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Page 32 - La migration des Créoles réunionnais dans le Pacifique
La migration des Créoles
réunionnais dans le Pacifique
Au 19e siècle, un nombre important de Réunionnais ont immigré en Nouvelle-
Calédonie. Certains sont ensuite partis s’installer ailleurs en Océanie, en
Australie, en Nouvelle-Zélande et au-delà. Dans le cadre de mes recherches
précédentes, j’ai constaté que les Réunionnais formaient un élément majeur
de la population coloniale libre et fondatrice de la Nouvelle-Calédonie et
qu’ils avaient des origines ethniques et sociales diverses.
Poussés par les conditions de plus en plus
difficiles à La Réunion pendant les années 1860 et
1870 (l’introduction, en l’espace de 10 ans après
l’abolition de l’esclavage, de 60 000 travailleurs
engagés principalement d’Inde et d’Afrique, la crise
dans l’industrie sucrière provoquée par une maladie
qui dévaste les cannes et un cyclone destructeur,
les difficultés financières chez les planteurs et la
marginalisation et indigence progressives des
affranchis et des petits blancs), environ 2 000
Créoles ont quitté leur île pour des opportunités
dans l’industrie sucrière et l’occasion d’obtenir des
terres en Nouvelle-Calédonie.(1)
Carte de la Nouvelle-Calédonie. Source : https://www.newcaledonia.co.nz/new-caledonia-map/
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Sibylle. En février 1864, Arthur DUBOISÉ (petit-
fils d’ADAM et gérant de sa concession) et les
engagés indiens LITOUNADIN, RANGUIN, LINAMA
et FRANÇOIS ainsi que les sieurs MICHOLIN,
BOUVIER et BERTIN ont débarqué de l’Isis. À partir
de 1864, afin d’échapper à la crise économique
de plus en plus croissante à La Réunion et après
avoir lu la propagande du gouverneur GUILLAIN
dans les journaux réunionnais mentionnant l’arrivée
dans le Pacifique de planteurs et de sucriers tels
que Gustave CLAIN, Evenor DE GRESLAN, les
sieurs DERCOURT, LEPEUT, GEZAT, GALLAND,
DARGAUD et leurs engagés et l’essor conséquent
du secteur sucrier local, la grande migration
réunionnaise a commencé et a continué jusqu’à la
chute de l’industrie sucrière calédonienne pendant
les années 1880. (4)
Le manque de bras en Nouvelle-Calédonie
dans le secteur agricole mais aussi dans
l’administration locale et, surtout, dans la main-
d’œuvre qualifiée et non-qualifiée (charpentiers,
menuisiers, mécaniciens, forgerons, cuisiniers,
tailleurs, couturières, tailleurs de pierre, journaliers,
manœuvres, domestiques, engagés etc.) a incité
l’appel à l’immigration réunionnaise de la part des
gouverneurs de la colonie ; des frégates et navires
d’État ont transporté des centaines de travailleurs,
souvent avec femmes et enfants, vers une nouvelle
vie en Océanie. Parmi les noms de famille on
trouve, par exemple, les DUBAIN, DENIS, LERICHE,
KABAR, COLETTE, DIJOU, PAYET, VINCENT,
SAUTRON, MAILLOT, CADET, MITRIDE, ELPHÈGE,
ORTHASIE, MONTROSE, FESTIN, CÉLESTIN,
AYMARD, JEAN-BAPTISTE, COLOGON etc.
(5)
Les premiers arrivants
Marie Nicolas Louis de NAS DE TOURRIS, propriétaire
terrien et maire de Sainte-Suzanne, était à la tête d’une
petite délégation de Créoles arrivée en Nouvelle-
Calédonie en 1864 espérant y trouver des terres fertiles
et aptes à cultiver la canne à sucre. En faisant l’éloge
du territoire dans le Pacifique, NAS DE TOURRIS est
rentré à La Réunion afin d’organiser une migration de
sucriers et de travailleurs vers la Nouvelle-Calédonie
en laissant dans la colonie MM BRAJEUL, FULET,
IMBAULT et les frères NAU ainsi que les « Indiens ou
Africains » ZILIEN, ABDALA, RIAOUALERO, ADIMBO,
ANOMBÉ, TIROUANGA, IRA et CHECKOURISSING.
Six ans plus tard, il a débarqué de l’Émile de Girondin
avec sa famille, des planteurs et travailleurs créoles et
un groupe de 136 « Malabars », chargé d’établir une
sucrerie à Ouaméni au nom du Comte LE COAT DE
KERVÉGUEN.
(2)
Pourtant, bien avant ce premier voyage de
prospection, il y avait des Réunionnais qui vivaient
en Nouvelle-Calédonie, la plupart étant cultivateurs
comme François ALBARET vivant à Canala depuis
1860, la famille BEAUCOURT et Victor BATAILLE à
Port de France (Nouméa). Les gros concessionnaires
à Dumbéa, Didier-Numa JOUBERT (négociant
français basé à Sydney)
(3) et Éléonard ADAM,
faisaient venir dès 1860 des travailleurs Réunionnais
(Indiens et Créoles) pour exploiter leurs terres. En
1863, la famille DARIUS (engagée par ADAM),
M GUILLONNEAU, concessionnaire à Dumbéa
qui a engagé bon nombre de Malabars pour sa
plantation de canne à sucre, le sieur GUSTAVE
et les frères Lucien et Albert OZOUX ainsi que
d’autres « immigrants » (affranchis et petits blancs)
et 15 travailleurs indiens sont arrivés à bord de la
La famille MITRIDE, cultivateurs de café à Sarraméa, vers 1897. Crédit photo : Jean-Pierre Vedel-Mitride.
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Les engagés
Selon mes calculs, plus de 615 « Malabars » ou
« coolies indiens » comme on les appelait dans
certains documents de l’époque, arrivaient
en Nouvelle-Calédonie pour travailler dans les
plantations et les usines à sucre. Sur ces 615
Indiens, la moitié d’entre eux était née à La Réunion
ou provenait de l’un des comptoirs français établis
en Inde. Les autres, essentiellement ceux qui sont
arrivés après 1869, étaient sujets britanniques.
Cependant, tous les « coolies » avaient été recrutés
à La Réunion, après y avoir déjà travaillé dans le
cadre d’au moins une période de contrat (souvent
davantage).
Quoique les colons aient réclamé leur labeur,
ils se plaignaient souvent des « désordres »
(vagabondage, ivresse, vol,) commis par les
engagés indiens qui entraient à Nouméa. En plus
des punitions (châtiments corporels, privations
de nourriture etc.) infligées par leurs engagistes,
les engagés devaient obéir en 1869 aux mesures
ordonnées par le Secrétaire général : « Aucun
engagé indien ne pourra se rendre au chef-lieu que
porteur d’une permission écrite de son propriétaire,
alors même qu’il y sera envoyé par le propriétaire
lui-même. Cette permission sera visée au bureau
du Commissaire de police, à l’arrivée et au départ
du porteur.
Les indiens engagés sur les habitations qui seront
rencontrés en ville non munis de cette autorisation,
seront emprisonnés au fort Constance jusqu’à ce
que l’autorité supérieure ait fixé le temps qu’ils auront
à passer sur l’établissement domanial de la Ferme-
Modèle. Le Commandant de la Gendarmerie et le
Commissaire de police sont chargés de l’exécution
du présent arrêté. » (6)
Malgré le nombre d’Indiens qui passaient devant
les tribunaux de Nouméa pendant les années 1870,
l’arrêté n’a pas tout à fait empêché les déplacements
des engagés entre leur habitation et la ville.
Obligés de travailler dans des conditions très dures
dans les exploitations de canne à sucre, les Indiens
ont dû faire face au racisme et aussi à l’exclusion
à la fin de leur engagement, en particulier ceux de
l’Inde britannique qui cherchaient à partir vivre dans
les territoires anglophones voisins (surtout Fidji et
le Queensland en Australie). Ceux qui restaient
obtenaient des concessions de terre après huit ans
de service, d’autres préféraient trouver un emploi
dans les mines, dans les domaines d’élevage
ou aller à Nouméa pour devenir commerçants,
domestiques ou travailler à l’usine de la Société
Le Nickel. Les mariages ou concubinats avec des
femmes locales (blanches/françaises et parfois
Kanak) ont créé une rapide intégration des ex-
engagés dans la population générale bien que
quelques noms de famille témoignent encore de
cette diaspora indienne dans le Pacifique français
(RAMSAMY, PRICHENIN, MARIDAS, VIRASSAMY,
VALAÏDON, ARSAPIN, VIRAPOULÉ, MARIETTE,
MOUTIVIRIN, VAÏTILIGON, CONDOYA etc.). (7)
À part les Indiens, il y avait aussi des affranchis et des
descendants d’affranchis (et/ou libres de couleur)
ainsi que des « Créoles » parmi les engagés. Le 8
décembre 1875, le journal local, Le Moniteur de la
Nouvelle-Calédonie, a publié une liste d’engagés
déserteurs, les décrivant comme autrefois on
décrivait les esclaves fugitifs (pour le détail, voir le
Tableau 1).(8) Cette liste nous donne un aperçu de
ce groupe de « coolies » méconnu et témoigne de
l’hétérogénéité ethnique des travailleurs engagés.
Sur les 16 engagés déserteurs de La Réunion, nous
repérons 7 « Indiens », 6 « Créoles », 1 « Bour bon », 1
« Cafre » et 1 « Malgache ».
(1) Pour le détail, voir : SPEEDY, Karin. Colons, créoles et coolies : L’immigration réunionnaise en Nouvelle-Calédonie (XIXe siècle) et le
tayo de Saint-Louis. Paris : L’Harmattan, 2007 ; SPEEDY, Karin. « Out of the frying pan and into the fire: Reunionese immigrants and
the sugar industry in nineteenth-century New Caledonia », New Zealand Journal of French Studies, 29.2, 2008, pp. 5-19 ; SPEEDY,
Karin. « Les Réunionnais oubliés du Caillou : un terrain de recherche multi-situé et pluridisciplinaire traversant temps et espace » in
Véronique Fillol and Pierre-Yves Le Meur (eds.), Terrains océaniens : enjeux et méthodes. Paris : L’Harmattan, 2014, pp. 267-283.
(2) SPEEDY, Colons, créoles et coolies, pp. 55-58, 88. Voir aussi : ROSSIGNOL, Claude. Le Grand Hazier : Trois siècles d’histoire à
La Réunion (Histoire et Généalogie – du XVIIe siècle à nos jours). Paris : L’Harmattan, 2021, pp. 193-195.a.
(3) Pour une étude détaillée des activités de JOUBERT dans le Pacifique et l’Océan Indien, voir : Speedy, Karin. « Toppling Joub ert :
Exposing the colonial routes of island connectedness beneath the apparent French roots of Hunters Hill (Sydney, Australia) »,
Shima, 14.2, 2020, pp. 185-213 et pour son rôle dans le kidnapping des insulaires du Pacifique pour l’industrie sucrière à La
Réunion, voir : Speedy, Karin. « The Sutton Case : the First Franco-Australian Foray into Blackbirding », The Journal of Pacific
History, 50.3, 2015, pp. 344-364.
(4) SPEEDY, Colons, créoles et coolies, pp. 43-65.
(5) SPEEDY, Colons, créoles et coolies ; SPEEDY, Karin. « From the Indian Ocean to the Pacific : Affranchis and Petits- Blancs in New
Caledonia », Portal Journal of Multidisciplinary International Studies, 9.1, 2012.
(6) « Arrêté du Secrétaire Colonial prescrivant des mesures d’ordre pour les Indiens engagés chez les colons et propriétaires, le 10 76)
« Arrêté du Secrétaire Colonial prescrivant des mesures d’ordre pour les Indiens engagés chez les colons et propriétaires, le 10
décembre 1869 », publié dans Le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie, le 12 décembre 1869.
La migration des Créoles réunionnais dans le Pacifique - Page 35
Tableau 1 : Engagés déserteurs réunionnais avec leur signalement9
Nom de l’engagé
Caste
Signalement
Engagiste
Observations
Joseph
SITILINGON
Indien
Taille 1m690, âge
23 ans
NAS DE TOURRIS
à la Ouamémi
En désertion depuis
plusieurs mois
Boudana
ADRAKAN
Indien
Taille 1m670, âge
24 ans, deux grains
de verrette sur la
bouche à droite
10
NAS DE TOURRIS
à Ouamémi
En désertion depuis
plusieurs mois
Antony
NAYAGON
Indien
Taille 1m643, âge
23 ans, un signe au
coin du sourcil
gauche
NAS DE TOURRIS
à la Ouamémi
En désertion depuis
plusieurs mois
Perrianin SOUPIN
Indien
Taille 1m700, âge
37 ans, une cicatrice
au milieu du front,
une autre sur la joue
gauche
NAS DE TOURRIS
à la Ouamémi
En désertion depuis
plusieurs mois
Henri-Alexandre
LACHAISE
Créole
Âge 17 ans
NAS DE TOURRIS
Fortuné-Henri
LACHAISE
Créole
Âge 20 ans
NAS DE TOURRIS
Gasparin LAROSE
Créole
Âge 23 ans
NAS DE TOURRIS
Pierre ANTOINE
Créole
Âge 22 ans
NAS DE TOURRIS
Pierre ÉLY
Créole
Âge 23 ans
NAS DE TOURRIS
Ernest
MONTROZE
Créole
Âge 24 ans, taille
1m600, il lui
manque deux dents
de devant à la
mâchoire supérieure
BOYER à Uaraï
AMBONCANON
Indien
Taille 1m590, âge
20 ans
NAS DE TOURRIS
Beau malabar aux
traits fins
Émile CÉLESTIN
Bourbon
Taille 1m632, âge
21 ans
LAURIE à Canala
En désertion du 8
avril 1875
TATAPA
Indien
Taille 1m500, âge
30 ans, barbe bien
fournie et noire
HIGGINSON
Évadé au mois de
juin 1874
Moutoussamy
RAMSAMY
Indien
Taille 1m500, âge
23 ans, une dent
cassée devant à la
mâchoire supérieure
HIGGINSON
Évadé depuis le
mois de décembre
1874
SAHARY
Cafre
Taille 1m600,
figure très noire
JOUHAULT
Évadé depuis le
mois de mars 1874
QUILIVIRY
Malgache
Taille 1m700,
figure grasse,
bouche grande et
lèvres très épaisses,
manque à la
mâchoire inférieure
six dents devant
GUÉRIN
Évadé au mois
d’avril 1873
9 Adapté du Tableau 11 dans SPEEDY, Colons, créoles et coolies, pp. 137-138.
10 Je ne trouve pas ce que c’est un « grain de verrette » et je pense qu’il y avait une erreur dans le journal.
Page 36 - La migration des Créoles réunionnais dans le Pacifique
Les travailleurs libres
De plus, la majorité des immigrés réunionnais,
les travailleurs libres, appartenait à deux groupes
défavorisés sur le plan social à La Réunion - les
affranchis et leurs descendants et les « petits
blancs » (pauvres, sans terres et souvent métissés).
Toutefois, leurs histoires se sont confondues en
Nouvelle-Calédonie. Suite à l’abolition de l’esclavage
à La Réunion en 1848, tous ceux qui étaient nés sur
l’île, quelle que soit leur origine sociale ou ethnique,
étaient recensés comme « Français ». Ainsi, les
immigrés réunionnais issus de divers contextes
ethniques et sociaux étaient tous « Français » et
se sont fondus au fil des générations dans la
population dite « caldoche », la population non-
Indigène ou « blanche » de Nouvelle-Calédonie. Si
nos sources historiques indiquent que les immigrés
réunionnais n’étaient pas tous riches et blancs,
la tradition du « non-dit » dans ce pays qui était
autrefois une colonie pénitentiaire est fortement
enracinée. Ses habitants étaient donc peu enclins à
évoquer les origines de leurs ancêtres, notamment
s’ils étaient bagnards ou non-blancs.
(11) Cependant,
ces dernières années, ce schéma évolue et des
descendants d’affranchis, d’engagés et d’autres
personnes noires ou métissées commencent à
s’intéresser à leurs racines, souvent cachées par les
générations précédentes (parents, grands-parents
et arrières grands-parents).
Mathilde et Marie FLORIAN, filles d’Aston FLORIAN,
travailleur libre, et de Julia FESTIN, tous les deux
Réunionnais qui ont immigré en Nouvelle-Calédonie
en 1871 et sont partis à Fidji vers 1882. Crédit photo :
Pearl Montrose.
Les histoires orales des descendants
des Réunionnais dans le Pacifique
Mes recherches actuelles portent sur la collecte
des histoires orales, des histoires de famille, des
souvenirs et des biens culturels (photos, recettes,
chansons, documents etc.) des descendants
des immigrés réunionnais de tous les milieux en
Nouvelle-Calédonie et dans le Pacifique. Ces
recherches serviront à enrichir les recherches
archivistiques et généalogiques et nous aideront à
mieux comprendre comment les Réunionnais ont
construit leurs identités lors de leur installation dans
le Pacifique et à quel point ils ont conservé et/ou
transformé leurs traditions, leurs technologies, leurs
langues et leurs cultures créoles en Océanie.
(12)
Pour mieux illustrer ce projet, prenons comme
exemple la famille de Mme Chris VIDA L dont les arrières
grands-parents, Gustave AYMARD, charpentier de
marine, et Marie-Alexandrine ELPHÈGE, couturière,
sont arrivés en Nouvelle-Calédonie vers 1870. (13)
Ils se sont installés par la suite dans l’extrême nord
de la Nouvelle-Calédonie, à Ouégoa, où ils se sont
mariés en 1877. Les frères de Marie-Augustine
qui ont signé l’acte de mariage, Monier et Faustin
ELPHÈGE, charpentiers de la marine aussi, allaient
se joindre à Gustave pour devenir mineurs quand
on a trouvé des gisements de cuivre à Ouégoa.
En grandissant au Queensland en Australie, Chris
VIDAL était consciente de sa différence. Elle savait
qu’elle n’était pas comme les enfants blancs
australiens – à la maison, sa mère préparait le
rougail, le cari, le riz, les plats bien plus pimentés
et exotiques que les sandwiches et les barbecues
australiens. Elle avait entendu des histoires sur les
origines réunionnaises de sa famille mais il y en
avait plusieurs versions et souvent les histoires lui
semblaient contradictoires. D’abord sa mère lui disait
que la famille était aristocrate, des « Bourbonnais »
qui ont dû quitter leur château en France pour s’enfuir
vers La Réunion pendant la Révolution de 1789.
Plus tard, il y avait d’autres histoires qui racontaient
un passé de misère et d’ancêtres esclaves.
La migration des Créoles réunionnais dans le Pacifique - Page 37
entendaient des pas à l’extérieur de la maison.
C’étaient des Kanak mais la famille n’était pas en
danger car les AYMARD n’étaient pas blancs. »
Ayant laissé tomber ses prétentions aristocratiques,
Simone racontait une histoire pour expliquer
comment la famille a obtenu le nom AYMARD. Elle
disait que, à l’abolition de l’esclavage, son arrière-
grand-père, Léon, s’est placé en tête de la file
d’attente pour qu’on lui donne un nom commençant
par la lettre « A ». Chris soupçonnait que c’était
« une histoire probablement tout aussi fantasque
que celle qu’elle avait remplacée. » Elle avait raison.
L’acte d’affranchissement de Léon indique qu’on l’a
affranchi le 16 avril 1832 et que son nom, AYMARD,
choisi par son ancien esclavagiste, commençait par
la lettre « A » car on a décidé que tous les esclaves
qui allaient être affranchis ce jour-là allaient recevoir
un nom commençant par la lettre « A ». En fait ironie
de l’histoire, le nom Léon AYMARD se trouvait à la
fin de la liste !
Lors de notre premier entretien, Chris m’a dit :
« Quand j’ai lu votre livre et vos articles, c’était la
première fois que j’ai vu dans des sources imprimées
que les Réunionnais qui avaient immigré en Nouvelle-
Calédonie se composaient d’un nombre important
d’ex-esclaves ou d’affranchis. Avant de lire vos
recherches, je croyais que je n’allais pas pouvoir
tracer en détail mes origines. En lisant ce que vous
avez dit sur le « non-dit » en Nouvelle-Calédonie,
j’ai été ravie car je pensais que c’était unique à ma
famille. Ma mère nous disait toujours « on n’en parle
pas » ou « ça ne se dit pas ». Mais j’ai finalement
compris que c’était une construction sociale. »
C’était une histoire que Simone AYMARD, la mère de
Chris, lui racontait à propos de la révolte Kanak en
1878 qui a fait comprendre à Chris qu’elle n’était pas
une descendante de la monarchie française et que
ses ancêtres étaient noirs ou métissés. « Pendant
la révolte, » disait Simone, « la nuit les AYMARD
L’affranchissement de Léon AYMARD. Source : Marie-France Aymard.
L’acte de décès de Louis ELPHÈGE. ANOM, Réunion, Sainte-Suzanne, le 28 septembre 1853.
Pour les AYMARD, la Nouvelle-Calédonie représentait
une deuxième chance, l’occasion de recommencer
à zéro, de laisser derrière eux leur passé d’anciens
esclaves. Chris a noté qu’ils voulaient créer l’impression
de faire partie de la bonne société et qu’ils voulaient
absolument être perçus comme des Français. Et le
« non-dit » les a bien servis, tout comme témoignent
des descendants d’autres familles réunionnaises qui
se désignaient comme « Français » et avaient tendance
à ne pas parler de leurs origines, voire à les cacher.
Page 38 - La migration des Créoles réunionnais dans le Pacifique
Selon la légende familiale, Marie-Alexandrine
était une femme redoutable. Couturière sur son
acte de mariage, elle était en réalité sage-femme,
guérisseuse, herboriste et, d’après Chris, une
femme très puissante et coriace. Un jour, elle était
toute seule dans la brousse, enceinte, quand ses
contractions ont commencé. Elle a accouché de
son bébé dans la brousse et est rentrée, avec son
bébé, à cheval. On parlait de ses origines africaines
et de la noirceur de sa peau. Elle avait l’habitude de
manger du pain avec des piments et elle connaissait
la magie. Elle a partagé avec certains de ses petits-
enfants sa connaissance d’herbes médicinales, un
savoir traditionnel rapporté de La Réunion.
Les Réunionnais de tous les milieux sociaux qui
ont fait le voyage vers le Pacifique avaient pris
avec eux des semences, des graines, des plantes
de l’Océan Indien qu’ils cultivaient en Nouvelle-
Calédonie. Ils ont ainsi introduit, par exemple, les
letchis (les KABAR),
(14) le flamboyant et des variétés
de caféiers (les MITRIDE), des herbes et des plantes
aromatiques en Nouvelle-Calédonie. La recette pour
les achards, si populaires en Calédonie aujourd’hui,
est venu aussi avec les premiers colons de l’Océan
Indien.
Chris m’a raconté qu’en Nouvelle-Calédonie, la
famille AYMARD avait un grand jardin et les hommes
allaient à la chasse et à la pêche. Il y avait donc
des poissons mais aussi des cerfs, des roussettes
et des lapins. Les femmes adaptaient les recettes
réunionnaises aux ingrédients locaux. Il y avait aussi
une stricte division sexuelle des tâches. Elle m’a
parlé, par exemple, des pique-niques extravagants
à la plage où les femmes faisaient la cuisine (y
compris des plats comme la bouillabaisse) et la
vaisselle pendant que les hommes menaient des
combats avec des requins.
Si l’histoire du nom de famille AYMARD était assez
récente, ELPHÈGE, le nom de l’arrière-grand-mère
de Chris, révèle une riche histoire familiale. Marie-
Alexandrine ELPHÈGE est née en 1842 à Saint-
André. Sa mère Marguerite NANNON était une « fille
libre », sa grand-mère était une esclave affranchie.
Du côté de son père, Louis ELPHÈGE, aussi appelé
Louis MARIE-ÉLISABETH, sa mère, née esclave, a été
affranchie après 20 ans de « bon service » et a obtenu
des terres et 22 esclaves après son émancipation.
Le père de Louis était tout probablement Antoine
Jean Baptiste MAUNIER DE L’ÉTANG (qui vivait sur
la propriété de Marie-Élisabeth) dont les ancêtres
remontaient aux premiers arrivants du pays – le
pirate Henri WILMAN et Jeanne ROYER (fille de
Françoise ROSAIRE, Indienne de Goa et l’une des
« mères fondatrices » de La Réunion et de Guy
ROYER). Le nom MONIER, même si Louis n’a pas
été reconnu, a été retenu et utilisé comme prénom
et nom de famille en Nouvelle-Calédonie par ses fils,
les frères de Marie-Alexandrine.
Marie-Alexandrine ELPHÈGE. Crédit photo : Chris Vidal.
La chasse aux cerfs. Louis AYMARD (à gauche), fils de Marie-Alexandrine
et de Gustave, et ses enfants (Marcel, Roby, Simone et Loulou). Crédit
photo : Monique Nicholson.
La migration des Créoles réunionnais dans le Pacifique - Page 39
solidarité dans une négritude partagée mais plus le
fait que Marie-Alexandrine, en tant que sage-femme
et guérisseuse, avait contact avec les clans Kanak
aux alentours d’Ouégoa. Elle aidait les femmes à
accoucher et soignait les malades. C’était plus la
valeur attribuée à la réciprocité et l’échange chez les
Kanak qui a probablement protégé les AYMARD.
Au fil des années, le non-dit, les silences dans les
archives (le fait que tous les Créoles réunionnais
étaient recensés comme Français) et la politique
d’assimilation de la République ont troublé le
transfert d’histoires de famille, de connaissances,
de culture ou de langues créoles aux descendants
des Réunionnais dans le Pacifique.
Dans mon projet en cours, je parle aux descendants
qui souhaitent partager ce qui a été conservé de
cette migration peu connue. Certains ont des
histoires orales, des photos, des recettes, des
fragments de créole ou des chansons qui ont été
gardés et transférés de génération en génération,
d’autres parlent du non-dit et des secrets, d’autres
encore ont fait des recherches généalogiques.
Toutes ces informations sont intéressantes et utiles
pour nous donner un meilleur aperçu des modes de
vie et des espoirs des Réunionnais qui ont construit
de nouvelles vies dans le Pacifique.
Si vous aimeriez participer à ce projet qui aboutira
à la publication d’un livre, veuillez prendre contact
avec moi : Associate Professeur Karin Speedy,
Visiting Research Fellow, School of Humanities, The
University of Adelaide, karin.speedy@adelaide.edu.
au.
Karin Speedy
Quant à la langue parlée par les migrants réunionnais,
tous étaient créolophones et certains parlaient sans
doute aussi le français réunionnais. (15) La mémoire
de la langue des ancêtres a été transmise sous la
forme de dictons et de chansons.
Chris avait un petit morceau de papier sur lequel
sa mère avait écrit les paroles de la chanson
« P’tit Paille en Queue » et on trouve dans la
presse écrite néo-calédonienne du 19e siècle des
proverbes comme « z’affaires cabri n’a pas z’affaires
mouto n ». (16 ) Cependant, si les premiers Réunionnais
avaient passé quelques bribes de leur créole à
leurs descendants, en général, comme ils voulaient
être perçus comme des Français, la deuxième
génération ne parlait que le français.
Ce passage vers la « blanchitude » montre que les
Réunionnais n’avaient pas beaucoup d’interactions
avec les Kanaks, les Indigènes de la Nouvelle-
Calédonie. Les Kanaks, sous le régime du Code
de l’Indigénat, perçus comme des « sauvages »,
n’étaient pas considérés comme « Français » et
subissaient la violence extrême de la colonisation.
Pour les Réunionnais, les Kanaks étaient différents,
pas comme eux, malgré le fait qu’ils étaient noirs
aussi.
La différence était dûe aux dynamiques de pouvoir.
Dans la nouvelle colonie, les Réunionnais, en tant
que colons et Français, avaient le pouvoir. Ceux qui
ont été opprimés dans l’Océan Indien ont pris, au
fur et à mesure, le rôle des colonisateurs dans le
Pacifique.
En fait, la sécurité des AYMARD pendant la révolte
Kanak n’était peut-être pas vraiment liée à un sens de
(7) Pour le détail, voir : SPEEDY, Colons, créoles et coolies, pp. 113-140 ; SPEEDY, Karin. « Who were the Reunion Coolies of Nineteenth-Century New
Caledonia? », Journal of Pacific History, 44.2, 2009, pp. 123-140 ; SPEEDY, Karin. « Tracing Indian Languages in New Caledonia », in Appasamy
Murugaiyan and Fred Negrit (eds.), Langues de l’Inde en diasporas Maintiens et transmissions. Paris : SCITEP éditions, 2019, pp. 99-118 ;
DELATHIÈRE, Jerry. Ils ont créé La Foa, familles pionnières de Nouvelle-Calédonie, La mairie de La Foa, 2000 ; DELATHIÈRE, Jerry. L’aventure
sucrière en Nouvelle-Calédonie, 1865-1900, Nouméa : Société d’Études Historiques de la Nouvelle-Calédonie, 2009.
(8) Le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie a publié un supplément à cette liste le 22 décembre 1875 qui comprenait les détails d’Ernest MONTROZE.
Je les ai ajoutés au Tableau 1.
(9) Adapté du Tableau 11 dans SPEEDY, Colons, créoles et coolies, pp. 137-138.
(10) Je ne trouve pas ce que c’est un « grain de verrette » et je pense qu’il y avait une erreur dans le journal.
(11) Pour le detail, voir : SPEEDY, « From the Indian Ocean to the Pacific ».
(12) Le projet est financé par un fonds de recherche néo-zélandais, le Marsden Fund dont le titre est : « When colonial worlds connect: trans-imperial
networks of forced labour between the Indian and Pacific Oceans and the untold stories of Reunionese Creoles in Oceania » (Le tissage des
liens entre les mondes coloniaux dans le Pacifique : Histoires orales des Réunionnais en Océanie au 19e siècle), numéro MFP-SRC2102, https://
speedyresearchandconsulting.com/2021/10/31/marsden-fund-grant-success/.
(13) De plus amples informations sur les familles AYMARD et ELPHÈGE et les histoires orales de Chris VIDAL et d’autres membres de sa famille se
trouvent dans SPEEDY, Karin. « Transformative Mobilities and the Non-dit : Constructing Whiteness across Two French Colonial Spaces », Open
Library of Humanities, 3.2, 2017.
(14) En 1868, Jolimont Kabar a rapporté de la Réunion 3 graines de letchi.
(15) Les Indiens, selon leurs circonstances, parlaient le créole comme langue maternelle ou langue seconde et le tamoul ou l’hindi. Cependant, peu
de traces des langues indiennes restent en Nouvelle-Calédonie car, comme les autres Réunionnais, la deuxième génération ne parlait que le
français. Pour le détail, voir : SPEEDY, « Tracing Indian Languages in New Caledonia ».
(16) Pour le detail, voir : SPEEDY, Karin. « Reunion Creole in New Caledonia: What influence on Tayo? », Journal of Pidgin and Creole Languages,
22.2, 2007, pp. 193-230.