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A Engenharia Didática entre Pesquisa e Recurso para o Ensino e a Formação de
Professores
L’ingénierie didactique entre recherche et ressource pour l’enseignement et la formation
des maîtres
Mar i e - Jeanne Perrin-Glorian et P au l a M o re i r a B a l t ar Bellemain
La didactique des mathématiques est née en France dans le contexte de la rénovation de
l’enseignement de la fin des années 60 et du début des années 70, à partir de l’idée, portée
essentiellement par Brousseau mais aussi quelques autres, qu’on ne peut pas séparer le pédagogique
du mathématique dans la réflexion sur l’enseignement des mathématiques et qu’il est nécessaire
d’étudier les phénomènes d’enseignement dans la complexité de la classe. L’ingénierie didactique a
ainsi joué un rôle fondamental dans le développement de la didactique des mathématiques en
France comme méthodologie de recherche et elle a été au cœur du développement de la théorie des
situations (TS dans la suite) et aussi d’autres cadres théoriques comme la dialectique outil objet et le
jeu de cadres (Douady, 1987, 1994). L’ingénierie didactique s’est précisée conjointement et en
interaction avec le développement de ces théories au long des années 80. Dès la deuxième école
d’été de didactique des mathématiques en France, en 1982, Brousseau donnait un cours intitulé
“Ingénierie didactique. D’un problème à l’étude d’une situation didactique” et Chevallard proposait
un texte de réflexion sur le sujet (Chevallard, 1982). Elle était l’objet d’un autre cours à la cinquième
école d’été en 1989 (Artigue, 1990). La réflexion sur l’ingénierie didactique s’est renouvelée ces
dernières années comme en témoignent de nombreuses publications récentes. En France, c’était en
2009 l’unique thème de la quinzième école d’été (Margolinas et al., 2011). Un cours d’Annie Bessot
(Bessot, 2011), la présentait du point de vue de la TS mais l’ingénierie didactique y était aussi
questionnée à partir de plusieurs autres cadres théoriques. Brousseau lui-même a repris ces
dernières années des textes sur l’ingénierie didactique (Brousseau, 2006, 2013). Au niveau
international, elle a été confrontée au « design » relevant d’autres cadres théoriques qui présentent
des points communs avec l’ingénierie didactique mais s’en démarquent sur d’autres : voir
notamment Artigue (2015), Laborde (2016), et Margolinas & Drijvers (2015).
Dans le présent cours, nous essayerons de dégager les points qui nous paraissent essentiels en appui
sur ces références antérieures, en restant principalement dans le cadre de la théorie des situations,
parfois associée à d’autres cadres.
Dans la première partie, nous chercherons à expliquer pourquoi l’ingénierie didactique est
intimement liée au développement de la didactique des mathématiques en France et nous en
donnerons une première définition et une première description.
Dans la deuxième partie, nous l’approfondirons en tant que méthodologie de recherche du point de
vue de la TS en la reliant à des points fondamentaux de cette théorie et nous l’illustrerons
principalement par l’exemple d’une recherche ancienne sur les aires (Douady et Perrin-Glorian,
1989), ce qui nous conduira à développer aussi quelques éléments de la dialectique outil-objet et du
jeu de cadres que nous relierons à la théorie des situations.
Dans la troisième partie, nous nous intéresserons plus spécifiquement à l’ingénierie didactique
comme ressource pour l’enseignement et la formation des maîtres (Perrin-Glorian, 2011) en
l’illustrant par une recherche sur l’enseignement de la géométrie à l’école élémentaire et la
formation des maîtres dans ce domaine (Mangiante et Perrin-Glorian, 2016, à paraître).
2
D’autres exemples reliés à notre présentation se trouvent dans les Travaux Dirigés associés à ce
cours, l’un de Dilma Fregona intitulé Um site para explorar práticas de ensino das matemáticas: o
Centro de Recursos em Didática da Matemática - Guy Brousseau et l’autre de Lúcia Durão, Anderson
Douglas et Paula Baltar, intitulé Usos da engenharia didática em pesquisas sobre a aprendizagem, o
ensino e a formação de professores: o caso da área como grandeza.
Première partie : Pourquoi l’ingénierie didactique ? Qu’est-ce que l’ingénierie didactique ?
Dans cette première partie, nous essayerons d’abord de mieux comprendre le projet de la
théorie des situations incluant la nécessité de l'ingénierie didactique et d’en donner des
définitions à partir de deux textes de Brousseau avant de revenir sur le contexte historique
français et le développement des cadres théoriques.
1. Le projet de la théorie des situations et la nécessité de l'ingénierie didactique à partir de
deux textes de Brousseau
Dans ce paragraphe, nous référons principalement à deux textes de Brousseau : sa conférence
plénière en anglais à la rencontre PME de 2006 à Prague, et un texte de 2013 sur son site, en
français. Ces textes montrent clairement :
- un projet scientifique et même la volonté de créer une science dont l’objet est l’étude des
conditions d’enseignement et d’apprentissage des mathématiques comme produites par l’usage
qu’on peut en faire pour résoudre des problèmes ;
- le rôle des situations comme modèles du fonctionnement des mathématiques et l’importance de
l’analyse a priori pour prédire leurs possibilités avant de les réaliser : c’est la confrontation de
l’analyse a priori et de la réalisation qui permet de tester la validité et la pertinence du modèle
construit ;
- le souci du respect d’une déontologie par rapport aux élèves et aux professeurs, à l’enseignement
et l’apprentissage ;
- la place de l’ingénierie didactique qui doit permettre de créer des conditions d’observation
respectant cette déontologie tout en autorisant l’étude scientifique de la situation, laquelle demande
aussi l’étude didactique des mathématiques elles-mêmes.
Dans sa conférence à PME, Brousseau indique pourquoi la psychologie ne peut embrasser toutes les
questions qui se posent à l’étude de l’enseignement des mathématiques et donc pourquoi il faut
créer une science nouvelle : “The knowledge to be taught to children is drawn from reference
knowledge, but it must differ from it in form, context and use. The difference is produced by a
didactical transposition. The way in which a transposition changes or conserves the functions of
knowledge and the way in which the knowledge can arrive most swiftly at a final form and make a
rich mathematical activity possible are essential objects of study for Didactics. These objects are not
in the field of psychology, although it is easy to see their relationships to it.”1 (Brousseau, 2006, p. 1-
4). Il souligne aussi la difficulté d’appliquer les résultats de la psychologie à l’enseignement :
“Psychology cannot monitor and control the use of its results or its methods in the educational
1 Le savoir à enseigner aux enfants est tiré d’un savoir de référence, mais il doit en différer dans sa forme, son
contexte et son usage. La différence est produite par la transposition didactique. La manière dont une
transposition change ou conserve les fonctions du savoir et la manière dont le savoir peut arriver le plus
rapidement à une forme finale et rendre possible une activité mathématique riche sont des objets d’étude
essentiels de la didactique. Ces objets ne sont pas dans le champ de la psychologie, bien qu’il soit facile de voir
leurs relations avec elle. (Toutes les traductions en français sont de M.J.Perrin-Glorian.)
3
system. This fact alone is enough to demonstrate that it cannot be the science of teaching.”2
(Brousseau, 2006, p. 1-5). Il explique dès les premières pages en quoi l’ingénierie didactique est
essentielle à son projet. Nous lui laissons la parole dans une citation un peu longue qui montre
clairement à la fois le projet qui est à l’origine de la théorie des situations et comment l’ingénierie
didactique et la théorie des situations sont les deux faces du même moyen de le réaliser :
“Mathematics is produced by mathematical activity: why should it not be learned that way, by its necessity and
its use? […] We were therefore faced with redefining mathematics on the basis of the conditions of its
appearance and use in human interactions, and not directly. Every theorem needed to be associated with at least
one situation that determined it as a correct solution, but also offered incorrect options. These situations
constituted models of the functioning of mathematics on which one could work a priori and predict their
possibilities before realizing them, in order to compare the predictions with the actual occurrences. […]
Transforming teachers and students into objects of observation, actors of an experiment or researchers presented
real dangers. […] I had to imagine a design that would put the activity of a class into relationship with a system
of research that would satisfy a large number of conditions of very different orders.
The three elements that seemed to me indispensable in order to make the act of teaching an object of scientific
study are: observation, didactical engineering and the didactical study of mathematics itself. […]
First one must have a means of observation in order to submit contradictable statements to the test of
reproducible events. […]
Next one must have a didactic engineering to conceive and realize appropriate phenomenotechnical designs, that
is, precise conditions in which mathematical knowledge appears or is learned. […] Reflections on the
organisation of mathematical knowledge and the production of situations are consubstantial with mathematics.
[…] Their study became scientific thanks to the systematic observation of the relationships between the practices
and their effects. Our work thus places didactical engineering at the heart of a science whose aim is to take
teaching as an object of study.
Finally, one must have a specific field of mathematical studies in order to guarantee the consistency of the
designs and of their relationship with mathematical knowledge, as well as their adequacy for the intended
didactical project and its realizations. Of the three components, certainly the most important is the mathematical
one. The reasons for using and for learning a piece of mathematical knowledge are specific.” (Brousseau, 2006,
1-6-7).3
2 La psychologie ne peut pas surveiller et contrôler l’utilisation de ses résultats ou de ses méthodes dans le
système scolaire. Ce seul fait suffit à démontrer que cela ne peut pas être la science de l’enseignement.
3 « Les mathématiques sont produites par l’activité mathématique : pourquoi ne seraient-elles pas enseignées
de cette manière, par leur nécessité et leur usage ? Nous étions alors intéressés par les mathématiques comme
activité humaine en général, comme activité savante et par-dessus tout comme activité individuelle d’enfants.
Nous étions par conséquent confrontés au problème de redéfinir les mathématiques sur la base des conditions
de leur apparition et de leur usage dans les activités humaines et non directement. Il nous fallait associer
chaque théorème à au moins une situation à laquelle il apportait une solution correcte mais qui offrait aussi des
options incorrectes. Ces situations constituaient des modèles du fonctionnement des mathématiques sur
lesquels on pouvait travailler a priori et prédire leurs possibilités avant de les réaliser dans le but de comparer
les prédictions aux observations réelles. Inversement, on pourrait modéliser des épisodes d’enseignement non
expérimental observés dans des classes ordinaires et essayer d’expliquer leur logique.
Transformer les professeurs et les élèves en objets d’observation, acteurs d’une expérience ou chercheurs
présentait de réels dangers. […] Je devais imaginer un dispositif qui mettrait l’activité d’une classe en relation
avec un système de recherche qui satisferait un grand nombre de conditions d’ordres très différents.
Les trois éléments qui m’ont paru indispensables pour faire de l’acte d’enseigner un objet d’étude scientifique
étaient : l’observation, l’ingénierie didactique et l’étude didactique des mathématiques elles-mêmes. […]
D’abord, on doit avoir un moyen d’observation dans le but de mettre des affirmations falsifiables à l’épreuve
d’évènements reproductibles. […]
Ensuite on doit avoir une ingénierie didactique pour concevoir et réaliser des desseins phénoménotechniques
appropriés, c’est-à-dire des conditions précises dans lesquelles les connaissances mathématiques apparaissent
ou sont enseignées. […] La réflexion sur l’organisation du contenu mathématique et la production de situations
sont consubstantielles aux mathématiques. […] Leur étude est devenue scientifique grâce à l’observation
4
Et, un peu plus loin
“We developed a great many techniques and concepts, but our didactical engineering has served above all to
expose, produce and study didactical phenomena or to test the validity of our theories and our methods of
observation.” Brousseau, 2006, 1-13.4
On trouve aussi dans ce texte un aspect moins clairement lié à l’ingénierie didactique mais en
relation avec l’idée de situation fondamentale : “Inversely, one could model non-experimental
scholastic episodes observed in the course of ordinary classes and try to explain their
logic.” (Brousseau, 2006, 1-6)5
Nous y reviendrons dans la 3ème partie.
Ainsi l’ingénierie didactique se trouve au croisement de deux préoccupations fondamentales de la
didactique des mathématiques comme science :
- l’étude didactique des mathématiques, c’est-à-dire l’étude d’une organisation des mathématiques
compatible avec le projet de les enseigner en lien avec leur usage pour résoudre des problèmes ;
- l’observation de l’activité mathématique des élèves et didactique des professeurs face à ces
problèmes.
Les situations doivent tenir compte à la fois de l’organisation des mathématiques, des possibilités
d’apprentissage des élèves et des conditions d’enseignement des professeurs. Ces situations sont des
modèles du fonctionnement des mathématiques dans les conditions de l’enseignement. C’est la
théorie qui permet de faire l’analyse a priori des situations et c’est la réalisation de l’ingénierie
didactique qui confronte cette théorie à la contingence.
Cette science nouvelle doit trouver sa place à l’intérieur des mathématiques mais avec des questions
nouvelles. L’interrogation sur l’enseignement et l’apprentissage d’un savoir commence par
l’interrogation sur ce savoir. Cela signifie que la didactique doit se donner le droit d’interroger la
discipline de l’intérieur, d’un point de vue didactique. Par exemple la construction d’une axiomatique
(ou d’une organisation des savoirs d’un domaine) est dans le champ des mathématiques mais les
raisons d’en choisir une plutôt qu’une autre n’est pas dans le champ des mathématiques. De plus, le
véritable travail du mathématicien n’est pas visible quand on ne lit que les publications auquel il
aboutit. Les didacticiens et les professeurs doivent réaliser un travail mathématique pour envisager
et réaliser des conditions dans lesquelles les élèves peuvent produire un véritable travail
mathématique : “The motivation of the mathematical work of didacticians and teachers is to
envisage and realize conditions in which students will develop the activities that are indispensable to
an effective practice of the mathematical culture.” Brousseau, 2006, 1-8.
systématique des relations entre les pratiques et leurs effets. Notre travail place donc l’ingénierie didactique au
cœur d’une science dont l’objectif est de prendre l’enseignement comme objet d’étude.
Enfin, on doit avoir un champ spécifique des mathématiques pour garantir la consistance des situations et de
leur relation avec le savoir mathématique, aussi bien que leur adéquation au projet didactique prévu et ses
réalisations. Des trois composantes, la plus importante est certainement la mathématique. Les raisons d’utiliser
et d’apprendre une notion mathématique sont spécifiques. »
4 Nous avons développé un grand nombre de techniques et concepts mais notre ingénierie didactique a servi
par-dessus tout à exposer, produire et étudier des phénomènes didactiques ou à tester la validité de nos
théories ou de nos méthodes d’observation.
5 Inversement, on peut modéliser des épisodes non expérimentaux d’enseignement observés dans des classes
ordinaires et essayer d’expliquer leur logique.
5
Inversement, on ne peut pas importer tels quels les apports des autres disciplines concernant des
comportements et pratiques relatifs à des connaissances mathématiques : il faut les soumettre à un
réexamen lié à la réflexion épistémologique sur ces connaissances mathématiques.
Dans un autre texte qui est sur son site (Brousseau, 2013), Brousseau explique plus clairement
encore pourquoi une nouvelle science est nécessaire à l’étude des phénomènes liés à l’enseignement
et l’apprentissage des mathématiques et pourquoi l’ingénierie didactique est indispensable à la
constitution de cette science didactique :
« Toutes les Sciences sont potentiellement nécessaires à un moment ou à un autre dans les recherches
sur l’enseignement mais aucune ne peut porter la responsabilité de la consistance et de la pertinence
de l’ensemble de ces apports qui de ce fait restent périphériques. Il faut partir du cœur de l’affaire : ce
qui se noue autour de chaque connaissance.
C’est toujours ma conviction et c’est elle qui m’a fait placer l’ingénierie didactique au centre et à
l’origine d’une Science potentiellement et réellement capable de réfuter (ou de « falsifier ») toutes les
inférences et les improvisations idéologiques exogènes. »
Ainsi, les apports des autres disciplines (psychologie, pédagogie, sociologie et toutes les sciences de
l’éducation) doivent être réinterrogés du point de vue des mathématiques et de leur enseignement
et même du point de vue de chaque concept mathématique, c’est pourquoi le premier nom proposé
pour la didactique a été celui d’épistémologie expérimentale. L’ID est intrinsèquement liée à la
construction de cette science nouvelle et même, il n’y a pas de séparation entre théorie, observation
et pratique : la théorie émerge de la recherche et de l’observation. Bessot (2011) résume de cette
façon la dialectique entre théorie des situations et ingénierie didactique :
« La théorie des situations produit des outils théoriques spécifiques dialectiquement avec des
ingénieries didactiques qui vont mettre à rude épreuve ces outils théoriques et en produire de
nouveaux. La théorie est alors l’instrument de contrôle de la consistance des résultats afin d’éliminer
les contradictions, non pas entre théorie et pratique, mais dans l’interprétation de ce qui est observé,
entre le nécessaire et le contingent.
A la contingence (ce qui est, mais qui pourrait ne pas être) s’oppose à la nécessité : ce qui est, mais
qui ne pouvait pas ne pas être, ce qui est conséquence logique, obligée, nécessaire d’un autre fait
lui-même supposé réalisé. (Brousseau 1993, p. 21) » Bessot (2011 p. 32).
C’est dans la confrontation de l’analyse a priori et de l’analyse a posteriori que la théorie va se
consolider et se préciser.
2. Des définitions de l’ingénierie didactique selon Brousseau
Sur son site (Brousseau, 2013), Brousseau définit ainsi l’ingénierie didactique :
« L’ingénierie didactique s’occupe de créer des modèles consistants et pertinents6 et de réaliser des
dispositifs d’enseignement d’une connaissance précise, destinés à décrire ou à prévoir, et à expliquer
les évènements observables d’un épisode d’enseignement déterminé (situations ou curriculum)
observé ou envisagé :
- observé, afin de recueillir les informations qui permettront d’en rendre compte, d’expliquer a
posteriori son déroulement et ses résultats, et de permettre sa reproduction
- envisagé, afin de déterminer les conditions reproductibles (réalisables et communicables) de son
déroulement et de ses résultats observables.
L’étude de la consistance et de la pertinence de ces modèles renvoie à un examen critique de tous les
concepts relatifs à l’enseignement, à l’apprentissage et à la constitution même de la matière
enseignée. »
6 C’est nous qui soulignons
6
Bessot (2011) cite aussi d’autres définitions de l’ingénierie didactique reprises d’un exposé de Guy et
Nadine Brousseau en 2006 (Brousseau G. et N., 2006) :
L’ingénierie consiste au sens strict
- en la conception et en la réalisation de tout ou partie de curriculums : une suite de leçons, une
leçon, un assortiment d’exercices, un manuel, un programme informatique etc.
- cette conception est accompagnée de l’étude des diverses possibilités entre lesquelles il est fait un
choix, et de l’explicitation des raisons de ces choix (techniques, scientifiques, et autres).
Mais en un sens plus large, on peut y admettre la simple production d’un curriculum – sans ses
justifications précises – et, par conséquent aussi sa conduite, dans la mesure où tout curriculum
laisse nécessairement un certain champ de décisions didactiques à l’enseignant qui l’utilise. […]
On peut distinguer
- l’ingénierie de production et de développement qui vise uniquement un enseignement … et
- l’ingénierie phénoménotechnique qui a pour objet de permettre l’étude empirique des
phénomènes didactiques, dans des circonstances compatibles avec l’éthique de l’enseignement.
L’ingénierie didactique est :
- l’indispensable instrument de confrontation de la science didactique avec la contingence
- l’instrument et l’objet des observations
- le moyen de mise en œuvre et de diffusion de ses résultats vers les enseignants et le public
On y retrouve l’ingénierie didactique comme moyen de produire des phénomènes didactiques
étudiables par la recherche, qualifiée de phénoménotechnique (terme emprunté à Bachelard, 1937),
mais aussi un sens plus large : l’ingénierie didactique pour l’enseignement et comme moyen de
diffusion des résultats de la recherche. Nous reviendrons largement sur cet aspect en 3ème partie.
Ainsi l’ingénierie didactique est un moyen d’étudier empiriquement des phénomènes didactiques
dans des conditions compatibles avec l’éthique de l’enseignement, et ce point est très important, de
confronter la science didactique naissante avec la contingence, l’instrument et l’objet de
l’observation.
Mais c’est aussi un moyen de diffuser des résultats vers les enseignants et le public. C’est donc un
moyen d’expliciter de façon plus précise, dans un contexte mathématique donné, des questions
didactiques et de les étudier, un moyen d’apporter certaines réponses aux questions des
enseignants. Dans l’interface avec l’enseignement, c’est un moyen de transformer les questions des
enseignants pour qu’elles soient accessibles à la recherche et un moyen d’y répondre dans deux
directions : vers la recherche (augmentation de la théorie), vers l’enseignement (réponses aux
questions des enseignants, choix de transposition didactique argumentés).
3. Retour sur le contexte historique et le développement des cadres théoriques
La théorie des situations didactiques est née dans le contexte de la rénovation de l’enseignement des
mathématiques, initiée dans les années 1960 notamment par les travaux de la CIEAEM (Commission
internationale pour l’étude et l’amélioration de l’enseignement des mathématiques), qui répondait
au besoin de restructurer l’enseignement des mathématiques après la redéfinition des
mathématiques elles-mêmes par les mathématiciens. Brousseau (2006) évoque cette nécessité d’une
nouvelle approche de l’enseignement des mathématiques “Reflections on the situations in which
mathematics is used and learned revealed the flaws of the old system. Even for learning things as
7
fundamental as counting and measuring the old routes were costly and awkward.” (Brousseau, 2006,
1-8)7
Le mouvement des mathématiques modernes a été particulièrement fort en France avec la création
de la commission Lichnerowicz qui a écrit des programmes révolutionnant l’enseignement des
mathématiques, entrés en vigueur à partir de 1969. Mais, revoir entièrement ce qu’on peut
enseigner à de jeunes enfants n’est pas chose aisée. Dans son texte de 2006, Brousseau explicite des
conditions pour que cette révolution puisse se faire : “This is possible if at least two conditions are
met. The first is the availability of a rich and precise didactical engineering, both at the level of short
sequences and of curricula and sequences of courses. The second is that this engineering be
supported by a culture that is not only sufficient but above all common to the community of teachers
so that they can take part in each other's work.” (Brousseau, 2006, 1-8).8
C’est pour cela qu’en même temps que la réforme des programmes, ont été créés les IREM9,
structures originales dans les universités puisqu’elles avaient comme mission de faire travailler
ensemble des universitaires mathématiciens et des professeurs de tous les ordres d’enseignement
avec aussi, dans les premiers IREM, la collaboration de psychologues cogniticiens.
Brousseau, qui avait déjà commencé à élaborer son projet de recherche, a participé à la création de
l’IREM de Bordeaux. Mais l’activité des IREM s’est rapidement focalisée sur la formation continue
des enseignants du second degré et ils n’avaient pas les moyens d’une observation permettant le
développement d’une science du didactique. Brousseau a obtenu la création du Centre
d’Observation et de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques (COREM) qui a fonctionné de
1973 à 1999 pour permettre, dans une école primaire incluse dans le centre, la production et
l’observation de phénomènes didactiques accessibles à l’étude par des chercheurs dans des
conditions déontologiquement acceptables pour les enseignants comme pour les élèves10, qu’il a
qualifié de didactron comme accélérateur de didactique (Brousseau, 2010).
Laborde (2016) et Margolinas et Drijvers (2015) retracent ce contexte historique tout en situant
l’ingénierie didactique par rapport à des démarches qui se développaient à la même époque dans
d’autres pays d’Europe et qui présentaient des points communs assez importants avec l’ingénierie
didactique tout en s’en démarquant sous d’autres aspects, notamment la stoffdidaktik (ou subject
matter didactics) en Allemagne (Laborde, 2016) et la realistic mathematics education (RME) autour
de Freundenthal aux Pays Bas (Margolinas et Drijvers, 2015). Par exemple, l’I.D ne sépare pas étude
mathématique et étude cognitive contrairement à la subject matter didactics (Laborde 2016) ; le
“research design” de la RME met davantage l’accent sur l’aspect cyclique de l’élaboration des
situations (Margolinas et Dijvers, 2015).
En France même, d’autres cadres théoriques se sont développés dès la fin des années 70 et le début
des années 80 dont les travaux fondateurs s’appuyaient sur l’ingénierie didactique comme
7 Les réflexions sur les situations dans lesquelles les mathématiques sont utilisées et apprises ont révélé les
points faibles de l’ancien système. Même pour apprendre des choses aussi fondamentales que le comptage et la
mesure, les anciennes méthodes étaient coûteuses et maladroites.
8 C’est possible si au moins deux conditions sont remplies. La première est de disposer d’une ingénierie
didactique riche et précise, aussi bien au niveau de séquences courtes qu’à celui de curricula et de suites de
cours. La seconde est que cette ingénierie didactique soit soutenue par une culture qui soit non seulement
suffisante mais surtout commune à l’ensemble des professeurs de façon qu’ils puissent prendre part au travail
les uns des autres.
9 Instituts de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques, progressivement créés dans chaque académie
à partir de 1969.
10 Ainsi vérifiait-on par des tests que les élèves avaient appris le programme scolaire attendu en fin d’année.
8
méthodologie de recherche, avec des ingénieries longues et du suivi de classes sur plusieurs années.
C’est le cas de la dialectique outil objet et du jeu de cadres élaborés par Régine Douady. La théorie
des champs conceptuels, bien qu’ayant un point de départ différent, s’est nourrie également de
travaux d’ingénierie didactique notamment sur la proportionnalité et le volume dans les années 80,
puis sur d’autres contenus. Par exemple la thèse de l’une de nous (Moreira Baltar, 1996) étudie les
relations entre longueurs et aires au moyen d’une ingénierie didactique appuyée principalement sur
la théorie des champs conceptuels. La TAD a très tôt mis l’accent sur les savoirs et les institutions
plus que sur les moyens de développer les connaissances des élèves, mais l’ingénierie didactique a
fait aussi partie des méthodes utilisées pour les recherches qui ont permis de la développer avant
qu’elle ne précise dans les années 2000 les spécificités de l’ingénierie didactique dans ce cadre à
travers les notions d’activité d’enseignement et de recherche (AER) et les parcours d’enseignement
et de recherche (PER). A partir des années 1990, l’éventail des questions abordées par la didactique
et l’ingénierie didactique s’est élargi en particulier à l’étude du rôle de l’enseignant et de la formation
des enseignants et à des questions plus transversales comme l’usage des nouvelles technologies. De
nouveaux cadres théoriques ont émergé. C’est le cas de la théorie de l’action conjointe en didactique
(TACD, Sensevy, 2011), appuyé sur la TS, la TAD mais aussi les travaux de Bourdieu, qui a émergé
dans les années 2000 pour tenter de mieux prendre en compte le rôle du professeur. C’est aussi le
cas de la double approche (Robert et Rogalski, 2002) qui s’appuie plutôt sur l’analyse de vidéos de
séances de classe ordinaires (sans intervention du chercheur dans la préparation mais qui apporte
des résultats dont tiennent compte les ingénieries didactiques plus récentes. Ainsi, le développement
de ces cadres théoriques a bénéficié à l’ingénierie didactique, notamment dans les analyses
préalables à l’élaboration des situations comme nous le verrons dans la troisième partie.
Deuxième partie : Comment mener une ingénierie didactique en théorie des
situations ?
Dans cette deuxième partie, nous allons décrire le fonctionnement de l’ingénierie didactique en lien
avec la T.S. et l’illustrer par un exemple auquel nous avons contribué toutes les deux (Douady et
Perrin-Glorian, 1989 ; Moreira Baltar, 1996) : l’enseignement de la notion d’aire. Auparavant, il nous
faut rappeler dans un premier paragraphe quelques points fondamentaux de la TS qu’il nous paraît
important d’avoir à l’esprit pour bien comprendre l’ID comme méthodologie de recherche en théorie
des situations. Dans un deuxième paragraphe nous rappellerons aussi les éléments essentiels de la
DOO avec jeu de cadres.
1. Rappels de points importants au fondement de la TS
Concernant la théorie des situations, nous reviendrons sur quatre points : la distinction entre
connaissances et savoirs ; le double processus d’adaptation à un milieu et d’acculturation aux
pratiques d’une institution, qui correspond à la distinction entre causes et raisons du savoir ; la
distinction entre Théorie des Situations Mathématiques à Usage Didactique et Théorie des Situations
Didactiques ; enfin la notion de situation fondamentale.
a- distinction entre connaissances et savoirs
La différence entre dire et faire est un des points de départ de la théorie des situations à travers
l’identification des différentes dialectiques de l’action, de la formulation et de la validation et se
retrouve dans la distinction entre connaissances et savoirs qui est essentielle pour comprendre la TS :
« Les savoirs sont les moyens sociaux et culturels d’identification, d’organisation, de validation et
d’emploi des connaissances. La même notion comme connaissance et comme savoir n’a pas les
mêmes propriétés, ni comme moyen de recherche, ni comme possibilité d’expression, ni comme
9
instrument de conviction, ni comme argument et elle n’est pas apprise de la même manière. »
(Brousseau 1997, cité par Bessot, 2011).
Le savoir est relatif à une institution. Dans les institutions, les savoirs sont organisés selon des raisons
propres à ces institutions mais il existe des régimes de fonctionnement et d’articulation des savoirs
qui ne sont pas les mêmes que la logique des raisons du savoir : des régimes représentés par des
situations que ces savoirs permettent de traiter.
La connaissance est du côté de l’acteur, c’est ce qui est utile pour traiter des situations (en agissant,
parlant, écrivant…). Un savoir ne peut pas fonctionner dans une situation sans la présence de
connaissances : certaines de ces connaissances correspondent à des savoirs mais d’autres ne sont
pas reconnues comme des savoirs et ne sont pas enseignées mais sont cependant attendues des
élèves pour apprendre certains savoirs ou pour utiliser ce qui a été appris. A la fin des années 80 et
au début des années 90, plusieurs études à Bordeaux ont porté sur l’identification de ces
connaissances non enseignées mais indispensables pour l’apprentissage, par exemple la notion
d’énumération dans l’apprentissage du nombre (Briand, 1993) ou les connaissances spatiales dans
l’apprentissage de la géométrie (Berthelot et Salin, 1992).
C’est pour cela que, pour étudier l’enseignement, il faut étendre la notion de problème à celle de
situation, ce qui demande de ne pas s’intéresser seulement à la logique du savoir : “A mathematical
object would no longer be characterized only by the properties it satisfies but also by the class of
situations to which it furnishes an optimal solution. The difficulty now consisted of conceiving and
choosing such situations and of organizing them into a process that leads to the students' acquisition
of stable, correct knowledge. That's the business of didactical engineering.” (Brousseau, 2006, 1-11)11
Derrière cette citation, on voit transparaître la notion de situation fondamentale qui représente
l’utilité du savoir : des moyens de transformer le savoir en connaissances. Il faut avoir une ou
plusieurs situations fondamentales pour représenter tous les aspects d’un savoir. Il s’agit ensuite de
voir comment on peut les organiser dans une progression compatible avec le développement cognitif
des élèves et les contraintes institutionnelles.
La transposition didactique correspond donc en TS à un double jeu :
- convertir les savoirs en connaissances pour construire des situations et les organiser en progression
- convertir les connaissances en savoirs quand on a obtenu ces connaissances comme moyen de
résoudre des problèmes posés dans des situations.
b- double processus d’adaptation à un milieu et d’acculturation aux pratiques d’une institution,
causes et raisons du savoir
Le deuxième point important est le double processus d’adaptation à un milieu et d’acculturation aux
pratiques d’une institution qui caractérise l’apprentissage, et que Brousseau représente par le
schéma suivant (figure 1) dans un texte paru en 2000 en espagnol (Brousseau, 2000).
11 “Un objet mathématique ne serait plus seulement caractérisé par les propriétés qu’il satisfait mais aussi par la
classe de situations auxquelles il fournit une solution optimale. La difficulté consistait alors à concevoir et choisir
de telles situations et à les organiser en un processus qui conduise à l’acquisition par les élèves d’un savoir
correct stable. C’est l’affaire de l’ingénierie didactique.”
10
L’adaptation à un milieu, c’est ce qui permet de produire des connaissances nouvelles, ce qui est
modélisé en T.S. par une situation adidactique, c’est-à-dire un milieu comme système antagoniste de
l’élève qui apporte des rétroactions à ses actions. La notion de milieu, présente dès les débuts de la
théorie des situations mais mal comprise, a fait l’objet d’un cours détaillé de Brousseau en 1989
(Brousseau, 1990), a été reprise à l’université d’été de La Rochelle (1998), dans une table ronde à
l’école d’été de 1999 (Perrin-Glorian, 1999) puis comme thème à l’EE de 2001 où elle a fait l’objet de
plusieurs cours et ateliers (Dorier et al. 2002).
L’adaptation au milieu est cause d’apprentissage pour les élèves mais elle ne leur donne pas
nécessairement accès aux raisons qui permettent de relier la connaissance produite dans la situation
aux savoirs déjà connus ou nouveaux qui sont de l’ordre de l’organisation des mathématiques. C’est
pourquoi l’adaptation à un milieu est insuffisante et la dimension acculturation de l’enseignement
est essentielle : l’enseignement ne se réduit pas à l’organisation d’apprentissages.
C’est assez récemment que Brousseau a insisté sur la nécessité et la complémentarité des deux
aspects adaptation et acculturation. Il en est de même de la distinction entre théorie des situations
mathématiques et théorie des situations didactiques à laquelle nous allons nous intéresser
maintenant même si, dès l’école d’été de 1989, il dit qu’il faut complexifier le modèle de situation et
considérer des automates à pile de mémoire pour inclure le maître dans l’analyse (Brousseau, 1990).
c- distinction Théorie des Situations Mathématiques / Théorie des Situations Didactiques
Il nous faut ici insister sur le fait que la théorie des situations, comme son nom l’indique n’est pas
centrée sur les sujets mais sur les situations. Les sujets sont donc d’abord des acteurs dans des
situations (ou des jeux). La manière dont ces acteurs interviennent dans les situations s’est éclairée
progressivement. La distinction des situations mathématiques à usage didactique et des situations
didactiques (Brousseau, 2010b) permet de clarifier encore un peu plus. En effet, dans les premières,
il y a un seul type d’acteurs aux prises avec un milieu, dans les secondes, il y a deux types d’acteurs
qui ont des positions différentes par rapport au savoir, des rôles différents dans un jeu qui englobe le
premier. Revenons rapidement sur l’évolution concernant la prise en compte du rôle du maître.
La nécessité de l’institutionnalisation a été formulée dès 1980 ainsi que l’existence d’un contrat
didactique implicite ; la situation didactique est vue dès 1982 comme une situation adidactique
plongée dans un contrat didactique en même temps qu’apparait la notion de dévolution (Perrin-
Glorian, 1994). Cependant, la théorie des situations s’est d’abord développée autour de la
caractérisation des situations adidactiques dans des situations quasi isolées du maître, ce qui fait que
l’ingénierie didactique dans ses débuts s’est centrée sur les aspects mathématique (épistémologique)
et cognitif et n’a pas explicité le rôle du maître au moment de la mise en œuvre des séances en
classe. Dès la fin des années 80, l’importance de ce rôle est soulignée aussi bien dans les recherches
(par exemple Grenier, 1990, Margolinas, 1992, Perrin-Glorian, 1993) que dans les effets constatés de
Figure 1. Double processus d’adaptation et d’acculturation
Savoir
scolaire
Elève
Système éducatif
Connaissances
Sujet
apprenant
Milieu
matériel,
social…
Enseignement,
Acculturation
Adaptation
Organisation
11
la diffusion dans l’enseignement des situations produites par l’ingénierie didactique de recherche, ce
qui fait qu’un thème est consacré à l’enseignant à l’école d’été de 1995 qui donne lieu à un numéro
spécial de RDM en 1997 (Margolinas et Perrin-Glorian, 1997).
Dans le cours de Montréal (Brousseau, 1997), Brousseau distingue les situations à usage didactique
et les situations didactiques. Les premières ne modélisent que les interactions entre l’élève et le
milieu. Selon ce point de vue, “la situation est l’environnement de l’élève mis en œuvre et manipulé
par l’enseignant ou l’éducateur qui la considère comme un outil. » (Brousseau, 1997, p. 2). En
revanche dans les situations didactiques, « [l’]environnement de l’élève, englob[e] tout ce qui
concourt spécifiquement à la composante mathématique de sa formation » (ibidem, p. 21). Il
représente ces deux sens de situation dans le schéma suivant (figure 2).
Figure 2. Deux regards sur une situation
Ce schéma permet de montrer la différence entre situation non didactique et situation didactique.
Une situation non didactique est modélisée par les seules interactions d’un acteur avec un milieu.
Une situation à usage didactique est ce qui, sur ce schéma, est appelé situation didactique comme
moyen. C’est une situation mathématique non didactique incluse dans une situation didactique
(comme environnement). Elle a été choisie avec des intentions didactiques relatives à un savoir,
enjeu de l’enseignement, et ce sont des interventions didactiques qui lui permettent de fonctionner
de manière non didactique pour l’élève. Ainsi une situation adidactique est une situation
mathématique qui fonctionne de manière non didactique pour l’élève grâce à l’action du maître.
Cette distinction est reprise et commentée dans le cours de Marie-Hélène Salin à l’école d’été de
2001 (Salin, 2002). L’introduction explicite du mot “mathématiques” dans l’expression “théorie des
situations mathématiques” (TSM) ou “théorie des situations mathématiques à usage didactique”
(TSMUD) d’une part et “théorie des situations didactiques en mathématiques” dans une version plus
récente (Brousseau, 2010b) clarifie encore cette distinction me semble-t-il. Pour l’éclaircir encore un
peu plus, il faudrait aussi revenir sur la structuration du milieu que Brousseau a fait apparaître dans
la théorie à la fin des années 80 (Brousseau 1990) et qui a été retravaillée et exemplifiée à plusieurs
reprises depuis (Bloch, 2002, Margolinas, 1995, 2002 ; Perrin-Glorian, 1999 ; Salin, 2002).
d- Situation fondamentale
Terminons par quelques mots sur la notion de situation fondamentale ce retour sur des concepts de
la théorie des situations essentiels pour bien comprendre l’ingénierie didactique et son rôle dans
l’émergence de la théorie.
12
La situation fondamentale est un moyen de représenter les usages d’un savoir, un paradigme pour
rechercher des situations mathématiques à usage didactique où ce savoir est utile. C’est un modèle
des usages de ce savoir, un modèle de situation qui génère par le jeu de ses variables toutes les
situations déterminant une connaissance mathématique liée à ce savoir. Ainsi il vaudrait mieux parler
d’ensemble de situations articulées autour d’un savoir. Il ne faut donc pas voir une situation
fondamentale comme une situation d’enseignement, ni même comme une situation à usage
didactique. Ce qui est fondamental, c’est la recherche d’un ensemble de situations et de leur
articulation pour :
- représenter les différents sens d’une notion ;
- assurer la cohérence épistémologique contre la parcellisation, l’émiettement ;
- résumer le sens global, d’ensemble ;
- permettre une entrée rapide dans une véritable dimension épistémologique du savoir à enseigner.
La recherche de situations fondamentales est au cœur de l’ingénierie didactique. Elle dépend de
chaque savoir mathématique. Bessot (2011) envisage quelques moyens de chercher des candidats à
être une situation fondamentale mais insiste sur le fait qu’il n’y a pas de méthode générale.
2. Dialectique outil-objet et jeu de cadres
La dialectique outil-objet et le jeu de cadres s’enracinent à la fois dans une réflexion épistémologique
et dans la théorie de l’équilibration de Piaget.
La réflexion épistémologique amène à distinguer les statuts outil et objet d’un même concept : « un
concept est outil lorsque l’intérêt est focalisé sur l’usage qui en est fait pour résoudre un problème ou
poser des questions. […] un concept est objet lorsqu’il est considéré d’un point de vue culturel, qu’il a
une place dans l’édifice structuré des connaissances d’un moment reconnues socialement » (Douady
et Perrin-Glorian, 1989) et le rôle producteur en mathématiques du changement de cadres comme
« moyen d’obtenir des formulations différentes d’un problème qui, sans être tout à fait équivalentes,
permettent un nouvel accès aux difficultés rencontrées et à la mise en œuvre d’outils et techniques
qui ne s’imposaient pas dans la première formulation ». Régine Douady définit un cadre comme
« constitué des objets d’une branche des mathématiques, des relations entre les objets, de leurs
formulations éventuellement diverses et des images mentales que le sujet associe à un moment
donné à ces objets et ces relations. » (ibid.)
La théorie de l’équilibration intervient dans le fait que « les correspondances entre les cadres sont
imparfaites soit pour des raisons mathématiques soit du fait des connaissances insuffisantes des
élèves [ce qui] est source de déséquilibre. » (ibid.) La production de connaissances nouvelles pour
améliorer la correspondance entre les cadres est un facteur de rééquilibration. C’est une condition
qu’elle impose aux problèmes sources d’apprentissage dans une dialectique outil-objet :
- L’énoncé, contexte et questions a du sens pour les élèves concernés […]
- Les élèves ne peuvent pas résoudre complètement le problème pour des raisons […] diverses
- Les connaissances visées par l’apprentissage (contenu ou méthode) sont des outils adaptés au
problème.
- Le problème peut se formuler dans au moins deux cadres différents. (ibid.)
Régine Douady en tire un concept didactique : le jeu de cadres qui est un changement de cadres
provoqué à l’initiative de l’enseignant au sens où le problème proposé aux élèves pour un nouvel
apprentissage peut se formuler dans deux cadres inégalement familiers aux élèves pour le contexte
du problème et que le changement de cadres peut être producteur de connaissances nouvelles.
La dialectique outil-objet repose sur des hypothèses sur la relation entre enseignement et
apprentissage. Elle correspond à la fois à une dialectique ancien-nouveau : ancrer le nouveau dans
13
l’ancien pour l’enrichir et le dépasser et à une dialectique entre les statuts outil et objet d’un même
concept mathématique avec l’hypothèse que celui-ci intervient d’abord comme outil implicite pour
résoudre un problème avant de pouvoir acquérir un statut d’objet et d’outil explicite qui pourra
servir d’ancien pour de nouveaux problèmes. Plus précisément, la dialectique outil-objet est un
processus cyclique en cinq ou six phases, la sixième étant en fait la première phase d’une nouvelle
boucle :
- Ancien, outils explicites : des concepts mathématiques [anciens] sont mis en œuvre comme outils
explicites pour résoudre au moins partiellement le problème.
- Recherche, nouveau implicite : les élèves rencontrent des difficultés pour résoudre complètement
le problème. […] Dans ces phases d’action et de formulation, souvent des progrès efficaces
proviennent d’un changement de cadre de travail. […] Cela est l’occasion de mettre en œuvre
implicitement des outils nouveaux.
- Explicitation et institutionnalisation locale de certains éléments qui ont joué un rôle important. Ils
sont formulés soit en termes d’objets, soit en termes de pratiques, avec leur condition d’emploi et
leur expression du moment valables au sein de la classe.
- Institutionnalisation, statut d’objet, nouveau explicite : dans l’information traitée, l’enseignant
choisit et expose, avec les conventions en usage, ce qui est nouveau à retenir. […] Ce faisant il se
constitue un savoir de la classe auquel chacun pourra se référer.
- Familiarisation, réinvestissement : phase au cours de laquelle la structuration personnelle va se
développer et favoriser la transformation du savoir collectif en savoir de chacun.
- Complexification de la tâche ou nouveau problème : le nouveau est appelé à intervenir comme
outil explicite et à prendre place comme « ancien ». (ibid.)
La dialectique outil-objet avec jeu de cadres partage les hypothèses de la théorie des situations et il y
a des points communs et des éléments qu’on peut reformuler en TS : par exemple, les conditions
qu’elle donne sur les problèmes sont proches des caractéristiques d’une situation adidactique qui
met en scène un savoir. La présence de deux cadres pour interpréter un problème et le jeu entre les
deux peuvent être considérés comme une condition sur le milieu d’une situation adidactique
éventuellement fondamentale pour représenter le savoir visé. De même les phases de la dialectique
outil-objet peuvent être rapprochées de la structuration du milieu d’une situation didactique ainsi
que des différents types de situation, des processus de dévolution et d’institutionnalisation (voir
Perrin-Glorian, 1999, p. 307-313). Ainsi, la phase de l’ancien correspond à la dévolution du problème
et au niveau -2 de la structuration du milieu dans la nomenclature de Margolinas (1995) ; celle de la
recherche au niveau -1, celle de l’institutionnalisation locale au niveau 0.
Cependant, Régine Douady ne centre pas son regard sur les situations. Elle se place du point de vue
du sujet (élève, professeur) qui pense et agit dans une situation : par exemple elle inclut les images
mentales dans la définition des cadres et prend en compte explicitement les actions de l’enseignant.
Par ailleurs, la familiarisation, le réinvestissement qui constituent une phase de la dialectique outil-
objet, n’apparaissent pas explicitement dans la structuration du milieu ni dans les écrits classiques de
Brousseau mais dans le cours 2010 sur son site, il ajoute les situations de rappel (Perrin-Glorian,
1993, 1994) qui correspondent à un autre niveau d’institutionnalisation et Florence Esmenjaud-
Genestoux (2000, 2002) étudie la familiarisation à travers le travail à la maison des élèves et la notion
d’assortiment didactique de questions.
3. Comment mener une ID en TS ?
Dans son cours à l’école d’été de 1989 (Artigue 1990), Michèle Artigue a explicité et formalisé
l’ingénierie didactique comme méthodologie de recherche en la décrivant en quatre phases :
analyses préalables ; conception et analyse a priori ; expérimentation, observation et recueil de
données ; analyse a posteriori et validation. Nous allons maintenant reprendre et commenter ces
différentes phases en nous plaçant dans le cas où les questions de recherche concernent
14
l’enseignement d’un contenu précis même si des questions plus larges peuvent aussi être abordées
avec une méthodologie d’ingénierie didactique. Nous illustrerons notre propos avec l’exemple de la
recherche sur les aires menée avec Régine Douady dans les années 80 (Douady et Perrin-Glorian,
1989). Ce travail a été réalisé pour l’essentiel il y a plus de trente ans à un moment où la plupart des
explicitations théoriques et méthodologiques que nous vous présentons aujourd’hui n’étaient pas
encore faites ; c’est pourquoi c’est à une relecture après coup de ce travail que nous nous livrerons.
a- Analyses préalables
Les analyses préalables se réfèrent aux études épistémologiques, cognitives et institutionnelles
nécessaires à l’élaboration d’une suite de situations à expérimenter en classe. Elles peuvent consister
en des études originales mais comprennent de toute façon une étude bibliographique sur la question
qui fait l’objet de la recherche.
L’étude épistémologique concerne le contenu lui-même, ses possibilités d’organisation, le lien avec
d’autres contenus, souvent avec une dimension historique, en particulier pour identifier des
obstacles épistémologiques qui se sont manifestés dans l’histoire.
L’étude cognitive concerne le développement de l’enfant dans les dimensions en rapport avec le
contenu qu’on cherche à enseigner, les difficultés déjà repérées.
L’étude institutionnelle concerne les conditions de l’enseignement du contenu concerné :
programmes scolaires notamment mais aussi l’organisation de l’enseignement entre les niveaux de
classe, dans l’établissement scolaire ou dans la classe elle-même (par exemple emploi du temps) qui
peuvent influer sur la mise en œuvre des situations.
Les analyses préalables utilisent éventuellement des travaux venant d’autres disciplines : histoire et
épistémologie des mathématiques, psychologie cognitive, sociologie du système éducatif, mais ces
travaux sont étudiés en référence à un cadre théorique didactique dans le but de dégager des
hypothèses didactiques sur l’enseignement et l’apprentissage du contenu concerné et des conditions
sur une (des) situation(s) fondamentale(s) sur la(les)quelle(s) pourrait reposer l’I.D.
Par exemple, notre recherche sur les aires planes s’est déroulée entre 1982 et 1986. A cette époque
qui suivait de peu la période des mathématiques modernes, dans l’enseignement en France, l’aire et
la mesure de l’aire étaient confondues : l’aire était ainsi définie comme un nombre qui permet de
mesurer la surface. L’approche se faisait principalement à partir de quadrillages, on ne considérait
que les unités légales et on insistait surtout sur le calcul des aires et la mise en place de formules
pour calculer les aires des surfaces usuelles. Le constat était alors que les élèves confondaient les
formules, notamment d’aire et de périmètre, et ne savaient pas où prendre les bonnes mesures de
longueur sur les surfaces quand ils voulaient calculer leur aire. De plus, dans nos travaux précédents
sur l’enseignement des fractions et décimaux, nous avions défini le produit de deux rationnels à
partir du calcul de l’aire de rectangles à dimensions rationnelles dans une unité de longueur donnée.
Pour justifier ce produit, nous avions besoin de l’aspect mesure unidimensionnelle de l’aire, dérivé
du pavage. En effet, le calcul de la mesure de l’aire d’un tel rectangle en prenant pour unité d’aire un
carré de côté l’unité de longueur ne pouvait se faire qu’en découpant le rectangle et en rapportant à
l’aide des fractions les aires de petits rectangles à celle de cette unité, c’est-à-dire par un
raisonnement du type : ce rectangle se reporte 5 fois dans l’unité donc son aire est
de celle de
l’unité. L’aspect mesure unidimensionnelle de l’aire était peu développé dans l’enseignement
puisque les quadrillages ne considéraient le plus souvent que des unités carrées et il nous paraissait
nécessaire de considérer des pavages de surfaces avec des surfaces autres que des carrés.
15
A l’époque nous disposions des travaux de Piaget et de son école12 sur l’approche de la géométrie par
les enfants et les conservations spatiales et de la thèse de Janine Rogalski (1983) centrée sur l’étude
de l’acquisition de la dimensionnalité des grandeurs spatiales, longueur et aire. Nous avons de plus
effectué (voir Perrin-Glorian, 1992) un début d’étude mathématique et épistémologique concernant
les possibilités de définir la grandeur aire sans passer par sa mesure, en étudiant notamment des
définitions qui en avaient été données par Euclide, par Bourbaki13 et dans une brochure de
l’association des professeurs de mathématiques14. Nous avons aussi étudié la transposition
didactique de la notion d’aire d’une part en recherchant des possibles à partir de l’étude de la
mesure des grandeurs de Lebesgue15 et du traitement de la mesure des aires dans le cours de
Hadamard16 ; d’autre part à travers les programmes de l’enseignement français sur un siècle, les
manuels sur trente ans et les écrits de la noosphère en France dans la période qui entoure la réforme
(de 1958 à 1974).
Ces études nous ont amenées à faire les hypothèses suivantes :
H1. Le développement dans l'enseignement du concept d'aire en tant que grandeur devrait
permettre aux élèves d'établir les relations nécessaires entre les cadres géométrique et numérique.
H2. Une identification trop précoce entre grandeurs et nombres favorise l'amalgame des différentes
grandeurs (ici longueurs et aires).
b- Elaboration d’une suite de situations et analyse a priori
La deuxième étape consiste en l’élaboration et l’analyse a priori d’une suite de situations en
conformité avec les hypothèses issues des études préalables et réalisable avec les élèves du niveau
donné. Elle comporte deux aspects non indépendants : d’une part, côté TSM, la recherche d’une
suite de situations mathématiques à usage didactique rattachées à une situation fondamentale qui
réalise les hypothèses épistémologiques et cognitives relatives au concept visé ; d’autre part la mise
en scène de ces situations qui suppose l’organisation d’un milieu dans un contrat didactique possible.
Côté TSM : Les études préalables permettent de dégager des conditions sur la(es) situation(s)
fondamentale(s) que l’on recherche, ou, en termes de la TAD de définir une Organisation
Mathématique de référence. L’étude de la transposition didactique commence dans les
mathématiques elles-mêmes et se nourrit des enseignements passés qu’il faut considérer parmi
d’autres possibles. Une situation fondamentale est un gros objet qui doit regrouper, à travers le
choix des variables didactiques, différentes situations qui représentent des connaissances reliées par
la situation fondamentale (Bessot, 2011). De plus, le savoir doit apparaître comme une solution
optimale au problème posé : il permet la construction d’une connaissance par une adaptation du
sujet. Cette adaptation ne doit pas être immédiate (sinon le sujet n’a rien à apprendre) mais pas
impossible : la (les) situation(s) doi(ven)t être abordable(s) avec les connaissances antérieures des
élèves.
Côté TSD : Il s’agit de mettre en scène la situation fondamentale retenue, c’est-à-dire d’organiser des
milieux dans un contrat didactique possible et pour cela de choisir des valeurs pour les variables
12 Piaget J., Inhelder B. (1948) La représentation de l’espace. Paris : P.U.F.
Piaget J., Inhelder B. et Szeminska A. (1948) La géométrie spontanée de l’enfant. Paris : P.U.F.
Vinh Bang, Lunzer E. (1965) Conservations spatiales. Etudes d’épistémologie génétique, vol. 19. Paris : P.U.F.
13 Bourbaki Topologie générale, chapitre V, §2.
14 A.P.M.E.P. (1982) Grandeur. Mesure. Brochure n° 46. Collection Mots (VI)
15 Lebesgue H. (1931-1935/rééd. 1975) Sur la mesure des grandeurs. Paris : Blanchard.
16 Hadamard J. (1928) Leçons de géométrie élémentaire. I. Géométrie plane. Paris : Armand Colin.
16
didactiques en tenant compte des conceptions des élèves, des obstacles à franchir. Cela suppose un
double découpage : d’une part il faut transformer la situation fondamentale en une suite de
situations pour les élèves, articulées dans une logique compatible à la fois avec le savoir et avec une
progression des connaissances des élèves. D’autre part, pour chacune de ces situations pour les
élèves, il faut prévoir différentes phases avec des choix différents des variables didactiques. Un
premier choix doit permettre la dévolution du problème aux élèves qui doivent le comprendre et
apporter de premières solutions. Cela permet de constituer un premier milieu dans lequel
l’introduction d’un saut informationnel par un choix différent des variables didactiques permet de
poser un nouveau problème sur lequel on ménage une phase de recherche des élèves en même
temps qu’on leur fait dévolution d’un objectif d’apprentissage (situation adidactique d’action).
Une phase de mise en commun et discussion des procédures des élèves orchestrée par le professeur
peut ne pas suffire pour formuler et surtout valider les connaissances en jeu. La transformation de la
situation d’action en situation de formulation puis de validation nécessite souvent un changement
dans le choix des variables didactiques, en particulier dans les choix qui concernent la
communication entre les élèves. Dans ces phases, les interventions du maître ne portent pas
directement sur le savoir.
Dans la mise en œuvre de la situation, il faut aussi prévoir le contenu de l’institutionnalisation et ses
modalités sachant que l’institutionnalisation se poursuit au-delà de la mise en œuvre d’une séance
de classe avec les élèves, notamment à travers des exercices d’entraînement et l’évaluation. En effet,
dans la mise en œuvre de la situation, il faut prévoir non seulement le milieu et le jeu des élèves mais
aussi celui du professeur. Cela ne peut se faire qu’en collaboration avec le(s) professeur(s) de la
classe (des classes) où seront menées les observations. Ceux-ci sont donc nécessairement associés à
la recherche. Comme le dit Brousseau (2006, p. 1-12) “Didactical engineering produces not just
situations and problems or even curricula for entire sectors of mathematics but also experimental
designs involving the teachers as actors in a didactical play”.17
L’analyse a priori joue un rôle essentiel dans l’ingénierie didactique. Il ne faut pas la confondre avec
les analyses préalables. Il s’agit de l’analyse des possibles dans une situation en référence à la
théorie : organisation du milieu, rétroactions possibles du milieu, connaissances en jeu. Elle permet
de prévoir si les connaissances nouvelles visées pourraient être produites par les élèves à partir de
leurs connaissances anciennes et de leur interprétation des rétroactions du milieu à leurs actions sur
ce milieu. Elle se fait en se référant aux hypothèses de la recherche et au cadre théorique mobilisé au
cours de l’élaboration des situations mais peut se compléter aussi à la suite des observations si on a
découvre des éléments qu’on aurait pu prévoir avec la théorie et les hypothèses.
Dans l’exemple de la recherche sur les aires, nous cherchions des situations d’apprentissage pour des
élèves de 9 à 12 ans donc accessibles à des élèves de cet âge et compatibles avec les contraintes
institutionnelles de l’enseignement à ce niveau en France.
La situation fondamentale de l’identification et de la mesure des grandeurs est celle de la
comparaison d’objets selon la grandeur considérée. Les hypothèses formulées à la suite des études
préalables nous amènent à distinguer trois grands objectifs dans l’apprentissage de la notion d’aire
plane et de la mesure des aires planes : 1) construire la notion d’aire comme grandeur par des
comparaisons et une première approche de la notion d’unité d’aire et de mesure des aires par le
pavage ; 2) étendre la mesure à des surfaces non pavables avec la surface qui matérialise l’unité ; 3)
17 « L’ingénierie didactique ne produit pas seulement des situations et des problèmes ou même des curricula
pour des secteurs entiers des mathématiques mais aussi des dispositifs expérimentaux impliquant les
professeurs comme acteurs dans un jeu didactique. »
17
établir des relations entre mesure des aires et mesure des longueurs et pointer les différences
(unidimensionnalité de la mesure des longueurs, bidimensionnalité de la mesure des aires). Nous
avons cherché des réalisations de la situation fondamentale de comparaison de surfaces planes
répondant à ces trois objectifs.
Sur le premier objectif, l’étude mathématique montre qu’on ne peut pas donner une définition de
l’aire comme grandeur à ce niveau ; il s’agit donc de l’approcher par la possibilité de comparer des
surfaces et de les mesurer avec une unité qui est elle-même une surface. Les comparaisons directes
par inclusion ne donnent que des résultats très partiels ; il faut donc trouver d’autres procédures :
soit en passant par une autre grandeur qui facilite la comparaison, par exemple la masse en réalisant
les surfaces dans un matériau homogène d’épaisseur constante, soit par des transformations
géométriques conservant l’aire : le découpage et recollement bord à bord, sans chevauchement.
C’est un premier pas pour détacher l’aire de la forme. Cependant, il y a une difficulté, quand le mot
« aire » n’a pas encore de sens, à formuler le critère de comparaison, toutes les expressions comme
la taille, la place occupée, la quantité de papier, pouvant avoir d’autres interprétations. Le pavage est
ainsi un moyen de réaliser les comparaisons de façon plus fiable et de se mettre d’accord sur ce
qu’on compare. Cependant, le pavage est encore limité : on ne peut comparer que des surfaces
pavables avec le même pavé, la même surface unité.
Le problème de comparer des surfaces qui ne sont pas pavables avec le même pavé constitue le
deuxième objectif d’apprentissage. Le découpage et recollement est un premier pas pour dégager la
grandeur aire de la forme de la surface mais cela ne suffit pas : il faut dégager la notion d’unité de
celle du pavage. Dans une situation cruciale de l’ingénierie didactique nous avions choisi cinq
surfaces polygonales et six pavés (rectangles et triangles) de façon que chaque surface soit pavable
avec plusieurs des pavés mais pas avec tous et qu’il n’y ait aucun pavé permettant de paver toutes
les surfaces. On avait ainsi deux groupes de surfaces facilement comparables entre elles à l’intérieur
d’un groupe mais difficilement d’un groupe à l’autre. Pour terminer la comparaison, il fallait donc
trouver une unité qui permette de mesurer tous les pavés (un carré de 1cm de côté pouvait
convenir). On introduisait enfin une nouvelle surface à comparer à toutes les précédentes mais sans
recourir au pavage : la décomposition de la surface en plusieurs morceaux et l’additivité des aires
devenaient alors nécessaires. Pour compléter le travail sur le deuxième objectif, il fallait encore
comparer d’autres surfaces pour lesquelles il devenait nécessaire de recourir à des encadrements.
Concernant le troisième objectif, nous avons identifié deux manières de l’aborder : d’abord
distinguer aire et périmètre comme deux mesures indépendantes de la surface au sens que l’une
peut augmenter pendant que l’autre diminue ; ensuite travailler les relations entre mesure des
longueurs et mesure des aires quand on prend pour unité d’aire l’aire d’un carré l’unité de longueur.
Nous n’avons décrit ici les situations que du point de vue TSM, et très succinctement ; il serait trop
long d’entrer dans les détails. Du point de vue TSD, disons seulement, à titre d’exemple que, dans la
situation du pavage deux surfaces étaient très facilement pavables l’une avec un rectangle de 3cm
sur 6cm et l’autre avec un rectangle de 3cm sur 4cm, et d’autres surfaces étaient pavables avec des
triangles qui pavaient l’un ou l’autre de ces rectangles, ce qui permettait la dévolution du problème
de la comparaison à l’aide du pavage : certaines comparaison étaient faciles par pavage, mais se
posait aussi de problème du choix d’une unité commune permettant la comparaison, ce qui
permettait la dévolution du besoin d’un apprentissage nouveau. Les éléments à institutionnaliser et
les aides possibles du maître pour mettre en évidence certains éléments du milieu étaient également
préparés. En effet, le professeur doit être conscient des enjeux à chaque étape.
18
c- Réalisation. Observation. Recueil de données
La réalisation se fait sous la responsabilité du professeur qui mène la classe. Les chercheurs
observent et recueillent des données. L’observation et le recueil de données dépendent bien sûr de
la question de recherche et de la taille de l’ingénierie didactique. Cependant, parmi les questions
importantes, se trouvent celles qui concernent l’organisation du milieu et sa capacité à fournir les
rétroactions attendues pour faire évoluer les connaissances des élèves. Donc les observations
doivent permettre d’analyser les interactions des élèves avec le milieu, leurs effets sur l’évolution des
connaissances des élèves ainsi que les actions de dévolution et d’institutionnalisation des
enseignants en lien avec l’organisation du milieu et de son évolution. On relève en général les
productions des élèves et on se donne les moyens d’analyser les interactions par des prises de notes
pendant les observations, accompagnées dans la mesure du possible par des enregistrements audio
ou vidéo.
Le recueil de données ne se pose pas dans les mêmes termes suivant que l’ingénierie didactique
porte sur quelques séances ou sur tout un domaine d’enseignement sur une année voire plusieurs
années. Dans le cas d’une ingénierie longue, il n’est pas toujours possible de recueillir toutes les
productions des élèves qui doivent les garder dans un cahier pour s’y reporter ou les montrer aux
parents. Dans ce cas, il faut parfois se contenter de prendre des notes et de photocopier certaines
des productions choisies. Il n’est pas toujours possible non plus d’observer ni même d’enregistrer
toutes les séances. Des choix doivent être faits. Des données complémentaires sont souvent
recueillies : productions des élèves dans une évaluation à l’issue de la séquence d’enseignement,
entretiens avec les élèves ou avec le professeur…
Notons que, pendant l’expérimentation, le professeur reste responsable de l’apprentissage de ses
élèves. Il est engagé dans la recherche et donc respecte les conditions de l’expérimentation mais si
les situations ne permettent pas les apprentissages prévus, il peut interrompre l’expérience pour
changer les conditions et assurer l’apprentissage de ses élèves. En effet, particulièrement dans le cas
d’une ingénierie longue, les séquences expérimentées correspondent à l’enseignement que
recevront les élèves cette année sur le contenu qui est l’objet de l’étude.
Dans la recherche sur les aires, les séances ont été mises en œuvre dans deux classes : une classe de
4ème année primaire et une classe de 5ème année primaire mais, pour des raisons de temps, temps des
élèves surtout, toutes les séances n’ont pas été implémentées dans les deux classes : sept séances
ont été mises en œuvre dans les deux classes, trois ne l’ont été qu’en 4ème année, huit ne l’ont été
qu’en 5ème année. Nous avons observé toutes les séances et pris des notes avec enregistrement audio
ou vidéo des phases collectives, relevé toutes les productions des élèves. Nous avons aussi fait passer
à tous les élèves un test écrit reprenant des items de Rogalski (1982) et des entretiens par deux
audio-enregistrés quelques semaines après l’apprentissage.
d- Analyse a posteriori. Confrontation de l’analyse a priori à la contingence
Dans l’analyse a posteriori, il faut distinguer dans les observations ce qui relève du contingent et ce
qui relève du nécessaire, ce qui relève de circonstances particulières et ce qui tient à la situation. La
théorie et les hypothèses de la recherche ont conduit à organiser une situation ou une suite de
situations, c’est-à-dire un milieu et une suite de questions relatives à ce milieu dont l’analyse a priori
a permis de prévoir que les connaissances nouvelles visées pourraient être produites par les élèves à
partir de leurs connaissances anciennes et de leur interprétation des rétroactions du milieu à leurs
actions sur ce milieu.
19
L’analyse a posteriori permet de voir si le milieu a joué le rôle attendu, de relever les écarts entre ce
qui a été observé et ce qui était attendu et d’essayer d’expliquer ces écarts. Certains auraient pu être
prévus sans changer la théorie ou les hypothèses : c’est alors l’analyse a priori qui était insuffisante et
qu’il faut compléter. D’autres peuvent être dus à une insuffisance du milieu qui ne permet pas
d’apporter la rétroaction nécessaire à certaines actions non prévues dans l’analyse a priori, soit parce
que le milieu ne peut effectivement pas apporter de rétroaction dans ce cas, soit parce que les
connaissances des élèves sont insuffisantes pour interpréter la rétroaction du milieu. La
confrontation de l’analyse a priori et de l’analyse a posteriori permet de revenir à la fois sur la
situation (modifier le milieu ou les conditions d’interaction des élèves avec le milieu) et sur la théorie
(revoir les hypothèses, affiner certains concepts théoriques).
Dans l’exemple des aires, l’analyse a posteriori de chaque séance et l’analyse d’ensemble ont été
complétées par les résultats des tests et des entretiens. La confrontation à l’analyse a priori a permis
de confirmer l’efficacité de la situation du pavage puisque les élèves obtenaient des résultats
comparables à ceux d'élèves de niveau +3 ou +4 avec peu de différence entre le pavage par des
carrés et le pavage par des triangles. En revanche, il est apparu un phénomène que nous n’avions pas
prévu dans l’analyse a priori, c’est la différence entre l’aspect statique et l’aspect dynamique dans la
transformation des figures. Le découpage et recollement est un mode de transformation des figures
disponible pour les élèves mais il est mis au second plan pour les figures usuelles pour lesquelles les
élèves recourent à un mode de transformation que nous n’avions pas prévu : une déformation
continue. Les variations d’aire et de longueur restent pour eux amalgamées dans ce type de
transformation. Ainsi ils redressent les côtés d’un parallélogramme pour en faire un rectangle sans
voir que cette transformation conserve les longueurs des côtés mais pas l’aire ; cette erreur tient
aussi à leur manque de connaissance explicite sur les parallèles. Nous avons ainsi ajouté une
hypothèse :
H3. Dans le cadre géométrique, une interaction entre les points de vue statique et dynamique est
nécessaire dans la conceptualisation de la grandeur aire et dans sa dissociation de la longueur.
La difficulté de faire dévolution de la première situation de l’approche géométrique par découpage
et recollement quand on ne dispose pas encore du mot aire nous incite également à interroger
davantage le rôle des supports papier blanc / papier quadrillé dans la constitution des milieux.
L’utilisation de papier quadrillé dans la première séance aurait permis d’associer le découpage et
recollement sans chevauchement à la conservation du nombre de carreaux et d’éviter certaines
ambiguïtés en explicitant plus tôt le fait qu’avoir des aires égales avait le même sens qu’on se réfère
au déplacement, au découpage-recollement ou au comptage de carreaux.
4. Interface avec l’enseignement ordinaire
L’ingénierie didactique ne peut pas ignorer le système scolaire. En effet, elle élabore à des fins de
recherche des situations d’enseignement qui sont expérimentées dans le système scolaire ordinaire.
Sauf s’il s’agit d’une ou deux séances assez ponctuelles pour qu’on puisse les considérer comme hors
du temps didactique, du point de vue de la classe (enseignant et élèves), l’ingénierie didactique sera
la manière d’enseigner la notion concernée cette année-là, elle entre dans le temps didactique de la
classe. Ainsi, en même temps qu’un instrument phénoménotechnique pour le chercheur, c’est un
dispositif d’enseignement et d’apprentissage dans la classe. L’ingénierie didactique se situe donc
d’emblée à l’interface entre recherche et enseignement ordinaire. Ainsi, Chevallard déclare-t-il en
1982 : « Poser le problème de l’ingénierie didactique c’est poser, en le rapportant au développement
actuel et à venir de la didactique des mathématiques le problème de l’action et des moyens de
l’action sur le système d’enseignement. » (Chevallard, 1982, p.20)
20
C’est d’ailleurs pour cette raison que Guy Brousseau lutte pour la création du COREM, pour créer des
conditions pour étudier les phénomènes didactiques dans des conditions déontologiquement
acceptables pour les élèves et pour les professeurs. C’est principalement là que s’élaborera
désormais la théorie des situations (Brousseau, 2006, 1-14).
L’objectif de la théorie des situations et de l’ingénierie didactique est de produire et tester des
instruments pour l’action didactique du professeur, lui permettant de faire des choix raisonnés et
justifiés, en se demandant à chaque pas « pourquoi » et en recherchant des réponses vérifiables
(Brousseau, 2006, 1-12). Ce n’est pas de fournir des solutions toutes faites aux enseignants.
Dans le cadre du COREM, après une douzaine d’années d’étude des situations adidactiques,
Brousseau a aussi le projet d’étudier scientifiquement le travail du professeur en se servant du fait
que le COREM dispose de trois enseignants pour deux classes : une équipe prépare deux leçons
successives : la première est menée en classe par un enseignant et la seconde par un autre
enseignant qui n’a pas assisté à la première leçon mais il peut poser des questions au premier et
bénéficier de ses observations. Leur conversation est enregistrée et analysée. Les difficultés
rencontrées pendant le déroulement de la deuxième séance rendent visibles et discutables les points
qu’ils ont oublié de noter (Brousseau, 2006, p. 1-16). Ces travaux permettent d’identifier la mémoire
didactique de l’enseignant (Brousseau et Centeno, 1991). Là encore, et peut-être encore plus, il est
nécessaire que ces études soient faites dans des conditions déontologiquement acceptables de la
part des enseignants : “An error made by the teacher is only interesting to the researcher if she can
see in it the prototype of a phenomenon that can be reproduced by others in circumstances that arise
fairly frequently. […]Teaching requires putting the errors on trial, not their authors.” (Brousseau,
2006, 1-16).
De plus, Brousseau est conscient du danger que représente la diffusion dans l’enseignement
ordinaire, sans contrôle par les chercheurs, des situations produites par la recherche :
“Demonstrating the possibility of realizing in a perfectly reproducible manner performances held to
be impossible was an exciting challenge - but a dangerous one, because what you can do is not
necessarily what you should do.”18 (Brousseau, 2006, 1-16). Il considère que la conclusion la plus
importante à retenir de son travail est qu’il n’est pas raisonnable de vouloir produire une
transformation profonde dans l’enseignement effectivement pratiqué sur la base d’inférences naïves
et d’expérimentations superficielles. “Practices should only be proposed to the extent that they are
understood and managed by the system. This depends on the culture.”19 (Brousseau, 2006, 1-17).
Troisième partie : Ingénierie didactique ressource pour l’enseignement et la
formation
Les ingénieries didactiques ne donnent qu’un théorème d’existence. Elles montrent qu’un
enseignement est possible sous certaines conditions. Mais ces conditions peuvent être difficiles à
remplir dans l’enseignement ordinaire. Nous venons de parler du danger qu’il y aurait à vouloir
transformer l’enseignement quand le système n’est pas prêt à intégrer ces transformations.
Cependant, dès les années 80, les ingénieries didactiques produites dans le cadre de recherches ont
diffusé dans l’enseignement ordinaire en France et contribué à la fois à le déstabiliser et à l’enrichir.
Néanmoins, les recherches ont produit des résultats plus généraux à partir des ingénieries
18 Démontrer la possibilité de réaliser de manière reproductible des performances considérées comme
impossibles est un défi excitant mais dangereux parce que ce qu’on peut faire n’est pas nécessairement ce qu’on
doit faire.
19 Des pratiques ne devraient être proposées que dans la mesure où elles sont comprises et gérées par le
système. Cela tient à la culture.
21
didactiques. Elles ont repéré des faits didactiques concernant les difficultés des élèves ou des
enseignants et apporté des pistes utiles pour l’enseignement. Pour que ces résultats bénéficient à
l’enseignement, des problématiques nouvelles se sont ouvertes.
A partir des années 90, tandis que les didacticiens sont de plus en plus engagés dans la formation des
maîtres, le rôle du maître dans les situations didactiques devient objet d’étude ainsi que les pratiques
ordinaires des enseignants de mathématiques. Plus récemment, la production de ressources pour
l’enseignement ordinaire et l’utilisation des ressources par les enseignants deviennent à leur tour
objet de recherche (Gueudet et Trouche, 2010). L’ingénierie didactique évolue pour s’adapter à ces
nouvelles problématiques. C’est à cette évolution que nous nous intéresserons dans cette troisième
partie. Nous relèverons d’abord quelques jalons dans la prise en compte théorique du rôle du maître
avant de nous interroger sur les apports possibles de l’ingénierie didactique à la formation des
maîtres. Nous terminerons par les questions spécifiques qui se posent à l’ingénierie didactique dans
une recherche sur la production de ressources pour les maîtres.
1. De l’étude des situations adidactiques à la nécessité de prendre en compte le rôle du maître et
des différences entre élèves dans les I.D. pour la recherche
Parmi les premiers travaux que l’on rattache à l’ingénierie didactique, les recherches sur les
décimaux de Brousseau d’une part (Brousseau, 1980, 1981, Brousseau G. et N., 1987) et Douady
d’autre part (Douady, 1980, Douady et Perrin-Glorian, 1986) se situaient dans une prise en charge
presque complète de l’enseignement des nombres et mesures sur plusieurs années. De plus,
l’élaboration des séquences de classe s’est faite au cours des années 70, à une époque où les cadres
théoriques correspondants n’étaient pas explicités et c’est cette élaboration même qui a contribué à
l’explicitation des cadres théoriques. Ces premières ingénieries didactiques assumaient donc
totalement l’objectif d’élaborer et d’étudier une proposition de transposition didactique pour
l’enseignement (ordinaire à terme), transposition qui était l’objet principal de la recherche, en même
temps qu’elles identifiaient et étudiaient aussi d’autres phénomènes didactiques plus généraux qui
permettaient d’enrichir et de préciser les cadres théoriques en construction. Les situations étaient
étudiées du point de vue de la progression du savoir et des connaissances des élèves. Dans ces
travaux, en même temps qu'une méthodologie de recherche, l'ingénierie didactique vise aussi une
transposition didactique viable dans l'enseignement ordinaire. L'ingénierie didactique comme
produit est donc aussi importante que comme méthode. Ce sont les situations elles-mêmes qu’on
étudie, d’un point de vue adidactique (mais le terme n’est apparu qu’en 1982), sans étudier le rôle
du maître, même s’il est incontournable dans la dévolution, l’institutionnalisation ou la mise en
œuvre de la dialectique outil-objet ou des jeux de cadres : il s’agit d’identifier les vertus de ces
situations et les liens entre elles pour produire des connaissances nouvelles chez les élèves et
l’avancée du savoir d’une classe. Dans les deux cas, les situations ont été mises en œuvre par des
enseignants chevronnés très compétents et associés à la recherche ; l’utilisation des produits de
l’ingénierie didactique dans l’enseignement ordinaire avec toutes ses contraintes n’est pas prise
comme objet d’étude, probablement avec une certaine illusion de la transparence de l’usage des
situations : le rôle de l’enseignant n’ayant pas été étudié en tant que tel puisque la théorie ne lui fait
pas de place à l’époque, il semble qu’implicitement on fait l’hypothèse que l’usage de telles
situations est à la portée des enseignants, au moins des enseignants expérimentés. De plus, la partie
entraînement des élèves n'est pas explicitement prise en compte dans la recherche ; elle reste sous
l'entière responsabilité des enseignants. Ce point n'est pas questionné à l'époque : c'est ce que les
enseignants savent faire ; c'est l'étude des conditions de l'émergence de savoirs nouveaux qui est
l’objet principal de recherche.
22
Dans les années 80-90, les cadres théoriques commencent à se formaliser et la question de la
diffusion des situations produites dans des ingénieries didactique de recherche se pose de façon plus
cruciale : les ingénieries didactiques produites dans les recherches commencent à circuler via la
formation continue et leur publication dans des brochures des IREM ; les programmes de 1985
prennent en compte les résultats des premiers travaux de didactique et les didacticiens constatent
les incompréhensions de certains résultats et la difficulté de transmission des ingénieries didactiques
pour que soit respecté l’esprit et le fondement des situations plutôt que reproduit le déroulement
décrit dans les travaux de recherche. Brousseau (1981) a identifié le phénomène d’obsolescence des
situations, Artigue (1984) a posé la question de leur reproductibilité, d’autres chercheurs posent la
question du rôle de l’enseignant qui a été mis entre parenthèses jusque-là, même si la nécessité de la
dévolution des situations et de l’institutionnalisation des savoirs ont été formalisés.
La thèse de D. Grenier (1988), soutenue juste avant le cours de M. Artigue à l’EE de 1989 est assez
exemplaire de l’ingénierie didactique telle que cette dernière l’a définie (Artigue, 1990). Elle fait une
étude sur un objectif d’enseignement précis : la symétrie orthogonale en 6ème, nouvel objet
d’enseignement à ce niveau (cet objet passe de la 4ème à la 6ème dans les programmes publiés en 1985
qui entrent en vigueur en septembre 1986). Elle étudie à l’aide d’une ingénierie didactique les
conceptions des élèves et les possibilités de les faire évoluer. Elle construit une suite de situations
mises en œuvre dans une classe ; ces situations sont soigneusement analysées d’un point de vue
mathématique en relation avec la définition du milieu et des variables (choix de figures,
d’instruments disponibles, d’organisation du travail des élèves), et avec les conceptions et
connaissances supposées des élèves, repérées dans des études préalables ; la confrontation de
l’analyse a posteriori du déroulement avec l’analyse a priori conduit à une modification des
situations ; le nouveau processus mis en œuvre par le même professeur l’année suivante amène une
évolution des connaissances des élèves plus proche de l’évolution souhaitée mais permet aussi de
relever des résistances : résistances dans les conceptions des élèves et dans le contrat didactique
usuel en géométrie mais aussi résistances dans les interventions du professeur. Les élèves opèrent
des détournements de la tâche ou de l’usage des instruments pour rester dans le contrat didactique
usuel ; dans les phases de mise en commun, le professeur prend appui sur certains élèves plutôt que
d’autres, ignore certaines procédures mais prend en compte des procédures très minoritaires… pour
se rapprocher de son objectif. La préoccupation de construire une suite de situations utilisables dans
l’enseignement ordinaire est assez nette : on peut interpréter certaines des questions posées comme
portant sur la viabilité des situations dans le contrat didactique ordinaire de la géométrie en sixième
qui amène dans l’expérimentation des « décalages entre la compréhension de la tâche par les élèves
et ce que voulait faire passer l’enseignant » (Grenier, 1988, p. 24). De même, la difficulté de mise en
place d’un milieu adidactique dans une situation de formulation est étudiée précisément en lien avec
le bon fonctionnement de certains implicites, notamment concernant l’orthogonalité pour laquelle
les mêmes implicites apparaissent souvent aussi chez les enseignants (ibid. p. 38-39). Elle pose aussi
la question des décisions à prendre par l’enseignant lorsque la situation d’action n’a pas rempli son
objectif : va-t-il s’en tenir à l’objectif mathématique prévu (mais alors comment faire émerger dans le
débat collectif des connaissances qui ne sont pas apparues dans les travaux de groupes ?) ou
accepter de changer le contenu et porter au débat les connaissances effectivement mises en œuvre
par les élèves ? Elle conclut en soulignant la nécessité, pour la reproductibilité des situations
didactiques, d’étudier le rôle de l’enseignant dans la dévolution et l’institutionnalisation.
Dans ce travail, le mot « situation » ne semble désigner que les situations adidactiques. Cependant, à
l’époque, apparaissent déjà plusieurs sens du mot « situation » que Brousseau commence à
distinguer à partir de 1982 quand il introduit le terme « adidactique » mais la différence entre
situation théorique, objet d’étude de la recherche et situation réelle de classe, sur laquelle il insiste
23
et qu’il répète dans les écoles d’été de 1986 et surtout de 1989 (Brousseau 1990) a du mal à se faire
entendre. Nous avons déjà vu que Marie-Hélène Salin la reprendra en 2001 (Salin, 2002) à partir d’un
texte plus récent (Brousseau, 2000).
Par la suite, surtout après la synthèse d’Artigue (1990), qui a été prise comme point de départ et
référence définitoire de l’ingénierie didactique par de nombreuses recherches, les ingénieries
didactiques sont devenues plus spécifiquement des méthodologies de recherche sur des questions
plus variées mais aussi plus pointues et souvent avec un contenu mathématique plus restreint.
L’ingénierie didactique est souvent combinée avec d’autres méthodologies de recherche et utilisée
pour provoquer des phénomènes qu’on ne peut pas observer dans l’enseignement ordinaire.
Cependant, jusqu’en 1995 environ, c’est l’enseignement d’un savoir particulier qui est le plus
souvent l’objet d’étude ou plutôt l’élaboration de suites de situations mettant en scène ce savoir
autour de problèmes dont la résolution convoque différentes conceptions liées à ce savoir, ainsi que
les modifications des connaissances qu’elles peuvent provoquer chez les élèves.
Dans la thèse d'état de l’une de nous (Perrin-Glorian, 1992), soutenue en février 1992 mais qui porte
sur des observations qui s’étalent de 1983 à 1990, la préoccupation de construire des situations
viables dans l’enseignement ordinaire est explicitement présente dès le début (1983), et même celle
de trouver des moyens d’améliorer l’enseignement pour les élèves (et par contrecoup les
enseignants) qui en ont le plus besoin, à savoir des classes faibles, c’est-à-dire des classes où la
majorité des élèves ont déjà accumulé un ou deux ans de retard scolaire en CM2 (et appartiennent le
plus souvent à des milieux sociaux défavorisés). Le projet de départ pour la deuxième partie de la
thèse (la première partie porte sur l’ingénierie didactique sur la notion d’aire dont nous avons parlé
dans la partie 2) consistait non pas à élaborer une ingénierie didactique mais à reprendre avec des
classes de 5ème année de primaire « faibles » certains éléments de l’ingénierie didactique sur les
décimaux que nous20 avions expérimentée avec R. Douady, sur quelques points fondamentaux de la
progression, en lien avec les obstacles épistémologiques et didactiques identifiés à l’époque. Il s’agit
d’étudier la « reproductibilité d’une ingénierie didactique dans un cas un peu limite pour tester la
stabilité des situations » (Perrin-Glorian, 1993, p. 9). Nous nous attendions bien sûr à devoir adapter
les situations et la progression21 à ces conditions différentes et le but était d’une part de déterminer
ce qui était essentiel dans la progression et d’autre part d’adapter les situations pour qu’elles soient
viables dans le contrat didactique ordinaire et dans les conditions ordinaires. Mais les difficultés
rencontrées pour faire vivre les situations dans ces classes et provoquer les apprentissages souhaités
chez les élèves ont été plus grandes que prévu, aussi bien du côté des élèves que des enseignants. La
rencontre des mêmes difficultés avec plusieurs classes nous a convaincue qu’il valait la peine de
prendre ces difficultés comme objet d’étude et de chercher à identifier comment s’enclenchaient des
cercles vicieux qui aboutissaient au non apprentissage de certains élèves. Ainsi l’ingénierie didactique
qui était l’objet de l’étude au départ est devenue un moyen d’étudier des phénomènes didactiques
plus généraux. Parmi les conclusions, nous identifions comme un point clé pour les élèves en
difficulté de trouver un équilibre entre construction du sens et capitalisation des savoirs, nous
soulignions l’importance de trouver des situations de référence représentant le savoir avec une
complexité adaptée et permettant des jeux de cadres accessibles aux élèves et nous identifions
quelques caractéristiques du rôle du maître, notamment dans l’institutionnalisation, dans ce que
nous avons appelé des situations de rappel. Nous y affirmions notamment que dévolution et
institutionnalisation sont des processus qui peuvent s’entremêler dans le déroulement d’une séance
et la nécessité de prendre en compte les conceptions des enseignants sur l’enseignement des
20 Dans ce paragraphe, c’est Marie-Jeanne Perrin-Glorian qui parle.
21 Il s’agissait cette fois encore d’une observation hebdomadaire sur l’année scolaire entière.
24
mathématiques pour la diffusion des ingénieries longues. Mais ce dernier point, abordé avec des
outils extérieurs à la didactique (représentations sociales) n’est pas à ce moment intégré dans les
théories didactiques.
La thèse de Gérard Sensevy soutenue en 1995 amène un autre genre d’ingénierie didactique qui
porte non sur la transposition didactique du contenu enseigné (les fractions) mais sur l’élaboration
d’un dispositif didactique qui permette d’étudier les apprentissages dans la durée. Ce dispositif (le
journal des fractions), créé en marge du cours proprement dit, permet le travail de ce contenu par les
élèves alors que le cours lui-même est fini. Le problème est posé dans la TAD mais la recherche
combine les cadres théoriques de la TAD et de la TSD.
Le milieu décrit est plutôt un milieu « social » au sens de l’organisation de l’étude, des échanges
entre les élèves, dans un dispositif qui favorise la chronogénéité de l’activité des élèves (les élèves
font avancer le temps didactique), un milieu aussi pour la rencontre de l’ignorance qui crée le besoin
de savoir, « un milieu où l’élève rencontre l’ignorance non par cause mais par raison » (p. 41). Il s’agit
donc d’un milieu didactique ; l’adidactique n’est pas vraiment étudié en tant que tel mais ce qui est
étudié ce sont des conditions didactiques qui rendent possible une certaine adidacticité, « un
partage de l’intention d’enseigner » entre le maître et les élèves.
Sensevy se place explicitement dans la perspective de l’enseignement ordinaire. Il envisage une
validation interne sur l’effet de la mise en œuvre du journal des fractions mais aussi une validation
externe par une possible utilisation dans l’enseignement ordinaire, sur laquelle il reste prudent et
indique plutôt comme piste pour de nouvelles recherches. Ce travail, qui montre que rendre l’élève
chronogène permet d’agir sur la topogenèse, ouvre des perspectives sur la question de l’épaisseur
épistémologique du travail de l’élève, à laquelle il recherche une réponse de nature institutionnelle.
La TACD s’inscrit dans la poursuite de ce travail, comme une réponse théorique aux questions qu’il
posait alors.
2. Ingénierie didactique, enseignement ordinaire et formation des maîtres
Dans les années 90, apparaissent des études du fonctionnement de l’enseignement ordinaire. Nous
en distinguerons 3 types :
- des observations naturalistes qui ne relèvent pas de l’ingénierie didactique, notamment avec une
caméra au fond de la classe, qui conduisent à la double approche de Robert et Rogalski.
- l’adaptation avec les enseignants de produits issus d’une ingénierie didactique préalable comme
moyen d’étude de l’enseignement ordinaire. La thèse de Perrin-Glorian (1992) est une première
forme de cette démarche.
- la modélisation par la théorie des situations de séances de classe ordinaires, par exemple Comiti,
Grenier, Margolinas (1995) ; Perrin-Glorian et Hersant (2003) ; Hersant et Perrin-Glorian (2005).
a- Ingénierie didactique et étude de l’enseignement ordinaire
La préoccupation de l’usage des résultats des recherches dans l’enseignement ordinaire transparaît
dans les travaux dont nous venons de parler. Les difficultés de transmission des ingénieries
didactiques et les besoins de la formation des maîtres ont aussi fait apparaître la nécessité d’étudier
de plus près le fonctionnement de l’enseignement ordinaire du point de vue des contraintes
institutionnelles (y compris sociales) cadrant l’exercice du métier d’enseignant et de la conduite de la
classe. Ces recherches se sont déroulées en général à partir d’observations naturalistes plutôt que
d’ingénieries didactiques. Cependant la frontière entre observation naturaliste et ingénierie
didactique n’est pas toujours aussi nette qu’il y paraît et l’ingénierie didactique (ou l’adaptation de
25
produits issus d’une ingénierie didactique préalable) a aussi été utilisée comme moyen d’étude de
l’enseignement ordinaire et comme moyen de formation des maîtres.
Dans sa thèse, Perrin-Glorian (1993, p. 15) déclare se situer entre ingénierie didactique et
observation naturaliste. En effet, dès le départ il ne s’agissait pas de reproduire l’ingénierie
didactique telle quelle mais de l’adapter aux conditions de fonctionnement des classes observées et
aux demandes des maîtres. Par la suite, il s’est agi d’étudier l’enseignement réellement mis en œuvre
qui différait souvent assez nettement des situations prévues. Le fonctionnement de la classe, le rôle
de l’enseignant dans ce fonctionnement, les connaissances réelles des élèves sont apparues comme
des variables impossibles à négliger. Nous avons alors choisi d’étudier à la fois des caractéristiques de
ces classes et des caractéristiques générales du rôle de l’enseignant, particulièrement visibles dans ce
type de classes où les élèves partagent plus difficilement l’intention d’enseigner et aussi parce que la
proposition par le chercheur de situations émanant d’une ingénierie didactique de recherche à
laquelle ils n’avaient pas participé, obligeait les enseignants à sortir de leurs routines ou du moins à
les adapter.
Par la suite, nous avons observé le fonctionnement ordinaire de classes de seconde (10ème grade) sur
une longue période (de deux mois à un an) sur l’enseignement des fonctions, des équations et en
particulier de la valeur absolue, avec des enseignants très expérimentés. Il ne s’agissait plus
d’ingénierie didactique malgré des interactions locales avec certains des enseignants mais nous
avons essayé d’analyser l’enseignement observé en termes de situations, comme le faisaient à la
même époque Comiti, Grenier et Margolinas (1995). Ce travail s’est poursuivi lors de l’encadrement
de la thèse de Magali Hersant, contribution à l’étude de l’institutionnalisation dans le cas de la
proportionnalité au collège (Hersant, 2001), travail qui nous a amenées à affiner la notion de contrat
didactique en appui sur le cours de Brousseau à l’école d’été de 1995, repris dans la conférence de
Montréal (Brousseau, 1996) et à mettre au point une méthodologie par zooms successifs permettant
de coordonner plusieurs grains d’analyse (Perrin-Glorian & Hersant, 2003).
L’utilisation de la TSD pour étudier l’enseignement ordinaire nous a permis d’envisager autrement
l’utilisation de l’ingénierie didactique pour étudier l’enseignement ordinaire. En effet, la négociation
d’une ingénierie didactique avec des enseignants qui n’ont pas contribué à sa production est un
moyen à la fois d’étudier la manière dont ils abordent habituellement le contenu concerné, de
repérer des besoins de la formation, des savoirs manquant à la profession, de continuer l’étude de la
transposition didactique de ce contenu et de repérer des phénomènes didactiques plus généraux. De
plus, il n’est pas si facile d’entrer dans des classes tout à fait ordinaires ; le fait de proposer
l’expérimentation d’une ingénierie didactique à discuter est un moyen d’entrer dans une relation de
confiance avec l’enseignant et ensuite d’interagir avec lui, par le partage de la responsabilité de
l’enseignement que cela suppose.
b- Ingénierie didactique et formation des maîtres
La participation à l’élaboration avec un chercheur d’une ingénierie didactique pour les élèves et sa
réalisation est bien sûr un puissant moyen de formation pour les enseignants qui participent à la
recherche. Mais l’étude et la mise en œuvre d’une ingénierie didactique existante, la recherche ou
l’adaptation des situations, leur analyse a priori, les analyses a posteriori des réalisations et leur
confrontation aux analyses a priori constituent un excellent outil de formation pour les maîtres. En
effet, l’élaboration et l’étude de situations à fort potentiel adidactique pour les élèves permettent le
développement des connaissances mathématiques pour enseigner (voir Davis et Krajcik (2005) pour
quelques exemples du rôle que peut jouer une telle élaboration dans la formation de connaissances
mathématiques pour l’enseignement).
26
Dès la naissance de la didactique, beaucoup de didacticiens étaient engagés dans la formation initiale
ou continue des maîtres et les situations produites dans des ingénieries didactiques pour la
recherche ont souvent à leur tour servi de milieu pour construire des situations de formation en
mathématiques et en didactique. Cette utilisation en formation a d’ailleurs souvent amené de
nouvelles questions soit sur les situations elles-mêmes soit sur les savoirs mathématiques (y compris
didactiques) nécessaires pour enseigner les mathématiques : la formation est en effet elle-même un
moteur pour la recherche.
Par ailleurs, des ingénieries didactiques ont été conçues spécifiquement pour la formation : les
situations s’adressent alors directement aux enseignants ou futurs enseignants, le but est de leur
apprendre des mathématiques ou des mathématiques pour enseigner les mathématiques. En
recherche, on l’utilise à la fois pour la formation et pour étudier des questions de formation, comme
on utilise l’ingénierie didactique classique comme phénoménotechnique mais, dans le cas de la
formation, les élèves sont des adultes censés déjà connaître les mathématiques en jeu, ce qui change
les questions et les milieux. Par exemple, la thèse de Robert Neyret (1995) étudie l’adaptation en
formation des maîtres du premier degré des ingénieries didactiques sur les décimaux conçues pour
les élèves.
3. Produire des ressources pour l’enseignement ordinaire. Ingénierie didactique pour le
développement et la formation
Outre les outils qui permettent l’étude des phénomènes, les recherches en didactique ont produit
des résultats qui pourraient contribuer à améliorer l’enseignement et la formation des maîtres, par
exemple l’élucidation de contenus mathématiques et des organisations possibles de ces contenus en
lien avec d’autres, les difficultés d’apprentissage des élèves sur ces contenus, l’impact des choix
institutionnels et didactiques sur l’enseignement et l’apprentissage de ces contenus, les pratiques
des enseignants et leurs possibilités de développement.
Cependant, l’utilisation des résultats de la recherche dans l’enseignement ordinaire ne va pas de soi.
Comment ces résultats peuvent-ils se traduire pour un enseignant qui a besoin de préparer et gérer
sa classe, d’organiser le travail de ses élèves pour assurer leur apprentissage, pour un formateur en
prise directe avec les demandes pressantes des enseignants ? Un enseignant a besoin d’intégrer ces
résultats à son fonctionnement ordinaire et la prise en compte de résultats de recherche portant sur
certains aspects de son travail à l’exclusion des autres, risque de déstabiliser plus que d’améliorer sa
pratique d’où la résistance des enseignants et les effets parfois négatifs de la diffusion des
recherches dans l’enseignement. Pour que les travaux de recherche puissent contribuer à améliorer
l’enseignement et la formation des maîtres, il faut qu’ils prennent en compte le fonctionnement réel
des classes et les besoins des enseignants. Même si l’ingénierie didactique veut dès le départ prendre
en compte la complexité de l’enseignement en classe, les conditions de diffusion dans
l’enseignement ordinaire des situations et progressions mises au point dans une ingénierie
didactique pour la recherche nécessitent elles-mêmes une étude.
Ingénierie didactique pour le développement et la formation
Dans Perrin-Glorian (2011), nous22 avons essayé de définir des conditions pour une ingénierie
didactique qui vise à produire des ressources pour l’enseignement ordinaire avec une visée de
formation des enseignants et à étudier l’impact que peuvent avoir les recherches en didactique sur
l’enseignement ordinaire. Nous l’avons qualifiée d’ingénierie didactique de deuxième génération.
Deuxième génération surtout parce qu’elle s’appuie sur une première ingénierie didactique, au sens
22 Dans ce paragraphe c’est Marie-Jeanne Perrin-Glorian qui parle.
27
classique mais qu’elle en prolonge le questionnement. En effet, quand une ingénierie est validée du
point de vue de la recherche avec un bon contrôle des variables, comme permettant de faire
émerger certaines connaissances chez les élèves, elle n’est pas forcément validée pour sa diffusion
dans l’enseignement ordinaire.
Nous avons utilisé l’expression « ingénierie didactique pour le développement et la formation »
(abrégée en IDD) pour désigner cette ingénierie qui vise à étudier l’adaptation des situations
produites aux conditions ordinaires d’enseignement et aux besoins des enseignants. Il s’agit de
prendre comme objet d’étude la diffusion de ces situations dans l’enseignement ordinaire via la
production de ressources et les besoins de formation et d’accompagnement des enseignants pour
que ceux-ci puissent les utiliser efficacement pour améliorer l’apprentissage de leurs élèves. Cela
suppose d’étudier davantage les conditions de la mise en œuvre en classe et les moyens qu’ont les
enseignants de gérer la marge de manœuvre laissée par la situation. L’IDD se distingue par le type de
questions qu’elle aborde, questions qui posent des problèmes méthodologiques et théoriques
particuliers. Le projet reste de développer une recherche fondamentale et des cadres théoriques qui
permettent d’étudier les phénomènes didactiques et de donner aux enseignants des outils qui les
aident à gérer les problèmes d’enseignement et d’apprentissage qu’ils rencontrent dans leur
quotidien, plutôt que des solutions toutes faites, deux questions au moins se posent :
- Comment le contrôle des variables des situations adidactiques peut-il être dévolu aux enseignants
pour qu’ils puissent adapter les situations aux besoins de leurs classes et à leurs propres objectifs
sans perdre les qualités fondamentales du milieu pour l’apprentissage visé ?
- Comment décrire tout ce que doit faire le maître pour la dévolution et l’institutionnalisation et qui
n’est pas entièrement décrit dans un enchaînement de situations adidactiques ? En effet, nous
l’avons vu dans la première partie, adidactique n’est pas non didactique : c’est du non didactique
dans du didactique, produit avec des intentions didactiques et obtenu grâce à des interventions
didactiques. Or les interventions didactiques sont encore beaucoup plus difficiles à caractériser que
les situations adidactiques car elles doivent pouvoir s’adapter aux pratiques des enseignants.
Qu’une étude préalable ait été effectuée ou non, il s’agit donc en même temps d’élaborer ou de
reprendre une proposition de transposition didactique et d’en étudier les conditions de diffusion
dans l’enseignement ordinaire, sur un contenu assez large, c’est-à-dire, en termes de niveaux de
codétermination (Chevallard, 2005) qu’on se situe au moins au niveau du secteur si ce n’est du
domaine. Dans Perrin-Glorian (2011), nous distinguions deux niveaux de questionnement pour l’IDD :
- un premier niveau où il s’agit surtout de tester la validité théorique des situations au plan
épistémologique et cognitif et de dégager les choix essentiels de l’ingénierie. Ce premier niveau
suppose d’abord une étude sur le contenu lui-même et sa possible transposition didactique, c’est-à-
dire la recherche d’une organisation mathématique conforme aux programmes d’enseignement pour
qu’elle soit acceptable par les enseignants, sans se soumettre à l’interprétation qui en est
généralement faite. Il suppose aussi la recherche de situations permettant de mettre en scène cette
organisation du contenu mathématique avec des contraintes sur le milieu matériel et l’organisation
du temps, compatibles avec les conditions de travail usuelles des enseignants, donc une réflexion de
nature épistémologique, cognitive et didactique.
- un deuxième niveau sur les pratiques actuelles de l’enseignement de ce contenu et l’identification
des besoins des élèves (difficultés d’apprentissage) et des enseignants (difficultés d’enseignement)
en confrontant ceux qui sont identifiés par les chercheurs à ceux qui sont exprimés par les
enseignants et par l’institution. A ce deuxième niveau, on s’intéresse aussi aux possibilités
d’évolution des pratiques ordinaires des enseignants en repérant les points sur lesquels ils ont besoin
de soutien, points à prendre en compte dans les ressources et dans les formations.
28
Ces deux niveaux ne sont pas indépendants : dans le travail au premier niveau, on essaie d’anticiper
le deuxième niveau et dans le travail au deuxième niveau, on remet aussi en question le premier
niveau. En effet, des contraintes et des questions liées au deuxième niveau se posent dès
l’élaboration des séances, par exemple : le milieu matériel demande-t-il un temps de préparation
raisonnable à partir du matériel ordinaire des élèves ? La suite de situations peut-elle se réaliser en
un temps raisonnable, compatible avec le temps total consacré aux mathématiques ? Quels sont les
milieux et les choix de variables didactiques incontournables de la progression, lesquels peuvent être
omis ou modifiés ? Réciproquement, le questionnement au deuxième niveau amène à reprendre le
premier niveau pour mieux élucider ce qui relève du milieu et ce qui relève de la gestion du milieu
par le maître dans la situation, par exemple dans le passage d’un niveau de milieu à un autre (au sens
de la structuration du milieu, Margolinas, 2002). En particulier, vu la difficulté souvent observée dans
les classes à faire le lien entre l’activité des élèves et le savoir à retenir, il est nécessaire de prévoir
soigneusement les modifications à apporter dans le milieu d’une situation d’action pour permettre la
formulation et la validation des connaissances en jeu.
Un appui sur des mises en œuvre précédentes dans des conditions expérimentales peut aider à
prendre en compte les contraintes supplémentaires. Cependant, le travail avec des enseignants
extérieurs à la recherche sur un projet d’ingénierie didactique avant la mise en œuvre en classe et
l’observation de cette mise en œuvre permettent de mieux connaître les pratiques ordinaires des
enseignants, les manques éventuels relatifs aux conditions qui devraient favoriser l’apprentissage
des élèves mais aussi des enrichissements qui pourraient être apportés à l’ingénierie initiale en y
intégrant des éléments qui font partie des pratiques ordinaires des enseignants. Par exemple, nous
avons intégré dans notre ressource sur l’enseignement de la géométrie la pratique d’un enseignant
qui faisait utiliser une ficelle à ses élèves pour repérer des alignements : la ficelle ne cache pas la
figure, contrairement à la règle.
Les problèmes méthodologiques à propos des choix concernant l’élaboration de la ressource sont
d’autant plus importants que l’enjeu d’enseignement concerne un secteur large voire un domaine,
comme c’est le cas pour la géométrie plane à l’école élémentaire. Sans pouvoir être exhaustif, ce qui
demanderait d’établir une progression sur plusieurs années scolaires, et donc de gros moyens de
suivi et d’observation, il faut élaborer des situations qui mettent en jeu de façon suffisamment
cruciale les hypothèses concernant l’apprentissage de ce contenu. De plus, les situations élaborées
doivent pouvoir être mises en œuvre avec les pratiques ordinaires des enseignants tout en leur
donnant l’occasion de réfléchir à ces pratiques en observant leurs élèves dans des situations
inusuelles. Et bien sûr, la validité de la situation pour produire les connaissances visées chez les
élèves ne peut être testée que via la mise en œuvre dans les classes. Or cette mise en œuvre n’est
pas nécessairement celle qui était prévue dans la ressource. D’où la nécessité de reprendre la
ressource si on s’éloigne trop de l’apprentissage prévu et la nécessité des boucles itératives.
Pour assumer le lien entre les deux niveaux, il est donc nécessaire d’itérer le processus, ce qui nous
rapproche de la “Design Based Research” telle la définit Swan (2014) cité par Artigue (2015) :
“Design-based research is a formative approach to research, in which a product or process (or ‘tool’)
is envisaged, designed, developed and refined through cycles of enactment, observation, analysis and
redesign, with systematic feedback from end users.”23 Cependant, le feedback des usagers n’est pas le
principal mode de validation pour nous. Comme dans toute ingénierie didactique, nous exerçons un
contrôle théorique sur l’analyse du savoir, sur la définition des situations, du milieu et sur les
23 La recherche basée sur le design est une approche formative à la recherche dans laquelle un produit ou un
process (ou outil) est envisagé, élaboré, développé, affiné à travers des cycles de mise en œuvre, d’observation,
d’analyse et de ré-élaboration, avec un feedback systématique de la part des usagers.
29
connaissances des élèves. Nous combinons pour cela des outils théoriques issus des mathématiques
et de leur histoire, de la théorie des situations et de la théorie anthropologique du didactique. Ainsi,
la validité des situations relative aux connaissances mises en jeu par les élèves se fait par
confrontation de l’analyse a priori et de l’analyse a posteriori. Cependant, dans l’IDD, la validation
comprend aussi une dimension relative à l’usage que les enseignants font des situations : acceptent-
ils de les utiliser, comment les mettent-ils en œuvre ? Nous touchons ici des questions d’ergonomie
des ressources. Nous cherchons aussi un contrôle théorique sur la mise en œuvre de la situation en
classe par les enseignants et même sur les échanges chercheurs - enseignants. Sur la gestion de la
classe par l’enseignant, nous combinons la théorie des situations avec la double approche didactique
et ergonomique et d’autres éléments théoriques de psychologie du travail comme la notion de
monde empruntée à Béghin pour analyser la collaboration enseignants/ chercheurs/ formateurs
institutionnels de terrain.
En lien avec le deuxième niveau, il faut donc ajouter un troisième niveau de questionnement sur la
forme et le contenu des ressources à produire ainsi que sur leur mode d’élaboration. En effet, l’IDD
pose des questions méthodologiques particulières, notamment en ce qui concerne l’organisation des
relations entre chercheurs et enseignants, un peu intermédiaire entre ce qui se passe dans une
ingénierie didactique classique et l’observation de séances ordinaires. Dans Mangiante et Perrin-
Glorian (2016), nous parlons de la nécessité d’une instance de conversion entre recherche et
enseignement découlant de la volonté de prendre en compte les deux sens des rapports entre
recherche et enseignement : diffuser des résultats de recherche via une ingénierie didactique,
répondre aux besoins de l’enseignement et même nourrir la recherche des pratiques des
enseignants. C’est le lieu où s’organise une dialectique entre les niveaux 1 et 2 de l’IDD et c’est aussi
le moyen d’élaborer une ressource utile du point de vue des chercheurs (répondant aux besoins
qu’ils ont identifiés) et utilisable du point de vue des enseignants (répondant aux besoins ressentis).
Un exemple en géométrie
Nous allons illustrer ce paragraphe à partir d’une recherche en cours sur la production d’une
ressource pour les enseignants sur l’enseignement de la géométrie aux élèves de 8 à 11 ans.
Au premier niveau, nous nous appuyons sur une réflexion de longue date sur l’enseignement de la
géométrie, sur la possibilité de penser la cohérence de cet enseignement sur toute la scolarité
obligatoire (pour l’instant nous avons surtout travaillé au niveau des grades 1 à 6 mais en incluant la
perspective des grades 7 à 9). Il s’agit d’une réflexion épistémologique combinée avec des travaux
didactiques antérieurs, menés ou non par une méthodologie d’ingénierie didactique. Notre réflexion
sur le contenu a porté dialectiquement sur les points suivants : 1. Construire une axiomatique
cohérente sur toute la scolarité obligatoire 2. Relier l’usage d’instruments variés pour la construction
et la reproduction de figures à des propriétés géométriques en cohérence avec cette axiomatique
3. Prévoir une évolution sur les instruments à disposition des élèves en lien avec la construction de
l’axiomatique 4. Tout ceci doit être compatible avec ce que peuvent faire les élèves d’un niveau
donné (cognitivement et pratiquement).
Dans l’ingénierie didactique pour le développement et la formation, on cherche à avoir accès
simultanément à un nombre assez important de classes ordinaires. Dans ces conditions, l’accès aux
classes ne peut se faire que par un intermédiaire institutionnel : dans notre cas, nous avons eu accès
à une circonscription24 via un inspecteur ancien formateur de mathématiques qui avait participé à des
étapes antérieures de notre recherche sur l’enseignement de la géométrie. L’accès à la
24 Cela représente une vingtaine d’écoles primaires sous la responsabilité d’un inspecteur.
30
circonscription n’est donc pas ordinaire et cela influence sans doute les formateurs de terrain mais la
circonscription est ordinaire et même dans un quartier plutôt défavorisé socialement.
La question de recherche doit prendre en compte les besoins ressentis par les enseignants et leurs
questions sur le thème pour qu’ils puissent s’investir raisonnablement dans le travail demandé. Elle
doit aussi prendre en compte les besoins identifiés par le chercheur qui ne coïncident pas
nécessairement avec les précédents. Les dispositifs de travail avec les enseignants sont soumis aux
contraintes institutionnelles usuelles et ont donc besoin d’être formalisés un peu plus que dans une
ingénierie didactique classique. Dans notre cas, il y avait le projet de dynamiser l’enseignement de la
géométrie dans la circonscription et l’accès aux classes ordinaires s’est fait par le biais d’un stage de
formation continue.
L’instance de conversion entre recherche et enseignement qui joue un rôle essentiel dans notre
recherche est un groupe de travail (rectangle intérieur dans la figure 3) constitué de deux chercheurs
et des formateurs de terrain de la circonscription : deux conseillers pédagogiques déchargés de
classe et deux ou trois (suivant les années) maîtres formateurs qui ont une classe mais en sont
déchargés pendant un tiers du temps pour faire de la formation. C’est dans ce groupe qu’ont été
travaillées les différentes versions des ressources avec analyse a priori des situations, qu’a été
organisé le travail avec les enseignants inscrits au stage, les observations dans les classes de ces
enseignants et que s’est faite la confrontation de l’analyse a priori et de l’analyse a posteriori. La
présence de maîtres formateurs a permis que les situations soient mises en œuvre dans leurs
propres classes, avant d’être proposées à d’autres enseignants. C’est dans ces allers et retours entre
chercheurs, formateurs de terrain et enseignants que se tissent les liens entre les deux niveaux de
questionnement de l’IDD. Il nous est apparu que ce groupe de travail et la présence dans ce groupe
de maîtres formateurs qui sont à la fois enseignants et formateurs jouait un rôle essentiel de
conversion entre recherche et enseignement, rôle qui devait être identifié en tant que tel dans la
démarche d’IDD. Cette instance crée un lieu où les hypothèses de recherche (flèche 1 du schéma de
la figure 3) se traduisent en hypothèses de travail qui sont amenées à évoluer dans le travail commun
(flèches internes au grand rectangle), ce qui amène ensuite à préciser ou modifier les hypothèses de
recherche (flèches 2 et 3). Une alternance de modalités de travail diverses dans le groupe laissant
plus ou moins d’initiative aux formateurs de terrain permet de mettre l’accent, suivant les besoins,
soit sur l’étude de la transposition didactique et des situations soit sur l’étude des pratiques
ordinaires et de leurs possibilités d’évolution.
Figure 3. Organisation du travail entre chercheurs, formateurs et enseignants
31
Le fait de rédiger en commun une ressource pour les enseignants est aussi un élément important de
la dialectique parce qu’il donne un but commun à tous les acteurs y compris les enseignants
participant au stage (grand rectangle de la figure 3). Le travail avec les enseignants et les formateurs
nous permet d’identifier mieux les éléments fondamentaux sur lesquels nous devons travailler avec
les enseignants en géométrie et la manière dont on peut les formuler en termes compréhensibles
pour eux. Il ne suffit pas de proposer des situations complexes qui représentent le savoir
géométrique qu’on veut faire acquérir aux élèves. Il faut identifier des briques élémentaires qui
permettent de fabriquer de telles situations et que les enseignants pourront combiner plus
facilement pour les intégrer dans leurs pratiques.
Un moyen de le faire dans notre cas a été de considérer que reproduire des figures quelconques,
c’est reporter des formes et des grandeurs. Il faut donc s’intéresser aux moyens de reporter des
formes et des grandeurs (longueurs et angles). On peut commencer à le faire avec des instruments
qui permettent de reporter sans les dissocier toutes les informations sur les figures, comme les
gabarits et pochoirs ou le papier calque. Un des objectifs de l’enseignement de la géométrie est
d’apprendre à dissocier les différentes informations qui caractérisent une figure et à caractériser les
formes par des relations entre des éléments de dimension 1 (lignes droites ou portions de cercles) ou
0 (points) qui constituent la figure. Ces éléments peuvent se reproduire avec les instruments de
géométrie usuels mais ceux-ci peuvent en général remplir plusieurs fonctions. Pour l’apprentissage, il
est utile de commencer par des instruments qui ne remplissent qu’une fonction : règle non graduée
pour tracer des traits droits ou les prolonger, bande de papier avec un bord droit pour reporter des
longueurs, gabarit d’angle droit, bande de papier qu’on peut plier pour prendre un milieu, compas
pour tracer des cercles. Les angles non droits peuvent se reporter avec un papier calque ou un
gabarit que l’on fabrique en pliant du papier. Le compas comme instrument de report de longueur ou
d’angle ne vient que dans un deuxième temps, quand s’amorce la vision des figures comme un
ensemble de lignes définies par des points.
Il faut que les enseignants puissent identifier ces briques élémentaires concernant les reports de
formes et de grandeurs dans des situations complexes. Les propriétés géométriques vont permettre
de les formaliser progressivement.
Un autre point important est d’identifier avec les enseignants des savoirs généralement ignorés par
l’enseignement et qui nous paraissent essentiels pour que les savoirs de la géométrie théorique
puissent s’appuyer sur ceux de la géométrie avec instruments en dépassant les malentendus
identifiés dans de nombreuses recherches. Par exemple :
- Un segment est porté par une droite qui peut se prolonger autant qu’on veut de chaque côté.
- Pour définir un segment, il faut deux points ou un point et une droite support sur laquelle on
reporte une longueur ; reporter une longueur à partir d’un point seul donne un cercle.
- Un point s’obtient par l’intersection de deux lignes.
Les situations que nous proposons dans la ressource permettent de donner une place dans
l’enseignement à ces savoirs ignorés.
Des conditions sur la ressource
L’organisation de la ressource est un point crucial parce que nous savons que les enseignants ne sont
pas prêts à lire de longs textes avant de rencontrer une activité qu’ils peuvent proposer à leurs
élèves. Elle doit donc comporter des activités pour les élèves qui sont presque clés en main mais,
avec néanmoins des repères pour les adapter sans en perdre l’intérêt. De plus, les situations
proposées doivent s’intégrer dans une progression et non rester en marge du reste de
l’enseignement de la géométrie. Une piste que nous explorons est de mettre en œuvre nos
32
hypothèses sur la géométrie et les pratiques d’enseignement de la géométrie dans la rédaction de
repères de progression au long de l’école élémentaire sur les savoirs concernant un sujet familier et
d’indiquer des croisements entre ces progressions (par exemple, carré, rectangle, triangle rectangle
d’un côté, triangle et parallélogramme de l’autre).
La ressource doit comporter ce qui relève du contenu à apprendre par les élèves, y compris des
formulations pour les élèves mais aussi des connaissances complémentaires sur le contenu pour
l’enseignant et des questions de gestion de la progression des connaissances des élèves en classe.
Nous ne pouvons pas nous contenter de la description de la situation, des procédures attendues des
élèves et de ce qu’il y a à retenir. Il faut indiquer jusqu’où on peut aller dans l’explicitation de la
consigne, quels types d’aide on peut apporter et dans quelles conditions. C’est en effet un des points
de difficulté que nous avons repérés dans nos observations. Plusieurs niveaux de ressources sont
ainsi à envisager. Il faut que la ressource soit assez proche des pratiques ordinaires pour que les
enseignants la reconnaissent comme utilisable et s’en servent. Il faut aussi qu’elle leur permette
d’acquérir des connaissances nouvelles sur le contenu lui-même et sur sa didactique.
Conclusion générale
Dans cet exposé, nous avons voulu montrer
- à quel projet répondait l’élaboration de la théorie des situations didactiques et quel rôle
fondamental l’ingénierie didactique y jouait ;
- comment on pouvait la combiner avec la dialectique outil-objet et un jeu de cadres dans le cas
particulier de la mesure des aires ;
- enfin, comment la diffusion dans l’enseignement ordinaire des situations élaborées dans une
ingénierie didactique posait de nouvelles questions de recherche.
Cet exposé demanderait à être complété sur de nombreux points, notamment l’observation des
élèves, l’étude des pratiques ordinaires des enseignants et l’utilisation qu’ils font de la
documentation à leur disposition. Les autres conférences contribuent à le faire mais surtout il reste
beaucoup de travail pour les nouvelles générations de didacticiens.
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