Content uploaded by Simon Morard
Author content
All content in this area was uploaded by Simon Morard on May 11, 2022
Content may be subject to copyright.
Identifier et tracer les émotions épistémiques dans le
cadre d’un jeu numérique au musée
Simon Morard1 (2ème année de Thèse)
1 Université de Genève, TECFA, 40 bd du Pont d’Arve, 1211 Genève
Simon.morard@unige.ch
Résumé. Cet article traite des choix effectués pour la conception d’un outil
permettant l’identification des émotions épistémiques ressenties par des élèves
du secondaire (12-15 ans) qui utilisent un jeu en réalité mixte dans le cadre de
visites scolaires au musée. La revue de littérature a permis d’identifier les
émotions épistémiques qui peuvent être ressentis lors de la résolution de
problèmes complexes prenant la forme d’énigmes. Afin d’identifier et de tracer
ces émotions durant le jeu, une maquette d’interface dédiée au jeu Geome a été
conçue selon une méthode de recherche orientée par la conception entre des
chercheurs, informaticien et enseignants du projet afin de correspondre au champ
lexical des élèves, aux objectifs de recherche, ainsi qu’à des critères
ergonomiques d’Environnement Informatique pour l’Apprentissage Humain
(EIAH).
Mots-clés : Émotions Épistémiques, Jeu Numérique, Musée, Problèmes
Complexes
1 Introduction
Dans le cadre du projet PLAY
1
, « jouer pour apprendre au musée », un jeu en réalité
mixte a été développé pour des élèves du secondaire 1 (12-15 ans) lors de leurs visites
scolaires au musée de la Nature (Sion, Valais, Suisse). Geome, se joue sur tablette en
interaction avec la muséographie et consiste en une quête durant laquelle les joueurs
adoptent la posture d’un chasseur, puis celle d’un enquêteur devant résoudre des
énigmes relevant de la relation entre l’Homme et la nature. Ces énigmes prennent la
forme de problèmes complexes et ouverts qui ne peuvent être résolus avec un haut degré
de certitude [1]. Basées sur des sujets socio-scientifiques, elles comportent des points
de vue opposés qui conduisent à des explications contradictoires de phénomènes
complexes et non déterministes [2]. Lorsque des élèves résolvent ces problèmes leurs
attentes concernant la nature de la connaissance et du savoir [3] peuvent être mobilisées
et suscitées par des émotions telles que la surprise, la curiosité, la confusion, la
frustration ou l'anxiété [4] qui sont reconnues comme étant des émotions épistémiques
[5,6,7] auxquelles peuvent être ajoutés l’ennui et la joie [5,8]. Nos travaux portent sur
la modélisation et le traçage de l’expérience subjective du joueur. Pour cela nous
1
Le projet de recherche PLAY est financé par le Fonds national suisse de la recherche.
2
veillons à étudier quatre dimensions caractéristiques de l’expérience de jeu, qui sont [9]
: les precepts (activités réalisées par le joueur) les percepts (informations à disposition)
; les concepts (connaissances mobilisées durant le jeu) et les affects (émotions
ressenties). Un traçage des actions des joueurs avec horodatage étant existant, nous
manquions en revanche d’informations sur les émotions ressenties. Pour cela il nous
faut répondre aux questions suivantes : Quelles émotions recueillir ? Comment ? Et à
quel moment durant le jeu ? Ainsi, nous pourrons disposer d’un outil d’identification
des émotions épistémiques, directement intégrée à l’interface de jeu. Ce papier revient
sur les choix conceptuels et théoriques qui nous ont guidés dans la conception de cet
outil de récolte de données.
2 Émotions épistémiques et résolution de problèmes complexes
La résolution de problèmes complexes dépend notamment de la pensée critique, dont
les composantes principales sont l'investigation et l’argumentation [6,10]. Elle repose
sur les ressources épistémiques des individus, soit la capacité à prendre en compte la
nature de la connaissance (sa complexité et son caractère évolutif) et la nature de l’acte
de connaitre (identifier la source et produire une justification) [3]. Ces ressources
épistémiques sont mobilisées lors d’expérience d’apprentissage, ludique dans notre cas,
et s’accompagnent généralement d’émotions [8], des réponses à des événement qui se
traduisent par des tendances à agir, des réactions autonomes, des expressions et des
sentiments [10]. Nous nous focaliserons plus particulièrement sur les émotions
épistémiques qui sont liées au traitement cognitif par l'apprenant des informations et
des tâches rencontrées dans un environnement d'apprentissage [11]. Elles sont
provoquées par de l’incongruité cognitive produite par des informations inattendues qui
contredisent les connaissances antérieures ou les croyances personnelles [12]. Ces
émotions peuvent être des indicateurs de la performance d'apprentissage [11,13].
Ressentir de la confusion peut être corrélé à de meilleures performances et est
précurseur d’un apprentissage profond [13], tandis que des émotions comme la
frustration ou l'ennui peuvent être associées à un apprentissage plus faible [14]. Des
études ont démontré des modèles de transition entre les différentes émotions qui
pouvaient être observées [5,13] en demandant aux participants de déclarer leurs
émotions à des intervalles fréquents pendant les séquences d’apprentissage. Ainsi, il est
peu probable qu’un élève passe de l'engagement à la frustration, la confusion ayant un
rôle intermédiaire dans cette transition [8]. La frustration a été observée comme
négative pour l'apprentissage, mais dans une moindre mesure que l'ennui [14]. La
persistance de la frustration est en effet généralement plus courte dans le temps par
rapport à l'ennui, et une brève exposition à celle-ci n'est pas forcément nuisible à
l’apprentissage [5]. La confusion est l'autre émotion transitoire du modèle et
probablement l'une des émotions épistémiques les plus complexes en raison de son
ambivalence. En effet, la confusion peut être le précurseur de résultats d'apprentissage
tant négatifs que positifs [13]. Le rôle que tient la confusion dans le modèle dynamique
de la transition émotionnelle est central puisqu'il s'agit du point de bascule avant que
les élèves ne commencent à ressentir de la frustration dans l'activité d'apprentissage, ou
3
inversement, à être positivement engagés. En effet, un niveau modéré de confusion peut
bénéficier à l'apprentissage [13].
Les tâches et le matériel d'apprentissage peuvent provoquer la confusion lorsque des
informations contradictoires ou incohérentes avec les connaissances antérieures des
élèves sont introduites ou lorsqu’ils sont confrontés à un nouveau modèle conceptuel
[15]. Dans ce cas, les élèves sont susceptibles d'être mis au défi et réagissent
positivement en se concentrant plus intensément sur la tâche pour dissiper la confusion,
devenant ainsi entièrement engagés dans l'activité [16]. Cependant, si la confusion est
trop importante, et si les élèves sont bloqués pendant un temps excessif, ils peuvent
devenir frustrés et les bénéfices attendus de la confusion seront perdus. Cette
particularité de la confusion conduit les auteurs à décrire ce point particulier du parcours
émotionnel comme une zone de confusion optimale [13] dans laquelle les élèves
naviguent afin de tirer parti de la confusion sans pour autant s’ennuyer [8].
L'étude de la dynamique des émotions épistémiques [5] pour l'apprentissage s’avère
précieuse pour une conception ad hoc des tâches et des contenus intégrés à des EIAH
ou à des jeux numériques. En particulier lorsque les élèves manipulent l’interface de
manière autonome [8].
Pour identifier les émotions des élèves, plusieurs méthodes sont possibles [17]. Pour
évaluer les émotions, il est courant de les questionner sur leurs émotions. Dans les
EIAH, cela peut être réalisé avec des outils visuels tels que des échelles d'auto-
évaluation, des roues d'émotions [18] ou un ensemble d'émoticônes. Cependant, cette
méthode peut également présenter des limites liées à la volonté des élèves de révéler
leurs émotions, en particulier lorsqu'elles ne sont pas positives, et aussi parce que la
compréhension des descriptions données des émotions peut donner lieu à des
interprétations différentes, même parmi des élèves d'âge similaire et partageant des
antécédents culturels et éducatifs comparables [17]. Par ailleurs, s’agissant d’une
expérience de jeu, il faut veiller à identifier ces émotions de manière non-intrusive et
en temps réel [19].
La présence d’émotions épistémiques et la dynamique entre celles-ci étant centrale
pour la résolution de problèmes complexes, nous jugeons nécessaire, pour caractériser
l’expérience du joueur, de développer un outil d’identification des émotions. Cet outil
devra prendre en compte les capacités d’interprétation des émotions des élèves [17]
ainsi que des critères d’expérience utilisateur (UX) de l’EIAH visant à ne pas
interrompre le jeu [18,19]. Face à cette problématique, plusieurs questions de
recherches émergent : Comment identifier des émotions épistémiques individuelles
lorsque les élèves partagent une même tablette pour jouer ? Comment et quand intégrer
l’outil d’identification au gameplay ? Quelles formulations utiliser pour que l’élève
puisse se positionner vis-à-vis de ses émotions ? Nous posons l’hypothèse que des
émotions épistémiques, en particulier de la frustration et de la confusion, sont
susceptibles d’êtes provoquées par le jeu chez les élèves, et contribueront à leur volonté
de s’investir dans la résolution de problèmes complexes et à mobiliser leurs ressources
épistémiques [3] (rapport au savoir).
4
3 Méthode de type recherche orientée par la conception
S’inscrivant dans une méthode de recherche de type recherche orientée par la
conception (ROC), celle-ci se veut itérative en adaptant nos modèles d’analyse et de
traitement des données, contributive par une volonté d’affiner les outils de traçage des
émotions dans un jeu pour l’apprentissage, collaborative en étant menée entre
chercheurs, experts techniques et praticiens et conduite en condition écologique au sein
des musées où sont menées les expérimentations [20]. Par une revue de la littérature,
notre choix s’est porté sur les émotions suivantes : la surprise, la curiosité et la
confusion [7,11] la frustration [4], la joie et l’ennui [5,8]. Les définitions de ces
émotions ont été répertoriées dans un tableau puis présentées à des enseignants
partenaires du projet. Ils ont alors pu suggérer de courtes phrases qui pourraient être
produites et comprises par leurs élèves pour caractériser ces émotions. Elles ont été
intégrées à la maquette de l’interface, dont les critères UX ont été discutés entre
chercheurs et informaticiens du projet lors de plusieurs séances de travail. Afin de ne
pas rompre l’harmonie ludo-narrative, des discussions ont été menées sur les aspects
visuels de l’interface. Dans une démarche itérative, l’interface sera développée puis
testée par les élèves au musée. Des adaptations seront apportées à partir d’observation
in situ et des retours des élèves sur des critères d’utilisabilité et d’acceptabilité [21].
4 Vers une interface de traçage des émotions épistémiques
Nos résultats prennent la forme d’une interface (fig.1) qui reflète nos réflexions sur les
émotions à identifier et leur formulation compréhensible pour les élèves (quoi ?), les
moments opportuns pour les identifier (quand ?) ainsi qu’une manière cohérente de les
sélectionner, tant du point de vue de l’univers du jeu, que de l’expérience du joueur
(comment ?). Ainsi, les émotions épistémiques retenues ont été traduites en de courtes
phrases, identifiées comme compréhensibles par les enseignants pour leurs élèves.
Une bonne connaissance du jeu par les membres de notre équipe, couplée à une
analyse a priori du jeu ont permis d’identifier des moments-clés (quand ?) dans
l’expérience de jeu, qui relèvent de la résolution de problèmes complexes, durant
lesquelles l’épistémologie personnelle [3] ainsi que des émotions épistémiques sont
susceptibles d’être sollicitées [25]. La première partie du jeu se conclut par une défaite
du joueur car les ressources à sa disposition sont limitées. Les actions (percepts)
exercées par le joueur vont l’amener à réaliser que les causes de la défaite sont liées à
des aspects systémiques, induits par ses comportements et ceux des autres joueurs, ce
qui va générer des émotions (affects, nous supposons de la curiosité, de la confusion,
de la surprise ou de la frustration). C’est à ce moment que l’élève sera amené, pour la
première fois à se prononcer sur son émotion. Par la suite, des énigmes devront être
résolues à partir d’une nouvelle diffusée sur un réseau social, les indices récoltés seront
composés d’informations contradictoires (precepts) avec celles initialement présentées,
un moment où l’élève est susceptible de se retrouver en situation d’incongruité
cognitive [12] durant lequel il se prononcera une deuxième fois sur ses émotions. Les
informations collectées de manière évolutive au cours du jeu, amèneront l’élève à
5
remettre en question certaines certitudes ou à la conforter dans des opinions préalables.
Le jeu se termine sans que l’élève puisse obtenir une réponse unique à l’enquête, mais
des pistes de résolution, il est néanmoins indiqué « victoire » sur l’interface de jeu, il
pourra alors une dernière fois indiquer son émotion.
Fig. 1. : Maquette de l’interface d’identification des émotions épistémiques
Les aspects visuels (illustrations, personnages et code-couleurs) seront identiques au
reste des interfaces de jeu, de plus l’identification est introduite narrativement par un
personnage non-joueur, ayant déjà communiqué des informations aux joueurs. Ces
aspects contribuent à ne pas rompre l’expérience de jeu. Les joueurs peuvent alors
effectuer un « glisser-déposer » de l’émotion qu’il ressent sur le personnage indiqué par
leurs prénoms (comment ?). Le personnage s’illumine selon la couleur de l’émotion
sélectionnée. Jusqu’à deux émotions peuvent être sélectionnées, le cercle est alors
scindé en deux. Nous tenions à ce que le joueur puisse identifier deux émotions
épistémiques, car celles-ci sont dynamiques ou parfois transitoires [5] (de la frustration
à l’ennui). C’est également une façon de vérifier la sincérité des réponses sur l’interface
dans le cas où des émotions antinomiques seraient sélectionnées (ennui et joie).
5 Limites et perspectives
Conscient que l’identification des émotions, en particulier pour un public adolescent,
est complexe, notre dispositif sera mis à l’épreuve du terrain lors d’expérimentations
en février 2022 puis adapté par itération. Des entretiens d’auto-confrontation couplés à
des prises de vidéo par caméras embarquées et des observations in situ, permettront de
valider la méthode et l’interface conçue, à partir de critères d’acceptabilité (l’expérience
de jeu est-elle interrompue ?), d’utilisabilité (les joueurs parviennent-ils à utiliser
l’interface ?), et de validité (Est-ce qu’ils répondent de manière sincère ?) [21].
Références
1. Jonassen, D. H. (2000). Toward a design theory of problem solving. Educational
Technology Research and Development, 48(4), 63-85.
2. Levinson, R. (2006). Towards a Theoretical Framework for Teaching Controversial Socio‐
scientific Issues. International Journal of Science Education, 28(10), 1201-1224.
6
3. Hofer, B. K., & Pintrich, P. R. (1997). The Development of Epistemological Theories :
Beliefs about Knowledge and Knowing and Their Relation to Learning. Review of
Educational Research, 67(1), 88-140.
4. Muis, K. R., Chevrier, M., & Singh, C. A. (2018). The Role of Epistemic Emotions in
Personal Epistemology and Self-Regulated Learning. Educational Psychologist, 53(3),
165-184.
5. D’Mello, S., & Graesser, A. (2012). Dynamics of affective states during complex learning.
Learning and Instruction - LEARN INSTR, 22.
6. Muis, K. R., Chevrier, M., Denton, C. A., & Losenno, K. M. (2021). Epistemic Emotions
and Epistemic Cognition Predict Critical Thinking About Socio-Scientific Issues. Frontiers
in Education, 6, 121.
7. Pekrun, R. (2021). Emotions in reading and learning from texts : Progress and open
problems. Discourse Processes, No Pagination Specified-No Pagination Specified.
8. Arguel, A., Pachman, M., & Lockyer, L. (2019). Identifying epistemic emotions from activity
analytics in interactive digital learning environments (p. 56-67).
9. Sanchez, E. (à paraître en 2022) Le paradoxe du marionnettiste. Jeu et apprentissage.
Toulouse : Octares.
10. Scherer, K. R. (2001). Appraisal considered as a process of multilevel sequential checking.
In Appraisal processes in emotion : Theory, methods, research (p. 92-120). Oxford
University Press.
11. Pekrun, R., & Stephens, E. J. (2012). Academic emotions. In APA educational psychology
handbook, Vol 2 : Individual differences and cultural and contextual factors (p. 3-31).
American Psychological Association.
12. Marshall, M., & Brown, J. (2006). Emotional reactions to achievement outcomes : Is it really
best to expect the worst? Cognition and Emotion, 20(1), 43-63.
13. D’Mello, S., Lehman, B., Pekrun, R., & Graesser, A. (2014). Confusion can be beneficial
for learning. Learning and Instruction, in press, X.
14. Baker, R. S. J. D., D’Mello, S. K., Rodrigo, Ma. M. T., & Graesser, A. C. (2010). Better to
be frustrated than bored : The incidence, persistence, and impact of learners’ cognitive–
affective states during interactions with three different computer-based learning
environments. International Journal of Human-Computer Studies, 68(4), 223-241.
15. Limón, M. (2001). On the cognitive conflict as an instructional strategy for conceptual
change : A critical appraisal. Learning and Instruction, 11(4-5), 357-380.
16. VanLehn, K., Siler, S., Murray, C., Yamauchi, T., & Baggett, W. B. (2003). Why do only
some events cause learning during human tutoring? Cognition and Instruction, 21(3),
209-249.
17. Arguel, A., Lockyer, L., Lipp, O. V., Lodge, J. M., & Kennedy, G. (2017). Inside out :
Detecting learners’ confusion to improve interactive digital learning environments. Journal
of Educational Computing Research, 55(4), 526-551.
18. Cayatte, R. (2019, octobre). L’émotion comme moteur de jeu : Mettre des mots sur une
expressivité vidéoludique. Colloque international Les langages du jeu vidéo : codes,
discours et images en jeux.
19. Clow, D. (2013). An overview of learning analytics. Teaching in Higher Education, 18(6),
683-695.
20. Sanchez, É., & Monod-Ansaldi, R. (2015). Recherche collaborative orientée par la
conception. Éducation et didactique, 9-2, 73-94.
21. Tricot, A., Plégat-Soutjis, F., Camps, J.-F., Amiel, A., Lutz, G., & Morcillo, A. (2003).
Utilité, utilisabilité, acceptabilité : Interpréter les relations entre trois dimensions de
l’évaluation des EIAH.