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Question(s) de déontologie de la recherche La réciprocité enquêteur·trice – enquêté·é
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La réciprocité enquêteur·trice - enquêté·e
Viviana Gobbato
Résumé. En observant un fait social, la ou le chercheur·se s’inscrit à son tour dans une relation
sociale spécifique, de structure complexe : le système « enquête-enquêteur·trice-enquêté·e ».
Ce système se fonde sur une notion d’échange, l’enquêté·e faisant acte de don – de son temps
et d’informations. Mais qu’en est-il du contre-don de l’enquêteur·trice ? Les manuels
méthodologiques de référence en sciences sociales abordent peu la question. Et cela, bien que
le « don-contre-don » soit un thème fondateur en sociologie. Dans ce chapitre, je vise à tisser
un cadre déontologique de cet échange – lorsqu’il a lieu –, à partir d’une littérature en sciences
humaines. J’expose, par ailleurs, les résultats d’une étude exploratoire sur les pratiques de
jeunes diplômé·e·s du Département de Médiation Culturelle et de docteur·e·s de l’École
Doctorale Arts et Médias, à l’Université Sorbonne Nouvelle. Les résultats mettent en évidence :
(i) des pratiques communes aux jeunes-chercheur·se·s (remerciements, restitution, invitation à
la soutenance) ; (ii) des pratiques spécifiques au terrain (contre-service, défraiement, cadeau) ;
et (iii) des pratiques de distanciation pour garantir l’autonomie intellectuelle, relationnelle et
professionnelle de la ou du chercheur·se (biais du contre-don). Aussi, le contre-don peut être
un point d’ancrage dans la relation enquêteur·trice-enquêté·e, pour son réseau et ses futurs
terrains, basé sur une honnêteté intellectuelle. Le cadre établi encourage à incorporer des
pratiques de réciprocité, dans une démarche d’artisanat intellectuel, et ce dès l’apprentissage du
et de la chercheur·se.
Mots clés. Enquête, réciprocité, don, sciences sociales.
Introduction : chercheur·se et contre-don
L’étudiant·e universitaire se forme par des stages, des rencontres, des cours, et cela en vue de
son insertion professionnelle. Pour cause, le milieu du travail est régi par des normes bien
particulières qu’elle ou il se doit de connaître – des contrats, des partenariats, des relations
hiérarchiques –, et des cultures d’entreprise diverses. Comme le milieu professionnel, le monde
académique possède aussi ses codes, ses normes, ses contrats symboliques. L’apprenti·e
chercheur·se instaure des relations dans une zone grise, située entre les milieux académique,
professionnel et particulier : la direction d'un.e professeur·e, la collaboration avec ses pairs, la
sollicitation d’individus faisant l’objet de sa recherche. Parmi ces relations, la confrontation de
l’apprenti·e chercheur·se avec le terrain est une étape nécessaire pour rassembler des données,
permettant de tester, d’écarter, de confirmer ou d’infirmer des hypothèses, et possiblement
d’ouvrir de nouveaux axes de réflexion. Néanmoins, cette étape peut être redoutée – par peur
d’un refus, d’un biais ou d’un aléa pouvant compromettre les résultats de la recherche. Les
manuels méthodologiques en sciences sociales sont nombreux à proposer des modèles
d’enquête quantitative (le questionnaire, le sondage) et qualitative (les entretiens, l’observation).
Ces textes écrits par des professeur·e·s et des chercheur·se·s expérimenté·e·s guident
l’apprenti·e chercheur·se dans son entreprise. Les règles méthodologiques énoncées visent à
construire une trame, une structure, un appui scientifique à la recherche. Paradoxalement, bien
que le don et le contre-don soient des sujets fondateurs des sciences sociales, les normes
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déontologiques sur la réciprocité enquêteur·trice-enquêté·e y sont très peu abordées. Et cela
bien qu’une pratique du don s’installe du côté de l’enquêté·e, qui offre de son temps et de ses
informations à la ou au chercheur·se, et au service de la science.
Une constante se dessine : la logique du contre-don semblerait échapper à la déontologie de la
recherche. On pourrait s’avancer à croire que la contribution de l’enquêté·e ressorte d’un geste
désintéressé, d’un élan gratuit, volontaire, ou charitable, par amour du savoir, de la recherche,
de la science. Ou bien même, que l’enquêté·e se sentirait flatté·e d’être le sujet d’études d’un
apprenti·e chercheur·se. En conséquence, ce.tte dernier.e ne serait pas méthodologiquement
tenu·e de lui exprimer sa reconnaissance. Cela ferait partie des règles de bienséance, de son
éducation, de ses qualités humaines, de son intelligence relationnelle, et de ses perspectives
professionnelles. Pourtant, ces mêmes manuels préconisent les comportements à adopter
pendant le déroulement de l'enquête. Par exemple, l’empathie ou la manifestation de son écoute
figurent bien parmi les compétences que la ou le chercheur·se doit apprendre à endosser. Et
alors, qu’en serait-il du contre-don ? Pourrait-on initier l’apprenti·e chercheur·se à des logiques,
à des qualités, à des pratiques acceptées et acceptables de réciprocité ?
À ce jour, j’ai identifié peu de travaux qui théorisent la réciprocité enquêteur·trice-enquêté·e.
Mais bien que ce sujet soit sous-jacent, selon mon hypothèse il existe déjà une posture et des
usages adoptés dans le terrain, et ce dès l’apprentissage de la ou du chercheur·se. Serait-il donc
possible d’établir un premier cadre théorique, ou du moins un guide de quelques bonnes
pratiques, sur la réciprocité enquêteur·trice-enquêté·e ? Ce chapitre vise à avancer une réflexion
dans ce sens, composée à partir de la littérature méthodologique de référence en sciences
sociales, ainsi que des quelques exemples des diplômé·e·s du master Muséologie et Nouveaux
Médias du Département de Médiation Culturelle, et de docteur·e·s de l’École Doctorale Arts et
Médias, au sein de l’Université Sorbonne Nouvelle.
L’enquête, un fait social spécifique
Presque un siècle s’est écoulé depuis que Marcel Mauss publiait son « Essai sur le don » dans
L’Année sociologique (1923-1924). Mauss observe le don comme étant un phénomène social
total dans certaines sociétés primitives et archaïques du Nord d’Amérique et du Pacifique. Il le
conçoit comme étant un « régime de droit contractuel » et un « système des prestations
économiques » régulant toute activité sociale (Mauss, 1923-1924 : 30). À son sens, les
institutions concernées sont donc tant religieuses que juridiques, morales, ou économiques.
Mauss attribue un intérêt individuel derrière l’échange, la transaction. Il retrace un rapport de
pouvoir, une morale, une économie sous-jacente à ces relations qui obligent « à rendre le cadeau
reçu » (Ibid. : 40). Ainsi, dans une logique de don et de contre-don, le contre-don renvoie au
concept d’obligation d’un retour (Godelier, 1996 : 19). Il faut qu’un don ait déjà eu lieu, pour
qu’un contre-don existe. En un mot, le don existe avant le contre-don, le contraire n’étant pas
envisageable.
Une première acception s’impose. Le « don-contre-don » est un système doté d’une temporalité
diachronique, nécessitant un minimum de deux acteurs et deux actions, et régulant un rapport
d’obligation et de contrainte. Par ailleurs, à la base de tout échange, reposent une structure et
un fait total (Dianteill, 2013 : 159). L’essai de Marcel Mauss sur le don fonde effectivement la
notion de fait social total, considérant que « dans une science où l’observateur est de même
nature que son objet, l’observateur est lui-même une partie de son observation » (Lévi-Strauss,
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1950 : 25). On en revient à considérer une deuxième acception : la ou le chercheur·se est
intégré·e au fait qu’il observe. Le système « enquête-enquêteur·trice-enquêté·e » constitue,
ainsi, un fait social à part entière, où (i) l’enquête définit le cadre de la rencontre, l’institution ;
(ii) l’enquêteur·trice et l’enquêté·e endossent le rôle d’acteur·trice·s de la relation ; et (iii) le
don et le contre-don s’appréhendent aux actions régissant l’échange. Ce système établi, son
fonctionnement pourrait sembler logique. L’enquêté·e étant apparemment la ou le premier.e à
donner, il en découlerait que l’enquêteur·trice donne en retour. Or, le don est un système
complexe, dépourvu de « connexion simple » et de « hiérarchie » (Godbout, & Caillé, 1998 :
299). Dès lors, pour comprendre l’enquête comme fait social total, il faut en analyser les
éléments, les contenus, la logique qui composent la structure de cette relation complexe (Ébang,
2012 : 49) et consciencieuse (Céfaï, 2003 : 470).
À l’origine de son enquête, la ou le chercheur·se tient une intuition sur un fait social. Il en
découle un questionnement, puis des hypothèses. Elle ou il se confronte ensuite à la validité de
son intuition, s’efforçant de définir, cerner, décrire, comprendre l’objet de son étude. Pour ce
faire, elle ou il met au point une stratégie, un protocole, une méthodologie d’enquête. Elle ou il
sollicite alors des individus pour récolter des informations, observer des comportements,
constater des fréquences. L’enquêté·e fait acte de don, d’un savoir inédit issu de son expérience,
fabriqué à un temps t de l’enquête, et résultat d’une recette complexe : gestes, réponses,
opinions, idées, perceptions et réceptions. On constate néanmoins une particularité dans cette
relation enquêteur·trice-enquêté·e. La ou le chercheur·se provoque, incite, cause le don de
l’enquêté·e. Elle ou il est donc à l’origine du don de l’autre. Autrement dit, le don de l’enquêté·e
n’est pas un acte spontané. Or, l’action volontaire et personnelle sont des présupposés du don,
puisqu’autrement « il se transforme immédiatement en autre chose, en impôt par exemple, ou
en don forcé, en exaction » (Godelier, 1996 : p. 24). Le fait social « enquête-enquêteur·trice-
enquêté·e » se caractérise donc par une relation de don différente, spécifique, qui pourrait
échapper à la logique traditionnelle d’obligation de retour, de contre-don.
D’après Marcel Hénaff, une autre question serait à l’origine de nombre de relations sociales et
dont il n’est pas question dans le texte de Mauss : la réciprocité. Pour cause, « il se trouve en
effet que pour lui, comme pour tant d’autres, ce n’est pas à propos du don que s’imposait l’idée
de réciprocité mais à propos du contrat » (Hénaff, 2010 : 71). Une autre perspective s’ouvre
alors à nous. Il se pourrait que le fait social « enquête-enquêteur·trice-enquêté·e » ne soit
effectivement pas identifiable à un système contractuel de « don-contre-don », mais à un
modèle de réciprocité. Or, le modèle de réciprocité se fonde également sur un système de retour,
d’harmonie, d’équilibre. Ainsi, la réciprocité au sein de l’enquête rentrerait dans l’ordre d’un
contrat symbolique, entendu comme un contrat relationnel (Papilloud, 2003 : 12), dépourvu de
logiques de pouvoir, d’obligation et de domination sur l’autre. Il faut, de fait, revoir la structure
d’un tel contrat pour identifier les engrenages de la réciprocité.
L’enquête, un contrat symbolique
Dans les manuels méthodologiques en sciences sociales, les chercheur·se·s traitent souvent de
ce qu’elles et ils identifient comme un « contrat initial de communication ». Ce contrat ne ferait
pas l’objet d’une signature, mais bien d’un accord entre enquêteur·trice et enquêté·e. Il
reposerait sur une structure commune à tout autre contrat, encadrant les parties, le lieu, l’objet,
la durée. Le contrat s’établit d’abord avec « les motifs et l’objet » de la demande de
l’interviewé·e, puis « le choix de l’interviewé·e », « l’enregistrement ou pas », « le thème de
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l’entretien » (Blanchet, & Gotman, 2006 : 75). L’identification des enquêté·e·s est par ailleurs
une étape stratégique. D’une part, se situent les entretiens d’informateur·trice·s privilégié·e·s,
fournissant une expertise, et d’autre part les entretiens de gens ordinaires, permettant de
préparer le terrain (Barbot, 2010 : 129 ; Berthier, 2010 : 50). Dans le contrat, il se peut d’inclure
des notions plus spécifiques, tels que le niveau d’anonymat et le cadre environnemental.
L’environnement rentre effectivement parmi les premiers éléments du système de réciprocité,
car « le fait que la demande émane de l’interviewer est nécessairement congruent avec la
démarche qui consiste pour ce dernier à se rendre vers l’environnement familier de
l’interviewé » et « lorsque cette logique est transgressée, l’entretien traduit l’ambiguïté des
demandes », ce qui « déséquilibre la problématique de l’offre et de la demande dans le contrat
et rend complexe l’interprétation par l’interviewé des interventions de l’interviewer » (Blanchet,
& Gotman, 2006 : 72).
Dans le cadre de l’entretien, le contrat initial de communication consiste en « l’ensemble des
savoirs partagés des interlocuteurs sur les enjeux et les objectifs du dialogue » qui sont
« implicites et explicites », c’est-dire, « un certain nombre de codes culturels, règles sociales,
modèles d’interlocution », et « le temps qui sépare la prise de contact entre interviewer et
interviewé, et le commencement de l’entretien proprement dit marqué par l’énoncé d’une
consigne par l’interviewer et la mise en route de son appareil d’enregistrement » (Blanchet, &
al., 2013 : 95). Par ailleurs, le sociologue Alain Blanchet considère que la communication
contractuelle comporte trois niveaux : (i) les « conditions minimum » de « coopération » et de
« pertinence », c’est-à-dire le fait que « chaque interlocuteur attend de l’autre qu’il respecte les
principes élémentaires qui gèrent le dialogue » ; (ii) les conditions négociées « élaborées au
cours des échanges par un mécanisme d’inférences croisées » ; et (iii) les conditions spécifiques,
« liées aux caractéristiques propres de la situation de communication » (Blanchet, 2003 : 78).
Le questionnaire n’échapperait pas non plus à cette logique de contrat. Celle-ci subviendrait
lorsque le questionné accepte de répondre à la ou au chercheur·se, un accord engageant à une
« principe de coopération » (Blanchet, & al., 2013 : 133).
Si ces manuels présentent les éléments du « contrat communicationnel », il est plus rare que les
notions de réciprocité, de don-contre-don et de retour soient traitées. Les formes évoquées sont
par ailleurs différentes. Dans un ouvrage portant sur le don en société, pour Jacques T. Godbout
et Alain Caillé, le retour se positionne sur quatre niveaux : (i) le don unilatéral non réciproque,
de l’ordre du bénévolat ; (ii) le retour manifeste plus grand que le don ; (iii) le retour
involontaire, caractérisé par une action différente, motivée par le don reçu ; et (iv) la notion de
retour dans le don lui-même, d’« énergie » dans le fait de donner (Godbout, & Caillé, 1998 :
136-137). Depuis cette perspective, dans le modèle contractuel de l’enquête, le retour se situe
dans ces quatre zones, puisque la valeur du contre-don dépendra en partie de la perception que
l’enquêté·e en aura. Dans un autre ouvrage sur l’enquête, selon les sociologues Isabelle Danic,
Julie Delalande et Patrick Rayou, l’enquêteur·trice se doit de (i) partager le contenu audiovisuel
produit lors de l’entretien ou l’observation ; (ii) offrir une synthèse de l’échange, sous forme
d’un contenu originel ; et/ou (iii) proposer un échange autour des résultats obtenus et critiqués,
et cela car « le terrain n’est pas un pillage mais une rencontre, un échange », « il n’est pas un
simple don à sens unique », mais englobe une notion de contre-don, de retour, de restitution
(Danic, Delalande, & Rayou, 2006 : 113-114). Le retour est aussi question d’acteurs, il faudra
alors tenir systématiquement compte du rapport entre les deux parties avant que le don ait lieu
(Godelier, 1996 : 23) : Qui est mon interviewé·e ? Dans quel cadre l’interroge-je ? Pourquoi
l’ai-je choisi·e ? Par ailleurs, il faut tenir compte de l’évolution du lien enquêteur·trice-
enquêté·e durant l’enquête. En effet, le don se caractérise par une « polyrythmie », ou une
« temporalité multiple » (Fixot, 2010 : 70-86) : Prévois-je de la ou le recontacter ? Souhaite-t-
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elle ou il se tenir à disposition ? Aurais-je les moyens d’assurer un suivi ? En somme, le contrat
symbolique « enquêteur·trice-enquêté·e » évolue au fur et à mesure des étapes de la recherche.
En conséquence, changent également les contreparties.
Liberté de remercier, autonomie de penser
En voulant en savoir davantage sur la posture de réciprocité de la et du chercheur·se vis-à-vis
de ses enquêté·e·s, j’ai mené une recherche exploratoire auprès du Département de Médiation
Culturelle et de l’École Doctorale Arts & Médias de l’Université Sorbonne Nouvelle. Cinq
diplômé·e·s de master et cinq docteur·e·s ont accepté de répondre à mes questions, qui portaient
sur le contexte, l’objet et le cadre de leurs enquêtes, ainsi que leurs pratiques de réciprocité.
L’intérêt d’interroger des diplômé·e·s consistait en le fait d’observer jusqu’à quel niveau de
l’après-enquête – le projet de recherche étant fini –, le contre-don était pris en compte. Ces
pratiques ont été restituées sous la forme de brefs entretiens téléphoniques, d’une dizaine à une
quinzaine de minutes, ou sous forme écrite de type « récit » ou « retour » d’expérience. Les
diplômé·e·s et docteur·e·s interrogé·e·s ont mené des entretiens et des observations
participantes dans les domaines du musée, de la culture, du marché de l’art, d’écoles,
d’associations et du numérique, principalement en France, mais aussi en Allemagne, Belgique,
Italie et Suisse. Leurs enquêté·e·s sont des jeunes, des adultes, des familles, des personnes en
situation de handicap, des responsables de structures associatives, des seniors utilisateur·trice·s
du numérique, des conservateur·trice·s, des commissaires-priseurs, des professionnel·le·s du
musée, des artistes, des professeur·e·s et dirigeant·e·s d’école. Les rencontres ou observations
ont eu lieu dans des musées, des sièges institutionnels, des cafés, des domiciles, des associations,
des résidences d’artiste, des écoles.
L’étude est exposée à un biais du fait du nombre restreint de participant·e·s, et du fait de leur
profil similaire – neuf femmes et un homme, entre 23 et 35 ans, étudiant·e·s et chercheur·se·s
en sciences sociales. Les enjeux de recherche sont par ailleurs différents, qu’il s’agisse d’un
mémoire ou d’une thèse. Le nombre d’entretiens n’étant pas suffisamment nombreux pour faire
un compte-rendu exhaustif de ces pratiques, il s’est agi, à ce stade, de comprendre les logiques
sous-jacentes au contre-don. Les résultats permettent déjà d’observer un certain nombre
d’éléments.
Le pratiques de réciprocité
Les diplômé·e·s et chercheur·se·s interrogé·e·s évoquent différentes pratiques du contre-don,
venant souvent à se compléter. La pratique systématiquement invoquée est celle des
remerciements, par retour de mail après la rencontre, dans le corps de la thèse, ou dans la section
« remerciements » de leur travail final. Cela dépend également du niveau d’anonymat assuré
aux enquêté·e·s. Une autre pratique soulevée concerne la restitution, c’est-à-dire l’envoi de
l’entretien oral et/ou retranscrit, ou d’un compte rendu. Dans un seul cas cette pratique n’a pas
été prise en compte, faute de temps pour « retranscrire et corriger l’audio de l’entretien ». Le
travail achevé, le mémoire ou la thèse – parfois publiée comme ouvrage – ont été envoyés au
format numérique ou papier. Les enquêteur·trice·s fournissent dans certains cas une synthèse
des résultats, spécifiquement conçue pour les enquêté·se·s. Par ailleurs, certain·e·s
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interviewé·e·s ont été invité·e·s à la soutenance de thèse. D’autres pratiques plus spécifiques
aux disciplines et aux sujets de l’enquête ont également été adoptées : l’aide à la personne sous
forme de contre-service (par exemple en « ouvrant le courrier », en renseignant sur « un
problème informatique ») ; la mise en réseau avec d’autres enquêté·e·s ou connaissances du
même secteur ; l’envoi de l’actualité (invitation à des colloques, conférences ou autre
communication de l’enquêteur·trice) et de l’avancée sur le parcours de recherche et
professionnel (enquêté·e ayant rejoint le réseau de l’enquêteur·trice, ou poursuivant la
collaboration pour d’autres projets d’enquête) ; l’offre de cadeaux symboliques en lien avec
l’enquête (par exemple, un parfum pour une enquête portant sur les réceptions des odeurs), ou
le défraiement de l’enquêté·e (par exemple, l’offre d’une boisson dans un café). Dans certains
cas, l’enquêté·e demande explicitement à l’enquêteur·trice de lui envoyer les documents pour
« ses archives personnelles », pour « son intérêt » ou à titre de « consultation ».
Les rapports de réciprocité changent selon la relation établie, et ce que l’enquêteur·trice ou les
enquêté·e·s ont représenté les uns pour les autres. Par exemple, lorsque les enquêté·e·s font
partie du secteur professionnel connu ou de future insertion professionnelle de la ou du
chercheur·se, le lien peut davantage se poursuivre après l’enquête. De même, si le terrain étudié
est en lien avec le laboratoire et département universitaire – comme dans le cas d’une école –,
les liens seront davantage instaurés, renoués. Les diplômé·e·s et docteur·e·s interviewé·e·s se
montrent sensibles à la question, évoquant une notion de « juste posture », mais aussi de
maintien de lien après l’enquête. La bonne relation, comprenant les notions de réciprocité,
contribue à la réputation de l’apprenti·e chercheur·se, ou à la ou au futur·e jeune
professionnel·le. On pourrait ainsi parler d’une forme de « stratégie relationnelle ». Le sujet
d’enquête advient dans un deuxième temps un prétexte pour se faire connaître, créer et
alimenter un réseau. Parfois, ce sont les enquêté·e·s qui reprennent contact avec les
enquêteur·trice·s pour bénéficier de leur expertise. La ou le chercheur·se a effectivement, à un
moment donné, revêtu le rôle de connaisseur·se de son domaine, et les enquêté·e·s font appel à
elle ou lui pour bénéficier de ses compétences. Il se peut également que l’enquêté·e reprenne
contact avec l’enquêteur·trice pour lui demander de rectifier un élément, ou une déclaration,
reportée sur le document final, pouvant être néanmoins déjà diffusé en ligne. En effet, la parole
de la ou du diplômé·e, ou de la ou du docteur·e, semble être reconnue davantage comme
légitime après la soutenance du mémoire ou de la thèse.
Le travail d’enquête se répand ainsi symboliquement sur trois cercles progressifs. D’abord, il y
a une sphère de confiance qui s’établit, où survient l’échange d’informations. La parole de la
ou du chercheur·se est à cette étape attribuée à celle de l’enquêteur·trice, qui pose les questions,
s’interroge, sollicite l’autre. L’attention est, de fait, portée vers l’enquêté·e, source de savoir.
Dans un deuxième temps, la relation s’élargit à une sphère d’expertise : la ou le chercheur·se
– notamment la ou le docteur·e –, endosse le rôle de référent. L’attention se tourne alors vers
lui, son analyse, son regard critique, sa spécialisation dans un domaine. L’apprenti·e
chercheur·se est devenu·e l’expert·e. Le troisième cercle est celui de la critique des pairs, des
expert·e·s du sujet au même titre que la ou le docteur·e. L’achèvement de son travail de
recherche et sa publication peuvent marquer symboliquement et initiatiquement la
reconnaissance de la ou du chercheur·se. Sa parole est donc reconnue, légitimée, et peut avoir
des répercussions sur l’environnement des enquêté·e·s. Néanmoins, les diplômé·e·s et
docteur·e·s interrogé·e·s ont déclaré qu’un certain nombre de leurs interviewé·e·s n’avaient
répondu ni au mail de remerciements, ni à l’envoi du support de soutenance, mémoire ou thèse.
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Le biais du contre-don
Le contre-don fait également l’objet d’un biais qui gêne les enquêteur·trice·s interrogé·e·s, celui
de l’atteinte à l’autonomie. En effet, la ou le jeune chercheur·se s’attache à son autonomie à
plusieurs degrés. Elle ou il veut maintenir son (i) « autonomie intellectuelle », car son travail
peut le conduire à désenchanter la parole de l’enquêté·e. Elle ou il veut également entretenir
(ii) son « autonomie relationnelle », et ne pas instaurer une relation de dépendance ou de
domination. Elle ou il veut enfin préserver (iii) son « autonomie professionnelle », et poser des
questions dérangeantes, ou prétendues naïves, sans que sa légitimité ne soit remise en cause. Il
est donc question de « juste posture », de « distance à trouver ». La ou le jeune chercheur·se
veut préserver son activité scientifique de recherche en étant tant présent et empathique, que
distant et critique.
La question de l’autonomie de la production scientifique intéresse de près les chercheur·se·s
confirmé·e·s (Bizeul, 2008 ; Weber, 2008). Par exemple, Florence Weber soulève cette question
au sujet de la publication de cas ethnographiques, et plus particulièrement à la suite d’un article
de Delphine Naudier, publié dans Genèses en 2006. Naudier avait étudié la posture du travail
de l’écrivaine Victoria Thérame, que cette dernière avait contesté dans une lettre envoyée à la
revue comme « droit de réponse ». Weber questionne les décloisonnements entre « un espace
scientifique, où les chercheurs peuvent dans un même mouvement construire leurs cas, les
analyser et les publier à destination de leurs pairs, et un espace public [ndrl. internet], auquel
chacun a accès, y compris les enquêtés » (Ibid : 141). Parmi les solutions envisagées, Weber
rappelle la garantie de l’anonymat, et la soumission du texte scientifique à l’enquêté·e – avec
possible conséquente négociation de son contenu. Ces précautions, pour la sociologue, servent
à protéger « l’image de soi » et la « réputation » des enquêté·e·s (Ibid :143). En somme, une
forme de contre-don se cèle dans le respect et la prise en considération de l’individu en tant que
personne, avant qu’en tant que cas d’étude.
Dans cette perspective, certains docteur·e·s ont préféré restituer un document de synthèse
séparé, à la fin de leur recherche. Ce travail est néanmoins supplémentaire et vient s’ajouter à
une charge de travail déjà conséquente. Par ailleurs, cela n’empêche pas l’enquêté·e de
retrouver le mémoire ou la thèse sur internet, découvrant ainsi le travail de l’enquêteur·trice.
L’enquêteur·trice s’exposerait alors à une double trahison (Weber, 2008). Ce biais qui gêne les
enquêteur·trice·s peut trouver ses raisons dans la vision sous-jacente attribuée au contre-don. Il
est parfois associé à une forme de pouvoir stratégique, qui englobe un mécanisme dépendant,
celui du « keeping-while-giving »
1
, c’est-à-dire la contradiction de donner et garder pour soi en
même temps, ainsi que de sauvegarder son autonomie (Weiner, 1992 : 150). En d’autres
circonstances, le biais peut être attribué à ce que l’autre peut penser du don, car « l’individu
moderne est réaliste » et « il sait bien que ce qui motive la production et l’échange de biens, ce
n’est pas l’altruisme ou la générosité mais l’intérêt matériel » (Godbout, & Caillé, 1998 : 9). Il
y a donc une forme de soupçon du don, derrière « toute relation de don », « sa vraie nature » et
ce « qui se cache derrière les affirmations de gratuité des acteurs » (Ibid : 135). Le biais du
contre-don réside également dans le sentiment d’obligation de rendre « soit la même chose (ou
son équivalent), soit quelque chose de plus ou de mieux » (Godelier, 1996 : 19).
Enfin, le biais du contre-don peut engendrer un « refus du don » de la part de l’enquêté·e, une
méfiance vis-à-vis de la ou du chercheur·se qui représente une institution de l’ordre du public,
engendrant une « non-coopération » (Bowler, 1997 : 76). Par exemple, Isobel Bowler décrit le
1
Garder tout en donnant.
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cas d’une étude sur l’expérience des services de maternités par des femmes d’origine d’Asie
Septentrionale, majoritairement du Pakistan en Grande Bretagne. L’étude repose sur une
recherche exploratoire en observant et recueillant des entretiens sur le travail de 25 sages-
femmes, et lors d’échanges informels avec les femmes soignées. La chercheuse reporte
néanmoins l’échec à l’encontre d’entretiens formels avec ces mêmes femmes soignées. Pour
Bowler, les patientes ont fait la différence entre le domaine privé, de l’ordre de ses observations
et discussions informelles, et du domaine public, de l’ordre des enquêtes formelles, prenant en
compte que la prise de parole de ces femmes constituait une démarche perçue de l’ordre du
« public », et donc évitée. De ce fait, on constate que l’enquête ne peut toujours s’établir une
relation de réciprocité, le contre-don se confrontant aux « limites du négoce social » (Godelier,
1996 : 294), tant bien du côté de l’enquêteur·trice, que de l’enquêté·e.
L’apprenti·e chercheur·se et l’artisanat intellectuel
Il émerge de l’enquête exploratoire qu’une minorité d’interrogé·e·s considère la réciprocité
comme étant une « question d’éducation », une « dimension humaine », une « norme de bonne
conduite ». On observe, ainsi, une distinction entre la posture de l’enquêteur·trice et ses qualités
d’individu. D’une part, il y aurait une ou un « bon·ne enquêteur·trice » – capable d’accomplir
méthodiquement les étapes de son enquête –, et d’autre part un « bon individu » – cordial et
consciencieux, responsable, attentif. Autrement dit, l’intelligence émotionnelle – à l’exception
de l’empathie –, n’est pas considérée systématiquement comme une compétence intrinsèque,
du moins nécessaire, à la ou au chercheur·se, avant et après l’enquête. Or, il est prouvé que la
posture, le comportement, l’identité de l’enquêteur·trice – au sens de ce que cela signifie pour
l’enquêté·e –, ont un impact sur le don (Denscombe, 2012 : 178 ; Dépelteau, 2000 : 335-336).
Le contre-don de la ou du chercheur·se commence alors avant le don de l’enquêté·e, et cela
prend une forme autre qu’un service ou un bien échangé : c’est la qualité de la relation qu’il
instaure. L’enquêteur·trice attend de l’enquêté·e qu’elle ou il se livre, qu’elle ou il se raconte.
Une telle ouverture est aussi une forme de don, de disponibilité, de confiance. L’enquêté·e se
rend vulnérable, et il n’est pas rare que dans certains cas, elle ou il puisse s’émouvoir en cours
d’un entretien. Deux docteur·e·s ont, par ailleurs, été témoins des larmes de leurs enquêté·e·s.
Aussi l’intelligence émotionnelle s’assimile-t-elle à une forme de contre-don, dans la mesure
où la ou le chercheur·se est capable de maîtriser, de comprendre ses émotions, d’avoir
conscience de soi et de l’autre, de gérer la relation instaurée et de faire preuve de conscience
sociale (Goleman, 1995).
Dans un débat méthodologique, Jean-Claude Kaufmann oppose « l’industrialisation de la
sociologie » à « l’artisanat intellectuel », – expression qu’il emprunte à Charles Wright Mills
(Kaufmann, 2011 ; Wright Mills, 1959). Pour Kaufman, le premier donne lieu à une
« professionnalisation remarquable » de la ou du chercheur·se, qui « maîtrise un secteur très
pointu, et partage avec un groupe de responsables politiques, administratifs ou économiques, le
savoir et le langage technique permettant d’intervenir avec compétence au plus haut niveau »,
au risque « de perdre quelque peu son âme de chercheur en cours de route » (Ibid : 13). Au
contraire, le deuxième combat « l’" empirisme abstrait " de la production de données brutes et
du formalisme méthodologique, ainsi que la théorie livresque et la spécialisation bornée », il
« sait maitriser et personnaliser les instruments que sont la méthode et la théorie, dans un projet
concret de recherche », il « résiste au laminage du savoir par les données » étant « tout à la fois :
homme de terrain, méthodologue, théoricien », en somme il refuse « de se laisser dominer ni
par le terrain, ni par la méthode, ni même par la théorie quand elle est dogmatique » (Ibid : 14-
Question(s) de déontologie de la recherche La réciprocité enquêteur·trice – enquêté·é
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15). Kaufmann va jusqu’à conseiller à l’apprenti·e chercheur·se – en master ou en thèse –,
d’aller au-delà du malaise d’endosser le rôle « bizarre » de l’enquêteur·trice, en prenant
conscience que dans le terrain il se doit de « tenir un nouveau rôle social » (Ibid : 81) :
« Ne dites jamais que vous observez (on vous traiterait de voyeur) ou que vous enquêtez (on vous
traiterait de flic) […]. Affirmez d’emblée votre appartenance à un autre univers : vous serez ainsi
moins soupçonné (d’être un démarcheur, un voleur, un espion, un contrôleur ; toutes catégories
détestables qui se cachent avant qu’on les démasque). Jouez le plus franc jeu possible. Faites
confiance à vos enquêtés : ils vous feront confiance. Ne les craignez pas : ils ne vous craindront
pas. Jouez sur les mécanismes de la réciprocité » (Ibid : 83).
La notion d’honnêteté légitime la posture de l’apprenti·e chercheur·se, et par ailleurs rassure
quant au sentiment d’imposture que certain·e·s jeunes chercheur·se·s pourraient éprouver.
L’artisanat intellectuel implique aussi de sortir d’une posture distante, infaillible, froide, que la
ou le chercheur·se peut renvoyer à ses enquêté·e·s. Le « contre-don » peut, de fait,
s’appréhender à un point d’ancrage tant dans la relation – favorisant un échange –, que dans la
production scientifique –, puisque bien même que la ou le chercheur·se ne soit pas à l’abri des
critiques, elle ou il aura dès le départ fait preuve d’honnêteté. En somme, la ou le jeune
chercheur·se s’inscrivant dans une démarche d’artisanat intellectuel, et faisant preuve
d’intelligence émotionnelle, polit son travail d’enquête durant toutes les étapes de celle-ci : la
préparation, l’enquête effective, la restitution. Cela s’applique autant à la conception de son
dessein de recherche, qu’aux finitions de l’œuvre achevée. De ce fait, cela lui vaut, en plus
d’une méthodologie respectée et d’un protocole inattaquable, aussi l’égard de ses enquêté·e·s.
Ce dernier est d’autant plus important que, queon le veuille ou non, les milieux académique,
professionnel et particulier sont désormais décloisonnés, notamment par l’ouverture des
archives sur internet (Bizeul, 2008 ; Weber, 2008).
Conclusions, apports et perspectives
L’apprenti·e chercheur·se évolue souvent seul·e dans son projet scientifique. Sa ou son
directeur·trice, le département, l’école doctorale et le laboratoire de référence lui fourniront un
soutien dans son apprentissage. Les manuels méthodologiques sont également un appui
fondamental pour développer des compétences et une rigueur scientifique. Néanmoins, la
confrontation avec le terrain, les rendez-vous, les relations, mais aussi les échecs, les erreurs, et
toutes autres expériences modèleront davantage sa posture. Par ailleurs, l’apprenti·e
chercheur·se, qui étudie des faits sociaux, s’inscrit également dans un fait social, celui de
l’enquête. « Enquête-enquêteur·trice-enquêté·e » est un modèle structuré, un système avec une
temporalité non-diachronique, qui n’échappe pas à la logique de « don-contre-don » sous-
jacente aux relations sociales. Ce modèle est néanmoins particulier, puisque l’enquête est un
fait social spécifique et complexe, consigné à un contexte scientifique et public. Ce système de
« don-contre-don » échappe à la logique contractuelle – de domination –, ainsi que de pure
réciprocité désintéressée. Le don de l’enquêteur·trice n’est pas un acte premier et spontané,
mais second, provoqué par la ou le chercheur·se. L’échange s’inscrit dans un contrat
symbolique, initiatiquement signé lorsque l’enquêteur·trice accorde son consentement à
l’enquête. Le contrat se négocie et évolue au fil de l’enquête, et se fonde sur un lien relationnel
de confiance.
Les pratiques du contre-don subviennent à plusieurs échelles. Les résultats de l’enquête
exploratoire permettent d’observer certaines formes de contre-don pratiquées au sein du
Question(s) de déontologie de la recherche La réciprocité enquêteur·trice – enquêté·é
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Département de Médiation Culturelle et de l’École Doctorale Arts et Médias de l’Université
Sorbonne-Nouvelle. En aval, un premier contre-don prend la forme d’un défraiement
économique, d’un cadeau ou d’un contre-service rendu pendant le déroulement de l'enquête.
Après l’enquête, la ou le jeune chercheur·se peut remercier par mail les enquêté·e·s, et leur
envoyer une restitution écrite ou orale de l’entretien. Elle ou il peut également citer les
enquêté·e·s dans son corps de mémoire ou de thèse – sauf dans le cas de l'anonymat –, ainsi
que dans la section « remerciements » en début d’ouvrage. Au moment du rendu, elle ou il peut
inviter les enquêté·e·s à assister à la soutenance, et leur envoyer une copie du document final,
ou un document de synthèse séparé. L’enquêteur·trice peut également convier l’enquêté·e à
d’autres communications, ou lui transmettre des documents inhérents à son activité scientifique.
Le contre-don expose la ou le chercheur·se à un certain nombre de biais, voir même à un « refus
du don », et ce tant pour l’enquêteur·trice que pour l’enquêté·e. Pour la ou le chercheur·se, il
peut s’agir de vouloir sauvegarder sa propre autonomie, intellectuelle, relationnelle et
professionnelle. Pour l’enquêté·e, il peut s’agir de méfiance vis-à-vis de la ou du chercheur·se,
représentant une institution publique et scientifique. La parole de l’enquêté·e peut entrainer une
trop grande responsabilité et, en conséquence, une non-coopération. Les limites et les difficultés
du négoce social engendré par l’enquête structurent davantage la relation enquêteur·trice-
enquêté·e.
Au-delà des compétences méthodologiques scientifiques et protocolaires, l’apprenti·e
chercheur·se se doit de développer des compétences relationnelles, émotionnelles, échappant à
une logique d’ « industrialisation de la sociologie », à une posture expéditive, automatique,
étroite. La ou le jeune chercheur·se se situera plutôt dans un contexte d’ « artisanat intellectuel »,
méthodique, engagé, compréhensif. Ce changement de paradigme requiert un effort
supplémentaire, et présuppose que l’enquêté·e soit informé·e exhaustivement sur la démarche
de la ou du chercheur·se. En effet, il se peut que la ou le chercheur·se utilisera et analysera les
données recueillies, désenchantant la parole de l’enquêté·e. Ainsi, l’autonomie de la ou du
chercheur·se dépend de sa capacité à maintenir une distance, mais également à faire preuve
d’honnêteté intellectuelle et de réciprocité. Il doit expliquer sa démarche scientifique, et
informer avec différentes formes de contre-don (restitution, synthèse, droit de réponse), puisque
les enquêté·e·s ne connaissent pas systématiquement les enjeux de la recherche. Cette démarche
protège aussi l’image de soi et la considération de l’enquêté·e. Ceux qui risqueront une
mésentente avec leurs enquêté·e.s, par exemple au moment de la restitution, seront du moins
déontologiquement à l’abri, du fait d’avoir endossé ces rôles. L’apprenti·e chercheur·se peut
néanmoins choisir d’encourir ce risque, ce qui fait tout autant partie de la recherche de terrain
et de la démarche scientifique. Enfin, le contre-don, dans les formes que nous avons vues,
favorise un terrain d’entente pour de futures enquêtes de la ou du chercheur·se et de son
département ou laboratoire, et permet également d’élargir le réseau du futur professionnel.
Viviana Gobbato
Université Sorbonne Nouvelle
Laboratoire CERLIS (Paris, France)
viviana.gobbato@sorbonne-nouvelle.fr
Remerciements
L’auteur tient à remercier les cinq diplômé·e·s du master Muséologie et Nouveaux Médias et
les cinq docteur·e·s de l’ED 267 pour avoir participé à l’étude exploratoire, ainsi que Lucie
Delias, Tristan Dominguez et Daniel Picaro pour leur soutien à la réalisation de cet article.
Question(s) de déontologie de la recherche La réciprocité enquêteur·trice – enquêté·é
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