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Les entreprises forestières chinoises en Afrique centrale

Authors:
OCTOBRE
2022
CENTRE AFRIQUE SUBSAHARIENNE
Les influences chinoises
en Afrique
2. Mythes et réalités des relations
économiques
Alicia GARCIA HERRERO
Alain KARSENTY
Johanna MALM
Thierry PAIRAULT
C1 - Public Natixis
Les entreprises forestières
chinoises en Afrique
centrale
Alain Karsenty
Les entreprises asiatiques ont fait leur entrée en force dans les années
1990, au Cameroun, au Gabon et Guinée équatoriale. En Asie du Sud-
Est, des entreprises issues de grands conglomérats ont exploité
intensivement et sans souci de durabilité les forêts à diptérocarpacées,
ces grands arbres au tronc droit et régulier, si appréciés par lindustrie
du contreplaqué. Alors que les règles légales de gestion forestière
prévoient des cycles de coupe espacés dune trentaine dannées afin de
permettre le renouvellement de la forêt exploitée, la plupart des
entreprises ont transgressé ces règles, surexploité les massifs boisés
en anticipant que, compte tenu de lintensité des prélèvements et des
dégâts, il ny aurait quun seul cycle de coupe. Cette pratique a laissé
sur le continent asiatique des forêts fortement dégradées, ce qui a
fourni des arguments aux autorités gouvernementales influencées par
des lobbies agro-industriels pour convertir ces écosystèmes forestiers
à dautres usages. Par la suite, le développement du palmier à huile
sur les vestiges de nombreuses forêts dégradées a été accompagné
dun doublement du prix de la tonne dhuile entre 2000 et 2010 (pour
atteindre des sommets à partir de 2020). Les conglomérats ont des
portefeuilles de sociétés adaptés à cette transition dusages :
exploitation forestière, palmier à huile, plantations darbres à
croissance rapide pour la pâte à papier… L’exploitation des forêts
naturelles fournit ainsi la base de laccumulation de capital. Les
accointances avec les gouvernements facilitent aussi la conversion des
forêts dégradées en terres agricoles.
Au début des années 1990, cest une puissante société
malaisienne, Rimbunan Hijau (RH), qui développe des activités dans
les trois pays cités
1
. La société est fondée en 1973 par un Malaisien
1
. L. Debroux et A. Karsenty, « Limplantation des sociétés forestières asiatiques en Afrique
centrale Rimbunan Hijau au Cameroun », Bois et Forêts des Tropiques, n° 254, 1997.
dethnie chinoise, comme la plupart des acteurs économiques
malaisiens opérant dans la filière bois. RH se diversifie, adoptant des
domaines aussi variés que la plantation de palmiers ou les
télécommunications. Elle opère sous le nom de Shimmer
International en Guinée équatoriale et au Cameroun, dès le milieu des
années 1990. Au Gabon, elle crée trois filiales, afin de contourner la
règle qui limite à 600 000 hectares (ha) la surface que peut détenir
une seule société. Au Cameroun, RH sest établie en 1995, sa
société Shimmer a exploité plusieurs licences à travers des filiales
créées pour loccasion ou en sous-traitance dattributaires
camerounais. Debroux et Karsenty
2
décrivent les objectifs et les
pratiques de lexploitant. Deux caractéristiques frappent : le relatif
manque dattention à la qualité des grumes (bois non transformés)
exploitées et la vitesse dexploitation.
Les exploitants asiatiques coupent plus de bois que leurs
homologues européens car les marchés quils approvisionnent, et
notamment le marché chinois, sont demandeurs de bois de toute
qualité.
La vitesse dexploitation est en partie liée à la sous-traitance et à
une caractéristique spécifique des relations contractuelles entre le
management de lentreprise et ses sous-traitants.
En 1994, le Worldwatch Institute notait quau Sarawak
lexploitation seffectuait sur certains chantiers « 24 heures sur 24 à
laide dénormes projecteurs qui illuminent la forêt ». En Indonésie,
jai pu constater en 1993 que de grandes sociétés nexploitaient pas
elles-mêmes leurs concessions mais confiaient à des entreprises sous-
traitantes la coupe de différentes parties du permis. Les contractants
devaient livrer un quota minimum de bois à un prix convenu davance,
censé couvrir le coût de production. Les volumes au-dessus du quota
étaient achetés à des prix supérieurs par la société concessionnaire,
voire à un prix croissant selon le schéma ci-après :
2
. Ibid.
Si les modalités exactes des arrangements contractuels
peuvent varier dune entreprise à lautre, le recours à la sous-traitance
avec des quotas de livraison élevés ou des incitations financières,
semble assez systématique. Les entreprises chinoises en Afrique
centrale le pratiquent ainsi couramment. Les sous-traitants sont
soumis à une pression quotidienne pour livrer du bois ou pour
maximiser la production, si le contrat prévoit quils peuvent conserver
le bois au-dessus du quota. Ceci rend improbable le respect dune des
règles de base de la foresterie : la rotation. Celle-ci conduit à
nexploiter quune assiette annuelle de coupe puis à la laisser en
régénération pendant 25 ou 30 ans.
RH nest pas restée au Cameroun, un pays qui met en place en
1996-1997 un mécanisme dallocation compétitive (enchères) pour les
permis et qui restreint à partir de 1999 lexportation des grumes. La
firme se concentre sur la Guinée équatoriale, dont les forêts naturelles
dokoumé, essence de déroulage présente au Gabon et Congo-
Brazzaville, ainsi que labsence de contrainte daménagement, sont
appréciées.
Quelques acteurs notables
En Guinée équatoriale, Shimmer (RH) est lentreprise dominante,
mais elle sous-traite une partie de ses permis à des entreprises
chinoises. Une autre grande entreprise malaisienne, Taman
Industries, va sinstaller au Sud Congo, autre région dokoumé. Les
entreprises chinoises vont investir la région très peu de temps après,
dès 1995 au Gabon
3
. Elles vont obtenir des concessions ou racheter
des entreprises européennes, comme la société familiale française
SBL (rachetée par des intérêts chinois publics) ou le français GEB
(racheté par Shengyang). Les intérêts de la société familiale Thanry
sont rachetés par Vicwood au Cameroun, Congo et Centrafrique.
Dautres entreprises chinoises rachètent également des permis
attribués discrétionnairement (sans appel doffres) à des opérateurs
africains proches des pouvoirs en place. Ainsi, Wanpeng a racheté en
2019 une concession liée au Général Amisi en République
démocratique du Congo (RDC). Au Congo, Wanpeng a acquis 80 %
des parts de la société Christelle SARL, détenue par la fille du
président Sassou Nguesso
4
. Wanpeng, un conglomérat spécialisé dans
le fret maritime, limport-export de ciment et dacier, a des filiales
dexploitation forestière dans 10 pays africains (dont la Guinée
équatoriale en plus des deux Congo), mais napparaît guère dans les
statistiques de production et dexportation.
Au Gabon, Hua Jia est une filiale de la société publique China
International Forestry Group Corporation, mais dont les trois quarts
du capital seraient détenus par le conglomérat privé Yihua (santé,
tourisme…
5
). Dejia Group, conglomérat contrôlé par le magnat
Xu Gong De, a deux sociétés au Congo (SICOFOR et CDWI) et deux
au Gabon (SSMO et SBM). De nombreuses autres sociétés chinoises
dominent le paysage forestier du Gabon (plus de 60 % des
concessions sous contrôle chinois), du Sud-Congo et de la RDC. Au
Nord-Congo et en République centrafricaine (RCA), elles contrôlent
environ 25 % des surfaces
6
. Il ny a quau Cameroun que la présence
chinoise est un peu moins marquée, alors que les opérateurs
vietnamiens, souvent illégaux, ont pris une importance significative
dans le commerce du bois ces dernières années.
Les raisons de la puissance
et les méthodes
Les entreprises forestières chinoises, lorsquelles appartiennent à des
conglomérats, disposent de moyens financiers significatifs et dun
vaste marché en Chine. Les opérations sont souvent réalisées sur la
3
. A. Karsenty, « The Contemporary Forest Concessions in West and Central Africa: Chronicle of a
Foretold Decline? », Forestry Policy and Institutions Working Paper, 34, FAO, 2016.
4
. Voir ici : www.globalwitness.org.
5
. Environemental Intelligence Agency, https://us.eia.org.
6
. Données personnelles recueillies auprès des différentes personnes ressources dans les pays
concernés.
base de commandes préfinancées par les clients. Cela permet de
disposer de solides trésoreries quand la demande est soutenue. Au
contraire, cela peut poser problème quand les acheteurs baissent leurs
commandes, comme pendant la crise du Covid-19, puisquil y a des
effets immédiats sur la trésorerie.
Les sociétés asiatiques sont venues en Afrique dabord pour y
récolter et commercialiser des grumes. La Chine importait, en 2018,
11 millions de mètres cubes (m3) de grumes tropicales
7
et la montée
en puissance des firmes asiatiques ny est pas pour rien. Les
entreprises chinoises se sont pliées en apparence aux obligations de
construire des unités de transformation. Mais celles-ci sont souvent
des « usines-alibis » opérant très en deçà de leurs capacités et établies
pour obtenir des quotas dexportation des grumes
8
.
En 2010, le gouvernement gabonais, constatant son incapacité
à faire respecter les quotas dexportation des grumes, décide
dinterdire lexportation de bois non transformé. Les entreprises
chinoises se sont adaptées et ont investi dans des unités de
transformation, notamment dans la zone franche près de Libreville,
même si plusieurs scandales récents de grumes exportées
frauduleusement dans des containers impliquaient des sociétés
chinoises. Après 2010, les exportations (déclarées) de grumes du
Gabon se sont taries mais, par effet de substitution, elles se sont
envolées en Guinée équatoriale, au Cameroun et au Congo
9
. Les
ministres des forêts de ces pays se sont regroupés dans le cadre de
lorganisation sous-régionale de la Communauté économique et
monétaire dAfrique centrale (CEMAC) en 2020, et ont décidé
dinterdire lexportation de grumes dès 2022. En 2021, compte tenu
des difficultés budgétaires de ces pays, cette mesure dinterdiction a
été reportée à 2023.
En 2019, un rapport de lONG Environmental Investigation
Agency
10
, comprenant de nombreux entretiens off-the-record avec
des responsables de plusieurs sociétés chinoises au Gabon et au
Congo, a apporté des éclairages inédits sur certaines pratiques.
7
. Voir ici : www.itto.int.
8
. Données personnelles recueillies auprès des différentes personnes ressources dans les pays
concernés.
9
. A. Karsenty, « Bois tropicaux », in: P. Chalmin (dir.), Cyclope 2015 : les marchés mondiaux.
"Pour qui sonne le glas ?", Paris, Economica, 2015, p. 451-457.
10
. Environmental Intelligence Agency, https://us.eia.org.
Les taux de rentabilité seraient de lordre de 30-40 %, et beaucoup
plus les bonnes années.
Les entreprises pratiquent systématiquement des prix de
transfert, en vendant notamment le bois sous-facturé à des
sociétés tierces basées le plus souvent à Hong Kong, lesquelles
facturent au client final le vrai prix. Ainsi, les sociétés échappent
très largement à limpôt sur les bénéfices dans les pays africains.
Les sociétés diminuent leur profit en vendant le bois localement à
de nombreuses petites sociétés faisant de limport-export, souvent
africaines, chargées de les exporter. Ceci afin de diluer les profits
et la visibilité dans les chiffres dexportation.
Les plans daménagement, pourtant obligatoires dans tous les
pays (sauf Guinée équatoriale), nont pas été réalisés, ou quand ils
lont été (ce qui est rare), ils ne sont pas appliqués.
La corruption des agents des différents services de lÉtat est
systématique. Elle est utilisée pour ne pas avoir à appliquer les
règlements et ne pas être sanctionné pour les activités illégales.
Parmi les sociétés chinoises qui désormais dominent la filière en
Afrique centrale, on doit distinguer celles à capitaux dÉtat (comme
SBL au Gabon, ou Sunry-Sunly, filiale de China National Cereals, Oils
and Foodstuffs Corporation [COFCO]) et les entreprises privées,
souvent constituées par danciens employés des entreprises dÉtat
chinoises opérant dans léconomie forestière au Gabon. Le
gouvernement de Pékin est de plus en plus attentif à limage renvoyée
par les activités dexploitation des ressources naturelles par des
sociétés chinoises, notamment en Afrique. La Chinese State Forestry
Administration a publié dès 2007 des directives à destination des
entreprises forestières opérant à létranger
11
, afin que celles-ci se
conforment aux lois et règlements locaux.
Cest au Gabon que les choses pourraient évoluer. Les sociétés
asiatiques ont leur propre syndicat, lUnion des forestiers industriels
asiatiques du Gabon (UFIAG). Mais quatre entreprises chinoises ont
rejoint lUnion des forestiers industriels du Gabon et aménagistes
(UFIGA), le syndicat dominé par les sociétés européennes, engagé
pour laménagement, la légalité et la certification. Autre facteur
susceptible de modifier les pratiques de certains opérateurs asiatiques,
le président Bongo a annoncé en 2018 que la certification forestière
11
. Voir ici : https://surumer.uni-hohenheim.de.
FSC
12
deviendrait obligatoire dès 2022 (repoussé à 2025)
13
.
Il y a également une dimension géopolitique à prendre en
considération dans lévolution des pratiques. Le gouvernement
gabonais sappuie, pour ses projets agro-industriels et dinfrastructure,
sur la firme Olam (fondée par des Indiens de Singapour), et semble
jouer la carte de lInde dans le domaine du bois (une grande partie
des industries installées dans la zone franche sont issues de ce pays).
La volonté du gouvernement gabonais actuel est de ne conserver que
quelques très grandes sociétés alimentant en grumes les zones
industrielles spéciales. Une bonne partie des entreprises chinoises
sont clairement visées par lobligation de certification FSC. Aucune
entreprise asiatique en Afrique centrale nest actuellement en capacité
dobtenir une telle certification, mais certaines ont obtenu des
certificats de légalité ou travaillent à en obtenir. On peut penser que
les entreprises à capitaux publics chinois vont tenter de se couler dans
le moule de laménagement et aller vers la certification, si toutefois
elles parviennent à contrôler le travail de leurs sous-traitants. Mais, si
la ligne du gouvernement gabonais ne varie pas, de nombreuses
entreprises privées chinoises vont partir. Avec la crise du Covid-19 et
larrêt des commandes quelques mois durant, plusieurs entreprises
chinoises ont déjà quitté le Gabon (même si certaines sont revenues).
Conclusion
Linterdiction dexportation des grumes dans la zone CEMAC, si elle
entre effectivement en vigueur en 2023 ou un peu plus tard, ne
devrait pas trop bouleverser la présence des entreprises chinoises
dans le secteur forestier, même si certaines pourraient quitter un
secteur devenu moins lucratif. Mais, malgré quelques entreprises
certifiées pratiquant une assez bonne gestion, la ressource forestière
se dégrade et la « rente de forêt primaire » est en voie dépuisement.
En Asie du Sud-Est, les conglomérats ont activement contribué à la
conversion des forêts naturelles dégradées en plantations agricoles.
Comme les gouvernements africains voient dans lagrobusiness un
levier majeur de « lémergence », il est possible quune nouvelle
histoire, encore plus défavorable aux forêts africaines, commence.
12
. Forest Stewardship Council, certification indépendante considérée comme la plus exigeante.
13
. Gabon National News : www.gabonnationalnews.com.
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