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Échapper à l'État ? La ZAD de la Colline face à la répression

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Abstract

Détenteur du monopole de la violence physique légitime et de la violence symbolique légitime, l’État est un acteur politique incontournable. S’il étend aujourd’hui son emprise sur la planète entière, il a depuis ses débuts provoqué des résistances importantes). Aujourd’hui encore, l’État fait l’objet de contestations, souvent suivies de répression. Cet essai traite du cas particulier de la répression touchant la ZAD de la Colline, du point de vue des zadistes. Il s’appuie sur un entretien semi-directif réalisé avec Charlie, une zadiste, en novembre 2021, sur des observations personnelles, ainsi que sur deux focus groups réalisés en mai 2021 avec les zadistes Charlie et Camille, puis Camille et Brindille, par Anaïs Gaggero et moi-même.
Échapper à l’État ?
La ZAD de la Colline face à la répression
Robin Augsburger
Bureaucratie et pouvoir: regards théoriques et ethnographiques sur l’État
Université de Neuchâtel, SA 2021-2022
Avant propos
Détenteur du monopole de la violence physique légitime [Weber 1963 : 22] et de la violence
symbolique légitime [Bourdieu 1993 : 51], l’État est un acteur politique incontournable. S’il étend
aujourd’hui son emprise sur la planète entière, il a depuis ses débuts provoqué des résistances
importantes (voir par exemple Scott 2019). Aujourd’hui encore, l’État fait l’objet de contestations,
souvent suivies de répression.
Cet essai traite du cas particulier de la répression touchant la ZAD de la Colline, du point de vue
des zadistes. Il s’appuie sur un entretien semi-directif (« ep ») réalisé avec Charlie, une zadiste, en
novembre 2021, sur des observations personnelles, ainsi que sur deux focus groups (« eg1 » et
« eg2 ») réalisés en mai 2021 avec les zadistes Charlie et Camille, puis Camille et Brindille, par
Anaïs Gaggero et moi-même1.
Marché de Noël
J’arrive en fin d’après-midi. Le marché antirép est à environ un quart d’heure de la gare. C’est le
dernier jour. J’ai hésité à y aller, mais je ne voulais pas rater ça, même si j’avais déjà vu une partie
du matériel. Le fait qu’un·e camarade de la Grève du Climat ait prévu de passer m’a sans doute
décidé. En arrivant, je croise un ami. On discute. Dedans, la plupart des gens portent un masque. Un
écriteau demande aux gens qui ont des symptômes du covid de ne pas entrer. À peine arrivé, alors
que je ne suis pas encore entré dans le bâtiment, j’aide à décharger du matériel d’une camionnette :
de l’huile chaude et des frites. Je les amène dedans. Je fais un tour, Je flâne. Je scrute les objets à
disposition : photographies, gravures sur lino, bijoux faits à partir de cailloux de la colline, pâtes
fraîches, recueil de poèmes, tote bags... J’embarque quelques objets. Je vais payer. Ce sera pour
offrir, et je garderai un sac, je pense.
Aux murs, il y a des banderoles, des photographies, des textes militants. Je discute avec des
ami·es, des camarades. Je me joins à un duo qui commente un texte sur l’évacuation, posé dans un
canapé. Le texte est intitulé « Les Daronnes du Mormont ». On rigole. On lit vite, quelques phrases
seulement. Ça semble un peu ridicule. Mais c’est aussi assez beau. Lui fait remarquer que la fin est
assez appelo. Je rigole. Elle, moins.
Les groupes se mêlent. On mange des frites, à prix libre, avec des sauces maison, dont la
remarquée veganaise à la truffe. On boit du vin chaud, des bières, des infusions. Dehors s’improvise
1 Ces entretiens ont été mobilisés dans une série d’affiches intitulée « Au-delà du marché : une écologie radicale »
[Augsburger et al. 2021].
une bataille de boules de neige. Je vais relire, en entier, Les Daronnes du Mormont. Un étudiant y
relate son expérience. Son évacuation. Sa rencontre avec une demi-douzaines de femmes de l’âge
de nos mères, voire un peu plus. Les assauts policiers. La résistance du black bloc. La détermination
des zadistes. La fuite dans la forêt. Une de ces daronnes, seule, qui ne partira pas, préférant rester
face à la police. Moi qui ne pleure jamais, j’en ai des larmes qui coulent sur mes joues. Un autre
camarade vient feuilleter le fascicule. Ça a l’air de le toucher. Il dit que c’est trop. Il aurait aimé être
présent, lors de l’évacuation. Son rôle était important, bien sûr, mais il aurait quand même voulu
être sur place. Il repose le livret et ne le lira pas en entier.
En partant prendre mon train, après ces frites, ce vin chaud, ces bières, après ces discussions,
cette danse, après ces cadeaux qui financeront une petite partie des frais de justice des zadistes, je
songe au fait que parmi tous ces gens, certains, je ne sais même pas lesquels, ont été condamnés à
de la prison ferme. Je songe au fait que ce genre d’événement est essentiel. Pour payer les frais de
justice, évidemment. Mais aussi et peut-être surtout pour entretenir et créer des liens. Faire face à la
répression, c’est aussi ça.
Je pense à cette zadiste que j’ai interviewée, qui a été condamnée à de la prison ferme, qui ne va
plus en manifestation. Même si je n’ai pas vécu là-bas, même si l’expulsion de la ZAD ne m’a pas
touché aussi directement et aussi fortement que bien d’autres, je suis ému.
Comme le disait cette zadiste, la répression ne fait que commencer. Et face à elle, un simple
marché de Noël peut beaucoup. En attendant les procès.
Contre Holcim et son monde
« Établie en octobre 2020 sur la colline du Mormont [...], la première Zone À Défendre
de Suisse visait notamment à lutter contre l’extension d’une carrière de la multinationale
Holcim. Les zadistes ont non seulement dénoncé la destruction de la colline et
l’industrie du béton, mais se sont aussi efforcé.e.x.s de créer sur place un modèle de
société alternatif [...]. Occupant une maison abandonnée qu’iels ont rénovée et des
cabanes qu’iels ont construites elleux-mêmes, les zadistes ont expérimenté durant
plusieurs mois un mode de vie communautaire, organisé de nombreuses activités
culturelles, artistiques et politiques, et ont tissé des liens avec de nombreux collectifs en
Suisse et ailleurs. La ZAD de la Colline a tenu jusqu’en mars 2021, quand une opération
policière d’envergure a expulsé ses habitant.e.x.s. » [Augsburger et al. 2021]
Dès le départ, l’illégalité est assumée. Charlie estime que les actions légales telles que celles de
l’association Sauvons le Mormont ne sont pas suffisantes, et que c’est pour cela que les zadistes
sont sorti·es de la légalité [ep]. Pour Charlie, la ZAD avait pour but à la fois de dénoncer l’industrie
du ciment2, bloquer l’extension de la mine et créer un lieu de vie autre. Il s’agissait selon elle d’agir
« au même endroit, à la fois contre quelque chose, pour autre chose, et dénonçant quelque chose de
plus large », pour les orchidées, contre Holcim et son monde [eg1]. Ce monde comporte la police et
la justice, mais aussi le système politique légal, qui définit ce qu’on peut faire pour changer le
monde (voter, mais pas « aller sur un lieu pour dénoncer au jour le jour » [ep]) et permet d’esquiver
2 Voir par exemple ZAD de la Colline 2021.
les problèmes de fond en s’arrêtant au fait qu’une action est illégale. Selon Charlie, ce qu’on a le
droit de faire ne sert à rien. Elle nuance toutefois, car les relais dans l’arène politique institutionnelle
permettent d’y faire parler de sujets qui seraient autrement laissés de côté.
Concernant le rapport entre la police et les zadistes, elle développe :
« C’était pas notre revendication politique première, parce que la ZAD était contre
Holcim et son monde. Mais son monde, c’est la police […] ça fait partie aussi de ce
monde là, donc par conséquent, oui, ACAB [all cops are bastards]. Après, il y avait
différents degrés d’acabisme [...] Petit à petit ça a en même temps politisé plein de gens,
et rendu plein de gens d’avantage contre la police. Mais parce que c’est imbriqué dans
tout un truc qui fait que… Je vois difficilement des gens avoir participé à la ZAD à fond
et ne pas être contre la police. » [ep]
De plus, pour elle, le système judiciaire s’attaque à ce qu’elle trouve juste, et pas à ce qu’elle
trouve injuste [ep]. Elle considère que police et justice sont imbriquées, et qu’il n’y en a « pas un
pour rattraper l’autre » [ep]. Charlie leur adjoint également le système carcéral, à la fois « kyste » et
« sac à main » de la justice [ep]. Si l’objectif premier de la ZAD était de s’opposer à l’extension
d’une carrière, les zadistes portent une vision politique plus vaste qui entre en contradiction avec
l’État. Et même si, en Suisse, « à la politique des urnes s’est ajoutée la "politique de la rue" comme
moyen communément accepté et légitime d’agir en politique » [Giugni 2019 : 8], l’État ne reste pas
passif face à certaines remises en cause.
Se prémunir de la répression
L’action de l’État commence bien avant la répression, par une surveillance importante passant
par des moyens biométriques et par une interconnexion des bases de données [Bigo 2006 : 56-57].
Cette surveillance concerne bien plus d’individus que ceux qui sont soumis à un contrôle effectif
[ibid. : 63]. Notons qu’elle sert à la fois à prévenir certaines actions [ibid. : 41] et à faciliter la
répression après coup. Cette surveillance généralisée s’inscrit dans une histoire étatique marquée
par la volonté de standardiser et rendre lisible3, par exemple au travers de l’amélioration de la
lisibilité fiscale4 [Scott 2019 : 180 sqq.].
Pour Weber, l’appareil de domination bureaucratique s’est rendu indispensable, y compris pour
les dominé·es [2013 : 101]. Cette tendance bureaucratique passe largement l’administration.
Hibou, concernant la bureaucratisation néolibérale, estime que « nous sommes tous des vecteurs [...]
de ce processus et nous participons à la diffusion de ces formalités, même si nous pouvons
simultanément en être des victimes » [Hibou 2013 : 12]. Pourtant, les zadistes ont su s’en extraire
partiellement.
3 Ce qui n’empêche pas que le fonctionnement de l’État lui-même soi-souvent illisible, comme le montre Das [2004 :
225 sqq.].
4 Graeber [2012 : 114] montre que l'enregistrement des biens imposables peut aujourd’hui encore être l'activité
principale de l’État dans certaines régions.
Scott relève qu’ « il n’y a pour l’État pratiquement pas de faits hors de ceux contenus dans des
documents standardisés à cet effet5 » [Scott 2006 : 263]. Un enjeu pour échapper à l’action de l’État
est donc de l’empêcher de produire ces documents. Pour contrecarrer la surveillance, les zadistes
ont mis en place une culture de sécurité. Elle consistait notamment en ne pas avoir de microphone 6
lors des réunions [eg1 ; ep], utiliser des pseudonymes appelés « blases » (c’était la première fois que
Charlie n’utilisait pas son prénom [ep]) ou se masquer lorsque des drones ou hélicoptères
survolaient la ZAD [Camille, eg1]. Peu avant l’évacuation, beaucoup de personnes le faisaient en
permanence ou presque [ep]. Se masquer est considéré comme une protection, dans un contexte
la répression est trop grande pour agir à visage découvert [eg1]. Cela peut être rassurant, car on se
sent à couvert [Camille, eg1], et car on peut être qui on veut, au-delà des informations usuelles et
officielles rattachées aux personnes [eg1]7.
Peu avant l’évacuation, Charlie, stressée, s’est appuyée sur des personnes, qu’elle appelle ses
« piliers », en qui elle avait toute confiance [eg1]. Mais faire confiance à quelqu’un·e n’implique
pas de tout lui dire. Si les zadistes ne parlaient pas à la police et sélectionnaient soigneusement ce
qu’iels révélaient aux médias, iels cloisonnaient également certaines informations entre elleux.
Certaines réunions n’étaient ainsi pas ouvertes, y compris aux ami·es [ep].
Puisque la surveillance est généralisée (quoique pas pour autant toujours cohérente ou efficace
[Bigo 2009 : 60]), les pratiques de la culture de sécurité ont vocation à aller de soi et être mises en
œuvre en tout temps.
Toutes ces pratiques sont une réaction aux pratiques policières et judiciaires. On peut les qualifier
d’« effet d’État », terme que Scott utilise pour désigner les groupes non-étatisés qui se sont
largement bâtis en réaction à l’État naissant [Scott 2019 : 37], dans une relation symbiotique [ibid. :
68 sqq.]. Cette notion s’applique également ici : si les zadistes ont adopté une culture de sécurité en
réaction à l’État, l’État adapte aussi ses pratiques à ses opposant·es.
Faire face
Pour les zadistes, l’action de l’État, notamment de la police et de la justice, n’est pas légitime, et
l’opposition est assumée. À titre d’exemple, une chanson écrite par un zadiste comporte le vers
suivant, dirigé vers les policiers·ères :
« J’en ai assez de tous ces gens qui font simplement leur travail, simplement vos poings
dans nos faces, simplement vous êtes dégueulasses » [Poc des Poubs 2021]
Charlie considère que la loi est illégitime, qu’il y a des urgences qui vont plus vite qu’elle et
qu’on est obligé·e de la violer pour faire bouger les choses [eg1]. Les zadistes ont affirmé leur
5 “there are virtually no other facts for the state than those that are contained in documents standardized for that
purpose.” Traduction personnelle.
6 Pour les focus groups, nous avons d’ailleurs éloigné les téléphones et n’avons rien enregistré.
7 Certaines pratiques ne visent donc pas seulement à faire face à la répression. Adopter le nom, les pronoms et
l’identité de genre de son choix avait une importance énorme bien au-delà de l’aspect protecteur face à la
répression. Ces aspects sont brièvement développés dans Augsburger et al. 2021. Ils peuvent également être vus
comme opposés à l’État d’une autre manière : alors que les zadistes remettaient en cause identités et rôles de genre,
l’État s’est construit sur une base masculiniste (voir Brown 2006).
opposition aux institutions étatiques et au capitalisme. Iels n’ont ensuite pas accepté la décision de
justice leur intimant de quitter le Mormont. Ainsi, la domination de l’État, au sens de « chance pour
un ordre de rencontrer une docilité » [Weber 1995 : 95], n’est pas complète. Les zadistes sont dans
une démarche non seulement d’opposition à l’État, mais aussi de défense d’une logique autre. On
peut qualifier leur positionnement de contre-culturel (voir Giugni 2019 : 77 sqq.). Rappelons que
« [t]rès souvent, les gens désobéissent à une norme juridique parce qu’ils estiment qu’il en existe
une autre, sociale ou morale, plus importante » [Garcia Villegas et Lejeune 2015 : 568].
Une résistance physique à l’opération policière (impliquant plusieurs centaines d’agent·es, des
hélicoptères, véhicules blindés, canon à eau, motos, fourgons et bulldozer) s’est mise en place. Elle
fut variée, respectant une diversité de tactiques (qui faisait consensus [eg1]) : blocages organisés par
Extinction Rebellion et la Grève du Climat, résistance passive dans la maison, les cabanes ou les
arbres, jet de pierres et de peinture par un black bloc, barricades, miroirs pour aveugler la police…
La majorité des personnes présentes ont été rapidement évacuées par la police, ou ont fui par la
forêt. Plusieurs dizaines de personnes se sont laissé arrêter, dont Charlie, dans le but de prolonger
l’occupation du lieu. Elle n’était pas là pour se faire arrêter, mais était consciente que ce serait le cas
[ep].
Le biopouvoir en action : l’évacuation de Charlie
Pour Foucault, à l’époque contemporaine, « il y a eu une explosion de techniques [...] pour
parvenir à l'asservissement des corps et au contrôle des populations, marquant le début de l'ère du
"bio-pouvoir" »8 [Foucault 1984 : 262]. Le contrôle des corps transparaît du récit que Charlie fait de
l’évacuation [ep].
Elle avait prévu d’aller jusqu'au bout. Elle avait vécu tant de choses à la ZAD que c’était
inconcevable de partir à la première sommation, sans compter l’intérêt politique à faire durer
l’évacuation. Comme d’autres, elle avait décidé de ne pas divulguer son identité. Comme d’autres,
elle s’est peinturluré la face et a altéré ses empreintes digitales.
Le matin de l’évacuation, des sirènes ont retenti vers 6h30, une heure et demie avant que la
police, ralentie par des barrages, n’arrive aux barricades. Une radio pirate diffusait des informations
et de la musique, ce que Charlie juge « stylé », mais aussi « un peu angoissant ». Elle a vu des
policiers·ères casser les cabanes et attraper des gens avec une nacelle, de la fumée, et des lignes de
gens en « armure » (tenue anti-émeute). Plus de gens que prévu sont partis. Elle avait peur, mais
était tellement préparée qu’elle aurait été plus stressée encore de partir.
Arrêtée en fin de journée, elle n’a opposé aucune résistance. Face à la police, aucune information
n’était divulguée, pas même les blases. Charlie a marché hors de la zone, encadrée par deux
policiers, et a été amenée dans le champ à l’entrée, des gens étaient déjà dans des fourgons.
Charlie n’a pas donné son identité. Des menottes en plastique, très serrées, lui ont été passées, avant
qu’elle rejoigne des camarades dans un fourgon. Charlie s’est retrouvée avec d’autres à Lausanne, à
la Blécherette, séparé·es par genres binaires présumés. Les zadistes étaient dans des cages à
l’extérieur, iels avaient faim et froid. Charlie y a passé plusieurs heures. Elle se sentait bien tant
qu’elle était avec les autres, jouait avec les autres malgré les menottes, et a pris cela comme une
8 “there was an explosion of [...] techniques for achieving the subjugation of bodies and the control of populations,
marking the beginning of an era of "bio-power."” Traduction personnelle.
expérience, un jeu, ce qui l’a aidée à tenir. Elle souligne l’attente, alors que les zadistes étaient
interrogé·es individuellement.
Lorsque son tour est venu, elle n’a pas donné son nom. Elle a été transférée dans une autre
cellule. Elle a subi un interrogatoire tard le soir, après une fouille à nu, qu’elle qualifie de « plus ou
moins OK » pour elle (par pour tout le monde, précise-t-elle), mais humiliante. Charlie voulait
parler à son avocat·e, mais la police a dit que c’était impossible la nuit. Une prise d’empreintes a été
faite, après un lavage de mains par la police. Charlie a aussi été soumise a une prise forcée d’ADN
et photographiée. Elle a fait des grimaces sur les photos.
Lors d’un nouvel interrogatoire, Charlie n’a toujours rien révélé. Elle estime que les policiers ne
lui ont pas mis la pression, mais que c’était intimidant. Son sac a été fouillé, ses possessions
détaillées. Elle a ensuite été amenée dans une autre cellule, seule. Malgré qu’elle ait annoncé être
végétarienne, il n’y avait pas de plat sans viande. Elle n’a pas mangé. Un néon est resté allumé toute
la nuit, il y avait une caméra dans la cellule. Elle n’avait aucune intimité.
Charlie insiste sur le sentiment de déshumanisation, face au fait de ne voir que des mains passer
par une ouverture à travers la porte. Elle était angoissée. À midi, le repas contenait de nouveau de la
viande, qu’affamée, elle a mangée, contrairement à d’autres.
Sans avoir parlé à son avocat·e, elle a été amenée devant le procureur. Après avoir pu discuter
avec d’autres zadistes et constaté qu’avocat·e ou non, les peines étaient semblables, elle a décidé de
comparaître. Elle a été condamnée par ordonnance pénale à plusieurs mois de prison ferme pour
violation de domicile et plus de 1000 francs d’amendes.
Elle a pleuré, et a été relâchée par une sortie éloignée de ses camarades.
Elle ne relève pas de violence physique à son encontre, mais insiste sur la violence de
l’expulsion, de l’enfermement, de la déshumanisation [ep]. Elle estime également hypocrite de
parler d’évacuation non-violente, la violence étatique étant bien présente [eg1]. Un·e zadiste estime
que « les autres [les policiers] sont violents dans leur toute-puissance » [eg2].
Suites
Les premiers procès de zadistes auront lieu du 17 au 19 janvier 2022. Iels sont défendu·es par
des avocat·es, et encadré·es par une legal team. L’importance du soutien collectif est centrale [eg2].
« Je fais tellement confiance à la legal team, qui est constituée de personnes safe qui savent ce
qu’elles font », dit Charlie [ep]. Elle précise que la répression « ne fait que commencer ».
Les zadistes organisent des événements autour des procès, dont une pièce de théâtre et une
manifestation, et tentent, par exemple au travers du marché de Noël évoqué plus haut, de lever plus
de 200’000 francs pour payer leurs frais.
Les effets de la répression
Pour Brindille, la répression est un outil de peur, pour démotiver, contrôler, désolidariser, détruire
le mouvement, et est constituée d’attaques individuelles pour épuiser le collectif9. Il dit que ça ne
9 Notons que l’accusation d’émeute, délit collectif parfois utilisé contre les militant·es de gauche, n’est pas mobilisé
face aux zadistes.
l’impacte pas énormément, qu’il ne veut pas avoir peur, ne veut pas que ça fonctionne, ne veut
tellement pas être dans le système qu’il se fiche d’être rejeté. Charlie, elle, angoisse quand elle voit
des policiers·ères, et ne va plus en manifestation. « La peur, c’est très problématique pour la rage »,
selon Brindille. Mais à certain·es, ça donne plus de rage que de peur [eg2]. Face à la police, Camille
aussi est plus stressé·e après avoir vu « leur vrai visage », « leur culture » , ladite culture étant de ne
pas penser aux choses subtiles et aux conséquences humaines, à la complexité de l’humain [eg2].
On l’a vu, la répression implique également un effort financier conséquent, peut-être d’aller en
prison, ce dont Charlie ne veut surtout pas [ep]. Elle peut impliquer une confrontation physique,
comme lors de l’évacuation. Et, couplée à une surveillance importante, elle pousse à adopter une
culture de sécurité.
Pour Charlie, celle-ci n’est pas extrêmement contraignante, par exemple lorsqu’il s’agit
d’éloigner les téléphones [ep]. Toutefois, elle dit que c’était difficile d’être masquée lorsqu’il faisait
chaud. De plus, cette culture implique de « scinder les infos ». Elle explique :
« Y a des personnes qui venaient […] en vue de l’évac’, mais à qui on ne pouvait pas
[...] donner toutes les infos. […] c’est cool si elles aident, mais c’est trop risqué de
donner toutes les infos. » [ep]
Ceci tranche avec le fait que, selon elle, il s’agissait sur la colline du Mormont de constamment
« passer le savoir-faire pour alimenter l’horizontalité » [eg1]. Les impératifs anti-répression
impliquent donc de devoir renégocier certains principes, comme, ici, le partage d’information censé
assurer l’horizontalité10.
Conclusion
La répression étatique a un impact important sur les zadistes, qui va de l’adoption d’une culture
de sécurité à l’enfermement, en passant par le fichage ADN, l’angoisse à la vue d’un uniforme ou
encore le fait pour une végétarienne de manger de la viande. Du point de vue de l’État11, qui cherche
à protéger la propriété privée, permettre le développement de la carrière en conformité avec une
décision de justice, et lutter contre des militant·es qui portent atteinte à l’ordre étatique, la
répression fonctionne.
Toutefois, ni la surveillance, ni les conséquences prévisibles de l’occupation du Mormont, ni
l’énorme déploiement policier lors de l’évacuation n’ont empêché les zadistes de créer durant
plusieurs mois un lieu répondant à leurs aspirations. De plus, des actions contre Holcim, notamment
des actes de sabotage, ont continué à avoir lieu après l’évacuation. Les Vert·es, elleux, ont lancé une
initiative populaire pour défendre le Mormont. Face à la répression et au fichage, plusieurs dizaines
de personnes sont encore non-identifiées par la police ou le ministère public. Et la solidarité, pour
10 Dans le cadre de mon mémoire sur la Grève du Climat, cette tension est présente, un·e militant·e m’a indiqué
considérer que la culture de sécurité permet de poursuivre des buts définis collectivement. Elle est donc non
seulement acceptable, mais nécessaire afin de respecter la démocratie interne, bien que la transparence soit un
principe fondamental du mouvement.
11 Notons que Charlie précise que pour elle, l’État n’est pas une entité homogène. Elle ne se plaint pas de tout,
certaines choses lui conviennent. Elle est moins émotionnellement touchée par l’État en général (même s’il est
violent et si des gens meurent de faim ou n’arrivent pas à se loger) que par la police [ep].
défendre les zadistes face aux tribunaux ou leur permettre de payer frais et amendes, semble
importante et efficace.
Bien que les zadistes soient largement intégré·es aux mécanismes étatiques dans leur vie, iels
réussissent à défier la police, la justice et la politique institutionnelle, à faire vivre une logique
contre-culturelle. Si nombre de leurs pratiques relèvent de l’effet d’État, et si la répression
fonctionne jusqu’à un certain point, les zadistes ont su et savent encore s’engouffrer dans des
interstices, ou les créer, afin d’échapper partiellement quitte à parfois y participer [ep] aux
logiques de l’État. État dont le monopole de la violence physique et symbolique est contesté, dont la
légitimité est remise en cause et qui n’arrive qu’imparfaitement à imposer sa discipline sur les corps
et les esprits des zadistes et de leurs soutiens.
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