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UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3
UFR Arts & Médias
Département de Médiation culturelle
COMMENT LE FIELD RECORDING PEUT-IL FAIRE MUSIQUE ?
LE FIELD RECORDING COMME SUPPORT, MOYEN OU PRATIQUE DE
MÉDIATION DE LA MUSIQUE.
Hugo LIORET
Mémoire de Master Médiation de la Musique
Dirigé par Catherine RUDENT
!1
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COMMENT LE FIELD RECORDING PEUT-IL FAIRE MUSIQUE ?
LE FIELD RECORDING COMME SUPPORT, MOYEN OU PRATIQUE DE
MÉDIATION DE LA MUSIQUE.
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DÉCLARATION SUR L’HONNEUR
Je, soussigné(e), Hugo LIORET, déclare avoir rédigé ce mémoire sans aides extérieures ni
sources autres que celles qui sont citées. Toutes les utilisations de textes préexistants,
publiés ou non, y compris en version électronique, sont signalées comme telles. Ce travail
n’a été soumis à aucun autre jury d’examen sous une forme identique ou similaire, que ce
soit en France ou à l’étranger, à l’université ou dans une autre institution, par moi-même ou
par autrui.
Fait à Paris, le 26/05/2020
Signature de l’étudiant
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INTRODUCTION
Ce questionnement émerge au début de l’été 2017 à la suite d’une rencontre. Dans le cadre
d’un stage de musique électronique, Mathias Delplanque, artiste de musique électronique, discute
pendant une pause avec Henri Landré, programmateur musical de Jet FM, une radio nantaise. Ils
évoquent ensemble le field recording. Mathias enregistre l’environnement pour construire ses
compositions. Henri, lui, capte surtout l’environnement pour pouvoir diffuser des évènements
sonores à la radio, ponctuer une chronique ou introduire un contenu radiophonique. À ce moment,
je ne trouve pas cela vraiment intéressant. Quel est le lien de cette pratique avec la musique ? Henri
me pousse à essayer d’écouter, d’enregistrer le quartier environnant. Il me prête son enregistreur,
une paire de microphones et un casque. Je ne sais pas trop ce que j’écoute, je n’entends pas grand-
chose, jusqu’à ce qu’une voiture passe. Progressivement, je monte le volume de l’enregistreur. Je
m’aperçois des sons émis au sein de cet environnement : les piétons marchent sur le pavé, les
oiseaux gazouillent, le vent souffle, la circulation résonne. Cela me donne l’impression d’avoir une
oreille augmentée, comme un microscope phonique. Le son est agréable, mais ce n’est pas une
révélation. Enregistrer le son de l’environnement m’a paru amusant, mais à ce moment, je ne vois
pas encore le lien avec notre stage de musique électronique.
C’est lorsque je réécoute mon enregistrement dans un autre lieu, que j’y trouve un intérêt. Les sons
se sont ordonnés dans un temps que j’ai choisi d’enregistrer, comme si je l’avais composé. À
l’écoute, cela me fait penser à de la musique atmosphérique ; je ressens quelque chose. Par la suite,
j’incorpore de plus en plus d’enregistrements à mes compostions. Depuis, je m’alimente de cette
pratique dans une perspective musicale. Je me demande alors d’où vient cette pratique, quelles sont
les personnes qui envisagent l’enregistrement de l’environnement, et surtout qui sont celles qui
l’envisagent dans un cadre musical. Progressivement, je découvre des liens avec la médiation de la
musique et cette pratique. Je prends connaissance de projets autour du field recording qui
permettent des échanges inédit sur la ville, la nature, la culture musicale ou notre écoute. Des liens
se tissent avec la musique et la manière de l’appréhender, d’en discuter, de la partager. Le field
recording m’ouvre les oreilles. Cette pratique m’amène à m’intéresser à diverses musiques, cultures
et appréhension du monde musical. Ce travail est alors une occasion pour étudier et discuter ce
qu’est et ce que permet le field recording en musique par des textes et des rencontres.
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FIELD RECORDING ET CONCEPTS MUSICAUX
ENVIRONNEMENT SONORE ET NATURE
Pour ce mémoire, l’environnement sera considéré strictement comme environnement
sonore. Il est alors défini comme un espace physique où l’on peut entendre, écouter, capter,
enregistrer des sons. C’est donc « l’ensemble des conditions naturelles (physiques, chimiques,
biologiques) et culturelles (sociologiques) dans lesquelles les organismes vivants (en particulier
l’homme) se développent » qui définissent ici, l’environnement appliqué aux sons.
1
L’environnement sonore implique l’apparition de mes concepts principaux. Cette dénomination se
trouve en effet aux racines du champ lexical de mon objet, le field recording :
« Sons et bruits ne sont pas seulement ce que l’on écoute, pas même ce que l’on
entend vraiment, c’est souvent un arrière-fond à peine repérable, comme une
couleur dont on oublierait de préciser le nom, arrière-fond sur lequel se détachent
les paroles, les rires, toutes les attentions et intentions aux uns et aux autres
adressées. Tel est l’environnement sonore, tapi aussi au fond de nos consciences et
de nos perceptions. Parfois il est franchement agressif, décalé, gênant ; il suscite
réactions et violence en retour. Il est alors « le bruit », anonyme, aveugle,
insupportable. Il s’impose au centre, devient envahissant. On veut s’en défaire,
s’en protéger, le fuir... L’environnement sonore n’est jamais neutre » .
2
Le rapport de l’environnement sonore avec la musique me guide dans l’exploration du field
recording. On peut y lire un rapport ancré dans l’écoute, mais je souhaite m’orienter différemment
dans l’appréhension de ce sujet. Effectivement, je souhaite parler de l’objet field recording comme
une pratique qui utilise l’environnement sonore pour en faire de la musique, et non faire une
typologie des écoutes par celui-ci. Le sujet que j’ai choisi est une pratique d’enregistrement qui crée
un objet, un rendu sonore, qui n’est donc pas seulement une disposition d’écoute ou un état d’esprit
sans production matérialisable. L’approche de l’environnement sonore façonne la pratique du field
recording. Ainsi, l’approche déterminant cette pratique permet de créer un enregistrement qui
provient de l’environnement sonore.
Le nouveau petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2010e éd., Paris, le
1
Robert, 2009.
LEBOUCQ Brice, GIULIANI Emmanuelle, GIULIANI Elizabeth, « L’environnement sonore », Études,
2
vol. 405, no 9, S.E.R., 2006, p. 231.
!6
Historiquement, l’environnement sonore s’inscrit dans une relation étroite avec le concept de
nature, qui inspire et fait réfléchir de nombreux acteurs au sein de la musique. L’appréhension de
l’environnement sonore est un élément qui constitue le rapport que certaines populations ont avec la
nature. La nature, sonore dans le champ de ce sujet, est « propre au monde physique à l’exception
de l’homme et de ses oeuvres » . Elle se donne notamment comme origine et genèse de la musique :
3
« Il est peu croyable que l’homme primitif soit resté indifférent aux bruits et aux
sons de toutes sortes émis dans la nature; sans désirer les reproduire exactement, il
a pu s’en inspirer. Quiconque traverse les pays tropicaux remarque une parenté
d’espèce entre les bruits naturels, ou les cris d’animaux, et les timbres
instrumentaux que l’on y a cherchés de préférence » .
4
Le concept de nature se développe et se constitue par son appréhension comme une véritable
source, qui va donner lieu à de multiples liens et interprétations. La nature comme inspiration et
support de la musique va apparaître, particulièrement au XVIIIe siècle :
« À partir du XVIII siècle, se mettant au diapason des tendances manifestées dans
les sciences et les arts plastiques, les compositeurs suivirent le courant
déconstructiviste alors répandu dans les cercles philosophiques et scientifiques
rationalistes. Attachés à une vague notion idéalisée de la nature, beaucoup de
compositeurs tirèrent parti des voix d’animaux fameux ou emblématiques, de
phénomènes géologiques ou météorologiques, pour animer leur musique » .
5
Dans cette perspective de la musique, on peut penser au travail particulièrement influent d’Olivier
Messiaen, pour l’ensemble des compositeurs suivant la seconde guerre mondiale. Ce compositeur
s’exprime sur sa vision de la relation entre musique et nature particulièrement forte en 1959 :
Le nouveau petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2010e éd., Paris, le
3
Robert, 2009.
ROLAND Manuel (éd.), Histoire de la musique. I, Des origines à Jean-Sébastien Bach, Paris, Gallimard,
4
1963, p. 77.
KRAUSE Bernie, Le grand orchestre animal: célébrer la symphonie de la nature, PIÉLAT Thierry (traduit
5
de l’anglais, The Great Animal Orchestra. Finding the Origins of Music in the World’s Wild Places, 2012,
Little Brown and Company), Paris, Flammarion, 2013, p. 159.
!7
«Olivier Messiaen s’est expliqué aussi sur l’importance des chants d’oiseaux :
‘C’est là que réside pour moi la musique. La musique libre, anonyme, improvisé
pour le plaisir, pour saluer le soleil levant, pour séduire la bien-aimée, (…) pour
trouer le temps et l’espace et faire avec ses voisins d’habitat de généreux et
providentiels contrepoints. (…) Le chant des oiseaux est au-dessus des rêves du
poète, il est surtout très au-dessus du musicien qui essaie de le noter’ » .
6
La nature est un moteur d’inspiration musicale considérable, elle est une source de multiples
évènements sonores aux qualités musicales profondes. Il est alors question de pouvoir accéder à
cette forme de musique, de pouvoir la retranscrire. C’est donc sous l’impulsion de cette vision de la
musique et de la nature que la pratique du field recording trouve son élan, ne retranscrivant pas de
manière écrite l’expression de la nature, mais de manière auditive par l’enregistrement. Pour
d’autres, comme le critique musical autrichien Edouard Hanslick, la nature se situe bien avant la
formalisation de la musique. La nature est précisément ce qui permet à la musique de se constituer.
Au début de mes recherches documentaires, c’est à la lecture de cette citation que ma question de
recherche commence à émerger. :
«En fait de matériel musical, l’homme ne doit à la nature que les objets qu’il
oblige à rendre des sons » .
7
ETAT DE LA RECHERCHE
C’est le rapport triangulaire entre la nature, le field recording et la musique qui m’intéresse.
La nature est en effet le terreau de notre expérience des sons, donc de notre construction de la
musique. L’influence de la nature sur cet art est indéniable . Le field recording peut-il alors être
8
considéré comme une source de musique ? Ainsi, ma question de recherche, « comment le field
recording peut-il faire musique ? » va être abordée sous l’angle de six concepts : environnement ,
nature, musique, paysage sonore, composition musicale et bruit. Musique et composition musicale
MASSIN Jean, MASSIN Brigitte (éd.), Histoire de la musique occidentale, Paris, Fayard, coll. « Les
6
indispensables de la musique », 2003, p. 1171.
HANSLICK Edouard, Du beau dans la musique, Ph. Maquet, Paris, 1893, traduction de Charles Bannelier,
7
p. 104.
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, GLEIZE Sylvette (trad.),
8
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 37-76.
!8
seront les principaux concepts de cette question. Les concepts de nature, environnement, bruit et
paysage sonore seront complémentaires au vu de l’angle que j’ai choisi d’aborder. L’approche que
je souhaite développer autour de cette question se situe autour de l’anthropologie sonore, de la
philosophie de l’esthétique, et d’une certaine manière de la musicologie. Je souhaite présenter les
approches multiples de l’enregistrement du monde sonore, et ainsi observer la musicalité
revendiquée, ou non. Effectivement, cette pratique d’enregistrement de l’environnement sonore,
traduit comme « enregistrement de terrain », a été, et est encore, une pratique associée à la fois à
l’anthropologie, l’écologie sonore, mais aussi à la composition musicale.
« Le field recording, traduit en français par l’expression générale de prise de son,
d’abord simple moyen technique de fixer dans des enregistrements des paysages
sonores, devient le medium d’un mouvement esthétique, plus ou moins lié à
l’écologie sonore. (…) C’est que le field recording, comme pratique musicale,
trouve de nombreuses expressions » .
9
Je choisis alors d’utiliser majoritairement l’appellation anglaise field recording, car celle-ci englobe
les préoccupations esthétiques du plus grand nombre sur cette pratique d’enregistrement. C’est
effectivement par cette appellation que l’on trouve le plus de travaux, écrits ou enregistrés sur cet
objet. La traduction française est donc moins pertinente, puisque celle-ci est moins utilisée,
diffusée, évacuant indirectement un grand nombre de données s’y référant. Ma question de
recherche est alors envisagée comme une proposition, un questionnement, sur la relation entre le
field recording et ces différents concepts. En effet, le field recording remet en cause notre rapport
aux sons, issus des environnements physiques que nous habitons ou traversons. L’objectif est alors
de poser les bases théoriques et les conceptions esthétiques, anthropologiques, et sociales qui
encadrent la pratique du field recording dans un premier temps. Et cela, pour mieux en exposer les
capacités en tant qu’objet de médiation dans un second temps. Étudiant en médiation de la musique,
« on pourrait penser que j’ai abandonné le monde de la musique pour celui du son naturel. En fait,
c’est là que j’ai vraiment rencontré la musique » . Comme le dit Bernie Krause, musicien et
10
bioacousticien de formation, la musique se trouve précisément dans le monde sonore qui nous
NADRIGNY Pauline, « Paysage sonore et pratiques de field recording, le rapport de la création
9
éléctroacoustique à l’environnement naturel », There is no such thing as nature: idée de nature et art
contemporain, 2010, p. 1.
KRAUSE Bernie, Le grand orchestre animal: célébrer la symphonie de la nature, PIÉLAT Thierry (traduit
10
de l’anglais, The Great Animal Orchestra. Finding the Origins of Music in the World’s Wild Places, 2012,
Little Brown and Company), Paris, Flammarion, 2013, p. 25.
!9
entoure. Le field recording, par la multiplicité des démarches qu’il encadre, recouvre un champ
disciplinaire unique. L’enregistrement de terrain peut s’inscrire à la fois dans une perspective
ethnomusicologique, documentaire, radiophonique, mais aussi de composition musicale. Dans le
cadre de ce sujet, nous allons étudier les travaux qui relèvent de cette pratique d’enregistrement, et
ce, dans une dynamique musicale. Alors, comment le field recording peut-il faire musique ?
Pauline Nadrigny citée au bas de la page précédente, a été une des ressources fondatrices dans
l’élaboration de mon sujet. C’est à la découverte d’un de ses ouvrages communs avec Catherine
Guesde, « The Most Beautiful Ugly Sound in the World : A l'écoute de la noise », constitué comme
une enquête et analyse sociologique sur ce qu’englobe cette musique, que la constitution
préliminaire de mon sujet se construit par cette ressource universitaire récente et particulièrement
pertinente dans le champ des musiques expérimentales. En m’informant sur le travaux de cette
enseignante-chercheuse en philosophie de l’esthétique à la Sorbonne, j’observe qu’elle développe
des questions très proches des miennes. Savoir qu’une agrégée de philosophie et maître de
conférence a pu écrire sur la sphère de mon sujet me permet de prendre confiance dans le
développement de mon travail. En effet, elle questionne dans plusieurs de ses travaux le cas
particulier de la pratique du field recording en déterminant clairement les différentes visions qui
existent sur et autour de cette pratique.
Alexandre Galand a été aussi un des piliers fondateurs de mon sujet, et ici, avant même que je
n’envisage le master de médiation de la musique. Son ouvrage, Field recording: l’usage sonore du
monde en 100 albums, m’a permis de lire et m’informer sur cette pratique. Cet ouvrage a alors
déterminé la possibilité même d’envisager ce sujet. En effet, Docteur en Histoire, Art et
Archéologie, l’auteur a réalisé un travail particulièrement important de recensements et de
classifications. Il présente un grand nombre d’albums qui se réfèrent à la pratique du field recording
et détermine chacune des différentes approches, méthodes, et esthétiques de son corpus. Cet auteur
est l’une des seules sources qui définissent le field recording en listant précisément la multitude des
albums compris dans ce terme. Au-delà d’un inventaire, il propose une introduction de soixante
pages comprenant une définition du field recording et de ses enjeux, et trois entretiens pour pouvoir
envisager plus largement et concrètement cette pratique. Le travail de l’historien belge me permet
alors d’explorer plus aisément ce sujet très vaste.
!10
Au sein de la mouvance américaine du paysage sonore, historiquement rattaché au field recording ,
11
les visions de Murray Schafer et Bernie Krause apparaissent comme les plus influentes et
intéressantes. Schafer est compositeur, théoricien, et pédagogue canadien, enseignant à l’université
Simon Fraiser essentiellement de 1970 à 1980. De la même génération et collègue, Bernie Krause
est musicien, naturaliste et docteur en bioacoustique. Ces deux chercheurs établissent des visions
complémentaires. En s’orientant dans une vision écologique du son, ils racontent essentiellement la
richesse des événements sonores qui se produisent dans divers environnements terrestres. Le field
recording est principalement traité dans leurs ouvrages comme un outil de fixation, de préservation
du paysage sonore, développant l’idée que ces paysages sonores se constituent déjà naturellement
comme de la musique :
« Le terme s’applique aussi bien à des environnements réels qu’à des
constructions abstraites, tels que compositions musicales ou montages sur bande,
en particulier lorsqu’ils sont considérés comme faisant partie du cadre de vie » .
12
Par leur manière d’écrire et d’argumenter, ils souhaitent sensibiliser chacun et chacune à la richesse
du son de la nature. De la lecture de ces trois principaux axes de ressources, découle le flux
majoritaire d’informations de mon mémoire. Conjointement à ces auteurs, David Toop s’est
présenté comme une ressource parallèle, en restituant le field recording dans une histoire de la
musique alternative plus large et expérimentale . Ce musicien anglais, écrivain journaliste et
13
professeur au London College of Communication est un contributeur régulier de revues musicales
comme The Wire. Son travail apporte un éclaircissement sur de la pratique du field recording, en
établissant des connexions avec des artistes et des propos scientifiques ou littéraires.
Rapidement, le problème de la filiation du field recording et de la musique concrète s’est posé. Ne
souhaitant pas réduire l’enregistrement de terrain à un objet hérité de ce courant, j’ai choisi de
discuter les propos présentant le field recording comme une entité propre, un sujet singulier,
s’écartant de l’approche Schaefferienne. Michel Chion, compositeur, critique de cinéma et
NADRIGNY Pauline, « Paysage sonore et pratiques de field recording, le rapport de la création
11
éléctroacoustique à l’environnement naturel », There is no such thing as nature: idée de nature et art
contemporain, 2010, p. 1.
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, Sylvette GLEIZE (trad.),
12
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 384.
TOOP David, Ocean of sound, ambient music, mondes imaginaires et voix de l’éther, RÉVEILLON Arnaud
13
(trad.), Montpellier, l’Éclat Kargo, 2000.
!11
anciennement professeur à l’université Sorbonne Nouvelle, déconstruit la vision concrète, pour
rebâtir pas à pas les questionnements et les caractéristiques d’une approche plus large. L’auteur
parle notamment des enjeux soulevés par la « sono-fixation » parmi d’autres notions qui
14
établissent un lien avec le field recording, puisque s’appuyant sur les travaux de la musique
concrète. Selon moi, en proposant une nouvelle lecture des principes de la musique concrète,
Michel Chion clarifie les connexions que le field recording entretient avec cette approche.
Alexandre Galand se positionne en ce sens, définissant le field recording comme étant « une
pratique apparue logiquement à la fin du XIXe siècle avec l’invention de systèmes
d’enregistrement, de plus en plus portables » . Plus loin, l’auteur précise :
15
«Musique concrète, cinéma pour l’oreille, écologie sonore, phonographie,
quantités de genre et de manière de faire coexistent au sein de cette mouvance
hétérogène adepte de l’enregistrement de terrain » .
16
Le field recording recouvre de nombreuses approches du terrain et du son qui s’y produit. Cette
pratique d’enregistrement a permis de transmettre le son entendu de multiples environnements
étrangers. Peter Bruce par exemple, est l’un des premiers à s’inscrire dans une démarche
musicologique et documentaire au sein de cette pratique . Il a souhaité capter les chants de l’oiseau
17
lyre d’Australie, une espèce d’oiseau capable de reproduire n’importe quel son entendu.
L’enregistrement de ce terrain est un témoignage documentaire des capacités musicales de cet
espèce. Parallèlement, des artistes comme Chris Watson ou Francisco López captent les sons d’un
environnement pour composer strictement à partir de ceux-ci. En utilisant uniquement la matière
sonore captée sur le terrain, l’artiste compose en sélectionnant et en manipulant les séquences
sonores qui l’intéressent. Les compostions sont déterminées par l’essence même des
enregistrements de terrain. On peut distinguer des objectifs et des objets différents au sein de
l’appellation field recording. Il est alors intéressant d’écouter les différentes formes que cette
pratique englobe. Quels éléments s’inscrivent dans une pratique de la musique ? Comment peut-on
distinguer les éléments musicaux et non musicaux parmi ces différents travaux ? Le field recording
CHION Michel, La musique concrète, art des sons fixés, Bron, France, CFMI de Lyon : diffusion
14
Mômeludies éditions, 2009, p. 6.
GALAND Alexandre, Field recording: l’usage sonore du monde en 100 albums, Marseille, le Mot et le
15
reste, coll. Formes, 2012, p. 10.
Id., p. 12.
16
MITCHILL Bogert Charles, Sounds of North American Frogs, Smithsonian Folkways, 1958.
17
!12
peut-il être un moyen d’atténuer cette dissociation ? Cette pratique d’enregistrement peut-elle faire
émerger une nouvelle vision de la musique ?
DÉFINIR LE LIEN AVEC LA MUSIQUE
Pour étudier la pratique du field recording et comprendre ce que cette pratique a à dire de la
musique, il est nécessaire de voir les contours, et donc les ouvertures que la définition générale de la
musique laisse envisager. C’est en partant d’une définition plus large de la musique, que le lien
entre le field recording et la musique peut s’établir plus clairement.
« Art de combiner des sons d’après des règles (variables selon les lieux et les
époques), d’organiser une durée avec des éléments sonores ; production de cet art
(sons ou oeuvres) » .
18
Dans la même perspective, Jacques Siron, musicien et écrivain suisse, définit la musique comme :
« Art des sons, de leur combinaison et de leur organisation dans le temps. La
musique est à la fois universelle, présente dans toutes les cultures, et multiple,
traversant d’innombrables formes, styles et traditions » .
19
Ces définitions de la musique, très ouvertes, sont assez représentatives de la difficulté à définir cet
objet. Plus précisément, la musique serait avant tout un langage selon Élisabeth Brisson, agrégée
d’histoire, menant des recherches sur les relations entre l’histoire et la musique à l’EHESS :
«Pour qu’il y ait musique, il ne faut pas seulement qu’il y ait production de sons, il faut
un langage musical. Comme le langage proprement dit, le langage musical possède
un vocabulaire et une syntaxe qui organise les éléments selon une certaine grammaire,
(…). Pour que le matériau acoustique soit transformé en musique, les sons doivent
être organisés. Cette organisation a changé avec les époques et les sociétés » .
20
Pour Bruno Nettl, ethnomusicologue reconnu, les différentes définitions de la musique doivent être
mises en relation pour comprendre leurs caractéristiques propres. Dans l’article du Grove Music
Le nouveau petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, le Robert,
18
2009, p. 1461.
SIRON Jacques, Dictionnaire des mots de la musique, Paris, Outre Mesure, 2002, p. 285.
19
BRISSON Élisabeth, La musique, Paris, Belin, coll. « Collection Sujets », 1993, p. 11.
20
!13
Online à propos de la musique, il évoque notamment la définition issue de l’Oxford English
Dictionary :
«‘Celui des arts qui est concerné par la combinaison des sons au vu de la beauté
de la forme et de l’expérience émotionnelle ; aussi, une science des lois et des
principes (de la mélodie, l’harmonie, le rythme) par laquelle cet art s’établit’ » .
21
Parallèlement, l’auteur cite le Webster’s Third International Dictionary pour souligner les
différences subjectives des définitions existantes :
« La science ou l’art d’incorporer des sons vocaux ou instrumentaux plaisants,
expressifs, sous forme d’une combinaison intelligible dans le cadre d’une
composition ayant une continuité et une structure définie » .
22
Par de nombreuses définitions de la musique, l’auteur finit par développer une réflexion en lien
avec notre objet d’étude :
« Une structure sonore particulière - le chant religieux islamique, par exemple -
peut-être considéré comme ‘musique’ dans une société mais pas dans une autre.
En effet, dans une culture donnée, un son - la musique ‘concrète’ servira
d’exemple - peut être ou non musical, en fonction du contexte social dans lequel
celui-ci est présenté. Ainsi, un son industriel qui apparait dans un travail musical
(cf. ‘Ballet mécanique’ de Antheil) est considéré comme de la musique si il est
présenté dans une salle de concert, mais pas si il est entendu dans un hangar
d’avion » .
23
NETTL Bruno, Music, Oxford University Press, 2. Language dictionaries., 2001 (en ligne : https://
21
www.oxfordmusiconline.com/view/10.1093/gmo/9781561592630.001.0001/omo-9781561592630-
e-0000040476 ; consulté le 5 décembre 2019), « ‘That one of the fine arts which is concerned with the
combination of sounds with a view to beauty of form and the experience of emotion; also, the science of the
laws or principles (of melody, harmony, rhythm, etc.) by which this art is regulated’ » (trad. personnelle).
Ibid, «’the science or art of incorporating pleasing, expressive, or intelligible combinations of vocal or
22
instrumental tones into a composition having definite structure and continuity’ » (trad. personnelle).
Id., 5. Looking at the vernacular and to behavior., « a particular sonic structure – Islamic religious chant,
23
for example – may be regarded as ‘music’ in one society but not in another. And indeed, in a given culture, a
sound – ‘concrete’ music will serve as an example – may or may not be musical, depending on the social
context in which it is presented. Thus, an industrial sound that appears in a musical work (e.g. in G. Antheil’s
‘Ballet mechanique’) is considered to be music if presented on a concert stage, but not if heard in an airplane
hangar » (trad. personnelle).
!14
L’auteur souligne l’importance du cadre d’écoute sur la détermination du statut musical d’une pièce
sonore. Par rapport à cette réflexion, nous verrons l’importance essentielle du positionnement du
compositeur sur sa propre pratique du field recording. Le field recording s’inscrit dans une
définition globale et multiple de la musique. Cette activité d’enregistrement a permis d’élargir
significativement l’appréhension de la musique et son étude ethnomusicologique . Cette pratique
24
rend l’empreinte des sons communicable par l’enregistrement et sa restitution. Les paysages
naturels ou façonnés par l’homme, deviennent un objet d’étude lié à la musique. Le field recording
a été un outil majeur dans la construction de la musique concrète , permettant parmi d’autres
25
courants musicaux, d’explorer et de ré-inventer la définition de la musique et sa composition .
26
COMPOSITION MUSICALE
Il semble effectivement difficile d’isoler la musique de la composition musicale. La
construction d’une structure, l’organisation entre les sons, font partie des paramètres constitutifs de
la musique. C’est bien lorsqu’un son est associé avec un autre, mis en relation, que le musique
s’établit. De fait, elle s’oppose dans sa forme au bruit, dit inorganisé, irrégulier :
« sensation auditive produite par des vibrations irrégulières » ; « phénomène
27
aléatoire gênant qui se superpose à un signal utile et en perturbe la réception » .
28
Défini plus précisément en termes acoustiques, le bruit fait bien face à la musique, aux qualités
définies :
«Dans le langage usuel de l’acoustique on nomme bruit un son auquel aucune
hauteur précise ne peut-être attribué. Un son musical, au contraire, se perçoit
BONNET François, « Documentaire : “Le Field Recording” », dans l’émission l’Expérimentale sur France
24
Musique, Paris, 2017, 1h (en ligne : https://www.francemusique.fr/emissions/l-experimentale/documentaire-
le-field-recording-36774 ; consulté le 19 novembre 2019).
SCHAEFFER Pierre, Étude n° 2 Imposée ou Étude aux chemins de fer, 1948.
25
BENSON Stephen et MONTGOMERY Will (éd.), Writing the field recording: sound, word, environment,
26
Edinburgh, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Edinburgh University Press, 2018, p.
14.
Le nouveau petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2010e éd., Paris,
27
le Robert, 2009, p. 268.
Ibid.
28
!15
comme ayant une hauteur bien définie et repérable dans l’échelle musicale.
Cette distinction purement subjective n’a pas valeur de définition pour un
physicien. Cependant l’expérience montre aisément qu’un bruit est un
mouvement vibratoire désordonné alors qu’un son musical est un mouvement
périodique » .
29
Le propos de Roland Manuel, professeur d’esthétique musicale à la Sorbonne et au conservatoire de
Paris de 1947 à 1961, est profondément marqué par sa période d’enseignement. Sa vision du « son
musical » est désuète, essentiellement rattaché à la hauteur perceptible d’un son. Depuis, de
nombreux musicologues contemporains comme Daniel Charles ont élargi cette appréhension. Sur
l’implication de ce terme, nous pouvons voir à quel point cette définition résonne avec le propos de
Nettl sur le Ballet mécanique, et plus largement sur la définition d’Élisabeth Brisson. La musique se
définit alors surtout par un langage organisé des sons et un contexte d’écoute précise, la hauteur
définie d’un son ne pouvant résumer si un son est musical ou non. Si un son peut être musical, il
l’est forcément relativement à un autre son.
Entre musique et bruit, Murray Schafer rappelle la définition du bruit de l’Oxford English
Dictionary. Considéré comme « un son non désiré » , l’auteur remarque que cette définition
30
demeure certainement la plus pertinente :
« La définition la plus satisfaisante est probablement aujourd’hui encore celle de
‘son non désiré’. Elle fait du bruit un terme subjectif. La musique de l’un peut être
le bruit de l’autre » .
31
Cette dernière réflexion reflète le caractère éminemment subjectif de ce qu’on appelle musique.
Dans le cas de l’enregistrement de terrain, les sons qui sembleraient anecdotiques ou non désirés
pour certains individus sont au centre même de cette pratique. En cela, les sons captés au travers de
cette pratique peuvent être liés au bruit. Si l’on maintient cette vision de ces sons comme bruit,
celui-ci devient alors un élément constitutif, qui vise à être défendu au-delà du statut de nuisance.
Par exemple, des enregistrements issus du vent, de la mer, ou encore de la ville, peuvent être
ROLAND Manuel (éd.), Histoire de la musique. II, Du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, DL
29
1963, 1963, p. 5-6.
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, Sylvette GLEIZE (trad.),
30
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 380.
Ibid.
31
!16
considérés comme du bruit, aussi bien du point de vue de l’acoustique, que pour la musique ou pour
la composition musicale. Ces sons ne sont pas forcément périodiques, voulus, ou organisés. Les
pratiques de l’enregistrement de terrain questionnent ce rapport triangulaire entre la composition
musicale, la musique et le bruit. Dans un contexte musical, le field recording consiste à capter le
son strictement sans modification, ou encore à l’organiser, voire à transformer le matériau sonore
pour faire musique. Cette pratique s’inscrit dans une des définitions que Michel Philippot donne de
la composition musicale :
«À partir du XXe siècle, la composition devient l’art d’assembler des sons pour
obtenir une oeuvre musicale indépendamment de l’idée d’un schème préétabli.
(…). Il s'agit par conséquent d'une sorte d'esthétique appliquée, qui utilise les
règles de l'écriture musicale, mais qui peut provoquer l'invention de nouvelles
règles, du fait que la composition se trouve située au-delà de la simple
écriture » .
32
La composition musicale devient le processus de création, pensé et supporté par une démarche
méthodologique, philosophique, redéfinissant à chaque élaboration de pièces de nouveaux principes
de composition. La composition se révèle être un moteur d’investigation structurelles, s’établissant
parfois comme l’objet même du processus. L’écriture musicale se définit dans sa constante
réformation. Dans le cadre de cette vision, l’auteur estime que :
« Depuis l'apparition des musiques dites expérimentales (musiques concrètes,
électroniques, électroacoustiques, acousmatiques...) et de nouveaux moyens de
production sonore (synthétiseurs, ordinateurs...), un profond changement s'est
produit. L'intérêt s'est déplacé de la forme, du discours musical, vers la séduction
sonore ou la curiosité acoustique » .
33
Malgré les expressions « séduction sonore » ou « curiosité acoustique » qui semblent refléter
davantage un jugement qu’un constat, l’auteur établit globalement les tendances de la composition
musicale. Sur la musique, il écrit avec Pierre Billard que « l'opinion commune admet le plus
souvent que l'univers sonore est divisé de telle sorte que tout ce qui n'est pas musique est bruit » .
34
PHILIPPOT Michel, « Composition musicale », Encyclopædia Universalis, (en ligne : http://
32
www.universalis.edu.com/encyclopedie/composition-musicale/ ; consulté le 18 octobre 2019).
Ibid.
33
BILLARD Pierre et PHILIPPOT Michel, « Musique », Encyclopædia Universalis, (en ligne : http://
34
www.universalis.edu.com/encyclopedie/musique/ ; consulté le 18 octobre 2019).
!17
Mais cette distinction est-elle toujours aujourd’hui pertinente ? Malgré la structure étrange et
difficile d’accès de son ouvrage, David Toop nous donne une forme de réponse en relatant une
expérience sonore de Brian Eno, à propos du field recording :
« ‘‘Quand j’étais au Ghana’, écrivit-il, ‘j’avais emporté un micro stéréo et un
magnétophone à cassettes, soi-disant pour enregistrer la musique indigène et des
motifs de langage. Au lieu de cela, je me suis parfois retrouvé assis dans le patio
pendant des soirées, avec le micro disposé de manière à saisir la plus grande
variété de sons ambiants, provenant de toutes les directions, et à en écouter les
résultats au casque. L’effet que produisit ce simple dispositif technologique fut
d’amalgamer tous ces sons disparates pour former un cadre sonore : ils devenaient
de la musique’’ » .
35
Il réalise en écoutant l’enregistrement, que cette prise de son se révèle musique. Le fait de capter un
environnement cadre les sons qui s’y diffusent. D’une certaine manière, le fichier sonore transforme
les sons issus d’un espace sonore en musique. Murray Schafer expliquerait cette expérience par la
capacité révélatrice du magnétophone :
« Le magnétophone peut se révéler un complément utile pour l’oreille. Essayer
d’isoler un son et l’enregistrer en haute-fidélité lui dévoilera souvent des détails
dans le paysage sonore qu’elle n’avait pas remarqués jusqu’alors » .
36
PAYSAGE SONORE
Mais qu’est-ce que désigne le paysage sonore dans cette définition ? Cet auteur à l’origine
de ce concept, se base sur « landscape », soit paysage en français, pour construire ce néologisme
pour parler de ce qui « s’applique aussi bien à des environnements réels qu’à des constructions
abstraites, tels que compositions musicales ou montages sur bande » . Ainsi, « Le landscape est, ni
37
plus ni moins, tout ce qui peut être vu, ainsi le soundscape est-il devenu tout ce qui pouvait être
TOOP David, Ocean of sound, ambient music, mondes imaginaires et voix de l’éther, RÉVEILLON Arnaud
35
(trad.), Montpellier, l’éclat Kargo, 2000, p. 142.
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, Sylvette GLEIZE (trad.),
36
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 298.
Id., p. 384.
37
!18
entendu » . Intimement lié au field recording , le champ d’étude du paysage sonore vu par Murray
38 39
Schafer réduit paradoxalement cette pratique à une situation problématique :
« D’un coté, le field recording est l’instrument d’une documentation ayant pour but
une recomposition du paysage sonore. Mais elle est pour autant, pour Schafer, un
facteur de déséquilibre. En permettant d’écouter un son en l’absence de sa source,
en coupant le son de son contexte, elle crée ce que Schafer nomme une situation
de schizophonie, rupture entre le son original et sa reproduction, phénomène par
lequel le son est détaché de son contexte, de son propre paysage » .
40
Murray Schafer a notamment construit ce concept pour défendre la question de l’écologie sonore,
ici extérieure au champ de mon sujet. De fait, je souhaite me baser sur ce terme pour sa définition
plutôt que pour les préoccupations écologiques qu’il englobe. En opposition au concept de
schizophonie, je soutiens l’idée positive, comme François Bonnet que « l’enregistrement a engendré
une prise de conscience autonomiste du son et de l’écoute » . Contrairement à ce que propose
41
Schafer, une lecture du field recording restreinte à la conservation des environnements
exclusivement naturels n’est pas suffisante. Les nombreuses pratiques de l’enregistrement de terrain
se situent sur l’ensemble du sonore, et visent à développer la richesse de toutes les sources
confondues. Les ramifications du concept de paysage sonore avec l’écologie sonore posent
problème :
« Cette pratique artistique ayant de plus en plus d’amateurs, les enregistrements
de paysages sonores divisent sur la problématique de l’écologie sonore. Un
individu enregistrant des paysages sonores doit-il être activement engagé à
promouvoir un environnement moins ‘pollué’ du point de vue sonore ? Ou est-ce
que cette activité est davantage ancrée dans la question bien connue de John Cage
en 1958, énoncée dans la troisième de ses conférences La composition comme un
processus ?: ‘Qu’est ce qui est plus musical, un camion qui traverse une usine ou
un camion qui traverse une école de musique ?’ Sans aucun doute innovante, riche
Ibid., p. 14.
38
NADRIGNY Pauline, « Paysage sonore et pratiques de field recording, le rapport de la création
39
éléctroacoustique à l’environnement naturel », There is no such thing as nature: idée de nature et art
contemporain, journée d’étude, 2010, p. 1.
Ibid., p. 8.
40
BONNET François, « Field Recording : usages et supplémentarité contextuels de l’enregistrement
41
sonore », sur L’autre musique revue, 2013, p. 6, (en ligne : http://www.lautremusique.net/LAM2/deambule/
Kuruwarri_pour_piano_soprane_et_fieldrecording/Field_recording.html ; consulté le 19 novembre 2019).
!19
et influente, l’approche de Schafer du paysage sonore semble aujourd’hui touchée
par une aversion particulière pour l’urbain » .
42
Au-delà des positions idéologiques très marquées de Murray Schafer, voyant aussi dans l’équilibre
des sons de la nature la représentation de Dieu, qu’il exprime dans son ouvrage , il est le premier à
43
s’être intéressé aux sonorités de l’environnement. Deux acteurs importants du développement de
l’IRCAM rappellent l’importance de Murray Schafer. Nicolas Misdariis, ayant contribué à la mise
en place en 1999 du design sonore au sein du laboratoire, puis au développement de celui-ci avec
Patrick Susini en 2004, développe des projets en rapport avec la reproduction sonore, et valorise
l’approche de l’auteur canadien :
« Le Paysage Sonore de Murray Schafer reste incontestablement un ouvrage de
référence pour la communauté des personnes qui travaillent autour de la question
du sonore et des problématiques scientifiques, techniques, artistiques,
sociologiques - et bien entendu, écologiques - qu’elle engendre. Il étonnant de
constater combien les idées qui y sont développées restent justes et pertinentes
plus de trente ans après sa rédaction » .
44
Le Paysage Sonore de Murray Schaefer fait surtout état de l’évolution des sonorités au travers des
siècles, grâce à des supports écrits, des schémas, des cartes. Néanmoins, des études graphiques ou
spectrogrammes sur les motifs de sons, comme celui des oiseaux ayant inspiré Messiaen
notamment, sont particulièrement intéressants. Un relevé sur la structure du chant (ici sur
enregistrement) de la baleine à bosse, révèle aussi la structuration innée de ce phénomène, et
questionne ainsi la conception de la composition musicale. En parallèle de ce genre d’études,
Schafer propose des outils d’analyse, graphiques et méthodologiques pour estimer les
enregistrements sonores et en parler plus facilement.
TOOP David, Haunted weather: music, silence and memory, Londres, Serpent’s Tail, 2005, p. 62. « As an
42
art practice with a growing number of followers, soundscape recording is divided by the issue of sound
ecology. Should a soundscape recordist be actively engaged in promoting a less ‘polluted’ sound
environment? Or is this activity more aptly rooted in John Cage’s famous question of 1958, asked in the third
of his lectures called Composition As Process?: ‘Wich is more musical, a truck passing by a factory or a
truck tasing by a music school?’ Unquestionably innovative, informative and influential, Schafer’s approach
to the soundscape now seems shot through with a personal aversion to urbanism » (trad. personnelle).
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, GLEIZE Sylvette (trad.),
43
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 16.
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, GLEIZE Sylvette (trad.),
44
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 405.
!20
LA QUESTION DE LA SOURCE
Ces éléments d’analyse font écho à l’oeuvre monumentale de Pierre Schaeffer, le Traité des objets
musicaux, et à la lecture proposée par Michel Chion, La musique concrète, art des sons fixés. Pierre
Schaeffer, investigateur de la musique concrète, crée un premier laboratoire sonore en 1948 qui
deviendra le groupe de recherche musicale en 1958. Cette nouvelle forme de musique
particulièrement révolutionnaire est en lien avec l’objet de mon mémoire :
« Le terme de musique concrète est à comprendre en opposition à la musique
abstraite, apanage des compositeurs de musique instrumentale. Cette opposition
est présente dans le schéma compositionnel, qui est désormais inversé : le son est
le point de départ et non plus le point d'arrivée. Pierre Schaeffer définit ainsi en
1948 la musique concrète comme un ‘‘collage et un assemblage sur bande
magnétique de sons pré-enregistrés à partir de matériaux sonores variés et
concrets’’: on comprend que le concept repose sur l'enregistrement d'un matériel
sonore qui peut être du bruit ou du son instrumental » .
45
Michel Chion a participé aux travaux et idées fondamentales de Pierre Schaeffer. Cet auteur ayant
participé au développement du G.R.M. (Groupe de Recherche Musicale), il explique par mots et
phrases clés numérotés, l’ensemble de l’univers intellectuel qu’implique cette musique. Son
ouvrage agit comme un dictionnaire synthétique, contrairement aux écrits de Schaeffer qui sont eux,
complexes et denses. Chion explique notamment la question de la source au sein de la musique
concrète :
«1. Le compositeur de musique concrète, dite aussi ‘acousmatique’, travaille
avec des sons et non avec des signes écrits, en va-et-vient constant entre le
‘faire’ et l’’entendre’. 2. Il distingue les sons de leur source sonore d’origine.
En effet, le compositeur concret ne ramène pas le son d’où celui-ci est venu,
car il a fait son deuil de la présence de la cause et surtout, il sait que couper
l’objet sonore de sa source réelle - pour y faire entendre, le cas échéant, des
sources imaginaires voire plus de source du tout - est l’acte fondateur même de
la musique concrète » .
46
GARRIGUES Antoine, « Concrète Musique », Encyclopædia Universalis, (en ligne : http://
45
www.universalis.edu.com/encyclopedie/musique-concrete/ ; consulté le 17 décembre 2019).
CHION Michel, La musique concrète, art des sons fixés, Bron, CFMI de Lyon : diffusion Mômeludies
46
éditions, 2009, p. 18.
!21
Le « deuil de la présence de la cause » est effectivement un des points névralgiques du field
recording. Parce que cette pratique se constitue matériellement par le terrain, l’appréciation de la
source est au centre du field recording. Nous explorerons la diversité des travaux de field recording
mais aussi le rapport ambivalent de certains rapports négociés vis-à-vis de leurs sources.
«Pour le musicien traditionnel et pour l’acousticien, un aspect important de la
reconnaissance des sons consiste dans l’identification des sources sonores.
Lorsque celle-ci s’effectue sans le secours de la vue, le conditionnement musical
en est bousculé. Surpris souvent, incertains parfois, nous découvrons que
beaucoup de ce que nous croyions entendre n’était en réalité que vu, et expliqué,
par le contexte » .
47
Cela soulève ici le point essentiel de ce mémoire. Je souhaite présenter les acteurs qui envisagent le
field recording comme une pratique musicale, et voir ce qu’ils portent ou non. Francisco López
évoque clairement l’intention qui va porter mon développement :
« Ce qui convertit un son en une musique, est une décision, subjective,
intentionnelle, non-universelle, pas nécessairement permanente, et esthétique.
(…). La musique est une perception esthétique / une compréhension / une
conception du son » .
48
Je partage cette position. Dans ce texte, l’auteur critique la position de John Cage, sur le fait de dire
que tout son peut être musique. Il précise en expliquant qu’un son peut être musique précisément
parce qu’on l’a décidé. En effet, un son ne peut être considéré intrinsèquement comme de la
musique. L’entité sonore le devient si on le considère comme tel. Ce même auteur, Francisco López,
développe un point nécessaire à signaler dans le cadre de mon étude. Effectivement, la notion de
paysage a surtout été rattachée à Murray Schafer, mais représente aujourd’hui une innombrable
variété de travaux sonores. L’auteur précise surtout que plus on se détache de la source d’un son, et
SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux: essai interdisciplines, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p.
47
93.
LÓPEZ Francisco, « philosophie cagienne » sur une version détourné du paradigme procédurale classique,
48
issu de la « dissipation de la musique » (traduit de l’anglais « Cagean philosophy « A devious version of the
classical procedural paradigm, extracted and modified version of parts of the in-progress larger essay « The
dissipation of music ») 1997 (en ligne : http://www.franciscolopez.net/cage.html ; consulté le 5 décembre
2019), « what converts a sound into music, is a human, subjective, intentional, non-universal, not necessarily
permanent, aesthetic, decision (…) music is an aesthetic perception / understanding / conception of sound
» (trad. personnelle).
!22
donc de sa fonction documentaire, plus le travail sonore peut se permettre d’être musical . Le
49
directeur actuel du GRM, François Bonnet, développe davantage et plus subtilement les
particularités musicales et extra-musicales de cette pratique :
« En remettant en jeu notamment l’héritage cagien, la pratique du field recording
soulève également d’autres problématiques tournant autour de la transmissibilité
d’une écoute. (…). Une telle question pourra se résoudre en empruntant deux
cheminements : celui de l’imagination, où le son est suppléé par un mécanisme
d’évocation (l’enregistrement sonore ne présente un intérêt que parce qu’il signale
et représente l'imaginaire de sa capture) et celui d’une conceptualisation du
contexte, où le caractère incommunicable de l’expérience d’écoute est atténué par
un travail proprement artistique, accompagnant et prolongeant l’expérience
d’écoute, créant une écoute nouvelle, autre que le fantôme désincarné d’une
écoute restituée » .
50
Pour transmettre le son, l’auteur observe deux approches au sein des travaux de field recording. Les
uns se développent dans un mécanisme d’évocation, signalant, représentant un imaginaire. Les
autres atténuent l’expérience d’écoute, en transformant le matériau par un travail proprement
artistique. L’écoute restituée fait face à une écoute dite nouvelle. Seulement, l’expérience du
contexte d’écoute, lors de la prise de son, n’est pas totalement évacuée dans le cadre du field
recording ; la localisation agissant comme un supplément qualitatif dans certains cas. Par ailleurs,
comme Fransisco López, François Bonnet rappelle l’héritage schaefferien dans cette pratique
d’enregistrement :
« En rendant, grâce au dispositif de reproduction, l’écoute d’un son indépendante
de son contexte de production, l’enregistrement a engendré une prise de
conscience autonomiste du son et de l’écoute » .
51
LÓPEZ Francisco, « Schizophonie vs. Objet sonore », sur Paysages sonores et liberté artistique, issu de
49
« La dissipation de la musique » (traduit de l’anglais Soundscapes and artistic freedom, extracted and
modified version of parts of the in-progress larger essay « The dissipation of music »), 1997 (en ligne : http://
www.franciscolopez.net/schizo.html ; consulté le 5 décembre 2019).
BONNET François, « Field Recording : usages et supplémentarité contextuels de l’enregistrement
50
sonore », sur L’autre musique revue, 2013 (en ligne : http://www.lautremusique.net/LAM2/deambule/
Kuruwarri_pour_piano_soprane_et_fieldrecording/Field_recording.html ; consulté le 19 novembre 2019).
Id., fin de première partie.
51
!23
En ce sens, Bernie Krause développe la prise de conscience du son et de l’écoute dans un
environnement. Par la notion de paysage sonore, il évoque les richesses sonores que
l’enregistrement de terrain peut révéler. Il explique comment chaque élément d’un paysage peut
jouer dans la composition du son :
« En un même lieu, l’acoustique peut aussi varier au fil de chaque saison, selon la
densité et le type de végétation dominante (par exemple, les feuilles en forme
d’aiguille des conifères, par opposition à celles, plus larges, des arbres à feuilles
caduques) et les caractères géologiques fondamentaux de la région (rocheuse,
vallonée, montagneuse ou plate) »
52
Pour distinguer les différents types de paysages sonores qu’il enregistre, l’auteur propose une
typologie sur l’origine des sons enregistrés :
«L’écoute attentive du paysage sonore d’habitats sauvages permet de distinguer
immédiatement trois types fondamentaux de sons : (1) les sons naturels non
biologiques, c’est à dire la géophonie ; (2) les sons provenant de sources
biologiques non-humaines - la biophonie ; (3) les sons produits par l’homme -
l’anthropophonie - là où ils s’immiscent et, dans quelques cas, se fondent » .
53
On pourrait opposer cette typologie proposée par Bernie Krause aux pensées analytiques de Pierre
Schaeffer. Il est effectivement souvent complexe de réduire des objets sonores à des paramètres qui
permettraient de les cadrer correctement. L’investigateur de la musique concrète estime qu’on ne
peut faire une typologie du son qu’à partir des traits morphologiques du son. Les caractéristiques
acoustiques d’un lieu, par leur enregistrement de terrain, ne pourraient donc s’estimer que par leurs
formes. L’origine doit être ignorée pour pouvoir appréhender et classifier l’objet de manière
pertinente. Comme il le souligne, le coeur du problème se loge dans les règles d’identification
sonores :
« On suppose déjà une partie du problème résolu, puisqu’on dit qu’on possède des
collections d’objets. Si l’on admet (il faut bien un commencement) que
l’invention musicienne a fourni matériellement quantité d’objets disparates,
encore a-t-il fallu les séparer des continuum où ils se trouvaient d’une part, et les
classer entre eux, d’autre part. Si l’on s’est donné des objets isolés, cela revient au
même : on s’est soumis, implicitement, à des règles d’identifications sonores.
KRAUSE Bernie, Le grand orchestre animal, PIÉLAT Thierry (trad.), Paris, Flammarion, 2013, p. 36.
52
Id., p. 92.
53
!24
Quelles sont-elles ? Elles ne peuvent que répondre, elles aussi, à une première
approche morphologique. La typologie, ou art de séparer les objets sonores, de les
identifier et si possible d’en effectuer un premier tri grossier, ne peut se fonder
qu’à partir de traits morphologiques » .
54
Dans la lignée des propos de Bernie Krause, Murray Schafer rappelle et soutient néanmoins qu’il y
a de nombreuses manières de classifier les sons. L’auteur canadien précise justement que restreindre
sa grille d’analyse à une seule perspective peut être problématique. Il faudrait envisager une
pluridisciplinarité dans l’analyse :
«Les sons peuvent être classés de divers manières : d’après leurs caractères
physiques (acoustique) ou la perception qu’on en a (psychoacoustique), leur
fonction et leur signification (sémiotique et sémantique), ou encore les qualités
émotionnelles ou affectives (esthétique). On a coutume de considérer
séparément ces classifications, mais le cloisonnement a ses limites. Mon
collègue Barry Truax pose le problème en ces termes : ‘La décomposition d’une
impression sonore en ses éléments constitutifs est un art qu’il faut connaître ;
s’il est cependant indispensable, semble-t-il, au design sonore, il ne peut
expliquer un paysage sonore, qui ne se réduit pas à un simple inventaire de
paramètres mais doit être considéré en fonction des représentations mentales
servant de base au souvenir, aux comparaisons, aux regroupements, aux
variations et à l’intelligibilité’» .
55
De fait, il est particulièrement délicat d’établir des analyses sur les objets du field recording sans
omettre certaines de leurs qualités. L’enregistrement de terrain peut effectivement toucher à de
nombreux domaines d’analyse qui dépassent une analyse morphologique comme proposé par Pierre
Schaeffer. Barry Truax parle notamment d’impression sonore. Le son est donc un ensemble
indivisible de plusieurs appréhensions. Ces termes résonnent fortement avec cette réflexion de
François Bonnet, qui en reprenant cette pensée de la trace, critique plus profondément les méthodes
rationnelles qui visent à typologiser le son :
SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux: essai interdisciplines, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p.
54
398.
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, GLEIZE Sylvette (trad.),
55
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 200.
!25
« Il serait illusoire de penser que l’histoire du son se dresse à partir des sons eux-
mêmes qui ont, par essence, définitivement disparus. L’histoire du son, telle que la
comprend Murray Schafer, s’échafaude par les traces que les sons ont laissées, et
par les empreintes qui ont été produites. C’est à travers ces artefacts, ces fantômes
de sons et leurs survivances que s’élabore cette fiction historique. Murray Schafer
encourage le recours à des méthodes rationnelles et statistiques d’observation,
d’analyse et de répertorie. Il n’en demeure pas moins que la taxinomie, et
particulièrement celle concernant des ‘fantômes’, est toujours de l’ordre de la
pensée magique ; ‘le classement, dit Lévi-Strauss, quel qu’il soit, possédant une
vertu propre par rapport à l’absence de classement’» .
56
De fait, pour analyser les enregistrements de terrains, Bernie Krause propose une typologie qui
s’attache à la caractéristique la plus générale de la source. Il n’est pas question de vouloir préciser le
son, ni de décortiquer son essence. Sa typologie en trois points est un outil qui permet de classer
schématiquement et de rendre compte facilement des grands axes possibles au sein du field
recording. Cette typologie s’attache alors au plus petit dénominateur commun caractérisable pour
distinguer les différentes natures de field recording. Alors, pour analyser les enregistrements de
terrain suivant ces trois différentes sources, l’auteur propose des études spectrographiques de ses
propres field recording, retraçant l’ensemble de son expérience et de ses travaux. En voici un
exemple :
57
FIG 1. SPECTROGRAMME D’UN FIELD RECORDING
tiré de Le grand orchestre animal, p. 97.
BONNET François, Les mots et les sons : un archipel sonore, Paris, Éd. de l’Éclat, coll. « Philosophie
56
imaginaire », 2012, p. 48.
KRAUSE Bernie, Le grand orchestre animal, PIÉLAT Thierry (trad.), Paris, Flammarion, 2013, p. 97.
57
!26
Cet document retranscrit visuellement la présence des sons dans un document audio. L’axe
horizontal représente la durée d’un échantillon audio. L’axe vertical représente l’échelle des
fréquences. Plus un son est grave, plus il se situe au bas du graphique et inversement. Plus une trace
est noire, plus ce son a une forte amplitude sonore. Au bas de ces éléments, une autre visualisation
générale de ces mêmes sons. Pour cette partie, L'axe vertical ne représente alors pas l'étagement des
fréquences mais l'échelle de l'amplitude du signal. Murray Schaefer nous informe sur l’origine et la
fonction de cet outil :
« Le spectrographe sonore, mis au point par les laboratoires du téléphone Bell, à
Princeton, New Jersey, reproduit les trois dimensions du son, l’intensité étant
rendue par des effets de dégradé. Ainsi, le spectrogramme sonore donne du son
une image complète » .
58
Seulement, la représentation graphique de field recording est certes précise acoustiquement, mais
demeure relativement détachée de l’expérience perceptive réelle du son. Si la fixation graphique
d’un environnement sonore est particulièrement intéressante pour donner un aperçu, en schématiser
les sons produits, il demeure que l’outil numérique ne capte pas les sons comme l’homme. Murray
Schafer prend l’exemple des bruits d’avions pour relativiser l’intérêt objectif du spectrogramme :
« Les nombreux perfectionnements intervenus ces dernières années dans les
techniques d’évaluation du bruit des avions tiennent de plus en plus compte de la
réaction humaine. Ainsi l’EPNdB (Effective Perceived Noise in Decibels, ou
‘évaluation en décibels du bruit effectivement perçu’) prend en ligne de compte les
composants de tons particuliers aux avions aussi bien que la durée de bruit, et le
NNI (Noise and Number Index, ou ‘indice du bruit et du nombre’) utilise l’EPNdB
comme base de calcul des nuisances en fonction du nombre d’avions enregistré par
jour (ou par nuit). L’acousticien peut n’être pas encore un homme qui écoute, mais
du moins est-il en train d’adapter ses instruments à notre oreille » .
59
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, GLEIZE Sylvette (trad.),
58
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p.189-190.
Id., p. 192.
59
!27
UN RAPPORT TRIANGULAIRE COMPLEXE
Le field recording révèle des entrées complexes sur la musique, la composition musicale et
le bruit. Je développe mon étude du field recording autour des points de scission et de connexion
entre ces concepts. Les frontières poreuses entre ces concepts sont particulièrement perceptibles
dans le cadre des musiques électro-acoustiques du XXe et du XXIe siècle. Brigitte François-Sappey
expose l’un de des principaux problèmes qu’amène la pratique du field recording dans une
perspective musicale :
« Dans la majorité des productions musicales, l’auditeur ne cherchera plus à
repérer des thèmes et une structure perceptibles, le matériau venant à se confondre
avec l’organisation. Il suivra bien plutôt le déroulement d’un ‘processus’,
s’intéressera à la ‘texture’, aux variations de timbre et d’intensité, il repèrera des
‘enveloppes’, articulées par des ‘signaux’, d’où émergent des ‘figures’’ » .
60
Il est alors complexe mais intéressant de travailler le concept de composition musicale sur ce sujet.
C’est grâce aux articles d’encyclopédies et d’autres ouvrages généraux que je peux appréhender
avec du recul ce que le field recording se propose d’être au sein de la musique. Grâce aux textes des
auteurs présentés ici, je souhaite faire lien entre les relations parfois dichotomiques entre deux
concepts, comme le bruit et la musique, pour les mettre en relation avec d’autres notions comme
l’environnement sonore. Et c’est précisément la question générale du lien entre la réalité de
l’environnement sonore et la composition musicale qui m’intéresse. Le micro, outil principal du
field recording, peut se révéler être une forme de médiateur. Parce qu’il révèle, suggère, souligne la
perception d’un individu en amplifiant un fait sonore. Il est le vecteur d’une passion renouvelée
pour le monde qui nous entoure. Tout comme un médiateur culturel transmet sa passion d’une
oeuvre auprès d’un public, le micro transmet sa captation d’un objet, l’auditeur y étant sensible ou
non. Il demeure que le microphone est un outil qui transforme la perception habituelle d’un objet,
ce qu’un médiateur s’efforce précisément de faire. Si le médiateur propose un point de vue et une
sensibilité sur un sujet, on peut faire un rapprochement vis à vis du micro qui propose une image
sonore dû à ses caractéristiques techniques. Cet outil permet de poser un cadre, nous permet de
FRANÇOIS-SAPPEY Brigitte, « Chapitre III. L’âge de la “tonalité suspendue” », dans Histoire de la
60
musique en Europe, Paris, France, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2018, 6e éd.,
p. 89-126.
!28
questionner notre vision du son ou du bruit, pour nous faire découvrir ou nous sensibiliser à certains
aspects de notre culture.
Le field recording remet en cause notre espace construit (lieux publics, transports en communs,
bâtiments) et perçu (bruits, nuisances, sons) en rapport avec notre conception de la musique, dans
ce qui la compose. Pour étudier ces différentes remises en causes, j’ai construit un corpus d’album
audio très réduit, donnant un aperçu d’approches musicales du field recording. La disponibilité de
ces albums a été déterminante dans l’élaboration de ce corpus. En effet, beaucoup d’albums compris
dans cette pratique sont difficilement accessibles sur internet, inécoutables gratuitement, ou très peu
édités. Tous les enregistrements alors sélectionnés sont des travaux accessibles gratuitement, sur
Youtube ou une plateforme légale de streaming.
ANALYSE MUSICALE
CORPUS
Dans un premier temps, le corpus s’est d’abord structuré sur les différents degrés
d’intervention de l’artiste sur le matériau sonore du field recording. Le plan d’analyse du corpus se
structurait en trois parties. La première partie désignait les albums qui s’organisaient sous le titre du
field recording, ou l’enregistrement de terrain en tant que tel comme musique. L’objectif des
oeuvres comprises dans cette partie était d’envisager la prise son directement comme musique, soit
comme le chant direct d’un environnement. Traditionnellement dans ce type d’oeuvre, c’est la
nature comprise comme la faune et la flore qui est en question. Je souhaitais présenter des oeuvres
comme celle de Peter Bruce avec The Lyrebird: A Documentary Study of Its Song paru sur le label
Folkways en 1966, ou celle de Roger Payne avec Songs of The Humpback Whale paru sur BGO en
1970. La seconde partie encadrait des oeuvres qui, en se basant sur la pratique du field recording,
développait son appropriation et son organisation, présentant l’intervention humaine artistique de
l’enregistrement pour faire musique. L’agencement du matériau sonore et son organisation par la
volonté, créaient alors une proposition artistique qui relève de la musique. Pour cette partie, les
oeuvres s’inscrivent majoritairement dans un rapport subtil de sélection, d’organisation, de montage
de séquences sonores issu de field recording. Je souhaitais présenter dans cette partie des oeuvres
comme celle de Francisco López avec Wind (Patagonia) paru sur and/OAR en 2007, ou celle de
Peter Cusack avec Baikal Ice paru sur ReR Megacorp en 2004. La troisième partie présentait des
oeuvres qui se basaient sur l’extraction sonore par la pratique field recording comme un moyen
d’enrichir, de développer des oeuvres mixtes. La pratique du field recording est ici une source de
!29
développement d’objets sonores. L’enregistrement de terrain est donc un fondement de la
composition musicale qui se rattache à d’autres instruments acoustiques ou électroniques. L’essence
de la démarche artistique se situait tout de même essentiellement sur le field recording. Je souhaitais
présenter des oeuvres représentatives de ce type de démarches comme celle de Hildegard
Westerkamp avec Transformations, paru sur empreintes DIGITALes en 1996, ou encore celle
Benny Jonas Nilsen avec ORE (extended version), une oeuvre commissionnée par Sonic Acts et Ina
GRM dans le cadre du programme RE-Imagine Europe diffusé et représenté en 2019.
Seulement, cette structure ne laissait pas envisager les subtilités, les nuances des pratiques et de
composition qui existent. L’opacité des procédés de compositions dans de nombreux cas a posé
problème. Cette opacité s’explique parfois par l’omission réfléchie du processus artistique.
Effectivement, le faible nombre de ressources sur les procédés de composition et de production des
travaux de la deuxième partie et de la troisième partie ne me permettait pas d’affirmer les
composants et l’origine exacte des composants. D’autre part, même si des artistes comme Francisco
Lopez ou Peter Cusack inclus dans la seconde partie dévoilent de manière volontaire voire
revendicatrice le processus de leurs oeuvres, il est alors apparu qu’il était réducteur, incorrect de
résonner sous cet angle. Ces oeuvres entretiennent un rapport bien trop ambivalent à leurs sources
pour pouvoir les restreindre à cette perspective. De plus, l’origine des sources sonores et le travail
de composition à partir de celles-ci sont souvent floues, comme pour les artistes désignés en
troisième partie. Par exemple, Westerkamp dans le cadre de sa volonté artistique, va omettre
l’origine des sources sonores en jouant sur la frontière poreuse de certains timbres issus de field
recording ou de synthétiseurs. Dans cette perspective de brouillage, BJ Nilsen fait se fondre des
traitements sonores forts comme des filtres, des réverbérations sur des enregistrements de terrain
avec des sons synthétisés numériques ou analogiques. De fait, le plan a essentiellement été construit
autour des artistes documentant précisément leur démarche et l’élaboration de leurs projets. Ce sont
ceux qui ont déterminé leurs perspectives en clarifiant leurs actions et leurs enjeux, qui ont été
retenus pour construire une nouvelle forme de plan. Ce sont donc les travaux les plus documentés,
clairs et diffusés qui ont été retenus pour le corpus de ce mémoire.
Dans un second temps, la structure finale de ce corpus se basait alors sur la typologie de Bernie
Krause, énoncée à la page 18 de ce mémoire. Les différents travaux de field recording étaient donc
classés suivant la biophonie, la géophonie et l’anthropophonie. La biophonie comprenant les sons
des insectes, des mammifères, des crustacés, soit plus largement tous les organismes vivants. La
!30
géophonie comprend elle tous les sons provenant du vent, de l’eau, des vagues, des minéraux, des
mouvements de la terre. L’anthropophonie comprend tous les sons produits par l’homme, les pas, la
voix, mais aussi les sons qu’il a causés, soit ceux des appareils électroniques, des transports, des
machines. Bien que certains albums se basent parfois sur plusieurs de ces catégories, le corpus que
j’ai déterminé a été conçu conjointement avec cette typologie qui s’avère flexible et claire,
permettant justement de déterminer les nuances, les hybridations, les croisements de sources
sonores qui se dévoilent au sein de ces travaux. Il me semblait en effet plus clair de travailler sur
une typologie existante, pour pouvoir asseoir mon propos plus facilement et l’ancrer dans une
démarche globale. Il n’était plus question d’établir les caractéristiques et les spécificités des objets
du corpus dès l’élaboration et l’annonciation du plan. Mon analyse se constituait alors sur un corpus
de huit albums, d’abord sur la biophonie, puis la géophonie et enfin l’anthropophonie. Mais au vu
de l’évolution de l’élaboration du mémoire, le corpus se réduit finalement à l’analyse de deux
albums. En effet, le degré de précision et d’analyse qu’engageait un corpus de huit albums ne
semblait pas correctement faisable sans craindre des écueils d’énumération, de redondance
d’informations ou d’analyses partielles. En effet, il se trouve que les deux objets du corpus retenus
cristallisent le plus largement et précisément les enjeux esthétiques et philosophiques de l’ensemble
de la pratique du field recording. Les oeuvres sélectionnées, soit Glastonbury Ocean Soundscape
paru sur Touch en 2019 et Wind (Patagonia) paru sur and/OAR en 2007 relèvent toujours de la
même typologie, mais condensent et synthétisent au mieux les différentes caractéristiques,
réflexions et approches pertinentes dans le cadre de ce sujet. L’album Glastonbury Ocean
Soundscape sera analysé en premier. Nous préciserons que ce travail relève essentiellement de la
biophonie, mais aussi de la géophonie. Cela nous amènera à l’album Wind (Patagonia), se
concentrant uniquement à un élément de la géophonie.
Ainsi, je vais faire dialoguer les contenus musicaux (audio) avec les propos théoriques et
analytiques (écrits) de différents auteurs. Simultanément, nous mettrons aussi en relation la
documentation spécifique d’un projet de field recording avec des propos d’écrits théoriques cités.
De plus, je réaliserai des spectrogrammes, comme vu à la page 18, pour asseoir aussi bien les
contenus audios que les propos écrits sur un support visuel. La visualisation graphique et temporelle
permet d’envisager la distinction et la répartition des sons distinctement. Cet outil sera uniquement
utilisé pour parler de l’organisation générale et la structure de la composition. Il s’agit seulement
d’un document, qui en dépit d’une écoute, permet de reconnaitre graphiquement les différentes
parties d’une composition. Le spectrogramme permet de justifier les propos écrits.
!31
UNE APPROCHE DU FIELD RECORDING : CHRIS WATSON
Chris Watson est une des figures les plus influentes du field recording. Ayant réalisé de
nombreux travaux pour la BBC ou des projets artistiques personnels, il est l’une des figures
principales qui ont popularisé le field recording auprès du plus grand nombre. Son travail a poussé
de nombreux artistes sonores à s’intéresser plus précisément à cette pratique :
« L’enregistreur de son Chris Watson est sans aucun doute l’une des raisons
principales qui a popularisé le field recording parmi les artistes sonores durant les
15 dernières années (…) Son travail est souvent dynamique et complexe, avec un
grand sens de la dramaturgie que ce soit par un enregistrement du vent, de la
savane africaine ou de la glace de l’Arctique qui se brise » .
61
Nous allons alors commencer ce parcours analytique du field recording, par l’analyse d’une des
pièces de Chris Watson. Celle-ci fait entendre des sons géophoniques mais aussi des sons
biophoniques. On y entend effectivement l’un des sons les plus emblématiques de la biophonie aux
yeux du grand public. Il s’agit du chant de la baleine à bosses :
« D’après David Toop dans son essai Ocean Of Sound, les baleines sont ainsi
devenues ‘‘les premières stars non humaines de l’industrie phonographique à
pénétrer un marché de masses’’ (…) Le chant de ces animaux, qui peut être
entendu sous l’eau à plus de trois mille kilomètres à la ronde, marque la saison
des amours et n’est émis que par les mâles » .
62
Les vocalisations des baleines à bosse mâles, comme entendues sur le disque ici étudié de Chris
Watson , « Glastonbury Ocean Soundscape », sont définies « comme des chants : des séquences
d’expression vocale acquises » . Comme insiste aussi Murray Schafer à propos des enregistrements
63
de chants de baleine à bosse :
« Ils rétablissent le lien entre la musique électronique populaire, celle des guitares
électriques, et les échos multiples de l’acoustique sous-marine. (…). Les chants de
SAMARTZIS Philip, « The nature of sound and the sound of Nature », dans HINCE Bernadette,
61
SUMMERSON Rupert et WIESEL Arnan (éd.), Antarctica, ANU Press, coll. « Music, sounds and cultural
connections », 2015, p. 141. « English sound recordist Chris Watson is undoubtedly one the primary reasons
that field recording has become such a popular activity among sound artists in the last 15 years (…) his work
is often dynamic and complex, with a great sense of drama present regardless of whether it is a recording of
wind, the African savannah or an Arctic iceshelf breaking » (trad. personnelle).
GALAND Alexandre, Field recording: l’usage sonore du monde en 100 albums, Marseille, le Mot et le
62
reste, coll. Formes, 2012, p. 84.
KRAUSE Bernie, Le grand orchestre animal, PIÉLAT Thierry (trad.), Paris, Flammarion, 2013, p. 129.
63
!32
la baleine à bosse peuvent être analysés d’un point de vue musical. Ils semblent
être tous construits selon un enchaînement de variations sur des thèmes ou des
motifs constants, répétés un nombre de fois variable » .
64
Ce field recording nous fait entendre des vocalisations considérées comme des chants. Cet
enregistrement de terrain révèle un objet sonore qui appartient au champ lexical de la musique.
C’est ce que field recording rend audible. On y entend les sons fixés de la biophonie marine, ayant
déjà une structure interne. Pour compléter son propos, l’auteur nous présente un schéma identifiant
les thèmes et les variations produit par une baleine à bosse. Ce document, extrait de son ouvrage ,
65
est visible ci-contre :
FIG 2. SCHÉMA D’UN CHANT DE LA
BALEINE À BOSSE
Le paysage sonore: le monde comme
musique, p. 70.
Cette représentation graphique des sons émis par la baleine, nous rend compte de la pertinence d’un
tel rapprochement avec la musique, avant même qu’il n’y ait eu une démarche intentionnelle de
composition musicale de la part d’un individu. Effectivement, pour reprendre la définition
d’Élisabeth Brisson (cf. supra p. 7), il y a bel et bien une organisation des sons sinon un véritable
langage, ici inhérent au chant de la baleine.
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, GLEIZE Sylvette (trad.),
64
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 70.
Id., p. 71.
65
!33
FAIRE MUSIQUE EN INSTITUANT UN CADRE D’ÉCOUTE
Tout comme un producteur de musique (y compris comme un réalisateur sonore) fait des
choix artistiques, dirige des musiciens de studio pour faire musique, l’individu qui use du field
recording en fait tout autant. Un field record-iste est l’acteur constitutif de l’entendement d’un
terrain. Il fait des choix techniques et artistiques, s’organise et s’informe avec son environnement
pour construire une composition musicale originale et pertinente à partir du terrain qu’il enregistre :
« Dans sa relation avec le terrain, le ‘chasseur’ de sons doit également tenir
compte de toute une série de paramètres logistiques. (…) Ainsi, il peut repérer,
écouter, et éventuellement enregistrer, ce que sa propre ouïe ne peut percevoir.
Selon ce que l’on cherche à obtenir, le microphone peut-être cardioïde (captation
en face avant), omnidirectionnel (captation dans tous les sens) ou encore
hyperdirectionnel (ou micro canon, les sons sur les côtés ne sont pas pris en
compte). (…) Enfin, certains sons non perceptibles par l’homme, par exemple les
ultrasons de chauves-souris et les bruits produits par les insectes aquatiques,
nécessitent un appareillage adapté afin d’être rendus audibles: hydrophones
(microphones conçus pour être immergés), détecteurs d’ultrasons… (…) Si
l’enregistrement sur le terrain procède déjà de choix de composition, le traitement
de studio permet d’achever le projet entamé lors de cette première phase » .
66
Ici, comme évoqué dans cette citation, c’est bien l’ensemble des choix d’enregistrements,
(positionnement des micros, localisations, matériel utilisé) comme l’utilisation d’hydrophones, qui a
permis à Chris Watson de révéler le chant marin si particulier de cet animal, et pas seulement.
Effectivement, l’artiste ne se limite pas aux sons biophoniques de la baleine à bosses. Il s’intéresse
aussi dans cette composition aux sons géophoniques provenant du milieu marin. L’enregistrement
de ce terrain marin rend disponible à l’écoute la richesse et les nuances des sons à la fois
biophoniques et géophoniques. Au-delà de la qualité intrinsèque de la source sonore, c’est bien la
pratique du field recording et donc l’enregistrement, qui révèle et participe à cet inouï musical :
« la répétition du signal physique, que permet l’enregistrement, (…) impose peu à
peu l’objet sonore comme une perception digne d’être observée pour elle-même ;
GALAND Alexandre, Field recording: l’usage sonore du monde en 100 albums, Marseille, le Mot et le
66
reste, coll. Formes, 2012, p. 22-23.
!34
d’autre part, à la faveur d’écoutes plus attentives et plus affinées, elle nous révèle
progressivement la richesse de cette perception » .
67
Les sons issus du milieu aquatique, ici imposés comme objet sonore par la pratique du field
recording, s’émancipent peu à peu de leur origine sonore pour constituer la naissance de sons
inouïs. On peut entendre différents écoulements, crépitements, oscillations dûs aux propriétés
acoustiques si particulières du milieu aquatique. Chaque son issu de ce field recording se révèle
alors progressivement à l’écoute, parallèlement au contexte extra-ordinaire de la propagation du
son. Chris Watson nous explique cet aspect au travers de sa démarche :
« Plus récemment, mon attention s’est tournée vers les chants et les rythmes de
l’océan. Environ soixante-dix pour cent de la planète sont occupés par les mers et
les océans, ce qui représente non seulement le plus grand habitat de la planète,
mais aussi le plus riche en sons. Le son voyage presque cinq fois plus vite dans
l’eau de mer que dans l’air et tous les animaux de l’océan évoluent dans un monde
de sons et de vibrations. Nous faisons souvent allusion à la musique de l’océan, au
rythme des vagues sur une plage, aux pulsions profondes du ressac et aux chants
envoûtants des phoques. Dans le sillage de compositeur comme Debussy, Britten
et Mendelssohn, j’aime explorer les sons de la mer et enregistrer ses nombreuses
voix avec des hydrophones. En écoutant ces profondeurs, j’entends des
symphonies et des harmonies inconnues sous les vagues, depuis les micro-tons
des bassins rocheux de marées, jusqu’aux chants de l’animal le plus grand et le
plus bruyant qui ait jamais vécu, la baleine bleue » .
68
À la suite de ses écoutes et de ses enregistrements, Ce field record-iste fait des choix de montage et
de captations sonores, pour s’inscrire dans une généalogie plus large de la composition musicale.
Tout comme Debussy a pu développer des pièces autour des sensations, des images et des symboles
provenant de la mer, Watson s’inspire ici par l’enregistrement même de l’objet, pour créer une
composition musicale originale à partir des évènements sonores issus de l’enregistrement de terrain.
David Toop précise la démarche de Chris Watson en rappelant qu’il a avant tout une démarche de
musicien : « Dans le groupe Cabaret Voltaire de Sheffield, Watson était un joueur d’orgue Vox
Continental, d’électroniques et de bande. (…). Inévitablement, un individu qui enregistre avec ce
SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux: essai interdisciplines, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p.
67
94.
BONNET François-Jacques et BARTOLOMÉ Sanson (éd.), Composing listening / Composer l’écoute,
68
Shelter Press, Rennes, 2019, p. 23.
!35
genre d’expérience va contextualiser ses paysages sonores dans une histoire plus large de la
musique expérimentale et de la théorie de la communication » . Cette vision large de la
69
composition musicale va amener cet artiste à envisager le field recording comme un point d’ancrage
sur la question de la source sonore et de son évacuation.
S’ÉCARTER DE SON CONTEXTE, SANS EFFACER SON ORIGINE
« Tandis que le field recording procure à l’auditeur un esprit des lieux, le
théoricien Rick Altman suggère que le concept de ‘documentation fidèle’ ou de
restitution occulte la relation plus complexe entre les techniques
d’enregistrements et l’esthétique, aussi relatives aux préoccupations sociales et
politiques. Comme l’écoute elle-même implique un processus psychoacoustique
très subjectif, il est discutable que n’importe quel évènement audible puisse être
restitué correctement. Les relations entre la technique, la technologie, et
l’esthétique apporte des manières bien plus complexes de s’engager avec
l’environnement contrairement à ce que peuvent suggérer les idées autour de la
‘documentation fidèle’ » .
70
Effectivement, on peut considérer dans certains cas que le field recording dépasse une fonction
purement documentaire pour s’enclencher et s’inscrire dans un cadre esthétique plus large. Ici,
Chris Watson utilise non pas les enregistrements de la biophonie et de la géophonie marine pour
restituer une activité à son état naturel, soit documentaire, mais explore les qualités sonores du field
recording à partir des timbres récoltés, pour l’autonomiser en tant que composition musicale. Avec
ce genre de démarche, le field recording devient à la fois origine et source de musique, se
développant en parallèle de la reconnaissance causale des sons. Les sons convoqués prennent une
place double : ils évoquent mais construisent une musique originale qui va au-delà d’un contexte.
TOOP David, Haunted weather: music, silence and memory, Londres, Serpent’s Tail, 2005, p. 50. «
69
Watson was a manipulator of electronics, tape and Vox Continentalorgan in the Sheffield band Cabaret
Voltaire; (…) Inevitably, a recordist with this kink of background will contextualise their soundscapes within
a wider history of experimental music and communication theory » (trad. personnelle).
SAMARTZIS Philip, « The nature of sound and the sound of Nature », dans HINCE Bernadette,
70
SUMMERSON Rupert et WIESEL Arnan (éd.), Antarctica, ANU Press, coll. « Music, sounds and cultural
connections », 2015, p. 141. « While field recording provides the listener with a sense of place, theorist Rick Altman
suggests that the concept of ‘faithful documentation’ or rendition occludes the more complex relationship between
techniques of sound recording and aesthetic and, relatedly, social and political concerns. As listening itself involves a
highly subjective psychoacoustic process, it is arguable that any audible event can be accurately rendered, yet the
relationship between technique, technology, and aesthetics provides a much more sophisticated way to engage with the
environment than ideas around ‘faithful documentation’ would suggest » (trad. personnelle).
!36
Ici, le field recording renoue avec une appréhension du son plus large, qui comprend et supporte ses
qualités par une composition évocatrice, nourrie d’une substance unique :
«L’apport le plus important pourrait bien résider dans ces moyens d’aujourd’hui à
la portée de tous : le micro, l’appareil enregistreur. Non pas seulement parce
qu’ils permettent de capter ou de créer d’autres sons, mais aussi et surtout parce
qu’ils fixent des images enregistrées des sons, que l’on peut composer,
assembler, travailler à même leur matière sensible et vivante (…). En fait, sa
dimension propre, dont elle n’est souvent pas elle-même consciente, c’est
l’image sonore, avec des qualités d’espace, de texture, de densité que l’on ne
peut reproduire » .
71
L’approche de Chris Watson peut être rapprochée très sensiblement de celle d’un autre artiste, Luc
Ferrari, tous les deux en opposition à l’écoute réduite initié par Pierre Schaeffer. Ces deux artistes
mettent justement en avant la « dimension propre » du son enregistré dans leurs travaux :
« En effet, pour les compositeurs concrets purs et durs, la source du son utilisé ne
doit pas être reconnaissable. Or, Ferrari va dévier ce dogme en intégrant dans sa
musique des enregistrements non modifiés dont la nature peut être identifiée. Ces
sons, et en cela il se distingue de ses collègues, peuvent être captés en dehors du
studio, dans la nature, dans la rue, etc. Cette composant anecdotique fait de Ferrari
un des compositeurs expérimentaux les plus en prise avec cette notion floue
qu’est le ‘réel’. (…). Mais Ferrari ne restitue pas, il compose. L’artiste choisit des
enregistrements, les combine, les associe à des sons d’autres natures et forme ainsi
une nouvelle entité, riche de significations multiples » .
72
L’intégralité des propos peuvent s’appliquer au travail de Chris Watson. Cet artiste adopte une
démarche semblable de composition, montant des enregistrements non modifiés dont la nature
(sous-marine) peut être identifiée. Bien qu’identifiable, le travail de construction permet
d’envisager le résultat comme une composition musicale. De fait, ces deux compositeurs associent
et combinent des sons pour créer une entité inédite. Effectivement, les caractères des sons
enregistrées peuvent bel et bien être qualifiés d’inédits. Comme le rappelle Jean-François Bonnet,
l’enregistrement ne prétend pas dupliquer les évènements sonores, étant ici à la fois biophoniques et
MASSIN Jean, MASSIN Brigitte (éd.), Histoire de la musique occidentale, Paris, Fayard, coll. « Les
71
indispensables de la musique », 2003, p. 1208.
GALAND Alexandre, Field recording: l’usage sonore du monde en 100 albums, Marseille, le Mot et le
72
reste, coll. Formes, 2012, p. 180.
!37
géophoniques dans le travail de Chris Watson. Ils sont autre chose. L’enregistrement crée une
nouvelle matière qui participe à la constitution de cette musique :
« Si la reproduction sonore se distingue alors de l’automate simulant, en ‘trompe
l’oreille’, les sons naturels, elle n’en demeure pas moins un mécanisme d’illusion.
Lorsqu’on lit une empreinte, un phonogramme, on ne reproduit pas le son, mais un
double ayant à l’inframince près, les mêmes caractéristiques physiques que le son
originaire et qui sont inscrites en creux dans l’empreinte comme dans une matrice.
Cependant, l’empreinte ne peut restituer ce qu’elle n’a pas recueilli, c’est à dire sa
raison d’avoir sonné (sa situation d’apparition). Dans la reproduction sonore, d’une
certaine manière, l’empreinte prévaut sur ce qui l’a statuée, sur l’action faisant
empreinte »
73
Parmi les enjeux esthétiques que le field recording engage, cette composition relève
particulièrement de ce questionnement. C’est à dire que nous ne savons pas exactement ce qui a
causé l’origine des sons biophoniques et géophoniques dans l’océan de Glastonbury. Cela participe
à la constitution de la composition musicale. L’empreinte des sons enregistrés par Chris Watson
participe à la construction de sa composition. Le compositeur n’a pas masqué intentionnellement les
sons par une transformation radicale du matériau sonore. Le compositeur ne souhaite pas créer un
cadre d’écoute réduite. Alors, les sons ne révèlent pas leurs causes, mais leurs empreintes. C’est ce
point phénoménologique qui constitue aussi ce qui fait musique dans ce field recording. Par un
agencement et une construction intentionnelle, nous découvrons et expérimentons des extraits
d’enregistrements naturels des fonds marins. C’est dans cet esprit que la composition musicale
s’établit aussi comme une forme de découverte de l’organisation de matériaux sonores extra-
ordinaires.
CRÉER UNE COMPOSITION À PARTIR D’ÉVÈNEMENTS
À l’aide d’un spectrogramme original réalisé avec le logiciel Adobe Audition, voici un
aperçu graphique des différentes séquences de la composition Glastonbury Ocean Soundscape de
Chris Watson. Visuellement, on peut observer différentes entrées et sorties du matériaux sonore, qui
s’agencent par différentes formes et dynamiques. Dans ce spectrogramme, nous pouvons observer
une structuration divisée en neuf parties :
BONNET François-Jacques, Les mots et les sons : un archipel sonore, Paris, Éd. de l’Éclat, coll.
73
« Philosophie imaginaire », 2012, p. 38.
!38
FIG 3. SPECTROGRAMME GÉNÉRAL GLASTONBURY OCEAN SOUNDSCAPE
Durée : 5min28, Ambitus : 800hz à 15khz.
Dans l’ordre croissant, voici la représentation graphique de chacune des séquences à la suite.
Chaque partie se définit bien comme une séquence par sa cohérence, sa forme, sa dynamique
spécifique, son intensité et sa répartition des sons dans le spectre sonore. On les distingue assez
aisément par l’ensemble de ces éléments morphologiques :
74
FIG 4. SPECTROGRAMME SÉQUENCES 1 ET 2 FIG 5. SPECTROGRAMME SÉQUENCES 3 ET 4
Durée : 0min à 1min50, ambitus : 100hz à 15khz. Durée : 1min50 à 1min50, ambitus : 100hz à 3khz.
FIG 6. SPECTROGRAMME SÉQUENCE 5 FIG 7. SPECTROGRAMME SÉQUENCE 6 ET 7
Durée : 2min45 à 3min20, ambitus : 100hz à kHz. Durée : 3min20 à 3min55, ambitus : 100hz à kHz.
« La morphologie est l’étude des formes et des structures », SCHAFER Raymond Murray, Le paysage
74
sonore: le monde comme musique, GLEIZE Sylvette (trad.), Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 235.
!39
FIG 8. SPECTROGRAMME SÉQUENCE 8 ET 9
Durée : 3min55 à 3min28, ambitus : 100hz à kHz.
Par l’observation de ces spectrogrammes, il est clair qu’il y a une organisation, ou du moins une
logique de différenciation et de réponses entre chaque séquence. On peut alors se demander si les
différentes séquences observées du field recording se situent par leur cohérence et leurs relations,
dans le champ affirmé de la musique. Il est effectivement légitime de se demander si cette
caractéristique d’organisation n’est plus seulement nécessaire mais dorénavant suffisante pour
reconnaître ce travail de field recording comme s’intégrant au sein de la musique. L’organisation
des sons fait-elle musique ?
« Pouvons-nous admettre que nous soyons en présence d'un fait musical toutes les
fois qu'un ensemble d'éléments sonores nous paraît organisé ? En d'autres termes,
la musique serait-elle, selon Abraham Moles, ‘un assemblage de sons qui doit être
perçu comme n'étant pas le résultat du hasard’ ? (…) le bercement régulier des
vagues de la mer sont assurément des phénomènes sonores dont la forme ne peut
être due au hasard : s'aviserait-on pour autant de les nommer ‘musique’ autrement
qu'au style figuré ? Au demeurant, rien n'est moins clair que cette notion de hasard
en pareille affaire : tel ensemble de sons pourra paraître cohérent et organisé à un
observateur averti, et totalement décousu et dépourvu de forme à un non-initié,
tant il est vrai que ‘le hasard est la somme de nos ignorances’ (Émile Borel)» .
75
Alors que l’on parle ici d’une organisation externe au matériau musical, soit l’intervention du
compositeur pour créer musique, Pierre Billard et Michel Phillipot parlent aussi d’une organisation
interne du matériau sonore des vagues, faisant directement écho à une conception Schaferienne des
sons naturels. Il faut alors rappeler que la constitution de ce que l’on nomme musique est aussi un
processus historique graduel qui s’alimente progressivement en lui même :
BILLARD Pierre et PHILIPPOT Michel, « Musique », Encyclopædia Universalis, (en ligne : http://
75
www.universalis.edu.com/encyclopedie/musique/ ; consulté le 18 octobre 2019).
!40
« Darwin semblait penser que la musique était une adaptation révolutionnaire,
mais tous les scientifiques contemporains n’en sont pas convaincus. Le spécialiste
des sciences cognitives au MIT, Steven Pinker a écarté cette idée en qualifiant la
musique de « cheesecake auditif ». Nous aimons le gâteau au fromage blanc parce
que nous avons pris goût aux matières grasses et au sucre, les ingrédients de cette
pâtisserie ; nous n’avons pas conçu un désir pour le gâteau au fromage blanc en
soi. Nous aimons la musique, poursuit-il, parce que nous avons acquis un
penchant pour certaines de ses composantes, dont les fonctions sont sans doute
liées au langage » .
76
UNE ORGANISATION INTERNE ET EXTERNE
Si l’on considère que cette pratique ne relève pas encore de la musique, il demeure que
l’enregistrement de terrain et ce qu’il sous-tend, par l’organisation interne et externe, contribue
profondément à la « grammaire » musicale. D’une certaine manière, on ne peut proposer qu’une
réponse hypothétique. Gisèle Brelet apporte ici, si ce n’est une réponse, une réflexion sur la nature
de la composition musicale contemporaine. C’est à dire que « cette oeuvre, avant d’être musique,
est une proclamation de foi, un choix, un engagement » . Ce sont ces formes de « proclamation de
77
foi », comme le field recording, qui permettent justement de constituer la musique. C’est bien par
des pièces comme celle-ci que la musique peut évoluer :
« La musique est un langage. Et, comme tous les autres, ce langage est organisé.
La ‘grammaire’ musicale, comme celles des langages parlés, a beaucoup évolué
depuis les premiers balbutiements de l’homme préhistorique. Mais il ne faut
jamais oublier que le code a toujours suivi l’expérience, de la même façon que,
dans le domaine scientifique, la loi est établie d’après les observations. En
musique, l’intuition des compositeurs et leurs découvertes ont donc toujours
précédé la codification du langage. C’est pourquoi cette ‘grammaire’ est en
perpétuelle mutation » .
78
Si il est contestable de faire un parallèle entre l’organisation de la langue et la « grammaire musicale », ce
propos nous éclaire néanmoins. Par exemple, on serait tenté de déterminer le couple de l’objet
KRAUSE Bernie, Le grand orchestre animal, PIÉLAT Thierry (trad.), Paris, Flammarion, 2013, p. 132.
76
ROLAND Manuel (éd.), Histoire de la musique. II, Du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1963, p.
77
1100.
MASSIN Jean, MASSIN Brigitte (éd.), Histoire de la musique occidentale, Paris, Fayard, coll. « Les
78
indispensables de la musique », 2003, p. 64.
!41
instrument et du résultat musique pour justifier cette pratique d’une pensée musicale cohérente.
Seulement on ne peut pas totalement dissocier l’instrument de sa musique au sein du field
recording. Le langage du field recording est difficile à décrypter, précisément parce que les outils
que l’on applique traditionnellement au « langage musical », ne sont pas adaptés à de tels travaux.
Par ailleurs, « l’engagement » de cet artiste, Chris Watson, consiste à présenter cette pièce comme
une composition musicale et à exposer des « mutations » à la fois esthétiques dans le cadre de sa
démarche, mais aussi sonores dans le cadre de la composition musicale. Cependant, il semble
difficile d’analyser plus spécifiquement les mutations proposées. En vérité, il est complexe de
distinguer les neufs séquences produites par Chris Watson par la structure qui les met en valeur et
en forme. Les objets sonores issus du field recording finissent par se confondre avec les formes, les
agencements et les réponses qui deviennent constitutives de ce même objet :
« Ce qui fonderait la généralité des règles de la perception, applicables à la
musique aussi bien qu’aux langages, et, pourquoi pas, à l’image aussi bien qu’au
son, ce n’est pas une miraculeuse convenance des choses les unes aux autres, mais
évidemment une même activité de l’esprit devant elles. Cet argument prometteur
nous promet bien des peines. Puisque l’objet perçu (comme unité intentionnelle)
répond à une structure (de l’expérience perceptive), nous avons toujours tendance
à séparer ces deux aspects : l’objet, qui serait d’un côté, et l’expérience qui serait
de l’autre ; ou encore la structure perceptive et l’activité constituante. Nous
savons qu’en fait c’est déjà ruiner la notion d’objet » .
79
Nous ne pouvons alors isoler correctement l’unité intentionnelle crée par Chris Watson puisqu’elle
est profondément ancrée dans l’expérience perceptive même de son travail. La jonction entre les
deux éléments qui constituerait musique est très poreuse, du fait de la relation interne les
constituant. Il est alors complexe de justifier cette oeuvre de field recording comme relevant d’une
structure clairement identifiable, puisque nous ne pouvons pas diviser dans ce travail la source et
son résultat.
LA FAILLE D’UNE DÉCONSTRUCTION
Ces réflexions retentissent intensément avec un problème général d’appréhension du son. Le
field recording ne donne pas seulement un résultat de composition, d’assemblage de sons. On ne
SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux: essai interdisciplines, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p.
79
279.
!42
peut considérer l’ouïe comme étant le seul vecteur cette pratique. Le field recording permet de
capturer un environnement sonore, mais aussi ce qu’il évoque en ruisselant sur d’autres sens :
« Merleau-Ponty dénonce une mise en isolement des sens, les privant des uns des
autres, par l’action d’une idéologie et d’un régime de discours spécifique, le
discours scientifique. À ce discours, il oppose une appréhension du sensible, et
notamment de l’ouïe, à travers sa propre expérience d’écoute, en relevant les
transferts sensibles dont elle peut être responsable : ‘‘J’entends la dureté et
l’inégalité des pavés dans le bruit d’une voiture, et l’on parle avec raison d’un
bruit ‘mou’, ‘terne’ ou ‘sec’. Si l’on peut douter que l’ouïe nous donne de
véritables ‘choses’, il est certain du moins qu’elle nous offre au-delà des sons dans
l’espace quelque chose qui ‘bruit’ et par là elle communique avec les autres sens’’.
L’audible renseigne, évoque et fait sentir par-delà le sonore. Il concourt à une
appréhension plus générale. Michel Thévoz, en lecteur attentif de Merleau-Ponty,
aboutit à cette élégante formule : ‘‘Entendre, c’est toujours déborder du registre de
l’ouïe’’ » .
80
Ce qui fait musique dans le cadre du field recording de Chris Watson, réside aussi dans l’évocation
poétique et sensorielle des sons biophoniques et géophoniques issus de l’environnement marin.
Restreindre le travail de cet enregistrement de terrain strictement à sa composition musicale
appauvrit l’expérience que ce genre de travail propose. Même si l’on décèle une construction, un
développement, on ne peut réduire cette pièce à des paramètres strictement musicaux qui éludent les
capacités de l’oeuvre à nous faire plus qu’entendre. Alors, il faut considérer la musique issue du
field recording plus largement. Si l’on traite ce morceau comme étant une composition « débordant
du registre de l’ouïe », son appréhension musicale n’est certainement pas claire pour tous. Son
appréhension s’établirait, a priori, par la répétition permettant reconnaissance. Effectivement, la
musique se constituerait pour chacun par son expérience, par la répétition de sa rencontre :
« Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs la principale raison de l’indifférence ou
de l’hostilité que rencontrent la majeure partie des ‘premières auditions’ : dérouté
par des thèmes qu’il ne connaît pas et qu’après une simple exposition il ne
parvient pas à reconnaître au passage, l’auditeur, très souvent, perd pied dès les
premières mesures, même si le style de l’oeuvre lui est plus familier que sa
structure. Il a l’impression confuse de se trouver dans une sorte de labyrinthe
sonore, dont il ne peut trouver l’issue. Du fait qu’il manque des points de repères
BONNET François, Les mots et les sons : un archipel sonore, Paris, Éd. de l’Éclat, coll. « Philosophie
80
imaginaire », 2012, p. 61.
!43
indispensables, le discours musical le plus logiquement construit lui paraît
incohérent. La constatation, maintes fois renouvelée que ‘le public des grands
concerts n’aime que ce qu’il connaît bien’, n’est, semble-t-il, que la conséquence
de l’état d’insécurité où le place, devant tout oeuvre nouvelle, l’absence de ce fil
d’Ariane qu’est la conscience de la structure » .
81
Il est alors question de conscience d’une structure. Effectivement, même si cette pièce de Chris
Watson est visiblement structurée, séquencée comme les spectrogrammes le montrent, il est très
probable qu’aux premières écoutes de celle-ci, on ne puisse discerner la logique de cette pièce. La
composition de Chris Watson, produite à partir de field recording est effectivement d’autant plus
déstabilisante qu’elle est construite avec des sons dont l’origine sonore n’est pas clarifiée, au-delà
même de la composition de l’oeuvre. Pourrait-on considérer qu’il y a une organisation, ou du moins
une logique de différenciation et de variations qui, comme s’activant après plusieurs écoutes,
éclairerait la nature de ce travail basé sur le field recording ? Vis-à-vis des sons et de l’appréhension
de leur structuration, Michel Chion nous propose une réflexion, alors qu’il traverse San Francisco et
les sons urbains qui la composent :
« Pour moi cependant, une même idée finissait par réunir la plupart de ces sons :
celle du transit. Comme si ces bruits si divers n’étaient pas des points dans
l’espace, fixant verticalement notre perception de certains lieux comme des
piquets fixent une toile de tente - mais qu’ils fussent des lignes parcourant
l’espace, des fils lancés à travers l’étendue. Ils étaient entendus dans leur
développement et leur prolongation, (et non par référence aux endroits qu’ils
désignaient) » .
82
Comme l’étendue des sons parcourant l’océan dans la pièce de Chris Watson, nous pouvons
écouter un espace qui s’allonge et développe un univers musical qui dépasse son origine. Il est vrai
qu’« avec ses micros à la main comme d’autres tiennent la barre d’un navire, Chris Watson nous a
emmenés ailleurs, là où le sonore fait office de trésor caché » . Ce qui est nommé ici comme un
83
trésor caché n’est donc pas seulement expérience sonore, mais aussi une expérience évocatrice qui
se prolonge par ces mêmes sons qui se déplacent de leur espace. Ces sons qui font naître une forme
de cohérence n’interviennent pas seulement dans le cadre d’une structuration formelle. C’est bien
HODEIR André, Les formes de la musique, 16e éd., Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-
81
je ? », 2012, p. 11.
CHION Michel, Le Promeneur écoutant: essais d’acoulogie, Paris, Ed. Plume, 1993, p. 29.
82
GALAND Alexandre, Field recording: l’usage sonore du monde en 100 albums, Marseille, le Mot et le
83
reste, coll. Formes, 2012, p. 229.
!44
parce que « une même idée finissait par réunir ces sons » qu’un sentiment de cohérence émerge.
Pourrait-on donc parler d’une « conscience de la structure » qui se développe par l’ensemble de
ces éléments dans le cadre de ce field recording ?
LA DIALECTIQUE DE LA FIGURE ET DU FOND
Chris Watson insiste sur l’idée que l’atmosphère d’un lieu, ici d’un terrain, définisse le field
recording. Cette impression d’essence d’un lieu s’inscrit dans le terme d’atmosphère :
« L’atmosphère est une qualité indéfinissable qui réside dans chacun des endroits
qui ont une présence acoustique particulière issue de relations acoustiques, du son
et de l’espace. Des facteurs additionnels comme la température, l’humidité, la
végétation et la géologie contribuent à la manière dont le son se propage et les
effets psychoacoustiques émergents définissent cette présence acoustique » .
84
La pratique du field recording donne donc accès une atmosphère à la fois réelle et imaginaire. C’est
l’ensemble des caractéristiques physiques, météorologiques, et sensibles qui définissent
l’émergence d’une qualité propre au field recording. Cette conception de l’atmosphère dans le cadre
du field recording, à la manière des propos de Pierre Schaeffer, Merleau-Ponty ou Michel Chion, se
retrouve connectée au concept philosophique d’émergence :
« L’idée centrale à la notion d’émergence est que, lorsqu’un système composé
d’agrégats de matière atteint un certain niveau de complexité organisationnelle, il
commence à exhiber de nouvelles propriétés jusqu’alors inconnues, des propriétés
‘‘émergentes’’ — propriétés dont l’occurrence n’aurait pu être prédite sur la base
des propriétés et relations structurales caractérisant les parties constituantes du
système. Cette idée s’accompagne d’une autre idée voulant que l’émergence de
telles propriétés ne puisse être expliquée à partir des processus sous-jacents (‘‘les
conditions de base’’) desquels elles émergent. Bref, un tout complexe posséderait
de nouvelles propriétés qui sont irréductibles aux propriétés et relations de ses
parties » .
85
SAMARTZIS Philip, « The nature of sound and the sound of Nature », dans HINCE Bernadette,
84
SUMMERSON Rupert et WIESEL Arnan (éd.), Antarctica, ANU Press, coll. « Music, sounds and cultural
connections », 2015, p. 142. « Atmosphere is an indefinable quality that marks each and every location with a particular aural
presence derived from the interplay of acoustics, sound and space. Additional factors such as temperature, humidity, vegetation, and
geology contribute to the way sound propagates and the attendant psychoacoustic effects that emerge to define the aural experience
» (trad. personnelle).
JAEGOWN Kim, « L’émergence, les modèles de réduction et le mental », Philosophiques, vol. 27, no 1, 2
85
octobre 2002, p. 11.
!45
Ce concept, ici appliqué au field recording de Chris Watson comme englobant à la fois toutes
caractéristiques physiques et temporelles liées au lieu d’enregistrement, plus toutes les
caractéristiques de l’enregistrement en lui-même, procureraient de nouvelles qualités par la relation
de ces deux éléments. Le tout, englobant donc la pièce depuis le début du processus du field
recording de Chris Watson, jusqu’à sa restitution comme enregistrement sonore de cinq minutes
vingt-huit secondes divisé en neuf séquences différentes, est bien plus que le somme de ses parties.
La qualité de musique du travail de Chris Watson ne dépendrait-elle pas davantage de la notion
d’atmosphère du lieu que de l’agencement des sons issus de ce terrain ? Le concept d’émergence
pourrait-il justifier le field recording d’une qualité suffisante pour qu’il puisse faire musique au-delà
d’une structure ?
« Est-il indispensable qu’une oeuvre musicale ait une forme et une structure ? La
musique s’adressant à la sensibilité dans une plus large mesure qu’à la raison,
faut-il que celle-ci impose un cadre, une organisation à ce qui pourrait n’être
qu’une suite de sensations agréables ou bouleversantes, rudes ou raffinées ? » .
86
La question se pose particulièrement dans le cadre de l’appréhension de l’enregistrement de terrain.
Murray Schaefer, qui établit que le monde est organisé comme musique nous explique que la
structure relève d’un mécanisme entre figure et fond :
« Selon la psychologie du Gestalt, qui en est à l’origine, la figure est le point
d’intérêt central, le fond constituant le cadre ou le contexte. (…) La
phénoménologie a souligné que la perception qu’on a des choses comme sujet ou
comme fond est dans la plupart des cas déterminée par le champ et par les
relations que le sujet entretient avec lui » .
87
Comme nous avons pu le voir, la figure et le fond dans le cadre de ce field recording sont
particulièrement entrelacés et ne peuvent se détacher facilement. En plus de cela, c’est parce que la
figure et le fond sont liés qu’ils créent une émergence, une nouvelle qualité qui fait que le field
recording crée au-delà du sonore. Les sons issus de l’enregistrement de terrain portent en eux une
puissance d’évocation, créant musique par leur cohérence interne et par la structuration externe
HODEIR André, Les formes de la musique, 16e éd., Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-
86
je ? », 2012, p.13.
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, GLEIZE Sylvette (trad.),
87
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 222.
!46
établit par Chris Watson. Mais le field recording doit-il nécessairement avoir une structuration
externe forte pour faire musique ? La figure est-elle réellement nécessaire pour que le fond existe ?
UNE MUSIQUE DISCRÈTE : FRANCISCO LÓPEZ
Comme le rappelle David Toop, Francisco Lopez aborde comme Chris Watson le field
recording d’une manière particulière : « Chris Watson et l’écologiste, compositeur et enregistreur de
son basé à Madrid, Francisco Lopez, se sont intéressés à l’invisible et au presque inaudible » . Là
88
où Chris Watson s’est intéressé aux sons biophoniques et géophoniques issus du l’océan de
Glastonbury, Francisco Lopéz s’intéresse au son d’une seule source géophonique qui relève de
l’invisible. Dans le cadre de l’album Wind (Patagonia), le compositeur s’est effectivement focalisé
sur la présence immatérielle du vent. Son travail se situe sur la frontière de l’audible et de
l’enregistrable. L’artiste donne à entendre et organise les évènements issus du vent, compris comme
« mouvement de l’atmosphère ; phénomène météorologique dû aux propriétés physiques inégales et
changeantes de l’atmosphère (densité, pression, température) » . Francisco Lopéz propose une
89
oeuvre musicale unique dans le champ du field recording :
« Le célèbre vent fouettant les étendues désolées de Patagonie fait l’objet de ce
magnifique disque de Francisco Lopéz. Une seule longue plage offre à l’auditeur
un montage de différents vents captés dans le sud de l’Argentine. Leur puissance
d’évocation dépend avant tout de leurs propriétés musicales. (…). Ils forment en
effet une matière sonore enveloppante, tout en drones grondants et variations
aléatoires » .
90
La spécificité de ce travail, soit l’utilisation du vent et des évènements sonores qu’il provoque,
s’ancre dans une généalogie musicale profonde. L’exploration du vent, ou plutôt du souffle comme
mode d’action sur certains types d’instruments, est effectivement un principe ancestral à la racine
des plus vieux instruments de musique. Le vent est à l’origine de multiples sonorités produites par
des instruments archaïques. « Les instruments à vent reposent sur des principes plusieurs fois
TOOP David, Haunted weather: music, silence and memory, Londres, Serpent’s Tail, 2005, p. 66. « Chris
88
Watson and the Madrid-based ecologist, composer and sound recordist Francisco Lopez are engaged by the
invisible and near-inaudible » (trad. personnelle).
Le nouveau petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2010e éd., Paris,
89
le Robert, 2009.
GALAND Alexandre, Field recording: l’usage sonore du monde en 100 albums, Marseille, le Mot et le
90
reste, coll. Formes, 2012, p. 250.
!47
millénaires, leur forme actuelle est récente et ne remonte pas au-delà du XIXe siècle » . Il est
91
intéressant de constater la diversité des timbres et l’origine de la musique évoquées par le
musicologue André Schaeffner :
« L’ensemble de nos instruments à vent ne représente qu’un échantillonnage.
Nous ignorons la diversité des timbres, l’étendue des sons que les familles de ces
instruments produisaient autrefois ou n’ont cessé de produire ailleurs. Rares sont
les civilisations archaïques qui ne possèdent point d’instrument à vent, et de
trompe en particulier. Certaines mêmes semblent n’avoir jamais imaginé d’autre
instrument » .
92
Ainsi, « pour cet ordre d’instrument, le son résulte de la mise en vibration de la colonne d’air
contenue dans un tube » . « C’est peut-être le phénomène essentiel, du moins celui qui détermine
93
le ‘timbre’ de l’instrument. La vibration de l’air dans le tube est produite par le heurt de l’air expiré
par l’instrumentiste sur un obstacle » . Les nombreuses variations sonores produites par le vent
94
sont aussi décrites par Victor Hugo, dans une approche particulièrement musicale. Murray
Schaeffer, comme André Schaeffner, appuie les variations de timbres issues du vent, et c’est bien ce
que souhaite faire entendre Francisco Lopez dans l’album Wind (Patagonia), la richesse et les
variations sonores que le vent propose :
« Le vent, comme la mer, possède un nombre infini de variations vocales. Tous
deux produisent des sons à bande large, et le vaste éventail de leurs fréquences
semble nous en faire entendre d’autres encore. Ce pouvoir chimérique du vent,
Victor Hugo aussi l’évoque dans une fougueuse description, qu’il faut lire à haute
voix pour mieux sentir toute la force de la langue : ‘‘Le vaste trouble des solitudes
a une gamme ; crescendo redoutable : le grain, la rafale, la bourrasque, l’orage, la
tourmente, la tempête, la trombe ; les septs cordes de la lyre des vents, les sept
notes de l’abîme (…) Les vents courent, volent, s’abattent, finissent,
recommencent, planent, sifflent, mugissent, rient ; frénétiques, lascifs, effrénés,
prenant leurs aises sur la vague irascible. Ces hurleurs ont une harmonie. Ils font
Larousse, Arts et culture : littérature, beaux-arts, musique, cinéma, danse, médias, Paris, Larousse, coll.
91
« Théma », no 4, 1994, p. 331.
ROLAND Manuel (éd.), Histoire de la musique. I, Des origines à Jean-Sébastien Bach, Paris, Gallimard,
92
1963, p.111-112.
MASSIN Jean, MASSIN Brigitte (éd.), Histoire de la musique occidentale, Paris, Fayard, coll. « Les
93
indispensables de la musique », 2003, p. 19.
Id., p.20.
94
!48
tout le ciel sonore. Ils soufflent dans la nuée comme dans un
cuivre, ils embouchent l’espace et ils chantent dans l’infini, avec
toutes les voix amalgamées des clairons, des buccins, des olifants,
des bugles et des trompettes, une sorte de fanfare prométhéenne.
Qui les entend écoute Pan’’ » .
95
FIG 9. ÉOLIPHONE
L’intérêt du vent ne se résume donc pas seulement à sa capacité à se faire mode de jeu pour les
instruments à vent. En effet, un instrument de musique été développé pour reproduire le son même
du vent. Cet instrument s’appelle l’éoliphone et a surtout été utilisé dans le spectacle vivant, au
cinéma ou dans le cadre de la musique symphonique ou orchestrale :
« Il est utilisé sur la scène et ailleurs pour produire le son du vent. Il est constitué
soit d'un cadre en forme de tonneau recouvert de soie ou de toile qui frotte contre
les lamelles lorsque le tonneau tourne(…). Le bourdonnement du vent peut être
audible lorsque l'orchestre joue pianissimo » .
96
Le vent appréhendé comme un souffle, ou plutôt un bruit est aussi au centre des tous les instruments
confondus, au-delà des instruments à vent. On considère que le souffle, le bruit blanc est une
caractéristique essentielle d’un instrument pour produire un timbre. L’instrument et son identité
sonore se constitue avec le bruit qu’il produit :
« Les analyses spectrales effectuées récemment font en effet apparaître que le
bruit se trouve au cœur même du signal musical. Les expériences menées
notamment sur les cordes frottées ou sur les tuyaux ont montré que la quantité de
bruit de frottement associée à la note instrumentale est le plus souvent supérieure
à elle, bruit et note y sont totalement imbriqués. Elles nous apprennent que si l’on
écarte les composantes bruyantes de cette imbrication, le son change de nature et
devient tout autre chose que ce que l’on attend de l’instrument. L’audibilité d’un
signal acoustique est définie par son ratio signal/bruit, démontrant ainsi que la part
attribuée au bruit entre dans la qualification de son existence » .
97
SCHAFER Raymond Murray, Le paysage sonore: le monde comme musique, GLEIZE Sylvette (trad.),
95
Marseille, Editions Wildproject, 2010, p. 48.
BLADES James et HOLLAND James, « Wind machine », (trad. personnelle), Oxford University Press,
96
2001 (en ligne : https://www.oxfordmusiconline.com/grovemusic/view/10.1093/gmo/
9781561592630.001.0001/omo-9781561592630-e-0000030403).
DESHAYS Daniel, « Du proche au lointain. L’existence discontinue des bruits et sa représentation
97
continue », Ligeia, vol. 141-144, no 2, Éditions Ligeia, 2015, p. 89.
!49
Comme pour se détacher du rapport signal/bruit d’un instrument traditionnel, Francisco Lopez par
le field recording établit l’instrument de son travail comme étant le vent lui-même. Le travail de
composition musicale n’est plus supporté par le rapport signal/bruit puisque le bruit lui-même, au
sens acoustique, est le propos de cette musique. De par l’ensemble de ces éléments, il semble
cohérent de pouvoir envisager cet enregistrement comme relevant d’une forme de musique. C’est
d’ailleurs bien ce que nomme le compositeur Claude Debussy, sous le pseudonyme de Monsieur
Croche. L’artiste nomme le vent comme un des éléments qui se donne comme musique variée, ici
précisément enregistré et monté par Francisco Lopez. Cela semblerait même être un élément qui
offrirait une nouvelle appréhension de la musique :
« La musique je l’aime passionnément, moi, et c’est par amour pour elle que je
m’efforce de la dégager de certaines traditions stériles qui l’engoncent. C’est un
art libre, jaillissant, un art de plein air, un art à la mesure des éléments du vent, du
ciel, de la mer ! Il ne faut pas en faire un art fermé, scolaire. (…). On n’écoute pas
autour de soi les mille bruits de la nature, on ne guette pas assez cette musique si
variée qu’elle nous offre avec tant d’abondance. Elle nous enveloppe, et nous
avons vécu au milieu d’elle jusqu’à présent sans nous en apercevoir. Voilà selon
moi la voie nouvelle » .
98
UNE MUSIQUE COMME APPRÉHENSION DU SON
Pour cet oeuvre, l’artiste Francisco López s’est concentré sur un matériau sonore que l’on
pourrait qualifier de minimaliste. La construction de cette pièce est basée sur l’évolution et les
variations sonores provoquées par le vent dans un milieu désertique de la Pantagonie. Comme le
rappelle Bernie Krause, le vent est au centre de beaucoup de paysages sonores et ses variations
peuvent être nombreuses. Le field recording peut nous faire entendre le vent de manière riche, par le
biais du microphone :
«Par vent violent, il arrive que les branches des arbres frottent les unes contre les
autres, gémissent et grincent. Selon sa force, le vent dans un micro peut
produire des bruits secs ou des grondements en surchargeant la membrane
extrêmement fragile, le composant principal qui détecte les ondes sonores et les
transforme en énergie électrique ou formats numériques. Les membranes sont
sensibles aux plus légères variations de la pression de l’air, que la plupart des
oreilles humaines ou animales ne discernent pas. (…) Ce spiritus (« souffle » en
Larousse, Arts et culture : littérature, beaux-arts, musique, cinéma, danse, médias, Paris, Larousse, coll.
98
« Théma », no 4, 1994, p. 396.
!50
latin) est l’intersection de toutes les sources essentielles du paysage sonore ;
dans beaucoup de cultures, on place le souffle à la racine de la spiritualité » .
99
Mais ici, plus que pour le travail de Chris Watson, déterminer une structuration nette de la pièce est
complexe, puisque particulièrement mouvante et nuancée. Ici, le compositeur a agencé différents
souffles, bruits secs, grondements pour créer une évolution dynamique au sein de la pièce, au-delà
des dynamiques inhérentes du vent. Le vent est développé comme un drone évolutif, qui croît,
décroît, stagne, s’arrête, reprend, surprend, apaise. Le spectrogramme permet d’envisager
l’évolution générale de la pièce. On y observe alors graphiquement les différentes strates
dynamiques qui s’y développent:
FIG 4. SPECTROGRAMME GÉNÉRAL WIND
Durée : 0min à 33min, Ambitus : 100hz à 10khz.
Bien qu’il y ait une véritable intention artistique dans le développement du matériau sonore, le field
recording se confond très fortement avec la forme de la pièce. La forme intentionnelle développée
par l’artiste est voilée par les qualités du matériau original. Le fond se confond avec la forme. Cette
forme de musique fait alors écho à une conception ancestrale de la musique, ici décrite par Gilbert
Rouget :
«‘Dans un zikr, la fonction de la musique à la fois vocale et instrumentale est
d’activer les différents centres de l’homme. Ce n’est pas la perfection de la forme
qui est en vue, la seule chose qui importe étant la circulation de l’énergie du son,
KRAUSE Bernie, Le grand orchestre animal: célébrer la symphonie de la nature, PIÉLAT Thierry (traduit
99
de l’anglais, The Great Animal Orchestra. Finding the Origins of Music in the World’s Wild Places, 2012,
Little Brown and Company), Paris, Flammarion, 2013, p. 61.
!51
la perception d’un rythme de base et la conscience de phénomènes
vibratoires’» .
100
Bien que la pièce ne soit pas un « zikr », l’objectif de Wind (Patagonia) peut être rapproché de cet
objet. Effectivement, la forme n’est pas un élément pour faire musique, Francisco López ne
souhaite pas qu’on puisse la distinguer. Il ne souhaite pas non plus qu’on porte réellement attention
à la structure. Il souhaite faire entendre les phénomènes sonores et les rythmes subtils issus de ce
phénomène sonore naturel. Cette déconstruction fluide de la forme s’inscrit aussi dans une
perspective d’indétermination. Le field recording de Francisco Lopez capte des événements sonores
libres et aléatoires qui finissent par être ordonnés, ou plutôt faire sens par l’intention artistique qui
en découle. Le field recording se présente comme un témoin et un support d’une musique à la fois
faite et en devenir :
« C’est par une sorte de court-circuit entre les niveaux de la structure que se
produit l’émergence d’un ordonnancement inédit. (…). L’idée que le sensible
ne soit plus soumis à un ordre a évidemment une valeur éthique. Le
conservatisme musical a saisi très vite le problème fondamental qui s’ouvrait.
Et Boulez a très bien compris aussi où menait l’aléatoire de Cage et n’a eu de
cesse de combattre cette idée au nom d’une antique cohérence, une sorte de
responsabilité morale vis-à-vis de la totalité et du devenir. Mais
l’indétermination de Cage, c’est aussi une détermination, une détermination par
l’écoute des aspects « opprimés » du son » .
101
C’est précisément ce que Francisco López réalise avec cette pièce. Ce travail de field recording vise
à dépasser un intérêt formel de la composition musicale, pour déterminer son essence dans un
phénomène sonore rarement développé. Le vent est développé comme une forme de hasard, mais
qui demeure cadrée, contrôlée par l’agencement voulu des séquences. Si on peut croire que
l’intervention de l’artiste sur les enregistrements est minime, il demeure que ce qui fait musique ne
se situe pas seulement dans la démarche de composition. Le field recording n’est pas utilisé comme
timbre, il est le centre de l’objet musical. Le champ d’intervention de l’artiste paraît peut-être
réduit, ce qui pourrait desservir son statut. Cependant, semble-t-il pertinent d’estimer la musique
issue du travail de l’artiste par rapport à sa quantité d’intervention ? Comme le remarque Daniel
Charles à propos des frontières entre la nature et la musique, si celles-ci sont poreuses, cela ne
ROUGET Gilbert, Musique et transe chez les Arabes, Paris, Éditions Allia, 2017, p. 85.
100
LARBI Léo, OLIVE Jean Paul et OVIEDO Álvaro (éd.), Manières d’être du musical, Paris, l’Harmattan,
101
2020, p. 207.
!52
signifie pas qu’elles n’existent pas. Cet auteur estime que « la vie et l’art n’existent pas séparément
et s’ils se rencontrent, le ‘cadre’ disparaît ; mais cela ne signifie pas que le cadre n’existe pas » .
102
De cette perspective, c’est aussi comme cela que cette pratique apparait comme musique. L’oeuvre
de Francisco López se déploie aussi comme une mise en cadre qui révèle l’environnement sonore.
Cet album ne documente pas l’environnement sonore d’une plaine de Pantagonie, il fait
principalement entendre la matière sonore de ce field recording en tant que tel.
AU-DELÀ DE L’IDENTIFICATION DU SONORE
« Je vais être concis et clairement Schaefferien ici. Je suis professeur d’écologie et
j’enregistre et compose avec les sons de l’environnement depuis plus de quinze
ans. Bien que que je sois conscient des relations évidentes entre toutes les
propriétés d’un environnement réel, je pense qu’il y a une caractéristique
essentielle de la condition humaine qui se confronte avec tous les aspects de cette
réalité. Je crois que cette question soulève la question de l’étendue de la liberté
artistique au travers de d’autres appréhensions de la réalité. Il ne peut y avoir
qu’une raison documentaire ou communicative pour maintenir la relation cause-
objet dans les travaux de paysages sonores, jamais une raison artistique ou
musicale. En fait, Je suis convaincu que plus cette relation documentaire est
maintenue, moins le travail sera musical (ce qui est ancré dans ma croyance que
les concepts de musique absolue et d’objet sonore sont les développements les
plus pertinents et révolutionnaires dans l’histoire de la musique).
L’‘abstractionisme’ de l’art des sons fixés est précisément une ‘musicalisation’ et -
d’une certaine manière paradoxalement dans cette comparaison - exactement le
contraire de l’abstraction en musique, i.e, une concrétisation » .
103
CAGE John et CHARLES Daniel , Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer: le seul problème avec les
102
sons, c’est la musique / Suivi de Esthétique du silence / par Daniel Charles, La Souterraine, La Main
courante, 2010, p. 38.
LÓPEZ Francisco, « Schizophonie vs. Objet sonore », sur Paysages sonores et liberté artistique, issu de «
103
La dissipation de la musique » (traduit personnellement de l’anglais Soundscapes and artistic freedom,
extracted and modified version of parts of the in-progress larger essay « The dissipation of music »), 1997
(en ligne : http://www.franciscolopez.net/schizo.html ; consulté le 5 décembre 2019), « I will be concise and
clearly Schaefferian here. I am professor of Ecology and I have been recording and composing with sound
environments since more than fifteen years ago. Although I am quite aware of the obvious relationships
between all the properties of a real environment, I think is an essential feature of the human condition to
artistically deal with any aspect(s) of this reality. I believe that what is under question here is the extent of
artistic freedom with regards to other aspects of our understanding of reality. There can only be a
documentary or communicative reason to keep the cause-object relationship in the work with soundscapes,
never an artistic / musical one. Actually, I am convinced that the more this relationship is kept, the less
musical the work will be (which is rooted in my belief that the idea of absolute music and that of objet
sonore are among the most relevant and revolutionary developments in the history of music). The
“abstractionism” of the art des sons fixes is precisely a “musicalization” and -somewhat paradoxically in this
comparison- right the contrary to the abstraction in music, i.e., a concretization » (trad. personnelle).
!53
L’artiste lui même nous précise donc cette vision détachée de la source sonore dans le cadre de son
travail. Nous pouvons estimer que cette composition a bel et bien des liens documentaires avec son
origine, mais, l’artiste les minimise pour faire prendre place à sa démarche artistique. Comme
l’artiste l’explique, la relation entre nature documentaire et composition musicale s’établit comme
une balance. Plus l’individu souhaite communiquer par le field recording une fonction
documentaire du lieu, de l’espace et du temps, moins son travail pourra s’inscrire dans une
dynamique musicale. C’est à dire que la prise de position de l’acteur du field recording est
absolument déterminante aussi bien dans sa conception, sa réalisation, que sa réception. En
reformulant la conception de l’objet sonore de Pierre Schaeffer, l’artiste va plus loin en établissant
non pas un déni de la cause, mais un équilibre de la cause. Un field recording n’est donc pas
strictement documentaire ou artistique, c’est un rapport équilibré. L’enregistrement de terrain
s’inscrit dans un rapport négocié entre ces deux appréhensions. Il est question d’une
proportionnalité qui marque plus ou moins la nature d’un travail comme composition musicale. Cet
équilibre qui se joue dans un rapport proportionnel, présente véritablement la difficulté de la
détermination du field recording comme étant nettement définit. Cet oeuvre, Wind (Patagonia) de
López est particulièrement représentative de par son questionnement de l’étendue des musicalités
possibles au sein du field recording. Pauline Nadrigny expose plus largement pourquoi la pensée de
l’artiste exclut la conception du canadien Schafer et favorise sa vision d’équilibre basée sur l’objet
sonore :
«‘Ma conception est que l’essence de l’enregistrement des sons n’est pas de
documenter ou de représenter un monde plus riche, ou plus signifiant, mais est le
moyen de pénétrer dans, de se concentrer sur le monde intérieur des sons’. C’est
ainsi l’écoute qui prime, le son étant envisagé, nous l’avons vu au seuil de cette
étude, comme paysage perceptif interne au sujet. (…) Le travail sur le paysage
sonore devient à proprement parler un travail sur la plasticité perceptive » .
104
Cette analyse de Pauline Nadrigny précise la qualité de ce travail, la plasticité perceptive au centre
de la composition musicale de Francisco López. L’environnement qui est enregistré ne donne pas
uniquement un objet sonore, il en donne une multitude. Le field recording est source et support de
plusieurs sons :
NADRIGNY Pauline, « Paysage sonore et pratiques de field recording, le rapport de la création
104
éléctroacoustique à l’environnement naturel », There is no such thing as nature: idée de nature et art
contemporain, 2010, p. 10-11.
!54
« Quoique matérialisé par la bande magnétique, l’objet, tel que nous le
définissons, n’est pas non plus sur la bande. Sur la bande, il n’y a que la trace d’un
signal : un support sonore ou signal acoustique. Écouté par un chien, un enfant,
un martien ou le citoyen d’une autre civilisation musicale, ce signal prend un autre
sens. L’objet n’est objet que de notre écoute, il est relatif à elle » .
105
En se basant sur cette perspective de l’objet sonore, l’artiste se confronte à une critique que l’on
retrouve très fréquemment face à ce genre de travaux de field recording. On pourrait croire que la
minutie et le détachement du compositeur face son matériaux signifierait une forme de composition
fortement conceptuelle, pauvre matériellement et dépourvue d’intérêt autre que théorique. La
musique issue du field recording, comme nous avons pu le voir, ne joue pas sur des techniques de
composition traditionnelles mais sur des outils particulièrement récents :
« En raison de l'accent mis dans ce domaine sur l'innovation technologique et la
manipulation d'objets sonores, l'objectif de la composition de paysages sonores a
été mal compris comme étant un objet qui minimise la manipulation » .
106
Cette réflexion nous amène à une réflexion plus large sur l’action du compositeur et de la musique
qu’il compose. Le field recording comme principe et esthétique de composition entraîne t-il une
impossibilité de s’en détacher ? Est-ce une marque réellement nécessaire pour faire musique ? Le
peintre Wassily Kandinsky parle de l’usage des mots et des objets qui s’en dégagent. On peut faire
un parallèle entre sa réflexion et un mécanisme particulièrement prégnant dans le travail de
Francisco López :
« L’emploi habile (selon l’intuition du poète) d’un mot, deux fois, trois fois,
plusieurs fois rapprochées, peut aboutir non seulement à une amplification de la
résonance intérieure, mais aussi à faire apparaître certaines capacités spirituelles
insoupçonnées de ce mot. Enfin, par la répétition fréquente (jeu auquel se livre la
jeunesse et que l’on oublie plus tard) un mot perd le sens extérieur de sa
désignation. De même se perd parfois le sens devenu abstrait de l’objet désigné et
seul subsiste, dénudé, le son du mot. Inconsciemment nous entendons peut-être ce
son ‘pur’ en consonance avec l’objet, réel ou ultérieurement devenu abstrait » .
107
SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux: essai interdisciplines, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p.
105
93.
McCARTNEY Andra, « Soundscape Composition and the Subversion of Electroacoustic Norms »,
106
eContact!, (traduit de l’anglais, en ligne : https://econtact.ca/3_4 SoundscapeComposition.htm ; consulté le
25 main 2020), p. 3 « Because of an emphasis in the field on technological innovation and the manipulation
of sound objects, the aims of soundscape composition have been misunderstood as simply minimizing
manipulation » (trad. personnelle).
KANDINSKY Wassily, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Denoel Gonthier,
107
coll. « Folio. Essais », 1974, p. 82.
!55
C’est précisément sous cet angle du son que Fransisco López souhaite développer une forme de
musique à la fois profondément réelle, et donne naissance un imaginaire musical indépendant. C’est
l’amplification d’un phénomène qui va créer un sens intérieur. Comme l’exprime Kandinsky, il est
question d’une liberté vis-à-vis du matérieau sonore issu d’un paysage, d’un lieu. Le compositeur
appuie la liberté historique et reconnue des peintre vis à vis de leurs environnements. Francisco
López conclu alors son approche et sa vision de la musique dans les dernières lignes de son texte «
Schizophonie vs. Objet sonore » :
« Je pense qu'il est très utile pour cette discussion de comparer cette situation avec
celle de la création visuelle, dans laquelle la liberté de traiter des éléments de la
réalité est non seulement évidente et répandue, mais aussi développée
artistiquement bien au-delà de ce qu'elle est en musique. Quelle serait une critique
équivalente à ce que, par exemple, Van Gogh a fait avec les paysages qu'il a vus ?
Schaferieans : s'il vous plaît, laissez-nous, Schaefferiens, avoir la liberté d'un
peintre » .
108
Mais alors, est-ce que l’approche et l’intention d’un artiste peuvent suffire à faire musique ? De
quelles manières la sensibilité de chacun détermine l’objet même ? François Bonnet décrit la racine
du cheminement de ce mémoire dans cette citation :
« La musique n’est jamais isolée. Elle participe du système de valeurs et de
représentation que chaque individu élabore en faisant l’expérience du monde et de son
rapport au monde. Or, la tension ‘musicalisante’ de l’écoute agit comme une tension
désirante. On écoute musicalement ce qui promet d’être de la musique. Il se transfère
ainsi sur le son les valeurs qu’on attribue au musical » .
109
VERS LE TERRAIN
Par ce questionnement théorique de la musique par la pratique du field recording, j’ai souhaité
présenter une vision de la musique qui élargit notre appréhension de celle-ci. Par ces propos et ces
oeuvres, le field recording souhaite renouveler notre rapport au monde sonore et plus largement à
l’essence que l’on donne à la pratique artistique. Je souhaite développer ce que Arnaud Bouaniche
précise à propos de la philosophie de Deleuze :
LÓPEZ Francisco, « Schizophonie vs. Objet sonore », sur Paysages sonores et liberté artistique, issu de
108
La dissipation de la musique (traduit de l’anglais Soundscapes and artistic freedom, extracted and modified
version of parts of the in-progress larger essay The dissipation of music), 1997 (en ligne : http://
www.franciscolopez.net/schizo.html ; consulté le 5 décembre 2019).
BONNET François-Jacques, Les mots et les sons : un archipel sonore, Paris, Éd. de l’Éclat, coll.
109
« Philosophie imaginaire », 2012, p. 133.
!56
« Chaque livre doit fonctionner non pas comme un champ autonome de
représentation du monde, ni comme un simple opérateur de savoir et de vérité, ce
qui lui confère une dimension et une puissance politique : ‘le livre, comme
agencement avec le dehors, contre le livre-image du monde’ » .
110
C’est dans cette perspective que je souhaite poursuivre mon étude. Après avoir présenté les
caractéristiques essentielles du field recording, son lien avec la musique et l’analyse appliquée à
deux oeuvres emblématiques de cette pratique, je souhaite la présenter comme objet de médiation.
Effectivement, l’enregistrement de terrain en questionnant intrinsèquement la composition
musicale, la source sonore, le cadre d’écoute dans des rapports multiples et subtils, se présente
clairement comme un objet de médiation particulièrement intéressant. Je souhaite pouvoir établir
cette pratique et ce qu’elle engendre comme ouvertures, à la manière de ce qu’explique cette
citation. Le field recording peut être, parfois au-delà du champ de la musique, un outil
d’agencement du monde avec le monde extérieur. Il peut être à l’origine, pour certains, d’une forme
de découverte et de réenchantement du monde. L’enregistrement de terrain peut aussi permettre de
comprendre les dynamiques sonores d’un espace connu, voire quotidien et d’en révéler de
nouveaux aspects enrichissants. Cela peut aussi motiver certains individus à mobiliser leur
concentration lors de l’écoute de paysages sonores, permettant de réveiller un imaginaire.
Dans cette perspective, je souhaite donner la parole aux acteurs qui envisagent le field recording
comme un vecteur d’élargissement de la pratique musicale, qui ont pu créer des dispositifs
médiation. Il s’agit de m’entretenir avec des professionnels liés au field recording pour pouvoir
établir un état des lieux des dispositifs de médiation de la musique émergeant de cette pratique.
L’ensemble de l’analyse se pose donc comme une base pour discuter objectivement les propos des
enquêtés. Le traitement des axes de médiations du field recording permettent d’envisager différents
dispositifs et positionnements vis à vis de cet objet. Je pense notamment à celui proposé et
documenté par Alexandrine Boudreault-Fournier. Dans cet exemple, Il s’agit d’envisager le field
recording comme une pratique de groupe, pour imaginer et faire vivre de manière sonore, à partir
d’enregistrements originaux, des pièces exposées dans un musée . Ce type de propositions ouvre
111
la pratique du field recording comme un objet de médiation actuel mais aussi en devenir.
BOUANICHE Arnaud, Gilles Deleuze: une introduction, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2010, p. 30.
110
BOUDREAULT-Fournier Alexandrine, « D’étudiant à « élève du son » : l’éveil sonore en anthropologie »,
111
Anthropologie et Sociétés, Département d’anthropologie de l’Université Laval, 2019, p. 49-69.
!57
MÉTHODOLOGIE
Pour discuter les capacités du field recording comme objet de médiation et faire un état des lieux de
ses usages dans des dispositifs de médiation de la musique, il est nécessaire d’aborder la médiation
de la musique et plus particulièrement celle de la musique électronique. Effectivement, on pourrait
penser que le field recording est une pratique de niche, peu accessible ou technique. François
Delalande, chercheur français ayant travaillé sur l’analyse des musiques électroacoustiques et
l’étude des conduites musicales de l’enfant au sein de l’INA GRM, fait un constat clair. Les
musiques électroacoustiques, dont le field recording peuvent être un outil, participent à une
ouverture musicale :
« La musique électroacoustique, concrète ou électronique, est couramment
considérée par ceux qui ne la connaissent que de loin comme une forme de
composition très technique, une affaire de spécialistes. (…) Mais
l'électroacoustique, comparée à ces déploiements de science, est d'une naïveté
enfantine. Même le solfège élémentaire est délaissé par une pensée concrète qui
s'exprime en termes de matière, de mélanges, de masses, d'images. Les gestes du
musicien rejoignent celui du petit d'âge pré-scolaire : chercher des sonorités et les
composer est un acte tout simple, accessible — nous allons le voir — aux enfants
comme aux musiciens amateurs » .
112
Dans cette perspective, il ne s’agit pas seulement de montrer comment cette pratique peut toucher
des enfants ou des musiciens amateurs mais avant tout, plusieurs publics. En cela, on peut aussi
douter de la capacité d’une pratique qui utilise des procédés numériques pour établir un résultat : on
écoute un environnement sonore, on l’enregistre, on obtient le fichier sonore de sa captation, on
monte, mixe, etc. Utiliser un équipement, un intermédiaire technologique, ne peut pas forcément
résoudre un problème d’échange ou de transmission dans un contexte de médiation, il faut rester
lucide :
« Bien sûr, il faut d’abord résister à la “sidération numérique“, à l’idée que les
technologies peuvent tout résoudre et que toute nouveauté dans ce domaine est
positive. (…) Le rythme des innovations s’accélère et chaque nouveauté induit à
son tour de nouveaux usages » .
113
Mais le field recording n’intervient pas dans la course au numérique. Au contraire, la pratique
de l’écoute et de l’enregistrement de l’environnement sonore s’inscrit dans un cadre de la
DELALANDE François, « Incidences pédagogiques et sociales de la musique électroacoustique »,
112
Canadian University Music Review / Revue de musique des universités canadiennes, Société de musique des
universités canadiennes, 1981, p. 84.
SERAIN Fanny, Patrice CHAZOTTES, François VAYSSE et Élisabeth CAILLET, La médiation culturelle:
113
cinquième roue du carrosse, Paris, France, l’Harmattan, 2016, p. 139.
!58
conception de la musique relativement ancienne. Comme nous avons pu le voir, le field
recording est directement lié aux premières pratiques radiophoniques ou
ethnomusicologiques. La pratique du field recording et ses expressions artistiques ont évolué,
mais restent fondamentalement lié à ses premières traces. L’enregistrement de terrain demeure
une pratique d’inscription de l’environnement sonore. Comme vu à travers Chris Watson et
Francisco López, l’outil ne devance pas l’utilisateur, il est son compagnon. Cette pratique peut
être un outil de découverte dans un contexte de médiation de la musique. Le field recording,
nous le verrons, peut avoir plusieurs statut en médiation. Après avoir étudié ce qu’est cette
pratique et de quoi elle relève, on peut déjà supposer qu’une multitude d’actions et de
positionnements en médiation de la musique sur cette pratique existent et se construisent.
CHOIX DE L’OUTIL D’ENQUÊTE
Afin de discuter ces différents positionnements, il convient d’étudier les projets et les discours qui
souhaitent produire des médiations de la musique par le field recording. Il me paraît nécessaire de
choisir la forme de l’entretien comme mon outil d’enquête pour rentrer en contact direct avec les
producteurs de ces dispositifs. Je souhaite comprendre et analyser les dispositifs et les discours de
ceux qui les mettent place, et non étudier directement la réception des publics. Au vu du contexte
sanitaire, l’observation participante n’est par exemple pas envisageable. Au delà de cette contrainte,
je souhaite notamment poser un constat des réalisateurs et penseurs de dispositifs pour discerner
précisément ce qu’ils se représentent, ce qu’ils souhaitent initier par leurs actions, ce qu’ils
observent et l’intérêt qu’ils y trouvent.
La discussion et la rencontre d’acteurs à l’origine de propositions de médiation me semble aussi
moteur de réflexions inédites. Les entretiens peuvent m’amener à me détacher de ma position sur le
sujet et envisager des qualités ou des défauts omis. L’entretien semi-directif individuel me semble
idéal pour discuter précisément les subtilités et les enjeux que j’ai pu présenter jusqu’ici sur cette
pratique. Le foisonnement des concepts musicaux, des problématiques liées à la composition, la
musique, le bruit, le paysage sonore, montrent bien que cette pratique est difficilement discutable en
dehors d’un cadre de discussion large. Il s’agit aussi de donner la parole aux acteurs qui exercent et
proposent déjà des médiations. Il me semble que cette démarche méthodologique permet de
représenter, discuter et de développer au mieux des réflexions par les discours et l’ensemble des
observations recueillies lors des entretiens :
!59
« D’une certaine manière, faire du terrain revient à rendre justice à, voire
réhabiliter, des pratiques ignorées, mal comprises ou méprisées (…) elle permet le
croisement de divers points de vue sur l’objet, éclaire la complexité des pratiques,
en révèle l’épaisseur » .
114
Pour m’aider à envisager concrètement l’enquête de terrain par entretiens, je me suis basé sur un
texte explicitant les différentes offres de sens dans une situation d’entretien individuel. Précisément
dans ce texte, Marc Glady, sociologue sur ce qu’englobe le travail, soulève la notion de
collaboration entre l’enquêté et l’enquêteur. Cet auteur analyse un extrait d’entretien dans lequel
l’enquêté approuve une relance de l’enquêteur ; il y observe une dynamique de confiance. Il
souligne alors l’importance de la relance ouverte. Le flou de certaines expressions peut être moteur
de discours. Précisément, le flou laisse comprendre à l’enquêté ce qu’il souhaite comprendre.
Chacun se positionne donc dans l’élaboration du discours et son intercompréhension :
« Dans ce fragment d’entretien, on est donc face à une sorte de fusion des discours
de l’interviewé et de l’enquêteur qui témoigne du partage des significations et
d’une vraie intercompréhension. Un monde de sens commun a été rendu possible
par le retour interprétatif du chercheur » .
115
Toujours en m’appuyant sur ce texte, j’ai pu me rappeler une autre technique pour instaurer un
rapport de confiance dans le cadre d’un entretien semi-directif. Effectivement, prendre le temps de
dévier consciemment de son objet de recherche lors de l’entretien peut être une manière de libérer
le discours de l’enquêté. De plus, l’auteur rappelle que par des certains mécanismes de langage,
l’enquêté tend à parler pour le chercheur. L’enquêté adapte et construit sa position face au
chercheur. Garder en tête que le discours n’est toujours que ce que l’enquêté choisit de présenter me
prépare à la nécessaire prise de distance face à un discours. L’ensemble de ces éléments m’aide à
construire ma position dans la réalisation de mes entretiens et confirme la pertinence de cet outil
pour ma recherche.
BEAUD Stéphane et WEBER Florence, Guide de l’enquête de terrain: produire et analyser des données
114