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LE MASQUE, FIGURE POLAIRE DE LA CRISE DE LA COVID-19 : UNE
EXPLORATION PAR NLP DU FLUX DES CONVERSATIONS TWITTER
(FÉVRIER - MAI 2020)
Sophie Balech, Michel Calciu, Julien Monnot, Christophe Benavent
L'Harmattan | « Marché et organisations »
2022/1 n° 43 | pages 151 à 187
ISSN 1953-6119
ISBN 9782343254043
DOI 10.3917/maorg.043.0151
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-marche-et-organisations-2022-1-page-151.htm
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LE MASQUE, FIGURE POLAIRE DE LA CRISE DE LA
COVID- 19 : UNE EXPLORATION PAR NLP DU FLUX DES
CONVERSATIONS
TWITTER
(FEVRIER - MAI 2020)
Sophie BALECH
Université Picardie Jules Verne
sophie.balech@u-picardie.fr
Michel CALCIU
Université de Lille
mihai.calciu@univ-lille.fr
Julien MONNOT
Université Paris Nanterre
jmonnot52@gmail.com
Christophe BENAVENT
Université Paris Dauphine
Christophe.benavent@dauphine.psl.eu
RÉSUMÉ
La pandémie de Covid-19 qui frappe la planète propose un
cas d’étude spectaculaire de management du désastre. Dans
cette littérature, le paradigme participatif est fondamental :
l’atténuation de l’impact de la catastrophe, la qualité de la
préparation et la résilience de la société, facilitent la
reconstruction, mais dépendent de la participation des
populations. Pouvoir observer et mesurer l’état de santé
mentale des populations (anxiété, confiance, espoirs, ...),
identifier les points de controverse et le contenu du discours,
restent des nécessités pour accompagner les mesures
destinées à encourager cette participation. Les médias sociaux,
et en particulier Twitter, offrent des ressources précieuses pour
explorer ce discours. Le résultat principal repose sur
l’identification du caractère central de la figure du masque et
vise à établir l’importance du phénomène. Nous le montrons
de manière quantitative, et en explorons le concept par les
méthodes de NLP. La toile de fond est un changement majeur
d’appréhension de la crise. Si, en début de cycle, elle est perçue
de manière exotique, elle devient ensuite endémique au corps
social. Nous exploitons ici une base de 2,1 millions de tweets
extraits d’un corpus de 110 millions, élaborés par une équipe
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internationale de science de l’information et portant sur les
variantes des #Covid-19, #coronavirus, etc. : le Covid-19
Twitter data set.
Mots-clés : Covid-19, Gestion des catastrophe, TAL, STM,
réseaux sémantiques, Médias sociaux, Gestion de crise,
mesure de l’opinion, masque.
ABSTRACT
The mask as a polar figure of the Covid-19 crisis: an NLP
exploration of the Twitter conversation stream
(February - May 2020).
The Covid-19 pandemic that has hit the planet offers a
spectacular case study in disaster management. In this
literature, the participatory paradigm is fundamental: the
mitigation of the impact of the disaster, the quality of the
preparation and the resilience of the society, facilitate
reconstruction, but depend on the participation of
populations. Being able to observe and measure the mental
health of populations (anxiety, confidence, hopes, etc.),
identifying points of controversy and the content of the
discourse, remain necessary to accompany measures to
encourage this participation. Social media, and in particular
Twitter, offer valuable resources for exploring this discourse.
The main result is based on the identification of the centrality
of the mask figure and aims to establish the importance of the
phenomenon. We show this quantitatively, and explore the
concept using NLP methods. The background is a major
change in the understanding of the crisis. If, at the beginning
of the cycle, it is perceived in an exotic way, it then becomes
endemic to the social body. We exploit here a database of 2.1
million tweets extracted from a corpus of 110 million,
elaborated by an international information science team and
dealing with the variants of #Covid-19, #coronavirus, etc: the
Covid-19 Twitter data set.
Keywords:. Covid-19, Disaster management, NLP, STM,
semantic networks, Social media, Crisis management.
JEL Codes : I12, H12, C55
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INTRODUCTION
L’apport majeur de la discipline du management du désastre
(Havidán Rodríguez, Quarantelli, Dynes, 2007) pointe que la capacité
d’y faire face dépend fortement de la participation des populations. Qu’il
s’agisse d’atténuer les conséquences immédiates de la catastrophe, de
préparer les populations aux répliques, de favoriser la résilience et
d’accélérer la reconstruction, on peut difficilement faire sans ceux qui en
sont frappés. L’épisode de pandémie de la Covid-19 en illustre
l’importance. Sans l’adoption scrupuleuse de la distance sociale, il est
difficile de contenir l’épidémie : les pays qui ont réussi à casser la
(première) vague l’ont fait au prix d’un confinement plus ou moins strict.
Dans les mois et sans doute, les quelques années qui viennent, dans
l’attente d’un traitement et de la vaccination, compte tenu des risques de
reconfinement, la capacité à maintenir une distance entre les sujets
biologiques1 par l’observance des gestes barrières, est un enjeu essentiel,
ainsi que le traçage le plus immédiat des clusters pour isoler ceux qui
peuvent contaminer les autres.
La participation des populations est nécessaire, et pour l’obtenir, il est
sans doute utile d’écouter ce qu’elle pense, de comprendre comment le
discours se construit. C’est le rôle traditionnel des enquêtes d’opinion que
les méthodes modernes de “social listening” complètent aujourd’hui en
apportant de nouveaux matériaux provenant des médias sociaux. Grâce au
processus de documentation immédiate dont cette crise fait l’objet
(données épidémiologiques, publications scientifiques sur le virus et les
traitements, observatoires ou baromètres des instituts d’études), les
données sont très largement disponibles pour tenter d’appréhender la
manière dont les populations construisent leur(s) rapport(s) à l’épidémie
ainsi qu’à son atténuation.
Cette étude participe à ce mouvement de « science immédiate »,
puisque les données exploitées couvrent la période de février à mai 2020,
soit la totalité de la période du premier confinement en France. L’approche
est largement descriptive et longitudinale, elle vise essentiellement à
historiser une microhistoire, reconstruire le narratif par l’analyse des
contenus de tweets, en traitant par des outils NLP (sentiment, annotations,
POS, dépendance syntaxique) un corpus de 566 000 posts répartis sur une
1 Par sujets biologiques, on entend les corps. Malencontreusement le terme de distance
sociale a été retenu, son alternative est celle de la distance physique. Il vaudrait mieux
parler de distance biologique, celle établie entre les corps et suffisante pour éviter la
contamination. Elle n’est pas forcément physique (au sens de géométrique) et peut être
instaurée par des filtres. Les masques en sont un exemple. Elle n’implique pas forcément
que les relations sociales soient annulées, même si elles peuvent être affectées.
Naturellement, les sujets biologiques sont contrôlés par les sujets sociaux : nos intentions
guident les corps, ils peuvent être aussi l’objet de discipline.
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période de 22 semaines, que complète une analyse des données d’une
enquête qui porte sur l’observance des gestes barrières en France.
C’est donc sur la question de l’adoption des gestes barrières
(atténuation) et de la compliance aux recommandations et obligations que
l’analyse va se centrer, et en particulier sur ce qui semble devenir au moins
le symbole de la pandémie et de ses conséquences sociales et
économiques : le masque. Quelle est la place du masque dans la stratégie
d'atténuation mise en œuvre ?
Le résultat empirique montre sa position centrale dans le flux de Twitter,
d’une part, ainsi que sa montée progressive au cours de la période étudiée,
de l’autre. On en observe les variations sémantiques au cours du temps qui
font d’un objet fonctionnel, la figure centrale du discours produit par les
médias sociaux : une figure polaire, qui condense le matériel et le
symbolique.
Pour défendre cette thèse, nous commencerons d’abord à dessiner un
cadre d’analyse qui s’inscrit dans la perspective d’une discipline de la
gestion née dans le drame de la guerre et dans l’expérience des
catastrophes naturelles, et emprunte à l’anthropologie de la technique
l’idée que, dans les conventions matérielles qui nous permettent de mettre
en œuvre les moyens de nous protéger, les objets du quotidien offrent
moins une capacité technique (le degré de filtrage pour un masque), qu’une
activité commune qui tisse et coordonne l’effort d’atténuation de
l’épidémie. Le caractère concret du masque et son ambivalence en font
l’objet nécessaire pour que des mondes sociaux aussi différents que les
épidémiologistes et les citoyens, puissent disposer d’un artefact qui leur
permet de répondre à ce qui semble être moins une maladie biologique –
en ce qu’elle menace la vie et les populations – qu’une maladie sociale qui
conduit à reconsidérer toutes les modalités de la vie quotidienne. Le
masque serait ainsi ce par quoi les relations sociales se redéfinissent, et qui,
tout en nous isolant, nous rapproche d’une réalité partagée.
1. LE CADRE D’ANALYSE : QUELQUES ÉLÉMENTS DE
«
DISASTER MANAGEMENT
»
Si la catastrophe semble être singulière pour ceux qui la vivent, elle est
au cours des années et à travers la planète, un phénomène finalement
ordinaire : tempêtes et ouragans, séismes, inondations, accidents industriel
et, naturellement, les épidémies en sont quelques-unes des manifestations,
à chaque fois unique par leur sévérité et leurs conséquences matérielles.
Les catastrophes ne sont qu’une variété d’une catégorie plus générale
d'événements, les crises, qui constituent un environnement particulier de
décision avec les travaux pionniers de Ian Mittrof (Mitroff, 1986).
Quelle différence entre le désastre et la catastrophe ? On pourrait la
caractériser par l’ampleur, mais les spécialistes de la question ont noté
qu’elle était d’une certaine manière qualitative : alors que dans les deux cas,
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la réponse des populations ne cède jamais à la panique et tend vers les
bons gestes, à des échelles d’organisation plus élevées, la réponse est
différenciée. Dans les désastres, la réponse institutionnelle est rapide et
ajustée, car planifiée ; dans les catastrophes, elle souffre de lenteur et de ce
qu’on pourrait appeler de stupeur organisationnelle, celle qui se produit
car la réaction est inhibée par la nécessité de la préservation des routines
(Perry, 2007).
Une autre approche, qui a notre préférence, permet de déjouer les
difficultés de la typologie en faisant de la catastrophe ce qui désigne le
phénomène, du désastre, ses conséquences directes sur les personnes
affectées, et de la crise comme situation de déséquilibre et d’incertitude.
Cette distinction permet de rendre compte de l’épidémie du coronavirus :
la catastrophe, c’est une pandémie, envisagée, mais non prévue, qui se
caractérise par une grande vitesse de propagation, qui se joue de nos
systèmes de transports, dont les conséquences pèsent lourdement sur les
systèmes de santé même si pour le plus grand nombre elle est invisible ; le
désastre, c’est le cumul de ces dégâts et de ceux engendrés par l’obligation
de faire face. Les confinements, les restrictions de déplacements, la
dégradation des interactions sociales ont brutalement réduit l’activité
économique et l’empêchent de retrouver pleinement son rythme antérieur.
Si la catastrophe est sanitaire, le désastre est largement économique, c’est
certainement là, la singularité de cet épisode. Quant à la crise de la prise de
décision, elle relève autant de l’incertitude relative au virus et à la maladie,
qu’aux facteurs organisationnels.
C’est à la frontière de plusieurs disciplines, avec l’expérience d’instituts
comme la Croix Rouge et la sécurité civile, la médecine d’urgences, la
médecine de guerre, la gestion du risque, que s’est développée une
discipline : le « disaster management » dont l’ouvrage de Havidán,
Rodríguez, Quarantelli, Dynes (2007) est devenu un classique. En 2005,
l’Epidemiologic Reviews publiait un numéro spécial d’état de l’art de la
discipline (Noji, 2005), soulignant l’accroissement de la complexité, et
rappelant que l’on ne sort jamais de la crise de manière immédiate.
1.1. Préparation, atténuation, et reconstruction
Dans cette littérature trois concepts sont clés et nécessaires à tous les
stades du désastre (cf. tableau 1) : le premier est l’état de préparation aux
conséquences du phénomène et à ses répliques, le second concerne celui
de l’atténuation de ces conséquences qui nécessite la participation des
populations, le troisième est lui relatif à la capacité qu’a chacun de rebondir
et de s’engager dans la voie de la reconstruction : la résilience.
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Tableau 1. Les 3 concepts clés du « disaster management »
La conception moderne du management du désastre, en mettant
l’accent sur la participation des populations, interroge les facteurs qui
l’encouragent ou la réfrènent. Les ressources matérielles, cognitives et
organisationnelles sont évidentes, l'entraînement et la préparation sont
déterminants, mais in fine, c’est sans doute la santé mentale des populations
et leur niveau d’engagement et de participation qui font la différence.
1.2. Un cycle de vie du désastre
Il semble qu’un cycle de vie anime la dynamique de la santé mentale
pendant les catastrophes. Le modèle de Zunin et Myers est souvent cité
(cf. figure 1), il suppose une succession de plusieurs phases.
L’état de préparation : une
dynamique qui conduit à mieux faire
face à la suite
(Kunz, Reiner, Gold, 2014)
Matériel
:
qualité ex ante qui
s’obtient par l'entraînement et la
capacité à disposer des
équipements nécessaires ;
Organisationnel : existence de
stratégies, de plans d’action, mais
aussi les mesures prises pour
assurer une meilleure réponse aux
effets
p
rolon
g
és.
La participation à l’atténuation :
multiscalaire, qui va des populations
aux communautés qui les animent et
qui en sont le levier principal
(Horney et al. 2016), (Witvorapong,
Muttarak, Pothisiri, 2015
)
Réduire les vulnérabilités
:
pauvreté,
promiscuité, déscolarisation ;
Renforcer le capital social :
l’engagement civique, la solidarité
du voisinage, la confiance sociale, le
bénévola
t
.
La capacité de rebond ou
résilience : processus dynamique
d'adaptation réussie, réponse à des
événements stressants, sur un plan
individuel
(
Reich, Zautra, Hall, 2010
)
Récupération de l’état initial
:
rapidité
des capacités d’action, repose sur
les compétences et équipements
matériels des individus ;
Restauration durable d’un état
d’é
q
uilibr
e
.
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Figure 1. Le cycle de vie du désastre
(Zunin & Myers, cité par Malinen
et al.
, 2019)
La première est la phase de l’impact qui s’accompagne de
stupéfaction, d’autant plus que ce dernier est brutal. Cette phase dure le
temps que des catégories de pensée communes surgissent pour
comprendre, donner un sens à l’événement et orienter les décisions. Une
deuxième phase, « héroïque », dure peu de temps et se caractérise par de
fortes réactions émotionnelles mais peu productives pour faire face à la
catastrophe. La troisième, qualifiée de « lune de miel », débute lorsque
les forces de lutte sont en place, qu’une stratégie d’atténuation est engagée,
et qu’apparaît une réorganisation dans laquelle chacun trouve une sorte
d’apaisement. La quatrième séquence est celle des désillusions qui se
prolonge d’autant que la phase de reconstruction n’est pas encore en vue.
Elle évolue en fonction des événements, passant par la désespérance
(quand la circulation du virus s’accélère) et des lueurs d’espoirs (quand des
annonces de vaccin et de tests sont proclamées). La dernière et ultime
phase est celle de la reconstruction à moins qu’une réplique vienne à
nouveau enclencher le cycle, aux conditions différentes, en fonction du
degré de préparation qui aura été acquis précédemment.
Même s’il ne semble pas que ce modèle ait été testé empiriquement, et
que le concept de santé mentale y soit mal défini, il garde une valeur
heuristique pour autant que l’on adopte une perspective de la notion de
santé mentale précise. Celle de l’OMS est peut-être perfectible (Galderisi
et al., 2015) mais présente au moins l’avantage de ne pas se définir par
l’absence de maladie : « un état de bien-être dans lequel l'individu réalise ses propres
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capacités, peut faire face aux stress normaux de la vie, peut travailler de manière
productive et fructueuse, et est capable d'apporter une contribution à sa communauté ».
Cette définition implique aussi qu’un stress extraordinaire affecte
sérieusement la santé mentale et affaiblit la participation. C’est ce qui a été
observé à large échelle lors du tremblement de terre du 11 mars 2011 au
Japon (Matsuyama et al., 2016).
1.3. Les stratégies d’atténuation : confiner, tester, mettre à distance
Le tableau 2 reprend l’ensemble des stratégies que les milieux médicaux
et sanitaires définissent et encouragent pour lutter contre l’épidémie :
Tableau 2. Les stratégies de lutte contre la Covid-19
Ces règles ont été produites dans une interaction des ministères et du
conseil scientifique, mais aussi dans le « feu de l’action », trop tardives sans
doute car si les choix décisifs se sont dessinés le 11-12 mars 2020, l’Italie
était déjà en crise sévère depuis une semaine. La sidération a été collective,
saisissant dans la stupeur les dirigeants, les experts et les citoyens. Ainsi, la
légitimité de ces règles est indiscutable mais leur autorité est limitée. Plus
que jamais, l’enjeu de la puissance publique réside dans le dilemme de
l’obligation et de la participation.
Pister et isoler Faire un maximum de test, identifier et
mettre en quarantaine les exposés, éradiquer
les su
p
er-
p
ro
p
a
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ateurs.
Mettre à distance La doctrine de la distanciation sociale,
nécessite une participation très importante
de la
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ulation.
Les artefacts « barrières
sociales"
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ets de protection, dont l’efficacité
dépend de leur bon usage (masque, gel,
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.
Le confinement Strict et généralisé ou plus ou moins limité
(couvre-feu), a un coût économique et social
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L’immunisation collective Encadrer la circulation du virus pour
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1.4. Un objet singulier dans les stratégies d’atténuation : le masque
Le masque est un objet qui fait partie de la panoplie des gestes barrières.
Sa particularité est que s’il est une des pratiques d’atténuation les moins
observées au début du confinement, c’est pourtant celle qui s’est le plus
généralisée. Le masque est aussi l’objet de polémiques multiples (au sujet
de son absence, de son efficacité, de son prix, de sa disponibilité ou encore
de son obligation) le constituant d’emblée comme controverse. C’est
également un marché qu’un rapide calcul nous amène à chiffrer autour de
250 millions d’euros par mois.
Voilà qui suffirait à justifier l’objet de notre investigation, si ne venaient
s’ajouter d’autres dimensions et une complexité de l’objet, masquée par
son apparente simplicité. C’est pourquoi nous lui accorderons une
importance particulière dans l’étude empirique du discours produit au sein
des réseaux sociaux. Il convient cependant d’en faire une analyse
indépendante de ce discours.
Phénoménologiquement, le masque est un objet matériel
ambivalent : fonctionnellement, il est, dans l’usage chirurgical, destiné à
protéger les autres plutôt que soi de la morsure de l’infection ; il est aussi
– et c’est le mouvement le plus naturel – le moyen pour que chacun puisse
se protéger des exhalaisons des autres. Dans son évaluation, les deux
conceptions pèsent des poids variables, d’autant plus que l’efficacité réelle
est peu connue (au niveau de l’objet) et que son efficacité épidémiologique
varie largement en fonction du caractère approprié de son usage
(Stutt et al. 2020). À l’ambivalence de la fonction s’ajoute donc une
ambiguïté de performance. Les nouvelles données scientifiques justifient
le revirement de doctrine et l’on constate partout dans le monde la
généralisation de son port, volontaire ou imposé, et parfois contesté.
Le masque est aussi un objet concret. Il peut être en papier
(technologie du jetable) ou en tissu (artisanal ou industriel) et si le jetable
l’a emporté dans la pratique médicale dès les années 1960, l’histoire
rappelle qu’il a d’abord été en gaze (Matuschek et al., 2020). La matière
peut avoir une importance de confort, d’efficacité à filtrer, mais aussi se
prêter à la personnalisation. Le concret se traduit aussi par les manières de
le porter : bien appliqué, sous le nez, sous le menton, enfilé au poignet, on
en voit peu sur le front. Il fait l’objet d’une esthétique, et se prête à
l’ostentation, c’est un nouvel article de mode, qui hésite entre l’accessoire
et le sous-vêtement. De ce point de vue, il est une nouvelle expérience de
consommation et un budget certain pour les ménages.
L’ambivalence est aussi symbolique. Le masque protège, mais son
port est en lui-même un signal, qui marque le degré de participation à
l’effort d’atténuation. S’il cache le visage, c’est pour maintenir l’interaction
sociale, c’est une nouvelle frontière dont l'ambiguïté est de séparer pour
maintenir la circulation et les réunions.
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C’est par-dessus tout un objet social, dont une réglementation
négociée, depuis le début de l’épidémie, règle autant ses modes de
production par des normes techniques que son usage par des mesures
différenciées d’obligation, ce qui lui confère une existence au-delà de son
utilité individuelle et collective. Au-delà de la norme, en son sens juridique,
le masque se trouve au cœur de toutes les interactions sociales, et de la
redéfinition des protocoles d’interactions interpersonnelles au travail, à
l’école, dans les transports, les commerces et la sphère des relations
privées.
C’est enfin un objet historique. Au tournant de mars 2020, quand le
confinement a été imposé à pas accélérés, en dépit des élections
municipales, que l’impact de l’épidémie ne s’était pas encore produit, la
polémique du masque a brutalement surgi, d’autant plus que la pénurie a
frappé les soignants. Il serait erroné de conclure à un état d’impréparation,
l’histoire du masque et de son stock se noue dans les premières alertes
épidémiques de 2005 et 2009, et se développe dans l’interaction de la
production scientifique qui se penche sur son efficacité, de la doctrine des
décideurs et des glissements organisationnels et administratifs de la gestion
du stock stratégique (Steyer, 2020).
1.5. Le masque comme objet-frontière
La première manière d’approcher le masque est celle d’objet
intermédiaire et la notion proche d’objet frontière. Le concept d’objet
intermédiaire s’est développé dans un cadre de sociologie des sciences où,
dans un esprit latourien, les objets matériels participent à la vie sociale, en
s’appuyant sur un double processus de représentation et de traduction,
dans la mesure où l’objet ne véhicule pas seulement l’intention des acteurs,
mais transforme les intentions et produit autre chose que ce qui était
anticipé (Vinck, 2009). Il est à la fois le médiateur et le cadre de l’action.
Le concept d’objet frontière est proposé dans un esprit très proche par
Star & Griesemer (1989) qui les définissent comme les éléments qui
assurent la coordination entre des mondes sociaux différents. De tels
objets sont caractérisés par leur flexibilité interprétative, ils supportent des
définitions, des connaissances, des conceptions multiples, sans consensus
préalable, tout en les articulant. Ils se caractérisent aussi par une
organisation et une certaine échelle d’action. Quand ces objets acquièrent
une valeur de standard, ils se transforment en infrastructures (Leigh Star,
2010). L’objet frontière a une “visée analytique originale à savoir le fait que
certains objets, ou configurations, voire organisations, matérialisent et transportent dans
l’interaction une infrastructure invisible faite de standards, de catégories, de
classifications et de conventions propres à un ou plusieurs mondes sociaux.”
(Trompette,Vinck, 2009).
Faire l’hypothèse que le masque est un de ces objets, offre une grille de
lecture intéressante, dans la mesure où, effectivement, il est le moyen
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d’associer des mondes sociaux bien différents : les scientifiques, les
médecins, le monde politique (et en particulier celui des municipalités), les
commerçants, les citoyens, en permettant à chacun d’eux de construire un
discours pour orienter ses actions. La flexibilité interprétative est d’ailleurs
maximale, chacun y apportant ses croyances, ses savoirs, ses
représentations et, en dépit de l’incommensurabilité des connaissances, il
permet une coordination. Le masque se retrouve aussi dans le langage que
l’on emploie, dans les images produites sur les murs, les rituels de
salutations, bref il devient un moyen par lequel on s’entend pour agir de
concert.
1.6. Le rituel et le fétiche
Une autre manière d’appréhender le masque est sous l’idée du fétiche
qui nous offre une meilleure conceptualisation d’un a) objet matériel,
b) pourvu de puissance sociale, sans que sa légitimité soit rationnelle,
c) transitionnel et, d) qui concrétise pour permettre l’action. Le fétiche est
ce qui s’impose à tous et avec ce que chacun transige.
L’anthropologie de Lemmonier s'intéresse aux objets, tambours,
barrières ou pièges à anguille et au motif périssologique, pléonastique,
répétitif du rituel (Lemonnier, 2012). Elle observe que l’objet est plus
grand, plus travaillé, plus ouvragé que n’en réclame sa fonction. C’est qu’il
est investi des forces sociales, de ses mythes et ses catégories, d’un travail
conjoint dont le produit n’est pas que l’objet mais le tissage des relations
par l’activité commune et l’incorporation dans la forme de l’objet des récits
communs. La frontière entre technique et rituel s’estompe. Nous
retrouvons là finalement une pensée assez proche de celle de Gilbert
Simondon (Simondon, Simondon, 2012).
Dans cette perspective, une anthropologie du masque viserait à
rechercher les éléments de récits qui s’y attachent, les pratiques communes
qui renouent les liens sociaux en dépit de la distance biologique qui rompt
le lien habituel en instaurant des écrans (masque, hygiaphone, gants, gel)
ou en accroissant la distance entre les corps. La périssologie est celle de se
frotter les mains avec du gel avant d’entrer dans un magasin, de porter le
masque dès qu’on franchit le seuil de son habitation, de se tenir à distance
des autres quand on est réuni. L’espace public se retrouve balisé de
fléchage, de panneaux d’instructions de sens de circulation, de
distributeurs de gels. On s’accommode de l’obligation par des rituels, de
nouvelles formules de politesse, mais aussi par d’autres modes de
coordination. L’espace cède le pas à l’agenda. Le temps devient le principal
facteur d’organisation.
Au travers de ces perspectives théoriques se dégage une grille de lecture
de la question du masque comme objet au cœur de la redéfinition, de la
reconstruction, de la renégociation des relations sociales. L’ambivalence
de cet objet favoriserait une flexibilité interprétationnelle (le masque nous
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protège autant qu’il protège les autres) qui justifie de le traiter comme un
objet frontière, et qui au-delà de sa capacité à articuler des mondes sociaux
distincts, transforme les intentions des acteurs. L’objet-frontière
contribuerait ainsi à l’émergence d’une convention (Orléan, Aglietta,
2005), il devient une chose admise par tous autant pour son intérêt que
par un gain de légitimité qui lui donne une force normative, qui
s’institutionnaliserait dans sa ritualisation. Quand bien même serait-il peu
efficace de manière fondamentale, par son mésusage, ou ses qualités
intrinsèques, il est ce par quoi l’ensemble des fractions de la société
reconsidère les opérations les plus élémentaires de leurs activités : travailler
avec des clients et des collègues, enseigner à des étudiants, recevoir des
patients, participer à des réunions publiques, aller au spectacle, boire un
verre, …
Cette proposition est naturellement hypothétique, mais donne à la
question du masque, et plus généralement à celle du rôle des artefacts dans
les stratégies d’atténuation, une perspective renouvelée : au-delà d’une
approche psycho-sociologique qui accorde une grande importance aux
croyances et aux déterminants individuels dans l’observance ou l’adoption
de nouveaux comportements, il s’agit de s’interroger sur la manière dont
un objet, a priori banal, peut se nicher dans l’espace social et devenir une
figure essentielle dans l’atténuation.
L’objet de cette communication est d’aller chercher dans une forme de
discours populaire, celle qu’on trouve dans les réseaux sociaux, des
éléments qui mettent à l’épreuve cette grille d’analyse, et en premier lieu
d’établir le fait de l’émergence du masque dans les stratégies d’atténuation
et dans la reconfiguration de la vie sociale.
2. MÉTHODES
L’objectif du travail empirique est d’établir un fait : la place centrale et
croissante de la figure du masque dans la conversation sociale telle qu’elle
apparaît à l’observation. L’approche est essentiellement quantitative et
descriptive, dans la mesure où l’on souhaite tester cette hypothèse
factuelle. La méthode générale employée s’inscrit dans un nouveau
paradigme (Cambria, White 2014) qui se construit entre des données
abondantes (web, réseaux sociaux, …) et des techniques de traitement
nouvelles issues du champ du traitement automatique du langage naturel
(Natural Language Processing, NLP). Cela permet d’aller plus loin que
l’analyse lexicale traditionnelle en incorporant des éléments syntaxiques,
sémantiques, et pragmatiques.
Cette nouvelle approche méthodologique prend place entre l’analyse
qualitative et les traditionnelles enquêtes par questionnaire, et se révèle
capable de traiter des corpus d’une taille inédite. Dans le champ des
sciences sociales, et en particulier du management, on trouvera des
synthèses pour la recherche en éthique (Lock, Seele, 2015), en
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comportement du consommateur (Humphreys, Wang, 2018), en
management public (Kozlowski, Taddy, Evans, 2019) ou en organisation
(Kobayashi et al. 2018), sans compter en sociologie avec l’utilisation des
word vectors pour analyser l’évolution de la définition des classes sociales
(Kozlowski, Taddy, Evans, 2019).
2.1. Les données
On exploite deux grands jeux de données. Le premier jeu de données
s’appuie sur les méthodes éprouvées des enquêtes d’opinion. Ipsos, dans
le cadre de l’initiative Datacovid, a réalisé 8 vagues d’enquêtes
hebdomadaires, entre le 7 avril et le 6 juin 2020, auprès d’un échantillon
de 5 000 personnes, représentatif de la population française. Le jeu de
données se présente sous la forme d’un quasi-panel, couvrant 40 000
répondants sur huit semaines. Il nous permet de donner un cadrage à
l’étude du deuxième jeu de données.
Le second jeu de données est un corpus de contenu Twitter élaboré par
(Banda et al., 2020) sur la base d’un ensemble de mots-clé tournant autour
de “covid”, “corona” et autres mots associés. Ce corpus global intègre près
de 200 millions de tweets produits durant l’année 2020 sur la plateforme
Twitter. De nombreuses étapes ont été nécessaires pour reconstituer le
corpus et le pré-traiter, avant de pouvoir l’analyser2. Le corpus est
finalement constitué de 565 662 contenus contributifs : tweet original,
réponse et citation dont la distribution de la production dans le temps est
donnée dans la figure 2.
2 La méthodologie détaillée du pré-traitement et de l’analyse du corpus sont disponibles
sur demande à l’auteur-correspondant.
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Figure 2. Nombre de posts produits par jour et par type de post
(n = 2,2 m)
L’hétérogénéité du contenu se manifeste pleinement dans la
distribution du nombre de tweets émis par compte. Sur un corpus de
production primaire de 565 662 tweets, 202 000 comptes y ont contribué,
mais de telle matière à ce qu’une ultra minorité (environ 1 000) produit
25% du volume total des posts. Le fait principal est une inégalité profonde
de la contribution, avec une forte concentration (indice de Gini = 0,50),
comme on peut le voir sur la figure 3. On y trouve les grands acteurs :
médias, politiques, mais aussi militants, journalistes, chroniqueurs qui
peuvent s’y affronter. Sur un jeu de données analogue focalisé sur
l’expérience du confinement, des chercheurs approfondissent déjà cette
question (Boulet, Lebraty, 2020). L’extrême hétérogénéité de la population
et de sa production pose question, tout autant que la faiblesse de sa taille
(le nombre d’utilisateurs quotidiens de Twitter est de l’ordre de
4,6 millions en France dont moins de la moitié sont actifs). La base
prétendant à une certaine exhaustivité, il en ressort une certaine fragilité.
À cette échelle, de petits groupes d’activistes peuvent assez facilement
trouver une audience, mais c’est au moins, un bon reflet de l’arène
médiatique.
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Figure 3. Distribution des tweets produits
(originaux, citations, réponses)
Enfin, ce corpus fait l’objet d’un prétraitement : nettoyage du corpus,
lemmatisation, annotation en fonction des sentiments du lexique EmoLex
du NRC (Mohammad et Turney 2013) et en fonction des catégories
morpho-syntaxiques (les « part of speech », POS), et identification des
dépendances syntaxiques, via l’annotateur Udpipe de CleanNLP
(Arnold, 2017). L’ensemble du corpus représente 10 millions de termes
dont on filtre les seuls noms communs pour analyser les sujets discutés
dans le flux des messages.
2.2. Méthodes d’analyse du corpus
Twitter
Trois types de méthodes sont employées de manière complémentaire
pour mettre en évidence les différents aspects de la chronologie des
variations des thématiques du discours :
• Évolution quotidienne des catégories focales de l’étude : un certain
nombre de termes cible ont été identifiés, ceux relatifs à l’épidémie
(corona, covid), au confinement et au déconfinement, et ceux
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naturellement liés aux gestes d’atténuation (masque, gel, gestes
barrières, télétravail).
•Cartes sémantiques dynamiques : on utilise des cartes sémantiques
simples, basées sur les co-occurrences entre les mots les plus
fréquents, pour explorer l’évolution des discours à l’échelle de la
semaine.
•Analyse de thématiques structurales : nous employons ici une
méthode d’analyse de topics (Blei, Ng, Jordan, 2003), qui vise à
identifier un nombre de k sujets dans un corpus, en prenant en
compte le caractère longitudinal des données par la mesure de la
prévalence dans le temps de chacun des topics et en supposant une
corrélation entre les topics (modèle Structural Topic Model
proposé par (Roberts et al., 2014)).
3. RESULTATS
L’objectif de l’étude empirique est de reconstituer une micro histoire
des réactions des utilisateurs à l’égard de l’épidémie telles qu’ils les
partagent sur les réseaux sociaux. En dépit du volume de données et de la
technique utilisée, l’approche méthodologique est descriptive.
Dans un premier temps, nous présentons les résultats synthétiques de
l’analyse des déterminants de l’observance des gestes barrières et du port
du masque. Dans un second temps, nous développons les résultats des
analyses NLP de manière progressive, qui nous permettent de démontrer
quantitativement la transformation du rapport au phénomène de la
pandémie et la montée corrélative de l’intérêt pour le masque. En
employant une technique de réseaux sémantiques, on montre l’évolution
qualitative de la question du masque et on confirme la centralité croissante
de ce dernier. Enfin, avec un modèle de topics structurel, on confirme de
manière plus globale cette hypothèse de transformation structurelle des
représentations.
3.1. Étude 1 : Une étude de l’observance du port du masque et des
gestes barrières
L’enquête Datacovid permet de dresser le tableau de l’évolution de
l’observance des gestes barrières sur la période passant du confinement au
déconfinement, de mi-avril à début juin. L’intérêt de ce jeu de données est
de permettre une estimation précise de l’observance des gestes barrières et
de leur évolution, ce qui donne ainsi un contrepoint utile pour analyser les
évolutions qu’on détecte dans le corpus Twitter et un cadrage représentatif
des opinions. Incidemment, elle nous permet aussi d’avancer une
hypothèse sous-jacente à notre thèse : le port du masque résulte moins
d’une psychologie de la catastrophe que d’un processus collectif de
constitution de norme.
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3.1.1. Un cadrage représentatif
Le début de l’enquête coïncide avec le discours du 13 avril 2020 du
président Macron annonçant le déconfinement pour le 11 mai, alors que
le masque brillait par son absence, d’autant plus polémique que la pénurie
a frappé aussi les soignants dès le début de l’épidémie. Le système D et
l’autoproduction ont sans doute amorcé son usage dans la première partie
du confinement, ainsi que les stocks retrouvés ici et là. Cependant, au
sortir du confinement, qui correspond à la fin de l’enquête Datacovid, le
stock a été largement reconstitué au moins pour une disponibilité
immédiate.
Les résultats de l’enquête Datacovid nous montre que s’il y a
affaiblissement de l’observance des gestes relatifs à la distance sociale
(regroupement, moins d’un mètre et rester chez soi), les gestes barrières
nécessitant des artefacts (le gel et le port du masque) sont en croissance
nette. La thèse du relâchement des gestes sur cette période vaut
partiellement pour la distanciation sociale, mais pas du tout pour le
masque, comme on peut le voir sur la figure 4.
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Figure 4. Évolution des déclarations du degré de respect des
gestes barrières au cours et après le confinement.
Il semble cependant audacieux d’attribuer à l’augmentation de la
disponibilité des masques, l’observance croissante, d’autant plus que sur la
période, la perception de gravité de l’épidémie se réduit à mesure qu’elle
reflue. Nous utilisons des modèles emboîtés pour tester l’effet de
différents facteurs sur l’observance du port du masque :
•le modèle 1 prend en compte l’effet des vagues d’enquếte, proxy
du contexte et de son évolution ;
•le modèle 2 ajoute les variables de santé mentale et de perception
de la gravité de l’épidémie, ainsi que leurs interactions ;
•le modèle 3 introduit la proximité perçue à la covid ;
•le modèle 4 intègre, dans les sources de variance aléatoire, l’effet
des variables socio-démographiques les plus significatives.
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3.1.2. Résultat 1 : Les attitudes comptent peu
Le tableau 3 reprend les résultats des différents modèles. Les gains
successifs en termes de r² sont faibles, même s’ils sont très significatifs et
de signes attendus. Ni les traits psychologiques, ni les variables de
situations sociales ne rendent compte de l’adoption des gestes barrières,
même s’ils ont un effet conforme à ce qui était attendu (influence de la
gravité sur l’observance, différences selon l'âge, influence négative de l’état
de bonne santé mentale, etc.). Ces variables ont des effets beaucoup plus
faibles que l’effet des vagues d'enquête, qui est la variable proxy de
l'environnement général.
Tableau 3. Résultats des modèles linéaires emboîtés de
l’observance du port du masque
Nous voyons ici l'émergence d'un phénomène normatif, qui peut
traduire l’effet de la pression sociale qui internalise le port du masque
comme comportement souhaitable (et négociable), ou celle de l’État et des
institutions scientifiques – sources d’autorité – et de l’ensemble des
organisations qui font face à des problèmes pratiques : éviter la
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démobilisation des salariés, maintenir un territoire attractif, assurer l’ordre
public, permettre l’accueil du public, etc.
3.2. Étude 2 : Évolution du discours de la crise au déconfinement
La seconde étude a pour objet l’analyse des variations temporelles des
thématiques Elle dégage deux résultats qui s’ajoutent à ceux obtenus dans
notre enquête de cadrage et qui peuvent être résumés ainsi : les discussions
se déplacent du coronavirus vers la covid, marquant un mouvement
d’endogénéisation de l’épidémie ; le masque se trouve au centre des débats
depuis le début de la période et est le premier objet de défense cité contre
la maladie.
3.2.1. Résultat 2 : Du Coronavirus à la Covid-19, l’endogénéisation
de l’épidémie
À partir des fréquences d’occurrences d’une série de termes
représentatifs des débats et des sujets d’intérêts, on calcule une densité
quotidienne, avec un lissage sur 7 jours. L’évolution temporelle de la
fréquence de ces termes est représentée sur les figures 5a et 5b.
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Figure 5a. Évolution de la fréquence des termes clés de
l’épidémie : corona, covid, confinement, déconfinement et
masque. L’échelle est logarithmique
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Figure 5b. Les objets de l’atténuation sur le front de la santé
L’évolution est d’une clarté lumineuse. Si de janvier à février le
coronavirus était la star (bien noire), la Covid-19 prend le dessus courant
mars et reste en tête pour tout le reste de la période. Autrement dit, ce
sont les conséquences de la diffusion épidémique du coronavirus qui
dominent les débats. La maladie pèse directement par la pression mise sur
la santé publique et par ses victimes, mais aussi par les mesures qu’elle
suscite pour en atténuer son impact. En ce sens, la Covid-19 est l’être
social et politique du Coronavirus, cet être biologique. Le changement de
terme marque un changement de discours : la menace qui était extérieure
est rapidement endogénéisée : elle devient moins le virus que les
perturbations qu’il génère : l’excès de mortalité, l’ébranlement du système
de santé, la redéfinition des relations sociales, le choc économique, le
questionnement sur les institutions. Le moment du confinement est un
basculement de perspective du dehors vers le dedans.
Dans le registre des questions de santé, on note une substitution
parallèle à celle du corona/covid entre l’hospitalier et le sanitaire. Si la
réponse au virus a été médicale, celle à la maladie qui touche le corps social
devient sanitaire. L’impact du désastre venu d’ailleurs s’accompagne d’un
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changement de perspective, et dans ce renversement, le masque devient
une préoccupation de plus en plus fréquente.
On confirme ce résultat grâce à l’analyse des thématiques du corpus.
Une solution satisfaisante du modèle semble supporter 20 thématiques,
dont on peut difficilement donner ici-même une analyse exhaustive, mais
plus facilement une présentation synthétique à partir de la représentation
la plus visuelle que fournit le modèle. La figure 6 en fournit la synthèse.
Les topics sont d’autant plus proches qu’ils sont corrélés, les corrélations
(>.2) sont représentées par l’épaisseur des segments et la taille des cercles
est proportionnelle à la fréquence des topics. La figure 7 propose une
description sous forme de nuages de mots de chacun des topics.
Figure 6. Réseau de corrélation des 20 topics identifiés :
(r seuil : 0.2 - projection FR)
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Figure 7. Les topics, décrits par les 50 mots les plus probables
d’appartenir à chacun des topics
Cette structure se caractérise d’abord par une sorte de dualité, un macro
segment semble s’articuler autour de deux composants. L’un est centré sur
le coronavirus et la Chine, on le caractérisera d’exotique ; l’autre sur la
covid et la question publique. On retrouve cette idée d’un basculement de
perspective. Ce qui était un corps étranger, devient une douleur intérieure.
L’avantage du modèle est de permettre de représenter la prévalence
temporelle, qui est indiquée dans la figure 8. On identifie clairement les
topics favorisés en première période puis qui déclinent, tout autant que
ceux qui montent en deuxième période.
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Figure 8. Graphiques de prévalence du temps sur la probabilité des topics
(décrits par les trois termes les plus distinctifs)
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Le début de la période étudiée se caractérise par la prévalence des
questions liées à la découverte du coronavirus, de ses effets visibles à
travers le nombre de morts en Chine, et à la situation de la France face à
un virus inédit. On voit ensuite émerger de nouvelles thématiques, en lien
avec la Covid-19 : le développement de la pandémie, le cas des enfants, les
annonces concernant de futurs vaccins et les traitements potentiels (avec
au cœur la chloroquine, bien évidemment), pour finir par l’état de crise
dans le pays et sa gestion par le pouvoir politique. Le mouvement général
est que les discussions évoluent vers une endogénéisation de l’épidémie,
qui commence par un virus inconnu de Wuhan pour se transformer en
une maladie qui dévaste la France et les Français (l’économique et le
médical).
Quant au masque, l’analyse de ses occurrences montre une montée
progressive, par vagues successives qui concernent sans doute ses
différentes polémiques et sa domination en terme quantitatif sur les termes
qui évoquent les autres méthodes d’atténuation : le test, le gel, les gestes
barrières, le télétravail pour en mentionner les plus significatifs. À travers
l’analyse des topics se précise un schéma qui met en lumière sa position.
On ne le retrouve pas, comme on aurait pu s’y attendre, dans un grand
nombre de thématiques, mais comme une thématique centrale associée
étroitement à la maladie. Ce topic est lui-même associé à quelques autres,
et cette configuration définit le nouveau paradigme du discours qui se
noue dans le premier confinement.
3.2.2. Résultat 3 : Le masque au centre des débats et en première
place des tactiques d’atténuation
La première approche d’analyse de contenu consiste simplement à
dénombrer la fréquence d’usage des termes et à focaliser notre attention
sur les plus fréquents. C’est ce que nous avons représenté sur la figure 9a.
Les différentes formes de corona et de covid dominent le classement. Le
masque se tient en bonne position, c’est certainement la première
évocation en fréquence d’un moyen de défense face à l’épidémie, d’un
objet concret. Il domine les autres moyens d’atténuation.
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Figure 9a. Le masque parmi les mots les plus utilisés
Cette fréquence brute mérite d’être décrite plus qualitativement : dit-on
les mêmes choses du masque aux différentes phases de l’épisode
épidémique ? À cette fin, on utilise les annotations de dépendance
syntaxique, pour identifier quels sont les termes associés
grammaticalement au nom commun “masque” : des adverbes, des
adjectifs, d’autres substantifs. On compare les plus fréquents parmi les 4
mois d’observations. Pour chacun des termes obtenus on calcule leur
densité et on obtient le spectre des significations, représenté sur la figure
9b.
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Figure 9b. Les dépendances nominales du masque les plus
fréquentes par mois (en termes de densité = fim/ f.m avec i = terme,
m=mois). (Universal Dependencies : amod, appos)
Les résultats sont clairs : 1) le masque protège, c'est trivial ; 2) sa forme
est le chirurgical plutôt que FFP2, en dépit d'une hésitation courant mars ;
3) sa distribution et sa commercialisation deviennent plus importantes
avec le temps. Mais l'essentiel est dans l’association à ”obligatoire”. Le
masque fût, un temps, un moyen, il est désormais une norme. Cette norme
est autant juridique que sociale. En effet, le masque a été rendu obligatoire
progressivement, d’abord dans les transports, à l’école puis à l’initiative des
maires et des organisations privées, mais il joue aussi par l’invisible
pression du regard d’autrui, auquel pourtant l’on échappe, et les croyances
construites quant à son efficacité. Remarquons aussi qu'avec le temps, son
sens s'enrichit, même si en mai, il semble s'affiner, les traits mineurs ayant
une fréquence moindre.
Dans cette évolution, on retrouve l’idée d’une flexibilité
interprétationnelle : au cours des mois de confinement, l’idée de masque
sans cesser d’être sociale change de signification. De l’objet fonctionnel
qui manque et dont on se pose la question de l’efficacité relative des
variantes, on passe au registre de l’obligation, du sentiment d’un impératif,
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le masque devient une norme au-delà de sa signification évidente : la
protection. On est tenté de voir dans ce résultat une confirmation sur
l’hypothèse d’un basculement de la nature de la convention : ce qui
s’impose dans un débat à propos de l’efficacité en raison de l’importance
du moyen, devient ce qui possède un caractère obligatoire, s’imposant de
lui-même, peut-être comme évidence. À ce changement de sens, une
importance croissante peut-elle être associée ?
Pour rendre compte des discussions et de leurs évolutions, on utilise
une méthode de cartes sémantiques, calculées pour chacune des périodes
(22 semaines consécutives). La lecture de la carte est assez simple : on
représente les mots dont les cooccurrences sont supérieures à une
fréquence déterminée en fonction du corpus de chacune des périodes et
correspondant à une proportion constante à travers les périodes (environ
30%). La taille des nœuds correspond à leur densité dans le corpus, celle
des arcs à la fréquence de la cooccurrence. Les positions relatives dans le
plan sont calculées par une méthode de positionnement
multidimensionnel (MDS) en fonction de la similarité des termes. On voit
une problématique centrale manifestée par le macro-composant du réseau
de termes, et des thématiques plus spécifiques et déconnectées
positionnées en périphérie. La figure 10 en donne une illustration.
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Figure 10. exemple de carte sémantique
(semaine 12 23-30 mars, - début du confinement)
La figure 10 représente les principales discussions lors de la deuxième
semaine du (premier) confinement. À cette période, les conversations
périphériques traitent de sujets divers et variés : le traitement à la
chloroquine, le système de santé, la question pratique de l’attestation de
déplacement, la fuite des gens des villes à la campagne, le décès de Manu
Dibango, et la pétition adressée au chef de l’État pour l’usage de la
chloroquine. Le macro-composant, quant à lui, se structure de manière
assez claire. Sur un axe presque horizontal, le confinement est au centre
d’une préoccupation temporelle : pour combien de temps ? À l’opposé se
dessine nettement la crise de la pénurie de masques, en particulier, pour
les soignants. Au centre, la France et le gouvernement font le pont entre
les sujets. Sur le sud du composant, on retrouve la question de l’état
d'urgence, au nord le thème factuel de l’ampleur de la crise traduite en
nombre de morts quotidien.
En répétant cette analyse interprétative sur l’ensemble des 22 semaines
de données, et donc 22 cartes, on peut reconstruire schématiquement
l’évolution des discours produits sur la thématique coronavirus/covid.
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Pour s’assurer de cette intuition ou hypothèse d’une évolution au cours
de la période de l’objet masque dans le discours du média social, un test
de centralité peut être engagé, il permet de systématiser l’analyse. Trois
indicateurs sont choisis (cf. figure 11) :
le degré de centralité (degree) : on compte le nombre de liens que
possède chaque nœud ;
la centralité d’intermédiarité (betweenness) : on compte le nombre de
fois où un nœud intervient dans un plus court chemin reliant deux
autre nœuds ;
la centralité de proximité (closeness) : on additionne la longueur des
plus courts chemins qui relient un nœud aux autres.
Figure 11. Évolution de la centralité lexicale du masque
(critères de degré, de betweenness et de closeness)
La tendance générale va à la hausse de la centralité, même si les
dernières semaines marquent un affaiblissement. On sera naturellement
curieux de savoir ce qui advient par la suite, mais sur la période ce qui est
indiscutable, c’est une centralité croissante, le masque est connecté à un
nombre plus grand de conversations. Devenant un plus petit
dénominateur commun, il devient la clé principale par laquelle on peut
accéder aux différents cheminements de la pensée collective. Observons-
nous là l’installation dans le discours d’une convention sociale qui trouve
dans la convention langagière, dans son sens distributionnel, une preuve
empirique ? Naturellement la fréquence de citation du masque, plus haute
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que celle des autres moyens d’atténuation, favorise le fait qu’il soit associé
plus fréquemment à une plus grande variété d’objets. C’est le point de vue
statistique. On peut envisager aussi l’hypothèse qu’étant associé à plus de
thématiques, il soit cité plus souvent.
CONCLUSION
Notre étude se limite à l’analyse d’un discours dont il faut rappeler la
dimension fragmentaire. Twitter ne diffuse pas des textes mais des bouts
de phrases. Le discours qu’il produit est peu articulé, peu développé, il est
un flux de mots et de leurs associations. Nous avons essayé d’en quantifier
les flux et nous en obtenons des résultats factuels qui méritent
considération.
La contribution théorique de cette recherche se tient dans une
perspective d’anthropologie matérielle qui précise et souligne l’importance
des objets matériels dans l’élaboration des formes d’interaction sociale.
Elle se limite à un champ particulier, celui des situations de catastrophe.
Les résultats soulignent la nécessité de considérer les moyens de
l’atténuation (gestes barrières, distance sociale, utilisation des artefacts …)
non seulement sur le plan de leur efficacité intrinsèque et extrinsèque, du
respect de l’observance et de l’obligation qui suscite des résistances, mais
aussi dans une perspective plus anthropologique qui donne aux objets
matériel de la vie (extra) ordinaire un pouvoir nourri par leur capacité à
ritualiser les interactions sociales, à porter de manière symbolique
l’engagement des acteurs et plus encore à leur donner un pouvoir sur le
mal invisible de l’épidémie. Même s’il ne protège guère, le masque est
efficace comme l’est le fétiche, il maintient un ordre social quand on ne
sait rien des batailles qui se produisent en dehors de notre vue. Il est bien
possible que pour obtenir la participation des populations il ne faille donc
pas qu’uniquement s’appuyer sur des arguments rationnels.
En dépit de la dimension quantitative de nos traitements (compter des
fréquences, des densités, des probabilités), l’analyse conduite dans cette
étude est largement exploratoire au moins au sens thématique. La capacité
à quantifier la fréquence des thèmes permet cependant de reconstruire de
manière factuelle une micro histoire immédiate. La contribution
méthodologique est évidente : développer des méthodes formelles pour
traiter des contenus massifs de données. Au-delà des aspects techniques,
l’idée générale est celle de constituer des procédures de traitement qui
permettent au chercheur de traiter de larges volumes de données et d’avoir
une représentation objectivée des discours.
Sur le plan empirique, le résultat principal est que le masque émerge
comme figure polaire du discours dès le mois d’avril, du moins dans celui
produit par certains médias sociaux que l’analyse d’un jeu de données
d’enquête plus conventionnel confirme nettement. C’est le terme qui
semble articuler les polémiques (pénurie de protection pour les agents de
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santé, problématique de l’approvisionnement, diffusion de l’obligation de
son port - qui ne se généralisera que progressivement au cours de l’été et
du mois septembre par les arrêtés municipaux, et à partir de fin août pour
les entreprises). Sur la période étudiée, celle du premier confinement,
l’obligation est limitée, et l’observance de son port est largement volontaire
dans la mesure où le comportement volontaire inclut les effets de la
normalisation sociale.
Ce résultat n’était pas évident de prime abord, d’autres figures étaient
candidates : la visioconférence dont des millions de travailleurs et
d’étudiants ou de professeurs ont appris rapidement à manipuler les
interfaces avec des bonheurs variables mais qui n’apparaît pas dans les
contenus. Le gel aussi, dont les distributeurs quadrillent commerces, gares,
administrations et que les pharmaciens ne pouvaient pas fabriquer à
temps. Les tests surtout, dont l’utilité a été mise en question avant de
devenir un argument central de l’action gouvernementale et sans doute un
facteur de réussite dans certains pays asiatiques. C’est finalement vers le
masque que convergent les discours de la twittosphère.
L’analyse a posteriori du phénomène permet d’expliquer ce qui a fait
du masque un point focal de la conversation, mais aussi des
comportements. Il vaut moins par ses qualités fonctionnelles
(continuellement discutées même d’un point de vue scientifique (Steyer,
2020)) que par sa capacité à fixer l’attention et à organiser les conditions
de vie sous la menace épidémique. L’hypothèse défendue est que son
ambivalence phénoménologique nourrit une flexibilité interprétationnelle
suffisante pour polariser le questionnement de mondes sociaux mal
accordés (le savant, le politique et le citoyen), et donne un cadre commun
où peuvent se renégocier les conventions et les normes. Au-delà de ce
rôle de passeur de frontière, il forme paradoxalement le tissu des relations
sociales, les nœuds matériels, rituels et symboliques par lesquels l’activité
sociale se réorganise.
Les limites de ce travail sont nombreuses et résultent de la
“précipitation“ de la recherche qui a débuté exactement quelques jours
après le confinement (16 mars) et s’achève, du moins sous la forme de
cette contribution, à la fin décembre, le matériau empirique couvrant la
période de février à mai 2020. La principale limite se trouve dans la faible
explicitation des processus sociaux que l’on invoque sans les avoir
observés. Nous n’en observons que les conséquences discursives sans les
décrire précisément, sur un objet d’étude limité aux médias sociaux dont
la structure de production textuelle, profondément inégalitaire, donne aux
plus engagés une voix disproportionnée.
Ces processus peuvent prendre des formes multiples qui méritent
d’être étudiés en eux-mêmes. On peut en donner deux exemples
directement relatifs au masque lui-même. Le premier requiert sans doute
un point de vue institutionnel, c’est l’histoire de la construction de
l’obligation du masque, diffuse d’abord et limitée aux espaces publics,
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centres commerciaux et autres gares, confiée ensuite aux entreprises dans
le cadre de leurs obligations sanitaires et aux mains des maires qui en ont
fait un geste politique (comme le maire de Nice1 début août), et qui est
devenu désormais quasi générale2. C’est aussi l’histoire des arguments
employés, des raisons d’agir, des compromis, des controverses. Le second
relève de l’étude des gestes, des usages et de l’appropriation et se manifeste
dans les gestes du masque : ceux qu’on laisse à disposition aux visiteurs,
dont on fait des signes d’identification en apposant un logo, mais aussi
dans ses variations matérielles (chirurgical, artisanal, en tissu, personnalisé
ou neutre), et comportementales (la manière de le mettre au visage, de se
découvrir un instant en public avant de le remettre, de l’enlever ou non
quand on est avec des amis).
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1 Christian Estrosi a réussi à imposer le port du masque le 3 août 2020 : après plusieurs
recours, son arrêté est finalement validé par le tribunal administratif. Les maires gagnent
ainsi un nouveau pouvoir.
2 Enquête CoviPrev, France métropolitaine, janvier 2021.
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