repas et à leur
préparation, qui est généralement l’affaire du collectif. Lors d’un de nos déplacements,
un chauffeur de taxi d’environ 45 ans, nous dit : « Un plat beldi, il faut une famille pour le
manger ». Hasna, 30 ans, nous dit également : « Ce qui manque (à Casablanca), ce n’est pas
que le plat. C’est l’ambiance. Tout le monde qui est réuni… ».
36 En ce sens, le « bon à manger » renforcerait l’attachement aux valeurs du groupe et
réactiverait le rapport à l’origine à travers le goût, qui intègre lui-même toutes une
palette de sensations, notamment la senteur (erriha) et la saveur (madak, benna). Ce goût
distinguerait un « bon aliment » des autres en faisant appel à une expérience subjective
de l’ordre du sensible et du subtil. Le vocabulaire utilisé par nos interlocuteurs est ainsi
de cet ordre : sentir (ihssas), goûter (daouk), se délecter (tdaouek), se réjouir (nachat) :
« Le Marocain aime bien manger. Il aime les bons plats, bien de chez nous, qui comblent nos sens
et nous remplissent de joie. Pourquoi pensez-vous que les gens se tuent au travail si ce n’est pour
bien manger ! » (M., commerçant, 38 ans).
37 L’évocation de l’environnement est associée spontanément à ces discours. Il aurait une
incidence sur ce que l’on mange. À ce propos, lors d’une discussion avec trois amies,
celles-ci nous confient : « Là-bas (dans sa région d’origine) c’est spacieux, tu respires. Le cadre
change le goût. Même le café a un goût différent » (Hasna, diplômée universitaire, 30 ans).
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38 « Il y a des plats qu’on ne peut pas consommer ici (à Casablanca) car tu ne peux pas trouver
certains éléments de la nature. Certains plats, je ne les mange que quand je reviens là-bas (dans
sa région d’origine) » (Meriem, télévendeuse, 34 ans).
39 « Ici à Casa, si tu manges ça [sous-entendu un plat de chez elle], tu ne vas pas le digérer, tu
ne pourras pas te lever » (Leila, télévendeuse, 35 ans).
40 Un produit « bon à manger » (Verdier 1969) l’est donc en référence à son lieu de
production mais aussi de consommation : « Le vrai lben, quand je veux le boire, je le bois
quand je retourne chez moi, au bled, là il a vraiment le goût du lben. Sinon, ici, j’achète du lben
au supermarché…ça n’a pas le même goût mais au moins je suis sûre de la qualité (sous-
entendu sanitaire), mais ce n’est pas la même chose » (Hasna, diplômée universitaire, 30
ans).
La ville comme antinomie du goût et réhabilitation du rural
41 Sur un autre registre, l’alimentation en ville devient parfois un champ d’expression et
de valorisation des différences, voire de distinction sociale par la revendication de son
appartenance géographique. Pour certaines personnes rencontrées, la tradition
culinaire ne serait pas vraiment compatible avec la ville : « À Casa, il n’y a pas de culture,
pas de cuisine, pas de manières de table, rien…. On ne sait pas préparer les plats ici, rien n’est
mijoté. Même le smen n’a rien à voir avec celui qu’on trouve chez nous » (Meriem, 34 ans)
42 « Dans les produits de Casa, il n’y a pas de goût. En fait, ce n’est pas tant la qualité des produits
du bled, mais c’est surtout les produits de chez nous, de la famille, ceux à qui l’on a fait confiance
depuis des années, qui sont là depuis toujours » (Leila, 35 ans)
43 « En ville, c’est le goût en lui-même qui n’est plus le même. C’est-à-dire la source (des nappes
phréatiques) n’est plus la même aussi. Donc ton orange, ton olive, n’aura plus jamais le même
goût, c’est fini. Tu ne peux plus retrouver ce goût » (Ilias, logisticien, 40 ans).
44 Pour des classes moyennes, qui sont de plus en plus habitées par le souci de bien se
nourrir (makla mzyana12), l’alimentation plaisir (makla zwina) est porteuse de valeurs
d’authenticité, de retour aux sources, à la nature, à la cuisine du passé, au rural, mais
également associée à des souvenirs culinaires-alimentaires (Zirari b 2020).
45 Cette nostalgie est exprimée à travers des souvenirs d’enfance, des récits de vie des
parents ou grand parents, une mémoire gustative sauvegardée et sublimée qui ne garde
que les aspects positifs de la vie rurale d’autrefois. Olivia Angé rappelle que cette
glorification du passé s’apparente à « une figure mémorielle particulière fondée sur une
sélection intentionnelle de souvenirs qui louent certains aspects d’une période passée
et en écartent d’autres qui compromettraient la célébration [de ce passé] » (Angé 2015 :
42).
46 Avec cette « nostalgie contemporaine » (Angé 2015), la ruralité, la nature et la lenteur
sont opposées à la pression d’une vie urbaine où manger est associé à un rythme de vie
accéléré avec des repas consommés à la hâte, des produits transformés, une
alimentation de rue (dial zanka), des hommes et des femmes pris dans la tourmente du
travail rémunéré qui s’astreignent à de nouvelles manières de faire la cuisine et à
revoir les normes et le rôle social de la femme nourricière et de l’hadga13. Cette
« nostalgie contemporaine » ramène donc au goût du jour l’excellence des plats de
tradition, des mets méconnus ou encore stigmatisés parce qu’associés au rural. Il faut
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dire qu’autour du goût rural (3roubi14) et citadin (Mdini), des stéréotypes encore vivaces
imprègnent les représentations des aliments.
47 Cependant, les discours recueillis expriment le désir d’un retour à des manières de faire
la cuisine qualifiée comme « tabi3iya15 », naturelle, permettant un retour vers une
manière de « manger comme avant » ; et font l’éloge d’une tradition culinaire, « la
nôtre » (dialna) et du pays (bled). « Il faut revenir à nos traditions… on y découvrira des
trésors…des choses que les autres, ailleurs, en Occident se plaisent à nommer
moderne » (Mohammed, formateur, 36 ans).
48 On assiste aujourd’hui à une réhabilitation d’une alimentation rurale et d’un retour
vers des catégories alimentaires peu appréciées par le passé (stigmatisées car rurales,
rustiques et exemptes de raffinement) mais qui figurent désormais parmi les produits à
la mode. L’avoine, le pain complet, les farines complètes, les légumineuses, les fèves, ou
encore les lentilles, reviennent au goût du jour comme emblèmes d’une alimentation
saine et « moderne » comme le disait notre interlocuteur. Ce retour s’illustre aussi par
la réintroduction de préparations et techniques culinaires dites « naturelles » :
ustensiles en argile, cuisson lente, notamment au charbon (brasero), etc. Perrine
Vandenbroucke et Claire Delfosse (2019) ont observé en France, en milieu rural, ce
même type de réinvestissement d’un ensemble de savoir-faire, particulièrement autour
du végétal.
49 L’intérêt émergent pour une consommation « bio » et « naturelle » est bien visible dans
la ville de Casablanca. Plusieurs enseignes de distribution, ainsi que celles spécialisées
dans les produits fermiers et provenant d’une agriculture raisonnée (marque
« chergui », issus des domaines de la famille royale) ou labellisée « bio » (marque « la
vie claire ») sont en train de capter une demande croissante au sein des catégories
aisées de la société marocaine.
50 Pour les populations à budget limité, l’accès à ce type de consommation passe par des
modes d’organisation collective (achats groupés, mobilisation des liens marchands plus
ou moins directs avec le monde rural via les marchés de plein vent, les ventes directes,
les échanges par les réseaux familiaux, etc.). Cette population consolide en cela le lien
avec leurs régions d’origine et leurs productions domestiques et familiales.
51 L’appellation même de produit « traditionnel » devient, pour certains, une valeur en soi
et incompatible avec une culture marchande : « Je n’achète pas d’amlou ou d’huile d’argan.
Je les reçois de la famille qui est restée dans la région d’Essaouira. Quand tu es imprégné de ce
goût authentique, de cette huile et cet amlou… mmmm … ce goût si particulier, tu peux
difficilement le comparer avec les mêmes produits commercialisés en tant que produits d’origine
et fabriqués selon la tradition. Désolé, mais il n’y a aucun rapport ! » (Marchand de
légumes-36 ans).
52 Quoi qu’il en soit, « l’alimentation des citadins est finalement toujours dans un entre-
deux : l’ouverture des familles aux nouvelles formes alimentaires et l’importance de
l’alimentation comme patrimoine reçu et passé de génération en génération » (Soula et
al. 2020, p. 16).
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Valorisation des produits beldi et critiques de l’industrialisation,
soutenues par de nouvelles figures de l’« alimentation santé »
53 L’alimentation-plaisir (makla zwina) est porteuse de valeurs d’authenticité, de
naturalité, de simplicité, de commensalité et de savoir-faire féminins. Des valeurs sont
ainsi revisitées et articulés autour du « bien-être » et du plaisir de manger et de se
préserver des effets ressentis comme néfastes de l’alimentation « d’aujourd’hui ».
54 Ainsi que l’attestent ces extraits d’entretiens, l’alimentation d’aujourd’hui (makla dial
daba) est reliée à une temporalité inscrite dans un espace-temps de plus en plus
globalisé : « Regarde, chez nous les pauvres mangent comme les riches d’ailleurs, mais ils n’en
ont pas conscience : des légumes frais, des légumineuses, des sardines juste pêchées. Le tout « fait
maison » : le pain, les crêpes (rghaifs), la soupe (harira). Même celui qui n’a rien, rien du tout, il
prendra du thé à la menthe, des olives et du pain maison, ou une rfissa16 ».
55 « Quand je vois à la télévision comment les américains se nourrissent, j’en ai un haut-le-cœur…
et cette obésité, c’est choquant. Mais c’est le résultat de ce qu’ils ont semé : de leur nourriture, de
leur agriculture. Il faudra que chez nous, on fasse très attention, le progrès c’est aussi
cela. » (M., éducateur, 37 ans).
56 « Partout, les maladies graves vont crescendo. Tu regardes la télévision et tu te dis, ça va bien
chez nous, on mange encore une nourriture « vraie » (maqla dial bessah), vivante (haya) et
fraiche (triya) » (conversation informelle au marché).
57 « Ici, on peut encore manger une alimentation qui ne nuit pas à notre santé (makla meziana) et
se préparer une bonne alimentation (makla zwina) » (Aicha, employée de maison, 45 ans).
58 On remarquera ici ce va-et-vient entre une alimentation zwina (bonne à manger) et une
alimentation meziana (saine et bonne pour la santé) : une sorte d’équilibre que les
mangeurs essaient de trouver au moyen d’arbitrages et d’adaptations : « En semaine, on
se surveille, on fait attention et on se lâche en fin de semaine. On se fait plaisir avec des plats
bien de chez nous à la maison, chez ma mère ou ma belle-mère : rfissa, couscous, tajine, ou on
sort pour se régaler avec de bonnes grillades de viande ou des fritures de poisson » (Fatiha,
secrétaire, 34 ans, mère de deux enfants).
59 L’alimentation beldi et l’alimentation de la maison (makla dial dar) semblent être
investies des mêmes qualités : une alimentation qui ne porte pas préjudice au corps et
qui est bénéfique autant pour la santé que par le plaisir qu’elle procure. En définitive,
les produits issus de la tradition locale seraient considérés comme étant une référence
clé du « bon à manger » alliant santé et plaisir. Ils seraient même un rempart contre les
maladies. Au cours d’un focus-group, nous rencontrons une jeune trentenaire, Leila, qui
nous confie son histoire. Il y a quelques années, elle a voulu perdre du poids et a
entamé un régime drastique. Pour ce faire, elle a arrêté de manger « la bonne cuisine de
chez elle » qu’elle jugeait alors « trop grasse, trop calorique ». Quelques mois plus tard,
Leila est tombée gravement malade. Elle a fait une pancréatite aigüe. Ce régime avait
abîmé son foie. Voici alors comment elle conclut son récit : « j’ai arrêté de manger la
nourriture du bled et je me suis exposée à la maladie ».
60 À l’instar de Leila, on peut observer, ces dernières décennies, le développement d’un
mouvement de fond qui traverse la société marocaine et qui s’est diffusé auprès des
diverses couches sociales autour de la « nourriture saine », du « fait maison » et de ses
bienfaits. « Dans plusieurs pays du monde, le rejet des produits alimentaires industriels
se traduit par un nouvel engouement pour la cuisine, qui permet de consommer des
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plats fraîchement préparés à partir de produits alimentaires bruts ou peu
transformés ». La cuisine domestique (ou le « fait-maison) […] s’inscrit dans un
imaginaire positif et se trouve à cet égard particulièrement valorisée (Dasgupta et al.
2021, p. 216). À Casablanca, une certaine crainte semble désormais de plus en plus
s’exprimer autour de l’acte de manger, générant de nouveaux discours sur les rapports
de l’alimentation au bien-être et à la santé 17 : « Le corps humain s’affaiblit de plus en plus
avec cette alimentation moderne. Avant, le fait de ne consommer que des produits alimentaires
beldi, naturels (tabi3i), ça se ressentait au niveau de la force et la résistance du corps. Regarde
nos ainés, ils sont plus solides que nous » (M., sans emploi rémunéré, 45 ans, mère de
famille).
61 Ainsi, on observe une hausse de la consommation de produits alimentaires biologiques
à Casablanca, une tendance de plus en plus en vogue, principalement auprès de familles
à niveau de revenu supérieur. Cette tendance s’inscrit d’une part dans une remise en
cause de l’alimentation industrialisée et, d’autre part, dans les nouvelles manières de
manger issues de la sphère globale (végétarisme, bio, véganisme, pratiques de jeûne,
etc.), dans une approche d’ « optimisation de soi » (Dalgalarrondo et Fournier 2019)
pour une population aisée, éduquée et urbaine. Mais cette tendance s’inscrit également
dans les habitudes alimentaires et culinaires locales en mettant en avant des habitudes
et savoir-faire de tradition locale (beldi). La tendance bio rencontre ainsi le beldi,
permettant de s’ouvrir au monde rural et à ses productions. Il peut s’agir d’effets de
mode et de consommation distinctive mais aussi de prise de conscience de
l’environnement alimentaire dans une recherche d’équilibre entre un mode de
consommation éthique et plus sain, et une recherche de plaisir et de naturalité. À
l’instar de la notion de « terroir » en France, l’attrait pour ces productions est une
réaction à l’évolution de nos sociétés (Bérard et Marcheney 2004).
62 Cette suspicion et cette méfiance des Casablancais à l’égard de l’alimentation
« moderne » et industrielle, dans ce que cela induit comme peurs, stress et culpabilité,
chez les femmes notamment, est aussi alimenté par les discours de ceux que nous
appellerons des « prédicateurs » de l’alimentation, qui puisent leurs fondements dans
des référentiels religieux et identitaires, tendant à orienter les pratiques culinaires vers
un « retour au naturel », à l’authenticité, aux traditions et aux valeurs qui les sous-
tendent. Une interlocutrice, enseignante âgée de 38 ans, met en lien une suspicion à
l’égard de conservateurs, additifs - utilisés par l’industrie agroalimentaire - et la
progression de certaines maladies graves comme le cancer, le diabète ou encore le
cholestérol. Elle nous dit :
« Moi, je cherche tout ce qui est bon pour la santé, je vois que les maladies se propagent de
plus en plus alors qu’à l’époque il n’y avait pas ce taux de maladies. C’est vrai qu’au sein de
ma famille, il n’y a aucun cas de maladie mais ce que j’entends dire ailleurs me laisse
réfléchir aux causes de ces maladies : d’où viennent-elles ? Même les émissions qu’on diffuse
de nos jours, disent que la vraie cause de certaines maladies est due à la consommation des
produits industriels et l’abandon des produits naturels ».
63 On voit bien que l’anxiété ressentie par cette interlocutrice est amplifiée, voire
alimentée par l’influence des nouveaux prescripteurs et à travers certains nouveaux
médias et réseaux sociaux (Facebook, WhatsApp et YouTube notamment), dont la
notoriété est grandissante auprès des femmes rencontrées, plus généralement auprès
de femmes appartenant aux catégories socio-économiques modestes et moyennes.
64 Une des figures les plus emblématiques des prescripteurs « savants » se définit comme
docteur spécialiste en nutrition. Son influence est particulièrement forte. Il jouit
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actuellement d’une grande notoriété : « Je lis, j’écoute ce Docteur, je reçois ses vidéos. Je lis
pour m’informer et je m’instruis. Je lis et regarde tout ce que je reçois par WhatsApp... Avant je
ne connaissais pas tout cela. Aujourd’hui, on ne peut pas rester dans l’ignorance » (Farid,
commerçant, 28 ans).
65 Dans la bouche de nos interlocuteurs, cet homme est d’abord présenté comme un
scientifique (3alem - docteur), ayant la maitrise de savoirs autour de la nutrition
(taghdia), l’alimentation (makla) et des plantes. Il aurait ensuite un profil charismatique,
« qui sait parler aux gens » et « qui se fait comprendre », et « se fait entendre ». Enfin,
malgré les pressions supposées qui s’exerceraient sur lui, « il n’a peur de personne »,
« croit en ce qu’il dit ». « Il est armé de son savoir » : « Il n’a rien à gagner en fait en
sensibilisant les gens sur les méfaits des conservateurs alimentaires (al mawad al hafida). Il te
dit : n’utilise plus la cocotte-minute, mange ce qui est beldi, mangez la hsouwa d’orge au petit
déjeuner, prenez de l’avoine, du pain complet avec de la levure beldia » (conseillère religieuse
– Mourchida, 44 ans, mère de 4 enfants).
66 Il aurait également le mérite d’utiliser un langage simple, accessible, tout en puisant
dans des registres scientifiques, religieux et de savoir-faire médicinaux et culinaires
empruntés à la tradition. Son discours réhabilite ainsi certains aliments et recettes qui
ont connu une période de disgrâce. Cette revalorisation marque le retour de la
nourriture des populations rurales : le pain complet, l’avoine, hsouwa (semoule de blé,
d’orge, d’avoine), bissara et féculents, ainsi que les légumineuses.
67 Mais ce faisant, cet homme participe aussi au renforcement de l’ancrage des femmes
dans leur rôle traditionnel. En consacrant et en renforçant le rôle des femmes et des
mères comme responsables de la vie domestique et garantes de l’équilibre et de la
qualité de ce que la famille mange, il les investit également d’un devoir de gardienne de
mémoire : sauvegarder, perpétuer et réhabiliter la mémoire de pratiques « ancestrales
de nos aïeux », culinaires et médicinales.
Conclusion
68 En raison des migrations internes et internationales, Casablanca jouit d’une importante
diversité alimentaire. Au quotidien, les habitudes alimentaires de nos interlocuteurs
sont empreintes de références multiples locales et/ou venues de l’extérieur. Malgré ce
brassage, et alors que l’on aurait pu croire à la thèse de l’occidentalisation du régime
alimentaire marocain (les bienfaits d’une meilleure qualité sanitaire, l’attrait pour des
produits plus chers ou issus de pays plus riches) – souvent reliée aux théories de la
transition alimentaire, nos analyses montrent au contraire des Casablancais très
attachés à leur région d’origine. Ils ramènent alors constamment avec eux, lors de leurs
déplacements au « bled », des produits « bons pour la santé » et « savoureux », parés de
toutes les vertus et largement associés au « bien manger ». Nos enquêtés leur
reconnaissent un goût que l’on ne retrouve pas dans les aliments équivalents produits
en ville, mais, au-delà, ils brandissent ces produits comme le signe d’une identité
« traditionnelle » marocaine largement valorisée. Par contraste, les produits urbains et
industriels sont perçus comme dénués de grandes qualités. Il y aurait donc non
seulement un attachement au beldi mais aussi une contestation, voire une
stigmatisation des produits industriels. Ainsi, un produit beldi sera toujours valorisé sur
les plans nutritionnel et gustatif par rapport à un produit issu de l’industrie, qui sera
essentiellement consommé pour sa praticité et sa qualité sanitaire.
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69 On assiste alors à des discours réhabilitant l’alimentation rurale (Crenn 2006) et faisant
de la ville un lieu antinomique au « bon goût » des aliments. Mais ces nouvelles
préoccupations environnementales et de santé se développent dans un contexte global
de défiance envers le système agro-industriel soutenu, voire maintenu par de nouvelles
figures de l’« alimentation santé » qui font le buzz sur les réseaux sociaux marocains et
prêchent en faveur d’un « retour à une alimentation traditionnelle ».
70 Dans les faits, on observe alors une société urbaine marocaine tiraillée entre des
injonctions d’attachement aux traditions et des discours de rejet des produits
industriels, tout en ayant une consommation de ces mêmes produits dans leur vie
quotidienne. S’agit-il d’une résistance nostalgique face à un monde urbain porteur de
nouveaux risques et d’incertitudes du fait des rapports distendus à l’alimentation ?
S’agit-il d’un discours qui compense une consommation de produits industriels en
montrant qu’on n’est pas dupe de la qualité de ces produits ? S’agit-il d’une nouvelle
tendance de retour vers les terroirs, vers le local, qui accompagne une critique de la
mondialisation, comme on le voit ailleurs en Occident ? Probablement tout cela à la
fois, car les mangeurs urbains savent créer des espaces entre-deux qui leur permettent
de gérer les multiples injonctions auxquelles ils doivent sans arrêt faire face. Le souci
de « bien manger » se situe à un double niveau : dans un objectif de santé, mais aussi
par attachement au goût et aux traditions culinaires. Et les discours ambiants, sous-
tendus par des figures médiatiques, mettent bien souvent les mangeurs sous pression.
Cela provoque des discours de peur et de crainte de la maladie chez les mangeurs, qui
se soumettent à la nécessité de se nourrir sainement. Ce phénomène est exacerbé chez
les classes modestes et moyennes qui connaissent ce qui est « bon à manger » mais qui
n’ont pas toujours les moyens d’y accéder, ce qui les pousse à user d’ingéniosité pour
disposer d’aliments de qualité.
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NOTES
1. D’usage commun, beldi désigne un aliment, un objet ou un produit qui, par ce qualificatif,
réfère littéralement au « pays », et par extension, au local, à l’origine, à la « tradition », à ce qui
serait « authentique ». (Pour aller plus loin sur cette notion, voir Jabiot 2015 et Zirari b 2020, p.
399).
2. Originellement, le lben est une boisson obtenue à partir de lait cru caillé et qui, laissé à
température ambiante, fermente naturellement sans présure ni ajout d’ingrédient. De nos jours,
il est de plus en plus fabriqué dans les crémeries (mahlaba) à partir de lait pasteurisé.
Traditionnellement, ce lait est baratté dans une outre de chèvre ou d’agneau. Ce barattage
manuel permet d’extraire des grumeaux qui seront regroupés pour préparer des mottes de
beurre, « beurre beldi » (zebda beldia), à la base duquel est produit également le fameux « beurre
rance » (smen). Le lben ou petit lait, est une boisson liquide, légèrement aigre (hamed), qui se
conserve peu car il devient acide au bout d'une ou deux journées. Cette boisson est
particulièrement appréciée en tant que boisson fraîche, accompagnant généralement le couscous
du vendredi. Elle est aussi à la base d’une recette populaire connue sous le nom de « saykouk »,
dans laquelle elle est mélangée à de la semoule cuite à la vapeur, qui constitue la base du fameux
plat de couscous. Le saykouk peut même remplacer un repas pour nombre de personnes voulant
manger à bas coût. C’est également une collation appréciée pour sa légèreté et ses qualités
nutritives. À la sortie de Casablanca, comme dans d’autres villes, des vendeurs et vendeuses de
lben, saykouk et beurre beldi connaissent une grande affluence le week-end comme les autres jours
de la semaine (Beriane, Bouasria 2011).
3. Le raib fait partie d’une longue tradition de consommation de produits laitiers. Il est constitué
de lait cru – ou pasteurisé – dont la fermentation est traditionnellement facilitée par de la barbe
d’artichaut, mais aujourd’hui parfois de la présure ou du yaourt. Il est servi nature, sucré ou
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parfumé à l’eau de fleur d’oranger. Le « raib beldi », fait maison à partir de lait cru ou pasteurisé,
est souvent consommé pendant le mois de Ramadan. Il est apprécié au moment de la rupture du
jeûne mais habituellement et surtout au dernier repas – appelé « shour », précédant le début du
jeûne, avant l’aube. En ville, le raib est un incontournable de l’offre de produits proposés dans les
laiteries. Il est valorisé pour son caractère beldi, son goût, sa texture et son côté « sain ». Le raib
dit beldi, se présente dans différentes versions y compris des versions industrielles vendues en
grande surface. Sa préparation est régulièrement soupçonnée. Lors de notre terrain d’enquête,
plusieurs interlocuteurs nous ont fait part de l’ajout de « cachets chinois pour déclencher la
fermentation » de certains raib vendus en mahlaba.
4. Sur « l’industrialisation de la tradition », voir Hassoun, 2016.
5. Au Maroc, la mahlaba, littéralement laiterie, est, depuis plusieurs décennies, une institution de
la street food. Originellement productrice-distributrice de produits laitiers, la mahlaba, avec le
temps, élargit son offre de consommation. À toute heure de la journée et une bonne partie de la
nuit, on peut manger sur le pouce des produits à base de lait : lait caillé, yaourt artisanal, jus de
fruits au lait frais (à l’avocat, aux fruits secs et fruits variés), mais aussi des sandwichs, des
omelettes, des gâteaux, des crêpes, etc. Les produits sont consommés sur place, debout ou assis,
mais sont également préparés « à emporter » (Zirari a 2020).
6. Pour des raisons sanitaires, l’industrie agroalimentaire utilise du lait pasteurisé ou du lait cru
bouilli. La coagulation est déclenchée avec du yaourt ou de la présure, et il est ensuite placé dans
des faisselles. Certains auteurs n’hésitent donc pas à alerter sur ces nouvelles méthodes de
fabrication du l’ben qui mettrait « sérieusement en danger les propriétés uniques et authentiques
des produits laitiers traditionnels du Maroc » (Benkerroum et al. 2004).
7. Au Maroc, le taux de population urbaine au Maroc est passé de 10% en 1926 à 61% en 2017.
Casablanca comptait 20 000 habitants en 1900 contre plus de 3 millions (4 millions et demi pour le
grand Casablanca) aujourd’hui, sur une population totale marocaine de plus de 36 millions.
8. - Souk Sinigal, le marché sénégalais, situé dans la vieille médina de Casablanca en est un
exemple. Il regorge de petits lieux de restauration sénégalaise et subsaharienne.
9. Le concept d’identité est ici à inscrire dans une perspective dynamique tenant compte du
mouvement perpétuel qui le caractérise et permet la création de nouvelles cultures.
10. C’est-à-dire qu’elle ne cuisine qu’à la manière des gens de Fès.
11. Le colloque de la Chaire Unesco Alimentations du monde intitulé « Les aliments voyageurs »,
qui s’est tenu le 2 février 2018 à Montpellier Supagro, apporte des éléments intéressants à ce
sujet : https://www.chaireunesco-adm.com/2018-Les-aliments-voyageurs.
12. Makla meziana, ce qu’il est « bon de manger », est associé à la qualité nutritive des aliments et
aux bénéfices sur la santé. Makla zwina, ce qui est « bon à manger », est associé au plaisir de
manger (Zirari b 2020 : 392).
13. Le qualificatif hadga est généralement invoqué pour faire l’éloge de l’excellence des femmes
dans les tâches domestiques : cuisine, tenue de la maison, soins apportés à la gestion domestique
et aux différents membres de la famille. Ainsi, les discours nostalgiques font souvent l’éloge des
femmes Marocaines d’antan investies de patience et de dévouement à leurs missions de
nourricières et au bien-être de la communauté et du groupe (Zirari a 2020).
14. Transcription de l’arabe marocain.
15. Idem.
16. Rfissa ou trid est un mets marocain, à base de messemen, de poulet et d’une sauce contenant de
l’oignon, des lentilles, du fenugrec et optionnellement du mssakhen (mélange d’herbes moulues
connues pour leurs bienfaits chauffants. Voir Zirari 1999).
17. L’alimentation a, de tous temps, été l’objet d’inquiétudes, ce dont témoigne l’histoire des
peurs alimentaires (Ferrières 2002). Afin de réguler les peurs et inquiétudes, des systèmes de
normes diététiques et culinaires se mettent en place et prennent des formes diverses selon les
Le goût des origines
Anthropology of food, 17 | 2023
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contextes (Poulain 2020). L’industrie agroalimentaire catalyse une grande part des critiques
(Lepiller 2012).
ABSTRACTS
Through an ethnographic survey conducted between 2019 and 2020 in Casablanca, the article
shows that, despite the significant food diversity that this city offers to eaters, they remain
strongly attached to their regions of origin in Morocco and constantly bring back with them,
during their trips to and from the "bled", products that they include in the category of "good to
eat", both "healthy" and "tasty". One can therefore observe discourses that rehabilitate rural
food and makes the city a place that is at odds with the "good taste" of food. This valorization of
"beldi" products goes hand in hand with criticism about the industrialization of food. But these
new environmental and health concerns exist in a global context of mistrust towards the agro-
industrial system supported or even maintained by new figures of "healthy food" who are
buzzing on Moroccan social networks and preaching for a "return to traditional food".
À travers une enquête ethnographique conduite entre 2019 et 2020 à Casablanca, l’article montre
que, malgré l’importante pluralité alimentaire que cette ville offre aux mangeurs, ceux-ci restent
fortement attachés à leurs régions d’origine au Maroc et ramènent constamment avec eux, lors
de leurs allers et retours au « bled », des produits qu’ils font entrer dans la catégorie des aliments
« bons à manger », à la fois « bon pour la santé » et « savoureux ». On assiste alors à des discours
réhabilitant l’alimentation rurale et faisant de la ville un lieu antinomique avec le « bon goût »
des aliments. Cette valorisation des produits « beldi » s’accompagne alors de critiques de
l’industrialisation de l’alimentation. Ces nouvelles préoccupations environnementales et de santé
existent dans un contexte global de défiance envers le système agro-industriel, soutenu, voire
maintenu, par de nouvelles figures de l’« alimentation santé » qui font le buzz sur les réseaux
sociaux marocains et prêchent pour un « retour à une alimentation traditionnelle ».
INDEX
Keywords: culinary tradition, beldi, industrialization, "good to eat"
Mots-clés: tradition culinaire, « beldi », industrialisation, « bon à manger »
AUTHORS
AUDREY SOULA
anthropologue, Cirad (UMR Moisa), Université de Montpellier, France, audrey.soula@cirad.fr
HAYAT ZIRARI
anthropologue, Université Hassan II, Casablanca, Maroc, hzirari@gmail.com
Le goût des origines
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