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Couverture : Remous de surface, en
sortie d’un forage artésien à Nouail,
sud tunisien ( Juillet 2007, ©M.Besbes)
ISBN : 978-2-343-03966-4
37 €
Sécurité Hydrique de la Tunisie
Mustapha Besbes
Jamel Chahed
Abdelkader Hamdane
Sécurité Hydrique de la Tunisie
Le projet hydraulique tunisien a transformé le paysage physique et social
du pays et scellé de nouvelles solidarités inter-régionales. Mais la mobilisation
quasi totale des ressources hydrauliques, l’eau bleue, marque la n d’une
époque : ce livre montre comment le changement du paradigme de l’eau
est devenu une nécessité urgente et apporte des éléments pour de nouvelles
politiques adaptées aux possibilités hydriques réelles.
Ces politiques, qui élargissent les bilans hydriques à toutes les formes de
ressources, y compris l’eau mobilisée par les cultures pluviales, l’eau verte,
et l’équivalent-eau des échanges agroalimentaires, l’eau virtuelle, s’avèrent
pertinentes quand, comme pour la Tunisie, on les applique aux pays arides.
Les dispositions, méthodes et outils développés dans cet ouvrage visent
à atteindre des objectifs de sécurité hydrique durables, et à susciter des
changements dans les comportements de tous à l’égard de l’eau.
Cet ouvrage fourmille de données et d’informations rééchies,
scientiques et pertinentes, qui éclairent d’un jour nouveau le problème de
l’eau. L’exemple tunisien n’est qu’un support pour donner au lecteur une
information à caractère universel.
Mustapha BESBES est hydrogéologue, expert en gestion des ressources en eau et spécialiste de l’hydrologie
des zones arides. Il est Docteur ès sciences, professeur émérite à l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Tunis,
associé étranger de l’Académie des sciences de l’Institut de France, correspondant de l’Académie tunisienne
des sciences. Il a animé d’importants groupes de travail, dont celui du bassin transfrontière du Sahara,
et intervient comme expert sur les problèmes de l’eau dans de nombreux pays.
Jamel CHAHED est ingénieur hydraulicien et Docteur ès sciences, professeur à l’Ecole Nationale
d’Ingénieurs de Tunis, Université de Tunis El Manar. Il a été professeur invité à l’Institut National
Polytechnique et à l’Institut National des Sciences Appliquées de Toulouse. Ses travaux portent
sur l ’hydrodynamique et les systèmes environnementaux. Il participe à des groupes de travail en
Tunisie et en Europe sur les questions de sécurité hydrique et de sécurité alimentaire.
Abdelkader HAMDANE est agronome, ingénieur civil du Génie Rural, diplômé de l ’Institut
National Agronomique de Paris et de l’Ecole Nationale du Génie Rural, des Eaux et Forêts.
Directeur Général honoraire du Génie Rural du ministère tunisien de l’Agriculture et spécialiste
de la gestion de l’eau agricole, il a représenté son pays à de nombreuses conférences internationales
et a été expert auprès de la FAO. Il est conseiller scientique à l’Institut National Agronomique
de Tunisie.
9 782343 039664
Sécurité Hydrique
de la Tunisie
Gérer l’eau
en conditions de pénurie
Préface de Ghislain de Marsily
Mustapha Besbes
Jamel Chahed
Abdelkader Hamdane
Histoire et Perspectives MéditerranéennesHistoire et Perspectives Méditerranéennes
HISTOIRE_PERSP_MED_GF_BESBES_19_SECURITE-HYDRIQUE-TUNIS.indd 1 19/09/14 12:48:17
Mustapha Besbes
Jamel Chahed
Abdelkader Hamdane
Sécurité Hydrique
de la Tunisie
Gérer l’eau en conditions de pénuries
Préface de Ghislain de Marsily
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Chapitre 6.
Sécurité hydrique de la
Tunisie, les questions en
débat.
L’idée d’une menace sur l’eau est récurrente depuis 40 ans, avec les
travaux du Club de Rome et le Modèle MIT en 1972 sur les limites de la
croissance, et la prise de conscience des effets secondaires de
l’industrialisation excessive en Europe et aux Etats Unis, dus à la pollution
massive des eaux de surface. Avec le concept de développement durable et
l’observation des premiers dégâts de la révolution verte en Inde, où 20
millions de puits prélèvent 200 km3/an d'eau souterraine pour l'irrigation, les
prédictions de pénuries d’eau ont prospéré, plaçant les pays arides comme la
Tunisie au premier rang des nations menacées. Depuis 20 ans, les experts
annoncent donc de graves pénuries d’eau, d’abord pour l’an 2000, puis pour
des horizons toujours plus reculés. Le recul de l’échéance de la
«catastrophe» annoncée est sans doute à rapprocher des observations
suivantes : (i) la baisse régulière des estimations de croissance
démographique un peu partout dans le monde ; (ii) l’observation que la
gestion de l’eau avait, malgré la démographie mais avec un certain
développement économique et l’émancipation des populations, globalement
progressé, et que les problèmes internes de développement et
d’approvisionnement en eau étaient le plus souvent sinon résolus, du moins
en voie de l'être.
En parallèle, la conceptualisation de la notion de rareté est passée
de l’imminence des crises par pénurie d’eau et des guerres de l’eau, à la
nécessité de réguler les échanges alimentaires. Ainsi, le concept
d’autosuffisance alimentaire s’est peu à peu transformé en paradigme de
sécurité alimentaire, mondialisation du commerce oblige. Pour le cas précis
de la Tunisie, et après avoir traité des politiques de l'eau et examiné les
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questions relatives aux diverses ressources et à leurs différents usages, le
présent chapitre se propose d'aborder certaines des questions de l'eau qui
font encore débat, des questions sur lesquelles les solutions ne sont pas
encore envisagées avec une grande détermination ou pour lesquelles des
ébauches de solutions ont été proposées mais ne font pas consensus parmi
les experts des problèmes de l'eau. Les questions qui posent problème pour
la Tunisie permettent d'organiser le débat autour des trois thématiques
majeures suivantes :
a- Comment sécuriser l'approvisionnement en eau ? Cette thématique
recouvre des questions d'ordre physique et technique, que les tunisiens,
ingénieurs et décideurs, savent traditionnellement bien poser et résoudre.
Tous les objectifs que recouvre cette thématique ne font, en réalité, pas
l'objet de controverse majeure et feraient même consensus ; les points de vue
exposés ici traduisent des différences portant sur les opportunités, les
échéances, les méthodes d'approche et les modalités de mise en œuvre ;
b- Comment se présente l'avenir de l'eau en Tunisie ? La sécurité
hydrique à long terme recouvre la sécurité de l'approvisionnement en eau,
mais également la sécurité alimentaire puisque l'agriculture accapare une
part importante des ressources en eau. Comment répondre aux besoins
croissants des différents secteurs de l'économie sans grever le secteur
agricole? Sans apporter de réponses définitives à cette question qui a
largement déterminé la politique hydraulique de la Tunisie, on dresse des
scénarios d'évolution des bilans hydriques dans une vision globale qui
intègre les bilans de la balance agro-alimentaire ;
c- Comment réaliser la bonne gouvernance de l'eau ? Cette thématique
recouvre des questions d'ordre législatif, institutionnel, règlementaire et
cognitif, qui pour la plupart font l'objet de larges débats initiés depuis une
vingtaine d'années et qui ont pu être formalisés par la communauté
tunisienne de l'eau, essentiellement avec le déroulement de l'Etude du
Secteur de l'Eau. Ouverts, la plupart de ces débats le sont toujours. Certes,
des actions énergiques ont été mises en œuvre pour impulser la politique de
l'eau, dont notamment par l’engagement dans la gestion de la demande en
eau dans les divers secteurs avec le programme d’ajustement structurel en
1987, le lancement du PNEE en 1995, la révision du Code des Eaux en 2001,
la mise en place d'un corps d'auditeurs des consommations en 2002. Mais un
grand nombre de questions posées demeurent encore sur la table.
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6.1- Sécuriser l’approvisionnement
en eau
6.1.1- Existe-t-il de nouvelles pistes pour l’amélioration du
bilan hydrique national ?
En dépit d'un certain nombre de déséquilibres régionaux, compensés en
partie par de grands transferts, le bilan ressources-emplois au plan national
semble relativement équilibré, et ce pour encore près de deux décennies
(Louati et al, 1998), du moins selon l'état de nos connaissances actuel, un
état certes non dénué d'incertitudes. Toutefois, cet équilibre est très fragile.
Actuellement, il repose sur un certain nombre de dysfonctionnements grosso
modo assez bien identifiés : connaissance plus qu'imparfaite des systèmes de
ressources, maîtrise toute relative des usages, surexploitations d'aquifères,
système institutionnel suranné et parfois inadapté aux évolutions du secteur,
difficultés à gérer convenablement le DPH, dilapidation, par laisser faire, de
réserves stratégiques irremplaçables. A terme et en raison du développement
démographique et économique, et de l’accroissement du niveau de vie des
tunisiens, le bilan est appelé à subir de fortes tensions. Il y a donc lieu de
s’interroger aujourd’hui sur toutes les opportunités qui s’offrent pour tenter
d’améliorer le bilan hydrique, tant sur le plan des équilibres physiques que
sur celui d’une meilleure connaissance des diverses composantes, ou encore
d’une plus grande efficacité des institutions et des mécanismes de
préservation des ressources.
6.1.1.1- Désormais, tout prélèvement nouveau s'effectue sur les
marges d'incertitude
Certains chiffres représentant les ressources en eau sont repris dans la
littérature spécialisée, parfois sans que se pose la question de leur origine et
de leur fiabilité. Nous évoquerons à cet égard le cas de certaines ressources
hydrauliques, celui des eaux de surface, et celui des ressources des nappes
phréatiques.
6.1.1.1. a - Connaissance des ressources hydrauliques
Les ressources hydrauliques de la Tunisie sont estimées à 4,85 km3/an,
dont 2,7 km3 d’eaux de surface et 2,15 km3 d’eaux souterraines. On doit
noter que ces quantités recouvrent des éléments qui ne sont pas homogènes,
comportant notamment et en première approximation les termes non additifs
suivants : (i) 0,6 km3 d’eaux de surface peu concentrées, difficilement
mobilisables par des ouvrages classiques ; (ii) 0,32 km3 provenant de bassins
frontaliers (0,5 entrants et 0,18 sortants) ; (iii) 0,6 km3 d’eaux souterraines
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faiblement renouvelables ; (iv) 0,1 km3/an de crues d’oueds recyclées en
recharge naturelle de nappes ; (v) 0,4 km3/an de débit de base des cours
d’eau de surface, provenant du drainage de nappes souterraines
(hydrologues et hydrogéologues travaillant encore séparément, les termes
(iv) et (v) font naturellement l'objet d'un double comptage dans les bilans) ;
(vi) 0,46 km3/an d’eaux souterraines saumâtres, dont la salinité dépasse 4 g/l
difficilement valorisables pour les usages courants. Il est par ailleurs
instructif (cf. chapitre-3) de constater que l’estimation des ressources
souterraines évolue sans cesse, avec le niveau d’exploitation des nappes
souterraines et l’évolution des connaissances.
6.1.1.1. b - Sur l’estimation et la mobilisation des eaux de surface
On estime actuellement que 0,6 km3/an, parmi les eaux de surface,
représentent des ruissellements diffus, peu concentrés ou côtiers,
difficilement mobilisables par barrages et lacs collinaires mais pouvant être
utilisables au moyen d'ouvrages de conservation des eaux et du sol. La
valeur de 2,1 km3/an fixant la limite des ressources en eau de surface
facilement mobilisables a été édictée par la DGRE en 1990 lors du
lancement de la première stratégie de mobilisation 1991-2000. Le même
document (DGRE, 1990) précise que le complément pourrait être mobilisé
par épandage de crues et essentiellement par les ouvrages de CES. Bien que
cette assertion apparaisse comme une hypothèse de travail dans le document
original de la DGRE, elle va être reprise, non plus comme hypothèse mais
comme une certitude, dans toute la documentation spécialisée de ces vingt
dernières années.
Or, avec l’ensemble de l’infrastructure des grands barrages et des
barrages collinaires réalisés, nous disposons désormais d’une banque de
données sur le bilan des barrages dont l’exploitation doit permettre d’affiner
et de préciser les estimations à la fois des écoulements moyens et des
volumes réellement mobilisés sur les bassins contrôlés.
6.1.1.1. c - Sur l’estimation des ressources des nappes phréatiques
Autant sur les nappes profondes, les connaissances géologiques et du
réservoir, les méthodes éprouvées d'essais de puits et de modélisation, le
nombre limité de forages permettant le comptage des prélèvements,
autorisent des estimations tant soit peu fiables des ressources, autant sur les
nappes phréatiques : la grande hétérogénéité du réservoir, l'impossibilité du
comptage individuel sur des dizaines de milliers de puits, ne permettent que
des estimations approximatives des ressources. C'est ce qu'illustre
parfaitement le graphe de la figure 6.1, où la courbe des ressources
exploitables colle en permanence à celle des prélèvements inventoriés ou
estimés. Il est certes normal que l'estimation des ressources évolue avec le
progrès des connaissances, mais l'anomalie réside dans le fait que les
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prélèvements dans les nappes phréatiques sont eux- mêmes mal connus. Face
aux fréquents dépassements d'exploitation des puits de surface, ceci
constitue l'un des principaux points faibles de la gestion des eaux
souterraines, en raison du manque d’études précises opposables par
l’Administration aux usagers des nappes en question.
Fig.6.1 : Evolution des Ressources et de l'Exploitation de l'ensemble des nappes
phréatiques de Tunisie.
Réalisée à titre expérimental, la délimitation sur images satellites des
différentes palmeraies de Kébili, conjuguée à l'inventaire systématique des
points d'eau et de leurs prélèvements, constitue une bonne démonstration des
possibilités nouvelles et facilement accessibles qui s'offrent pour améliorer
la connaissance des prélèvements, et par voie de conséquence des ressources
des nappes soumises à des milliers de points de prélèvement.
6.1.1.2- Peut-on réellement dégager des ressources
hydrauliques additionnelles ?
Au terme de la revue du bilan hydrique national, développée au cours du
chapitre 3, il est possible de dégager trois gisements potentiels, de très
inégale importance, susceptibles de fournir des ressources mobilisables
additionnelles : (i) l'eau verte, gisement le plus prometteur qui fait l'objet
d'un développement particulier dans le chapitre 4 et par ailleurs ; (ii) le
stockage souterrain des apports exceptionnels du Nord, qui sera développé
plus loin ; (iii) le retour des barrages du Centre à leur vocation de recharge
des nappes : outre leur fonction de protection, ces barrages ont été conçus
pour la recharge de la nappe de Kairouan, par lâchers dans le lit des oueds.
Cette fonction initiale a évolué en une fourniture à caractère permanent
d’eau d’irrigation, fonction contraignante qui nécessite une très grande
sécurité d’approvisionnement, si bien que les stratégies d’exploitation de ces
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ouvrages ne laissent plus d’opportunité à la recharge de la nappe par les
oueds, sauf en année exceptionnellement humide. Des simulations effectuées
sur une longue série d’exploitation du barrage de Sidi Saad sur l’Oued
Zeroud ont montré qu’une plus grande rigueur de l’alimentation en eau du
périmètre irrigué par le barrage et qu’une priorité donnée à la recharge dans
la gestion de l’ouvrage entraîneraient une très nette amélioration du bilan
hydrique de la région, en réduisant quasiment à zéro l’évaporation et les
autres pertes. Cela permettrait de réduire considérablement l’état de
surexploitation de la nappe de Kairouan, particulièrement si le périmètre
était entièrement alimenté par la nappe. Tout ceci n'aurait naturellement de
sens qu'avec la mise en place de mesures énergiques et efficaces de lutte
contre la surexploitation de la nappe de Kairouan par les usagers de puits et
forages.
6.1.2- Le stockage souterrain des excédents des eaux du
Nord
6.1.2.1- Recharge artificielle, ruissellements exceptionnels et
structures de stockage
Depuis que la DGRE publie les annuaires de recharge artificielle des
nappes, en 1993, il existe sur cette activité des données fiables et accessibles.
Ainsi, le volume cumulé des quantités rechargées dans les nappes
souterraines de Tunisie atteint-il près de 800 Millions de m3, ce qui est
considérable. Mais la recharge de la seule nappe de Kairouan, par lâchures
des barrages Sidi Saad et El Haouareb, a utilisé les deux tiers de ces
quantités, afin de pallier le déficit dans l’alimentation de la nappe dû à la
construction de ces barrages.
Les autres projets de recharge artificielle, pour lesquels plusieurs dizaines
de sites ont été réalisés, ont-ils représenté pour autant des réussites et accru
sensiblement les apports aux nappes souterraines ? Par ailleurs, quel est le
potentiel de la Tunisie en termes d’alimentation artificielle des nappes, en
tant que technique alternative de remédiation à la surexploitation des eaux
souterraines ? Enfin, peut-t-on envisager de stocker dans le sous-sol les
excédents du ruissellement des années exceptionnellement humides ? Telles
sont les composantes qui méritent de guider la mise en œuvre d’une stratégie
nationale de recharge artificielle des nappes. La troisième composante, dont
la réussite permettrait de dégager des ressources mobilisables additionnelles
jugées intéressantes, implique une étude de préfaisabilité du stockage
temporaire en surface et du stockage souterrain des excédents exceptionnels
d’eau de surface : les hydrologues estiment qu’une année sur 10, un volume
de l’ordre de 2,5 km3 de ruissellements est déversé à la mer ou évaporé dans
les plaines inondables. Y a-t-il moyen de récupérer une part de cet apport,
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de le transférer puis l’injecter et l’emmagasiner dans des réservoirs
souterrains appropriés ? A quel coût et avec quels impacts écologiques ?
L’infrastructure des grands barrages a été conçue pour assurer une
certaine régulation interannuelle, notamment des années sèches, et la
commande en temps réel des grands ouvrages permet de gérer les apports
d’années qualifiées d’humides, et de limiter ainsi les risques et les dégâts liés
aux crues importantes. Mais la capacité des grands barrages n’est pas en
mesure de gérer les crues exceptionnelles, et une majeure partie de ces
apports exceptionnels va participer aux inondations des basses terres et
rejoindre la mer.
L’apport décennal humide de la Tunisie est estimé (Frigui, 2008) à 4,7
km3/an. La capacité de mobilisation actuelle des eaux de surface est égale à
2,2 km3. Les apports non maîtrisés représentent donc un volume de 2,5 km3,
disponible une fois tous les dix ans, d’une eau de très bonne qualité
chimique. Ces quantités sont certes nécessaires pour la régénération des
écosystèmes côtiers, des sebkhas et autres zones humides, mais il ne semble
pas à priori absurde d'envisager d’en récupérer une partie pour subvenir aux
besoins de la population humaine.
La figure 3.10 (Chapitre-3) illustre bien cette situation : les volumes
d’eau déversés par les grands barrages sont considérables durant les années
humides par comparaison aux volumes effectivement alloués. Il devrait en
bonne logique être envisageable de penser à transférer ces importantes
quantités vers des régions déficitaires, au moyen d’une gestion appropriée
fondée sur l’interconnexion des barrages du Nord avec ceux du Centre
notamment.
Certaines estimations préliminaires ont montré la faisabilité technique de
transferts d’eau de la retenue de Sidi Salem vers le Centre (Chekir, 2004).
Des transferts seraient également possibles vers le Nord- Est (Chekir, 2006)
par une meilleure gestion de la capacité du Canal Medjerda - Cap-Bon
pendant la saison hivernale. De tels projets, qui portent sur des volumes de
l’ordre de 50 millions de m3/an destinés à sécuriser l’eau potable ou à
soutenir l’irrigation, montrent que de telles idées seraient envisageables.
Au Cap Bon, et en Tunisie Centrale notamment, existent d’importants
aquifères dont les parties sèches (zone non saturée) seraient susceptibles
d’emmagasiner de grandes quantités d’eau, lesquelles peuvent ensuite être
pompées sur des périodes de plusieurs années successives. Ainsi, on a pu
montrer (Besbes, 1975) qu’un volume de près de 200 Mm3, injecté à l’amont
de la plaine de Kairouan en l’espace de quelques mois, se trouve « piégé »
dans la plaine pour plusieurs décennies : 30 ans après l’injection, les pertes
dans les Sebkhas aval sont encore négligeables. Cette capacité de rétention,
alliée à l’importance du volume non saturé disponible, font du sous sol de la
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plaine de Kairouan un parfait réservoir de stockage souterrain, en mesure
d’emmagasiner d’énormes quantités d’eau, soit près de 2 km3 en première
estimation. La figure 6.2 montre la situation des plus grands réservoirs de
stockage souterrain potentiels dans le Centre de la Tunisie, par rapport aux
sources d’eau de surface excédentaire dans le Nord.
Fig.6.2 : Sources d’eau superficielle et sites de stockage souterrain.
Peut-on alors penser à allouer temporairement dans le Nord une partie
des excédents d’eau pour les acheminer vers des réservoirs souterrains du
Centre ; et dans ce cas : (i) existe-t-il encore des sites disponibles pour de
nouvelles retenues d’eau dans le Nord ?, (ii) peut-on préciser le régime des
apports à de telles retenues et leur mode de gestion ?, (iii) le transfert Nord-
Centre est-il techniquement efficace?, (iv) quelles sont les propriétés
hydrodynamiques et chimiques des réservoirs d’accueil ?, (v) quel sera le
rendement du stockage, sa durabilité et quel effet subirait-il du changement
climatique ?, (vi) l’interconnexion Nord-Centre des barrages existants
serait-elle en mesure de remplir des fonctions similaires ?, (vii) quelle serait
en définitive la rentabilité économique d’un tel projet ?, (viii) quel en serait
l’impact environnemental à divers niveaux ? Autant de questions qui
méritent approfondissements.
6.1.2.2- Antithèse : le stockage souterrain des excédents du
Nord est-il réellement efficace ?
Le débat est d'ores et déjà vif autour de ce projet, et il suffit de se rendre
dans la région de Kairouan pour réaliser le degré d'attente des agriculteurs
de la plaine vis-à-vis des eaux du Nord, un projet qu'ils considèrent d'ores et
déjà acquis et qui rentre désormais dans leurs stratégies de moyen terme.
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Gafsa
Kairouan
S.B.Zid
Sisseb
Grombalia
Nadhour
Mornag
Wad Sidi Ish
Wad Zroud
Wad Margillil
W
ad Al Fakka
Wad Al Htab
Wad Bayy
ash
Wad An Naggada
Eaux de surface excédentaires
Réservoirs de Stockage souterrain
271
D'un autre côté, les tenants de l'antithèse considèrent plus utile que ces
volumes excédentaires servent comme eau environnementale, l’impact
environnemental global pour les oueds déjà régulés par les barrages
existants, pour les zones humides et pour le domaine côtier d’un tel
verrouillage du système hydrologique pouvant conduire à une « catastrophe
écologique ». Par ailleurs, et sur un plan purement hydraulique, les crues
exceptionnelles considérées se produisent à des échelles de temps de l'ordre
de quelques jours ou quelques semaines. Pour en transférer une partie (la
moitié en première hypothèse, soit 1,2 km3) vers le Centre, il y aurait (le
transfert en temps réel étant impossible) une seule possibilité : régulariser les
transferts. En admettant que l'on veuille assurer un débit fictif de 120
millions de m3 sur dix ans (1/3 de la capacité du canal MCB). Il faudrait
dans ce cas créer une capacité de stockage (par barrages) de 1,2 km3 (la
moitié de la capacité actuelle de mobilisation des eaux de surface) qui en
moyenne se remplit et se vide une fois tout les dix ans. Cela pose également
un certain nombre de questions de rentabilité et d’efficacité économique ; à
titre d’exemple : la perte par évaporation serait bien plus importante par
unité de volume utile.
6.1.3- La sécurité intérieure des ressources et des
infrastructures hydrauliques
6.1.3.1- Sécurité du système d’approvisionnement en eau
potable.
Cette partie décrit en quoi le système hydraulique national peut être
vulnérable et l'objet de dégradations involontaires ou délibérées, et propose
un certain nombre de mesures à prendre, à étudier ou à envisager de façon à
améliorer le niveau de protection et de sécurité des ressources et des
infrastructures. Les questions relatives à la sécurité de l'eau, particulièrement
de l'eau potable, dont la sécurisation constitue un enjeu stratégique majeur,
possèdent de multiples dimensions :
- La sécurité d'approvisionnement des usagers dans des situations
critiques d'insuffisance de ressources, en cas de sécheresse ou de
dysfonctionnement circonstanciel par exemple, ou même en cas
d'inondations qui peuvent provoquer des ruptures d'approvisionnement ;
- La sécurité par rapport aux risques de pollution accidentelle ou de
contamination mal contrôlée;
- La sécurité relative aux actes de malveillance, de nature criminelle ou
terroriste, et aux risques en situation de troubles sociaux extrêmes ou de
conflit majeur.
272
Nous nous proposons de mettre en exergue ce dernier volet, qui a le plus
souvent été occulté, mais traiterons également des autres dimensions
évoquées, qui sont étroitement imbriquées.
Il a fallu, en effet, à la Tunisie plus d’un demi-siècle d'efforts et de
sacrifices pour construire, et léguer aux générations actuelles et futures, un
système hydraulique national moderne et performant, quelles qu'en soient les
insuffisances par ailleurs. Ce système, dont le chapitre-2 décrit longuement
la genèse et la mise en œuvre, comporte de nombreuses composantes :
ouvrages de mobilisation, réservoirs, stations de pompage et de traitement,
réseaux d’adduction et de distribution.
C'est sans doute le maillon des réseaux de transport d'eau potable, le
réseau SONEDE, avec une longueur totale de près de 50 000 km (20 % pour
l'adduction, 80 % pour la distribution), qui est le plus vulnérable. Outre les
ruptures classiques sur les réseaux de distribution, des dommages d'une autre
nature et d'une autre portée ont pu être observés après la Révolution de 2011,
ayant eu pour cibles des conduites d'adduction, provoqués par des groupes
autochtones opposés à des transferts interbassins et se considérant lésés par
ces transferts. Ces différends ont, en définitive, été en nombre très limité,
n'ont pas provoqué de pénurie significative, et ont généralement été réglés à
l'amiable, par la négociation et la prise en compte des doléances des
populations concernées lorsqu'elles se justifient, ou par voie de justice en cas
de dommages injustifiés ou d'actes criminels avérés.
Quant aux stations de traitement de l'eau potable, elles sont peu
nombreuses. Il y en a douze au total sur toute la Tunisie, dont celles de Ghdir
El Golla et de Belli qui alimentent une part importante des agglomérations,
sont considérées d'importance stratégique, et les stations sont toutes
relativement bien protégées. Ceci n'exclut pas complètement tout risque de
malveillance à ce niveau, qui concentre l'immense majorité des eaux
potables du pays. La station constitue le point le plus sensible du réseau :
passée la station, l'eau circule sans aucune autre transformation jusqu'au
robinet du consommateur. Au niveau des réservoirs de stockage de l'eau
traitée, la vulnérabilité est aussi grande sinon plus qu'à la station de
traitement. De très faibles quantités de produits chimiques toxiques
introduits à ce niveau, d'agents biologiques ou de toxines, risquent de
provoquer sinon un danger grave pour la santé publique, une panique
générale et un impact psychologique préjudiciables chez d'importantes
tranches de la population. Une vigilance accrue et sans relâche est exigée
dans les stations pour prévenir tout acte intentionnel. Plusieurs voies
devraient être privilégiées à cet effet : (i) l'étude de l'opportunité de barrières
chimiques et biologiques, capables de provoquer un abattement rapide de
teneurs en produits indésirables ; (ii) la mise en place de systèmes de
détection précoce sur l'ensemble des points sensibles du réseau, et
273
corollairement de fortes capacités de télésurveillance ; (iii) une protection
préventive et efficace contre les cyber-attaques sur le système informatique
de la SONEDE. Un protocole analogue est applicable au niveau des réserves
majeures (grands réservoirs et barrages-retenues), un traitement très
particulier devant être réservé au barrage Sidi Salem sur la Medjerda, clé de
voute de l'ensemble du système hydraulique national.
6.1.3.2- La sécurité et la culture du risque
La Tunisie ne dispose pas d’un plan d’alerte pour la gestion des risques
majeurs, telles les pollutions accidentelles, sur les systèmes collectifs
d'approvisionnement en eau. Les lois 91-39 et 96-29, et le décret 93-942,
traitent de la gestion des calamités et catastrophes naturelles (incendies,
inondations, séismes, tempêtes) et du programme national d’intervention
urgente en cas de pollution marine, mais pas des pollutions accidentelles sur
les eaux continentales et sur les systèmes hydrauliques voués à l'alimentation
humaine. A cet effet et pour coordonner l'ensemble des mesures préventives
et curatives en cas de survenue de risque majeur ou de catastrophe sur la
qualité de l'eau potable, il y a lieu de concevoir et mettre en œuvre un plan
ORSEC29 pour l'eau potable au sein des dispositions de gestion des
catastrophes accidentelles.
Les inondations ou les sècheresses que connait fréquemment la Tunisie
remettent régulièrement sur le devant de l’actualité la notion du risque. En
réalité, de toutes les situations pouvant survenir et mettant en cause des
ouvrages hydrauliques, les ruptures de barrages, des canalisations de
transfert ou des digues de protection contre les inondations, sont celles qui
présentent les plus grands risques de dommages humains, économiques et
environnementaux. Les exigences quant à la sécurité des barrages sont
extrêmes. Elles sont omniprésentes dans toutes les phases du projet :
planification, conception, réalisation et exploitation. Sécurité en crue,
sécurité au séisme, risques d’instabilité des fondations : la culture du risque
fait partie intégrante de l’ingénierie des barrages. En définitive, l’expérience
internationale révèle que les grands barrages posent moins de problèmes
qu'on ne pourrait le supposer, alors que l'on observe des risques véritables
aussi bien sur les digues, dont les protocoles d'entretien sont bien moins
précis et rigoureux, ainsi que sur les petits barrages.
29 « Organisation des Secours », ou « Organisation des Réponses de la Sécurité Civile »
274
6.1.3.3- La sécurité des ouvrages et des installations
hydrauliques
Hormis la rupture de certaines digues censées protéger des villes contre
les inondations et dont la responsabilité institutionnelle de la gestion n'est
pas délimitée avec précision, il n'a pas été constaté à ce jour d'accidents
particuliers sur les barrages, des ouvrages généralement récents, contrôlés et
gérés directement par l’Administration ou de grandes entreprises publiques.
A l’avenir, la gestion de la situation est appelée à devenir plus complexe,
avec des probabilités de défaillance et de rupture accrues, en raison du
nombre de barrages moyens et petits en constante augmentation, et de
l'avancée en âge des grands barrages, ces derniers devenant vétustes et
vieillissants, voire pour certains obsolètes et dangereux bien qu'ayant
scrupuleusement respecté les normes en vigueur à l’époque de leur
construction.
Dans ce contexte, il est important que des dispositions d’ordre législatif et
organisationnel relatives à la sécurité des ouvrages et des installations
hydrauliques soient mises en œuvre dans les meilleurs délais possibles,
consistant notamment en :
- La création officielle d’un comité technique permanent pour les grands
ouvrages hydrauliques, ayant pour mission d'émettre un avis sur tout sujet
concernant la sécurité des ouvrages, que ce soit au niveau de la conception,
de la construction, de la restauration ou du remplacement des grands
barrages et des grandes canalisations et digues de protection contre les
inondations.
- L’obligation pour certains ouvrages hydrauliques de produire une étude
particulière sur les impacts prévisibles et les dangers encourus par la création
de l'installation, avec : (i) une évaluation précise des risques et des scénarios
en cas d’accidents naturels ou provoqués (crues, séismes, actes terroristes),
et des moyens de prévention ; (ii) des informations essentielles sur la sureté
de l’ouvrage et la sécurité des populations concernées : zone protégée en cas
de digue, située à l'aval en cas de barrage.
- La préparation sous la responsabilité des services de la sécurité civile
et de la gestion des crises de plans de secours spécifiques pour les ouvrages
et installations hydrauliques à grand risque, qui déterminent les dispositifs
globaux pour la mise en sécurité des populations et des biens.
6.1.3.4- Des réserves stratégiques pour sécuriser
l’approvisionnement des métropoles urbaines
Dans un esprit similaire mais au niveau de la ressource et en termes de
risques quantitatifs majeurs pouvant être envisagés sur l'approvisionnement
en eau potable, un nombre limité d'aquifères, situés à proximité immédiate
275
des grandes métropoles urbaines, devraient être gérés comme des ressources
stratégiques pour l’alimentation en eau potable de secours des populations en
cas de crise ultime, où la majorité des ressources et des infrastructures
hydrauliques utilisées habituellement auraient été rendues indisponibles. A
proximité immédiate de chaque métropole urbaine, il existe une ou plusieurs
nappes souterraines que l’on devrait conserver dans un bon état quantitatif et
qualitatif, et ce, au titre de « réserves stratégiques pour l’eau potable ».
Or, il se trouve que, précisément, de telles ressources périurbaines
susceptibles de servir comme réserves stratégiques sont toutes en voie
d'épuisement, et la qualité de leur eau ne cesse de se détériorer, en raison
d'usages agricoles intensifs, et risquent fort d’être inutilisables si jamais il
advenait qu’on doive y recourir un jour comme source d’eau potable
d’urgence. Il s’agit notamment :
- des nappes du Mornag et de Manouba dans le Grand Tunis, toutes deux
dramatiquement surexploitées, en particulier celle du Mornag où l'on
observe d'ores et déjà des teneurs en nitrates inadmissibles ;
- de la nappe de Zeramdine-Beni Hassen, enclave d’eau douce située au
cœur du Sahel, et en situation de surexploitation ;
- de la nappe de Chaffar à Sfax, elle aussi surexploitée pour les besoins
de l’agriculture, et dont l'état qualitatif se dégrade de jour en jour.
Toutes ces réserves d'eau douce doivent bénéficier d’un statut particulier
et exceptionnel, qui permette d'abord de restituer leurs ressources dans un
état quantitatif et qualitatif durable, puis de les sauvegarder efficacement.
6.1.4- Faire face à la surexploitation des eaux souterraines
6.1.4.1- Nécessité d’un nouveau mode de gestion des nappes
souterraines
On estime aujourd’hui qu’à l’échelle de la Tunisie, le prélèvement sur les
eaux souterraines atteint 93 % des ressources exploitables, et que ces
quantités fournissent près de 75 % des besoins en eau directs de la nation.
C’est dire l’urgence et l’importance que l’on doit accorder à la protection et
à la conservation des nappes souterraines, notamment par la recherche de
modes de gestion plus pertinents où les usagers sont associés au devenir de
la ressource. Il faut toutefois signaler que peu de cas dans le monde peuvent
être cités comme des expériences réussies de gestion participative de nappes
souterraines surexploitées.
Le Code des Eaux avait déjà introduit les éléments d’une gestion
rationnelle, mais essentiellement coercitive, des eaux souterraines : (i)
appartenance des nappes souterraines au DPH ; (ii) obligation de déclaration
des puits réalisés ; (iii) transformation du droit de propriété de l'eau lorsqu’il
276
existe en droit d'usage ; (iv) redevance sur les prélèvements ; (v) mise en
place de périmètre de sauvegarde lorsque « les conditions
d'exploitation…risquent de mettre en danger la conservation quantitative et
qualitative des eaux », où toute recherche ou exploitation est soumise à
autorisation ; (vi) mise en place de périmètre d'interdiction lorsque « la
conservation ou la qualité des eaux sont mises en danger par le degré
d'exploitation », où l'Etat autorise toute modification sur les ouvrages
existants mais peut limiter leur débit, voire l’annuler.
L’eau souterraine nécessite un mode de gestion associant tous les
utilisateurs. La forme d’organisation permettant d’associer les usagers à la
gestion de la nappe obéit à un certain nombre de principes
directeurs (Ollagnon, 1991) : (i) La surexploitation des nappes souligne les
limites de la notion de bien commun : chaque usager trouve son intérêt
individuel à prélever toujours plus sur une ressource partagée. Pour éviter les
abus, il faut favoriser les processus de négociation ; (ii) Sans choix collectif
d’ensemble, l'état de la nappe est livré à la conscience de chacun, ce qui reste
insuffisant ; (iii) Dans un contexte de rareté, le dilemme consiste à arbitrer
entre la préservation de la nappe et le développement économique de la
région ; (iv) Pour les eaux souterraines, il faut prendre en compte
l’ignorance, qui libère les usagers de toute responsabilité à long terme ; (v)
La participation de tous n’est possible que si le sentiment de solidarité est
conforté par une conscience forte et un objectif clair de préservation d’un
bien commun.
Deux moyens permettent avec certitude de sceller une telle prise de
conscience : d’une part, l’éradication de l’ignorance des effets par
l’éducation, d’autre part, l’instauration d’une redevance sur les prélèvements
qui exprime la valeur de l’eau.
6.1.4.2- La gestion participative des nappes souterraines est-elle
une panacée ?
Le Programme National de « Gestion participative des
nappes surexploitées », qui a beaucoup de mal à se mettre en place, mais fait
néanmoins partie des projets en gestation à la DGRE, devrait permettre de
développer les éléments pour une stratégie de gestion dont les usagers sont
les acteurs centraux. Cette stratégie est basée sur les principes fondamentaux
exposés plus haut.
L'objectif principal en est de doter les agriculteurs, utilisateurs des eaux
souterraines, d’informations, de connaissances et de compétences qui leur
permettent d’assurer eux-mêmes une gestion durable des nappes souterraines
et de contrôler leur propre demande.
277
L’hypothèse fondamentale est que l’accès aux données et aux
connaissances scientifiques sur la nappe doit fournir aux agriculteurs les
moyens d’opérer les choix appropriés et de prendre les bonnes décisions
pour une gestion active de l’aquifère, l’exploitation de la nappe sur le long
terme, et une utilisation parcimonieuse des ressources en eau. Cette
hypothèse se traduit sur le terrain par trois principaux types d’actions :
(i) - Démystifier l’hydrogéologie et les sciences de l’eau et apprendre aux
agriculteurs à prendre intégralement en charge la collecte des données
permettant de comprendre le fonctionnement des nappes souterraines ; un
précédent existe de la mise en place réussie de ces protocoles dans l'Etat
d'Andra Pradesh dans le sud- est de l'Inde (Banque Mondiale, 2009) ;
(ii) - Aider à acquérir une « conscience de nappe », à percevoir le passage
du statut de propriété privée de l’eau souterraine au sentiment de bien
commun, et à prendre la mesure du risque que représente l’épuisement de la
nappe pour toute la communauté ;
(iii) - Renforcer les institutions de gestion locale de l’eau et favoriser
l’émergence d’institutions de gestion des eaux souterraines au niveau de la
nappe.
6.1.4.3- La redevance de prélèvements : un outil efficace contre
la surexploitation
La redevance de prélèvements est l'une des mesures de la gestion de la
demande en eau. Elle constitue déjà une incitation à caractère économique
prévue par le Code des Eaux (art. 63 et 53), mais les capacités de
recouvrement actuelles du BIRH, institution compétente, ne lui permettent
pas d’assurer convenablement cette mission. Par ailleurs, le taux de la
redevance reste encore dérisoire et inchangé depuis 22 ans : 2 millimes (ml)
par mètre cube autorisé pour les eaux à usage agricole ; 5 mil/m3 pour les
usages autres qu’agricoles (Arrêté des ministres des finances et de
l’agriculture du 24 juillet 1991, fixant les redevances pour utilisation des
eaux et du sable du domaine public hydraulique).
Imaginons ce que seraient les revenus de cette redevance en application
du taux actuel aux quantités prélevées sur les eaux souterraines (estimées
d'après l'Annuaire d'exploitation des nappes profondes et l'Etat de
l'exploitation des nappes phréatiques). Dans cette première estimation, on
applique, à titre d’hypothèse, la redevance (à 5 ml) aux quantités prélevées à
usage d’eau potable. Le résultat est considérable : près de 5 millions de DT
pourraient constituer la partie des recettes du BIRH relative aux seules eaux
souterraines. Une telle masse financière constitue à priori un outil de
dissuasion déterminant pour d'abord connaitre avec plus de précision,
contrôler et limiter la surexploitation des nappes. Pour ce qui concerne les
278
eaux de surface, et en se référant aux données de la gestion des grands
barrages et à celles de la SONEDE, les recettes seraient supérieures à 2
millions de DT/an en application des taux actuels. En vertu du principe selon
lequel « l'eau paie l'eau », cette source de financement serait par ailleurs bien
venue pour soutenir efficacement les activités d’un BIRH modernisé et
rénové : fonctionnement des systèmes de contrôle et de police des eaux ,
développement et exploitation des réseaux de mesure , bases de données et
systèmes d’information sur l’eau, suivi et archivage des forages , inventaire
des puits, activités d'études et de modélisation, etc.
6.1.4.4- Eléments pour une base de données des usages de
l'eau
Faute de pouvoir installer des compteurs volumétriques sur les 100 000
puits exploités et équipés d’installations de pompage, et sur les quelques
10000 forages profonds exploités (bien plus si l'on compte les forages
illicites non autorisés et non inventoriés), il faudra mettre en place des
procédures de comptage indirectes et contradictoires pour espérer cerner
avec une certaine fiabilité les quantités prélevées sur les nappes souterraines.
Parmi ces procédés figure l'analyse des superficies irriguées par enquête ou
sur images satellites, mais il existe un autre procédé, plus systématique :
« l’inventaire des usages de l’eau ».
En effet, et à l’instar des Bilans en eau comptés et publiés pour chaque
unité hydraulique « d’offre » identifiée (nappe souterraine, oued, barrage, lac
collinaire), il faudra identifier toutes les unités élémentaires de demande
(commune, périmètre public irrigué, périmètre irrigué privé, hôtel, usine...)
agrégés par entité (délégation, gouvernorat) et établir, avec la même
fréquence que pour l’offre, des bilans contradictoires. Après confrontation,
ces bilans devraient être régulièrement publiés sous forme d’Annuaires des
Usages de l’Eau. Une telle transparence ne manquera pas d’introduire une
précision plus grande dans l’estimation des ressources. C’est de la sorte qu’a
procédé la DGRE pour ce qui concerne l’offre : les annuaires
pluviométriques, hydrologiques, des nappes profondes et des nappes
phréatiques constituent désormais des outils d’études et de planification
irremplaçables, et une référence nationale et internationale incontournable,
même si la procédure et la méthodologie demeurent encore perfectibles.
L’Annuaire statistique des usages de l’eau est donc à concevoir, à alimenter
et mettre en forme. A titre d’exemple, les USA publient (USGS, 2013 ;
Kenny et al, 2009), avec des intervalles de 5 années et depuis 60 ans déjà
(premier inventaire publié en 1950), les volumes recensés par types d’usages
de l’eau, agrégés par comté et par Etat.
279
6.1.5- Sécuriser la qualité de l'eau
A la fin des années 60, l'Algérie, la Tunisie et d'autres pays en quête
d'industrialisation, de délocalisations d'entreprises étrangères et de créations
d'emplois, étaient sans doute pour ce faire prêts à "acheter de la pollution",
selon la boutade attribuée au président Boumediene (Baudelle, 1999) à
l'adresse des investisseurs étrangers. Mais au delà du trait d'esprit un peu
provocateur, ce mot célèbre s'est révélé significatif de tout un état d'esprit,
encore vivace, sur l'importance et la priorité que nous devrions accorder à la
préservation de la qualité de l'eau, que ce soit vis-à- vis des eaux de boisson
ou des eaux douces naturelles. Dans ce contexte, deux indicateurs suffisent à
mesurer la distance qui nous sépare d'un état de relation apaisée, efficiente et
transparente, avec les questions relatives à la qualité des eaux :
- Trente années après sa publication par l'INNORPI, en 1983, la norme
tunisienne sur la qualité des eaux de boisson : NT 09.14, n'est toujours pas
homologuée, et aucune analyse d'eau potable n'est publiée ;
- Vingt ans après la création du Ministère de l'Environnement, les réseaux
de suivi et de contrôle, l'observation et l'analyse, de la qualité des ressources
hydriques ne sont pas encore organisés d'une manière claire, transparente et
efficace entre ce département et celui de l'Agriculture. D’une manière
générale, la qualité des eaux naturelles ne bénéficie pas encore
d’investissements, humains et matériels, suffisants pour assurer un progrès
significatif des connaissances. Cette question demeure, et malgré des efforts
de l’ANPE (ANPE & Aquapole, 2008), à l’initiative de chercheurs isolés
sans continuité de programmes, ce qui ne favorise pas le développement
d’une vision claire au plan national.
6.1.5.1- Sur le contrôle de la qualité des eaux de boisson
La Norme NT 09.14, inspirée des directives de l'OMS, avait le mérite de
fixer, avec une certaine précocité, les éléments conditionnant la potabilité de
l'eau en Tunisie. Trente ans après sa sortie, ce document est en cours de
révision, notamment pour prendre en considération les évolutions
internationales les plus récentes en matière de potabilité. Pour tenir compte
de certaines difficultés d'application, cette norme précisait : « lorsqu'il est
impossible ... d'approvisionner les consommateurs avec une eau qui respecte
les normes précitées ... il convient d'essayer de s'en rapprocher au maximum
... Toutefois, pendant cette période transitoire cette eau peut être distribuée ».
Malgré cette réserve, les autorités sanitaires n'ont pas souhaité rendre ce
texte obligatoire en l'homologuant officiellement : en toute rigueur, le
consommateur ne possède donc aucune garantie que l'eau du robinet
correspond bien aux limites fixées par cette norme. Dans ce contexte, assez
informel, le consommateur tunisien s'en remet à la confiance qu'il accorde à
280
l'omnipotence et à la compétence des deux Institutions opérationnelles en la
matière, à savoir : la Direction de l'Hygiène du Milieu et de Protection de
l'Environnement (DHMPE) et la Société Nationale d'Exploitation et de
Distribution des Eaux (SONEDE)
a- La Direction de l'Hygiène du Milieu et de Protection de
l'Environnement (DHMPE)
Sous l’autorité du Ministère de la Santé Publique, cette direction est
chargée notamment du contrôle de la qualité des eaux de consommation et
des eaux thermales, du contrôle de la protection de l'environnement et de la
lutte contre la pollution. A cet effet, les Services Régionaux de l'Hygiène
prélèvent, sur tout le territoire national, des échantillons d'eau dans tous les
points où transitent les eaux destinées à la boisson : sorties des stations de
traitement, réservoirs, réseau de distribution et jusqu'au robinet. En cas
d'anomalie constatée, les services d'hygiène avertissent immédiatement
l’acteur concerné, qui prend les dispositions adéquates et apporte les
corrections nécessaires.
Tout ce protocole de communication est confidentiel, ce qui est légitime
pour éviter toute panique déplacée ou exploitation malveillante d'une
anomalie sans risque et passagère. Ce qui l'est moins, en revanche, c'est que
les résultats des analyses effectuées ne sont pas communiqués au public.
L'eau potable est une denrée alimentaire par excellence, et il parait être du
droit de chacun de pouvoir accéder à une connaissance régulière de sa
composition. Une telle information serait de nature à apaiser tout sentiment
irrationnel d’insécurité, qu'illustre l'envolée des consommations d'eau en
bouteille qui s'est emparée d'une majeure partie de la population. La
consommation du tunisien en eaux conditionnées est passée, en effet, de 7
l/an en 1990 à près de 110 l/an en 2013 (ONTH, 2013).
b- La Société Nationale d'Exploitation et de Distribution des Eaux
(SONEDE)
Dans le paysage des agences tunisiennes de l'eau, cette institution s'est
distinguée par sa qualité de bon communicant, en se dotant d'un service
statistique performant et en publiant dès les années 70 un annuaire statistique
précis, où le lecteur averti est en mesure d'établir la trace du moindre m3
d'eau produit. Toutefois, ce culte du détail sur les volumes contraste avec
l'absence d’information sur la qualité de l'eau, sauf à préciser chaque année,
sur le plan bactériologique, le nombre des analyses non conformes et le
pourcentage des cas impropres pour l’ensemble de la Tunisie, généralement
en deçà de la limite exigée par la norme tunisienne NT 09.14 et du seuil
toléré par l'OMS. Ainsi, pour l'exercice 2010, les réalisations dans les
laboratoires de la SONEDE ou en sous-traitance sont-elles estimées à : (i)
1846 analyses physico chimiques, avec des teneurs en éléments indésirables
281
et toxiques, pour toutes les distributions, inférieures aux seuils limites fixés
par la norme NT 09. 14 ; (ii) 47 569 analyses bactériologiques, avec 0,86 %
de cas impropres.
La SONEDE semble techniquement bien outillée pour maitriser les
problèmes relatifs à la qualité physico chimique et bactériologique de l'eau,
mais n'a aucune obligation réglementaire pour communiquer sur ces
questions et ne publie aucun résultat sur la qualité des eaux de boisson. Le
consommateur est cependant en droit de savoir avec précision ce qu'il en est
de la qualité de l'eau du robinet, d'autant que la Norme 09.14, à laquelle se
réfère la SONEDE, pourrait s'avérer obsolète à certains titres, en tout cas au
plan de tous les polluants émergents qu'elle ignore : antibiotiques, hormones,
certains pesticides, que l'on peut trouver dans des retenues de barrage à l'aval
de grandes agglomérations.
En réalité, les vrais soucis de la SONEDE en termes de qualité sont liés à
la salinité totale. Alors que la NT 09.14 admet des salinités allant jusqu'à
2500 mg/l, ce qui peut expliquer le fait qu'elle ne soit pas homologuée, la
SONEDE distribue encore dans certaines régions, certes limitées, des eaux
aux salinités supérieures, mais le Plan National d'Amélioration de la Qualité
vise à ramener, à terme (horizon 2035) toutes les eaux distribuées par la
SONEDE à des salinités inférieures à 1500 mg/l, et ce au moyen d'un très
ambitieux programme sur les régions du Centre et du Sud Ouest, comportant
notamment 17 stations de dessalement des eaux saumâtres.
6.1.5.2- Sur le suivi de la qualité et de la pollution des
ressources hydriques
La DGRE gère un réseau de suivi de la qualité des eaux comprenant 1300
points d'eau souterraine répartis sur tout le territoire tunisien ; les paramètres
mesurés sont les résidus secs et la teneur en nitrates. L'ANPE, de son coté,
gère un réseau de surveillance et de contrôle de la pollution de l'eau, qui
comprend 60 points répartis sur plusieurs gouvernorats et assurant le suivi
minutieux de nombreux paramètres de qualité. Le réseau de l’ANPE est un
nouveau réseau de surveillance de la qualité du milieu hydrique, qui vient
s’ajouter aux réseaux existants de la DGRE, de la DGBGTH (qualité des
eaux des retenues des grands barrages), de la DGACTA (lacs collinaires,
suivi de la qualité des sols), du MSP (qualité bactériologique des eaux et
risques sanitaires), chacun avec ses objectifs propres et ses paramètres
spécifiques. Toutes ces informations devraient être, à terme, interconnectées
à travers le système national SINEAU. Mais il ne suffit pas d’interconnecter
les données pour couvrir la totalité des problèmes, encore faudrait-il que la
collecte de l’information soit elle-même conçue et coordonnée à un niveau
national pour espérer pouvoir pallier d’éventuels dysfonctionnements. Ainsi
et à titre d’exemple, faut-il rappeler que dans le système actuel, l’un des plus
282
grands sites de pollution hydrique n’est ni suivi ni même répertorié : il s'agit
du lac d’El Borma où sont rejetées depuis plus de quarante ans les eaux de
récupération des forages pétroliers du Champ d'El Borma (Shel, 1988). Ces
quantités, cumulées à près de 100 Mm3, sont susceptibles de constituer un
risque majeur, certes sur le long terme, pour les nappes de la Nefzaoua et du
Djerid.
6.1.6- Le bon état de l'eau et la santé humaine
En dépit des efforts déployés pour la mise en place de moyens de lutte
contre la pollution dans les milieux hydriques et de recyclage des eaux usées
traitées, des systèmes d’eau potable et d’assainissement, ainsi que des
réseaux de contrôle de la qualité des eaux fournies à la population, certains
problèmes en relation avec la santé humaine persistent. Si dans les zones
urbanisées prises en charge directement par la SONEDE et l’ONAS, les
progrès sont tangibles, ils ne se sont pas traduits dans le monde rural par un
accès universel à une eau potable salubre et à un assainissement adéquat
pour tous les citoyens.
Sur un autre plan, le manque d’assainissement, le traitement inapproprié
des déchets, les méthodes non sécurisées d’élimination des produits
chimiques à caractère industriel, l’usage devenu souvent abusif d’engrais et
de pesticides en agriculture, une gestion parfois irresponsable de l’eau, ont
également un impact négatif sur la qualité des eaux et menacent
indirectement la santé de l’homme. La dégradation environnementale et le
risque sanitaire potentiel qui en résulte représentent une tendance qui
pourrait prendre des décennies à s’inverser.
Au niveau de la qualité de l’eau disponible à la consommation humaine,
les opérations de contrôle et de désinfection effectuées par les services
régionaux du Ministère de la Santé publique sur les points d’eau collectifs
ont certes permis d’améliorer la situation générale. Mais la qualité de l’eau
reste en deçà des normes requises particulièrement pour les puits et les
citernes d’eau à usage familial (SONEDE, 2000).
En ce qui concerne le comportement de la population, le respect des
périmètres de protection des points d’eau, les conditions de transport et les
modes de conservation de l’eau potable demeurent problématiques en milieu
urbain défavorisé ou en milieu rural. De ce point de vue, il est indispensable
de définir pour chaque point de distribution publique, une zone de
protection. C’est à ce niveau que les GDA chargés de la gestion des points
d’eau potable et la population bénéficiaire doivent acquérir les règles
fondamentales de l’hygiène de l’eau. D’autre part, dans les centres de santé,
les écoles et autres établissements publics, les messages éducatifs ayant
283
comme thème la relation eau propre-bonne santé et eau impropre-maladie
méritent d’être développés.
Ces constats amènent à penser à renforcer les capacités du personnel de
santé publique chargé de l’encadrement de la population et qui doit avoir les
compétences requises aussi bien techniques, qu’au niveau éducationnel, pour
convaincre la population de la nécessité du respect des règles d’hygiène,
d’une part, et de l’importance des moyens mis en place, d’autre part.
L’amélioration de l’impact environnemental dans le milieu rural concerne
notamment l’amélioration des techniques d’assainissement. Le rejet des eaux
usées domestiques et collectives dans le milieu naturel, souvent à proximité
immédiate des logements, ainsi que l’utilisation des puits perdus pour les
eaux vannes, surtout lorsque la nappe n’est pas suffisamment profonde,
constituent un souci majeur de santé publique. Afin d’y remédier, et en
attendant la mise en œuvre d’une stratégie nationale en matière
d’assainissement rural, l’on peut envisager de généraliser le recours à des
actions d’aménagement de fosses septiques normalisées dans les
agglomérations rurales desservies en eau courante par la SONEDE. Ces
actions concerneraient notamment des campagnes de sensibilisation des
usagers, l’encadrement technique pour la réalisation, et des incitations
financières pour promouvoir l’opération.
Un autre aspect en rapport direct avec la santé humaine est la réutilisation
des eaux usées traitées à des fins agricoles. Une règlementation existe en
Tunisie qui délimite la qualité des EUT à employer et la nature des cultures à
irriguer et détermine les conditions générales d’une utilisation sans risque
majeur. Le respect de cette règlementation est souvent peu strict, notamment
en ce qui concerne la qualité des EUT produites et la manipulation directe
des eaux par les irrigants.
Compte tenu de la fragilité des milieux hydriques et de l’importance de
la question de la santé humaine , il est primordial de promouvoir à tous les
niveaux appropriés, aussi bien à l’échelon local que dans le contexte
régional, la protection de la santé, tant individuelle que collective des
populations, en améliorant la gestion de l’eau, y compris la protection des
ressources en eau et des écosystèmes aquatiques, et en s’employant à
prévenir, à combattre et à faire reculer les maladies liées à l’eau. La situation
actuelle en Tunisie manque de visibilité quant au rôle des divers intervenants
notamment en matière de contrôle sanitaire au niveau de la ressource en eau
et des usages, qui renvoie sur le Ministère de la Santé Publique tout le poids
de la question sanitaire. Il est donc important qu’une vision nationale soit
établie en vue d’améliorer les aspects sanitaires en relation avec l’eau et qui
intègre en particulier les éléments suivants : (i) Associer la protection de
l’environnement à la promotion de la santé et du bien être de l’homme en
284
réunissant les gestionnaires d’écosystèmes et professionnels de l’eau , de
l’assainissement et de la santé, dans un cadre de responsabilité clair ; (ii)
Créer un cadre holistique pour traiter l’intégralité de la chaine des causes et
des effets , depuis la dégradation de l’environnement jusqu’aux effets
sanitaires liés à l’eau ; (iii) Protéger les ressources en eau utilisées comme
sources d’eau potable et les écosystèmes correspondants contre la pollution ;
(iv) Assurer un approvisionnement adéquat en eau potable salubre et
conforme à des normes nationales concertées ; (v) Garantir à toute la
population , dans des délais réalistes, un assainissement de qualité,
permettant de protéger suffisamment la santé de l’homme et de
l’environnement ; (vi) Mobiliser les moyens humains et financiers
nécessaires pour éviter la détérioration de la couverture des services
existants d’eau potable, d’assainissement et de contrôle de la qualité des
eaux ; (vii) Encourager la sensibilisation, la participation et l’implication
effective du public dans les processus de décision en rapport avec l’eau
potable et l’assainissement ; (viii) Mettre en place des systèmes efficaces
pour assurer une surveillance de l’état sanitaire et intervenir en cas
d’épisodes ou d’incidents de maladies liées à l’eau.
6.2- Sécurité hydrique et sécurité
alimentaire : Un exercice de
prospective
6.2.1- Bilan hydrique de la demande alimentaire
6.2.1.1- Modélisation du bilan hydrique de la demande
alimentaire
A l’état actuel de notre connaissance des ressources en eau et des
programmes de mobilisation, le plafonnement des ressources
conventionnelles exploitables est devenu une réalité. Dans ce contexte,
l’augmentation des allocations des usages directs de l’eau ne peut
s’effectuer qu’au détriment de l’usage agricole, et l'allocation agricole est
donc condamnée dans le long terme à diminuer au rythme de l'augmentation
de la demande des autres secteurs.
285
La mise en équation du bilan hydrique de la demande alimentaire permet
d'exprimer le volume d'eau-Virtuelle associé aux flux commerciaux de
produits agro-alimentaires et de définir un "Index de Dépendance Hydrique"
(IDH) qui représente la part des volumes nets d'eau virtuelle dans
l'Equivalent-Eau de la demande alimentaire totale.
6.2.1.2- Les problématiques futures en termes de ressources
Un certain nombre d'études ont déjà établi des projections sur l'avenir de
l'eau en Tunisie. Ces études ont proposé des confrontations ressource-usage
qui permettent de fermer les bilans à différents horizons (GEORE, 2001 ;
Eau 21, 1998 ; Eau 2050, 2011). En particulier, l'étude de la stratégie du
secteur de l’eau en Tunisie à long terme (Eau 21) a établi des projections à
l'horizon 2030 de l'évolution des potentialités et des disponibilités de la
ressource et défini les éléments des programmes de mobilisation et des
mesures de gestion nécessaires pour le développement de la ressource. Plus
récemment, l'étude prospective Eau 2050 a poussé plus loin les perspectives
de développement des ressources conventionnelles pour atteindre la
mobilisation totale de toutes les ressources en eau à l'horizon 2050.
Aujourd'hui, la mobilisation des eaux de surface et des eaux souterraines
a déjà atteint un degré élevé et la situation est telle que le simple maintien du
Encadré N° 6.1
Bilan hydrique de la demande alimentaire
IMPEXPPRDDAL
L'équivalent-eau de la Demande Alimentaire (DAL) comprend l'équivalent-eau de la
Production Agricole (PRD) écoulée sur le marché local (PRD-EXP) et de l'équivalent-eau
des Importations agro-alimentaires (IMP).
]ENVDD)TR1(DSLRSTRSF[kEVRPRD
L'équivalent-eau de la production agricole (PRD) comprend l'équivalent-eau verte (EVR) et
L'équivalent-eau bleue. Ce dernier peut être évalué en utilisant un facteur (k) qui intègre
l'efficience de l'irrigation (EBL=k IR). Le volume alloué à l'Irrigation (IR) se calcule
comme le reliquat des ressources exploitables (REX) après déduction des Demandes
Directes (DD) et de la Demande Environnementale (ENV). Les Ressources Exploitables
(REX) comprennent les eaux de surface (RSF), les eaux souterraines (RST) et les volumes
obtenus par dessalement (DSL). La part des ressources allouées aux usages directs
(Industrie, Tourisme, Collectivités) est recyclée au taux global (TR). L'"Index de
Dépendance Hydrique" (IDH) représente la part des volumes nets d'eau-Virtuelle dans
l'équivalent-eau de la demande alimentaire totale.
DAL ]ENVDD)TR1(DSLRSTRSF[kEVR
1
DAL
EXPIMP
IDH
286
potentiel actuel de mobilisation nécessite que l'on règle le problème de
surexploitation des eaux souterraines et que l'on compense les pertes de
capacité de stockage associées à l’envasement des retenues. En effet,
plusieurs retenues de barrages sont à divers degrés soumises à l'envasement
et le phénomène va s'amplifiant et se généralisant. L'envasement, qui atteint
près de 500 millions de m3 en 2010, devrait atteindre près de 1500 millions
de m3 en 2050 (Eau 2050). La protection des infrastructures hydrauliques,
leur réhabilitation ou tout simplement leur renouvellement ou leur
remplacement recouvrent des enjeux importants, non seulement pour
sauvegarder le potentiel de mobilisation actuel mais aussi pour s'assurer que
les aménagements hydrauliques continuent à jouer les rôles, souvent
multiples et parfois incompatibles (stockage, irrigation et recharge de nappe
par exemple), pour lesquels ils ont été édifiés. Pour atteindre ces objectifs,
la Tunisie sera appelée, dans les prochaines décennies, à concevoir et réaliser
des programmes d’aménagement hydraulique d'envergure.
Avec l'accroissement de la mobilisation et l'augmentation de la pression
sur la ressource, le recours aux eaux non-conventionnelles va constituer une
alternative de plus en plus réaliste au problème de la rareté de l’eau. Dans le
domaine de la réutilisation des eaux usées traitées, le taux d'utilisation
effectif des EUT reste encore faible. Quant au dessalement qui s'est
beaucoup développé, notamment au cours de la dernière décennie, les études
récentes semblent indiquer qu'il va constituer dans l'avenir une option
incontournable pour l'approvisionnement en eau potable notamment dans le
centre et le sud du pays, en raison de la pression de plus en plus forte sur les
ressources conventionnelles et des contraintes relatives à la qualité de l'eau.
La capacité de production effective d’eau dessalée est de l'ordre de 40
millions de m3 en 2010 et les projections de la SONEDE estiment que la
production d'eau par dessalement atteindrait 120 millions de m3 par an à
l'horizon 2030.
6.2.1.3- L'agriculture pluviale et les ressources d'eau verte
Le chapitre 4 a développé une approche pour estimer l'équivalent-eau des
productions agricoles en pluvial et en irrigué. Il apparaît qu'au cours de la
période 2006-2010, l'Equivalent eau verte moyen des productions agricoles
s'est élevé à environ 9 milliards de m3/an dont la part la plus grande est issue
des cultures pluviales. L'agriculture pluviale, avec ses différentes
composantes, occupe une superficie de 4,5 millions d'hectares et cette
superficie a très peu évolué au cours des quatre dernières décennies. L'étude
Eau 2050 a présenté, dans son annexe 3 (ITES, 2011b), une réflexion sur
l'avenir de l'agriculture pluviale, précisant les différentes difficultés du
secteur. D'une façon générale, il semble que les potentialités de l'agriculture
pluviale sont énormes et l’étude propose des orientations stratégiques avec
un programme d'actions concrètes pour la mise en valeur de ce potentiel.
287
L'étude préconise également des programmes d'action visant à améliorer la
récupération des eaux pluviales en réhabilitant les techniques traditionnelles,
promouvoir la restructuration foncière en renforçant le remembrement des
terres agricoles afin d'aboutir à des exploitations de tailles optimales,
renforcer la politique des prix des principaux produits de l'agriculture
pluviale.
6.2.2- Simulation de l'évolution des bilans d’eau bleue
6.2.2.1- Evolution du volume des ressources
En s'inscrivant dans la logique de la planification de l'eau qui cherche à
accroitre la production du secteur agricole, on se propose de réaliser deux
simulations des bilans hydrauliques avec des hypothèses contrastées sur le
développement des ressources Eau Bleue. En se plaçant dans les
perspectives de l'étude Eau 2050, toutes les simulations supposent
l'achèvement de la mobilisation des ressources en eau de surface à l'horizon
2050. Celui-ci s'appuie sur deux actions principales : (i) la collecte des
écoulements qui échappent encore à la mobilisation ; (ii) la maîtrise des eaux
des grandes crues par le renforcement de la régulation des apports. En ce qui
concerne les eaux souterraines, toutes les simulations supposent que
l'exploitation des ressources en eau souterraine a déjà atteint un seuil tel qu'il
est nécessaire que les prélèvements soient revus à la baisse pour résoudre le
problème de la surexploitation des nappes et pour éviter l'utilisation des eaux
de salinité supérieure à 4 g/l.
C'est donc sur le développement futur des ressources non-
conventionnelles que les deux simulations considèrent des évolutions
différentes. La première simulation sur l'Eau Bleue (EB) ou "Simulation
EB-1", prolonge les tendances d'évolution actuelles. La deuxième simulation
"Simulation EB-2" suppose un développement à grande échelle de la
production des ressources par des modes non conventionnels (Réutilisation
des Eaux Usées Traitées et Dessalement) pour atténuer la pression sur les
ressources conventionnelles. La Simulation EB-1 suppose que le taux de
réutilisation des eaux usées traitées devra progresser de 10 % en 2010 à 30
% en 2050, alors que la Simulation EB-2 lui associe une accélération
significative en le portant à 60 % en 2050. Il en va de même pour le
dessalement : EB-1 s'appuie sur le programme de la SONEDE et le prolonge
en 2050 avec une capacité de dessalement supposée atteindre 250 millions
de m3. EB-2 mise sur un développement deux fois plus important de sorte
que la capacité de production puisse être portée à 500 millions de m3 en
2050.
288
6.2.2.2- Evolution des demandes en eau
Le potentiel de développement des ressources en eau est confronté à une
évolution simultanée des besoins. Cette évolution dépend en premier lieu de
l'évolution de la population. Les simulations sont effectuées en adoptant des
projections des Nations Unies (United Nations, 2011) avec l'hypothèse de
taux de fertilité constant, prolongeant ainsi ce qui semble caractériser les
tendances actuelles. En effet, des travaux récents (Ouadah-Bedidi et al,
2012) semblent indiquer que la décélération significative du taux de
fécondité qui a marqué les dernières décennies du siècle dernier s'est ralentie
de sorte que le taux de fécondité s'en trouve stabilisé depuis 1999.
L'autre facteur qui détermine la demande est lié aux besoins spécifiques
des divers usages de l'eau. La demande directe (collectivités, industrie,
tourisme) a enregistré une croissance significative notamment au cours des
dix dernières années. Les allocations destinées à l'eau potable s'élèvent à 540
millions de m3 en 2010 (près de 52 m3/hab./an) qui restent très modérées en
comparaison avec les besoins spécifiques enregistrés dans les pays
développés. Les hypothèses adoptées d'évolution des demandes en eau
potable considèrent que l'accroissement va se maintenir à un niveau tel que
la demande spécifique atteindra 65 m3/hab./an en 2050. L'efficience des
réseaux de transport et de distribution, dont les valeurs estimées pour 1970 et
2010 ont été respectivement de 60 % et 73 % est portée à 85 % pour
l'horizon 2050. En ce qui concerne les usages industriels, on suppose qu'à
l'horizon 2050, les prélèvements vont doubler. Des hypothèses similaires
sont adoptées pour les allocations environnementales directes, aujourd'hui
destinées à la conservation des zones humides, et estimées à 100 Mm3/an en
2010.
Les résultats de ces deux simulations, volontairement construites pour
produire deux situations contrastées de l'avenir des ressources en Eau Bleue,
sont présentés dans le tableau 6.1. Les allocations agricoles qui en découlent
interviennent dans la formulation du bilan hydrique de la demande
alimentaire avec un facteur de conversion (k) traduisant l'efficience globale,
au niveau du pays, de l'usage de l'eau agricole. Le facteur de conversion,
dont les valeurs ont été de 52 % et 58 % respectivement en 1970 et 2010 est
porté à 75 % à l'horizon 2050.
289
Tableau 6.1 : Simulations du bilan hydrique de la Tunisie, en Mm3/an
6.2.3- Simulation de l'évolution du bilan hydrique de la
demande alimentaire
6.2.3.1- Evolution de l'équivalent-eau de la demande alimentaire
spécifique
L'analyse du bilan hydrique des besoins alimentaires développée dans le
chapitre-4 a montré que l'équivalent-eau des besoins alimentaires du tunisien
a augmenté de manière significative passant d'environ 1000 m3/habitant/an
en 1970 à près de 1600 m3/habitant/an en 2010. Compte tenu de la structure
de la ration alimentaire (qui reste relativement pauvre en produits carnés), la
marge d’accroissement de la demande alimentaire est encore importante et il
est vraisemblable que l'évolution du mode d’alimentation du tunisien moyen
Simulations 2050
Année
1970
2010
EB-1
EB-2
Ressource mobilisée Mm3/an
1160
3960
4555
4555
dont eaux de surface
450
1940
2700
2700
dont eaux de surface régularisées
344
1340
2000
2000
dont eaux souterraines exploitées a
615
2020
1875
1875
Ressource exploitable b
959
3360
3875
3875
Dessalement
0
40
250
500
Réutilisation des Eaux Usées Traitées
10
50
297
594
Evaporation - Fuites retenues
20
150
150
150
Ressource allouée c
949
3300
4272
4819
Ressource exploitée d
938
3080
4272
4819
dont irrigation
808
2380
3082
3629
dont AEP
100
540
840
840
dont industrie non branchée
30
60
150
150
dont zones humides
0
100
200
200
Ressource utilisée & consommée
510
1935
3376
3786
dont irrigation
420
1380
2312
2722
dont AEP
60
394
714
714
dont industrie non branchée
30
60
150
150
dont zones humides
0
100
200
200
Efficience Systèmes d'irrigation
52 %
58 %
75 %
75 %
Efficience Systèmes d'AEP
60 %
73 %
85 %
85 %
a eau de surface régularisée + eau souterraine exploitable à long terme
b eaux souterraines dont RS < 4 g/l ; & problèmes de surexploitation résolus
c en 2050 Evaporation & fuites retenues= 150 Mm3; et toutes les alloc ations sont utilisées
d en 2010, u ne part (20 %) des eaux de s urface allouée s aux Périmètre s Publics Irri gués n'est pas u tilisée
290
va se poursuivre. Dans les simulations du bilan hydrique global, la demande
alimentaire spécifique a été fixée à 1900 m3/habitant/an en 2050.
6.2.3.2- Evolution du volume des ressources d’eau verte
Avec les simulations précédentes de l'évolution hydraulique, on se
propose de fermer le bilan de la demande alimentaire en considérant deux
hypothèses sur le développement du potentiel en eau verte. La première
hypothèse "EV-1" n'intègre pas l'eau verte dans la planification des
ressources eaux et ne lui associe pas d'évolution de sorte que l'on considère
que l'Equivalent eau verte des productions agro-alimentaires, estimé à 9
milliards de m3 en 2010 reste constant. La deuxième hypothèse "EV-2"
suppose que, compte tenu des marges d'amélioration des rendements
agricoles notamment dans les secteurs des grandes cultures, des pâturages et
des cultures oléicoles, le potentiel eau verte estimé à 9 milliards de m3
devrait atteindre 15 milliards de m3 en 2050 soit un accroissement de près de
6 milliards de m3.
6.2.3.3- Evolution du bilan hydrique global de la Tunisie
En combinant les simulations de l'évolution du bilan hydraulique avec les
hypothèses sur le développement de l'agriculture pluviale, on aboutit à des
représentations possibles de l'équivalent-eau de la production agro-
alimentaire future. La confrontation de ces résultats à l'équivalent-eau de la
demande alimentaire, permet d'estimer la contribution de l'eau virtuelle et de
déterminer à chaque fois l'Indice de Dépendance Hydrique. Les résultats des
simulations sont récapitulés dans le tableau 6.2.
291
Tableau 6.2 : Simulation de l'évolution du bilan hydrique de la demande alimentaire
6.2.4 - Analyse de l'évolution des bilans hydriques globaux
6.2.4.1- Commentaires sur les scénarios d'évolution des bilans
hydriques globaux
La formulation des bilans hydriques confirme qu'une grande part des
eaux mobilisées est destinée au secteur agricole. On peut supposer que
l'accroissement des usages directs de l'eau pourrait se traduire par une
diminution des allocations agricoles qui engendrerait dans le long terme un
déclin relatif du secteur de l'irrigation surtout dans certaines régions du pays.
Une telle situation constituerait une régression que la Tunisie évitera à coup
sûr en poursuivant ou en adaptant sa politique hydraulique afin de soutenir
sa sécurité alimentaire. Les simulations EB-1 et EB-2 s'inscrivent dans une
perspective de développement des ressources conventionnelles et non-
conventionnelles et dans une volonté d'accroitre l'efficience de leurs usages.
Elles expriment une volonté de développement des ressources d’Eau-Bleue,
qui outre l'achèvement de la mobilisation des eaux de surface propose deux
niveaux d'engagement dans la production des ressources non-
conventionnelles.
Le premier est relatif au niveau de développement des ressources non-
conventionnelles et de leur rôle dans les bilans hydrauliques. Les deux
simulations, en particulier la simulation EB-2, misent sur un effort important
de développement des ressources non-conventionnelles. Elles tablent sur un
accroissement considérable du dessalement des eaux saumâtres et de l'eau de
mer pour éviter des transferts massifs, complexes et couteux et sur un
Année & Simulations Eau Verte
2050 (EV-1)
2050 (EV-2)
Année & Simulations Eau Bleue
1970
2010
EB-1
EB-2
EB-1
EB-2
Population (1000 hab.)
5127
10481
13833
13833
13833
13833
Equivalent Eau Bleue (Mm3)
420
1380
2312
2722
2312
2722
Equivalent Eau Verte (Mm3)
4435
8912
9000
9000
15000
15000
Demande Alimentaire Spécifique
(m3/hab. /an)
1000
1600
1900
1900
1900
1900
Equivalent Eau de la demande
alimentaire (Mm3)
5127
16770
26280
26280
26280
26280
Bilan de l'Eau Virtuelle agricole (Mm3)
272
6478
14968
14558
8968
8558
Indice de Dépendance Hydrique (Mm3)
0,05
0,39
0,57
0,55
0,34
0,32
292
engagement profond dans la valorisation des eaux résiduaires. Les eaux
usées épurées constituent déjà un potentiel important de ressources
disponibles dont le taux global de réutilisation, y compris le recyclage des
eaux industrielles, est resté faible. La maîtrise de la qualité des eaux épurées
et son adaptation à l’usage, la diversification de l’utilisation des EUT à
d’autres secteurs non agricoles, le transfert des eaux épurées et le stockage
inter saisonnier notamment par recharge des nappes, constituent des
orientations qui permettent de développer la réutilisation des eaux épurées.
Le second niveau d'engagement concerne la poursuite des efforts visant la
maitrise des usages de l'eau et l'accroissement de leurs efficiences. Les deux
simulations misent sur une maîtrise renforcée de l'irrigation pour amplifier
ses performances. Les implications de tels programmes sur la sécurité
hydraulique sont évidentes : les ressources devraient permettre de répondre à
l'accroissement de la demande à l'horizon 2050 et de dégager un surplus qui
permet d'augmenter l'Equivalent-Eau des productions du secteur irrigué de
50 % dans la simulation EB-1 et de la doubler dans la simulation EB-2.
Cependant, et au-delà de l'ampleur du projet hydraulique et de ses
implications financières, la Tunisie sera amenée à apporter des réponses aux
incertitudes qui peuvent peser sur la réalisation d'un tel programme,
associées à ses incidences environnementales, à l'état futur de la ressource et
aux conditions technico-économiques de production et d'exploitation des
ressources non-conventionnelles. Seront également à engager les conditions
institutionnelles, juridiques et humaines en mesure d'accompagner ces
programmes hydrauliques ambitieux.
En dépit de son rôle socio-économique majeur, la production de
l'agriculture irriguée ne représente, en équivalent eau bleue, qu'une modeste
part (13 %) de la production alimentaire et seulement 8 % de l'équivalent-
eau de la demande alimentaire. La contribution eau verte de la production
alimentaire est considérable (environ 87 %). Il en résulte que sans progrès
significatif dans le domaine de l'agriculture pluviale, le volume des apports
en eau virtuelle est condamné à s'amplifier.
6.2.4.2- Conséquences sur l'évolution de l'Indice de Dépendance
Hydrique
Les simulations EV-1 montrent qu'à flux d’eau verte constant et quels
que soient les efforts que l’on serait prêt à consentir pour soutenir le secteur
de l'irrigation, l'Indice de Dépendance Hydrique va progresser dépassant à
terme 55 %. Cela veut dire que la Tunisie sera amenée à importer plus de la
moitié de sa demande alimentaire globale sous forme d'eau Virtuelle. Les
simulations EV-2 mettent en évidence l'importance de l'agriculture pluviale
dans la valorisation des ressources hydriques disponibles. Il apparait qu'il est
possible d'inverser l'évolution de l'Indice de Dépendance Hydrique si on
293
réussit à accroitre de deux tiers l'équivalent-eau verte de la production agro-
alimentaire à l'horizon 2050.
Cependant, il n'existe pas à l'heure actuelle d'études précises sur le
développement à long terme du potentiel d’eau verte. Les éléments
d'appréciation contenus dans l'étude Eau 2050 indiquent qu'il existe des
marges relativement importantes d'amélioration des rendements agricoles
notamment dans le secteur des grandes cultures et des cultures oléicoles : la
stratégie proposée pour développer l'agriculture pluviale s'inscrit dans une
approche globale qui intègre les aspects socio-économiques et
environnementaux et qui identifie, pour chaque culture, le potentiel
d'amélioration de la productivité de ses ressources hydriques. En
céréaliculture, les rendements moyens à l'hectare sont passés de 6 Q/ha dans
les années 1970 à 11,8 Q/ha pendant les années 2000 et il subsiste encore de
réelles possibilités d'augmenter la productivité des grandes cultures (cultures
fourragères, etc.). En ce qui concerne les cultures oléicoles, l'étude Eau
2050 estime que le rajeunissement de l'oliveraie tunisienne pourrait
améliorer sa productivité de 30 %. Elle dresse par ailleurs un plan plus
général de restructuration qui a pour objectif le doublement de la production
oléicole en l'espace de deux à trois décennies. Ces perspectives de
développement de l'agriculture pluviale semblent indiquer que l'objectif
d'accroitre l'exploitation des ressources d’eau verte de deux tiers, quoique
ambitieux n'est néanmoins pas hors de portée. La promotion du secteur de
l'agriculture pluviale, très exposé aux aléas climatiques, nécessite certes
l’élaboration de stratégies adaptées pour apporter des solutions aux
problèmes spécifiques, notamment ceux associés à la variabilité de la
production.
Il convient de rappeler enfin que l'ensemble des simulations est réalisé en
appliquant une évolution plutôt modérée de la demande alimentaire de sorte
que l'équivalent-eau spécifique ne dépasse pas 1900 m3/hab./an à l'horizon
2050 soit une augmentation de moins de 20 % par rapport à la situation en
2010. Une augmentation supplémentaire de 10 % de la demande alimentaire
entrainerait un accroissement similaire de l'Indice de Dépendance Hydrique.
Inversement, un accroissement de 10 % par rapport à la simulation EV-2
dans l'équivalent eau verte de la production agro-alimentaire entraînerait une
diminution de près de 6 points de pourcentage sur l'Indice de Dépendance
Hydrique.
Les secteurs irrigué et de culture pluviale jouent, tous les deux, des rôles
essentiels dans la sécurité alimentaire ; des rôles différents mais
complémentaires. L’agriculture irriguée a un rôle fondamental dans
l’économie du pays. Bénéficiant des meilleures ressources en terres et gérée
par une population agricole généralement très entreprenante, l'agriculture
irriguée fournit une production diversifiée, soustraite aux aléas climatiques,
294
qui permet l'approvisionnement des marchés en divers produits agro-
alimentaires notamment en produits frais. L'agriculture pluviale contribue
largement à la sécurité alimentaire et joue un rôle déterminant dans
l'équilibre de la balance agro-alimentaire. Des marges considérables
d'amélioration des performances du secteur agricole, dans ses deux
composantes pluviale et irriguée, subsistent notamment en ce qui concerne
l'accroissement de la productivité des ressources hydriques et des ressources
en sol. L'amélioration des performances du secteur agricole passe aussi par
le perfectionnement et la diversification des filières qui garantissent le
stockage des récoltes, leur transformation, la commercialisation des produits
et leur écoulement au profit des agriculteurs, de tous les acteurs
économiques et des consommateurs.
6.2.5- Perspectives sur le long terme des bilans hydriques
globaux
L'essai de prospective a identifié les facteurs clés qui contrôlent les bilans
hydriques, et dressé des lignes directrices pouvant aider à la maitrise de la
dépendance hydrique dans le cadre d'approches globales d'élaboration des
politiques de sécurité alimentaire. En effet, la sécurité alimentaire dépasse le
simple équilibre de la balance commerciale des produits agro-alimentaires
pour couvrir différents thèmes qu'il convient d'examiner dans une
perspective intégrée combinant les aspects agronomiques, économiques,
environnementaux, sociaux (Bachta, 2011). En s'inscrivant dans le cadre de
politiques de sécurité alimentaire globales, l'interprétation des bilans de la
demande alimentaire fournit des éléments quantitatifs complémentaires qui
doivent conforter les stratégies élaborées pour faire face au défi alimentaire.
Les résultats de l'analyse prospective permettent de quantifier les évolutions
possibles des potentialités des ressources hydriques, et d'identifier des pistes
pour développer toutes les formes de ressources hydriques en vue d'accroitre
le potentiel national de satisfaction des demandes en eau et renforcer la
sécurité alimentaire.
6.2.5.1 - Accroitre l'efficience de l'eau et garantir la durabilité de
l'irrigation
L'économie de l'eau et l'accroissement de l'efficience de tous les usages,
et notamment en agriculture, constituent l'un des éléments essentiels de la
politique de l’eau. Le secteur de l'irrigation est appelé à produire plus et
mieux avec la même quantité d’eau disponible, et peut être moins : les
projections relatives au secteur visent à porter la contribution de l’irrigation
de 35 % à 50 % de la production agricole globale en valeur. Cette
perspective de développement de l’irrigation va amplifier la pression sur les
ressources en eau et en sol et accroitre les risques encourus par ces
ressources. En particulier, les cultures des agrumes et des dattes qui
295
contribuent de longue date et de manière continue aux exportations agro-
alimentaires, sont confrontées à de nombreuses difficultés qui menacent leur
pérennité. Avec 11 % en valeur des exportations agricoles et occupant 10 %
de la superficie irriguée du pays, ces deux cultures consomment 25 % des
volumes d’eau destinés au secteur agricole. Mais un certain nombre de
problèmes risquent de rendre peu durables ces cultures et de compromettre
les échanges commerciaux qui en résultent.
Les agrumes occupent actuellement des périmètres irrigués confrontés à
une surexploitation chronique des nappes phréatiques dans la région du Cap-
Bon, et ce malgré les opérations successives et coûteuses de sauvegarde
menées grâce au transfert des eaux du Nord. Quant aux palmiers-dattiers, ils
se sont développés dans les oasis en utilisant des ressources en eau
faiblement renouvelables, et les signes de surexploitation se manifestent
d'ores et déjà dans plusieurs zones, en raison de nombreuses extensions non
planifiées et d'utilisations d’eau parfois exagérées. La durabilité de ces deux
systèmes de cultures serait remise en question si des améliorations de la
gestion des eaux disponibles ne sont pas engagées, en réduisant les
extensions des cultures et les consommations unitaires d’eau, toute en misant
sur une valorisation maximale des productions sur le plan économique.
6.2.5.2 - Promouvoir le développement et l'usage des
ressources alternatives
Dans l'équation hydraulique de la Tunisie, les ressources non
conventionnelles n'ont occupé qu'une place mineure : la réutilisation des
eaux usées traitées est restée très modeste, bien en deçà des projections
affichées, et les programmes de dessalement n'ont pas été d'une très grande
ambition. En raison de son coût jugé élevé par comparaison aux ressources
conventionnelles, le dessalement a toujours été considéré comme une
solution réservée aux seules situations de véritable carence en ressources de
bonne qualité pour couvrir les besoins essentiels (alimentation en eau
potable, usage touristique, usage industriel).
Vivons-nous un tournant en ce qui concerne le rôle du dessalement dans
les bilans hydriques ? Deux constats doivent nous interpeller à ce sujet. Le
premier concerne l'Espagne où le gouvernement a abandonné le projet de
transfert d'une partie des eaux de l’Ebre pour se lancer dans un grand
programme de dessalement afin de répondre aux besoins en eau des côtes
levantine et andalouse. Une partie de l'eau dessalée (22 %) est destinée à
l'agriculture pour alimenter des serres à la pointe du progrès où le m³ d'eau
rapporte jusqu'à 12 Euros (Salomon, 2012). Le second constat est relatif aux
conclusions d'une étude de la SONEDE qui renonce à des programmes de
transfert massifs pour l'alimentation en eau potable des régions côtières du
Sud-est et envisage la construction d'importantes stations de dessalement
296
d'eau de mer (SONEDE, 2004) à Sfax, à Gabes et à Jerba : il s'avère que les
transferts d'eau nécessaires à partir de l’extrême Sud ou à partir des eaux du
Nord, requièrent autant d’énergie que le dessalement.
Si au plan économique, le dessalement parvient à entrer en compétition
avec les modes conventionnels de développement et de fourniture des
ressources en eau, cela devrait avoir des conséquences positives pour l'avenir
de l'eau en Tunisie : outre l'allègement de la pression sur les ressources, cet
apport en eau fraiche peut être réutilisé après épuration et accroît l'allocation
agricole. Ainsi, tout porte à croire que le dessalement est appelé à se
développer. Compte tenu du niveau avancé de mobilisation des ressources
conventionnelles, la contribution des ressources non conventionnelles au
bilan hydrique va sans aucun doute, à moyen et à long terme, se renforcer.
Quelle que soit la cadence d'un tel développement, la Tunisie doit se
préparer à la maitrise de ces évolutions en aménageant le cadre institutionnel
et en se dotant des moyens techniques et des ressources humaines capables
de relever les défis socio-économiques, financiers, énergétiques,
technologiques et scientifiques qui leur sont associés.
6.2.5.3- Elaborer une stratégie globale pour le développement de
l'eau verte
Les simulations prospectives indiquent que quelles que soient les
hypothèses sur le développement et la conservation des ressources
conventionnelles et non conventionnelles, le déficit structurel du bilan
hydrique de la demande alimentaire va s'accentuer si des mesures énergiques
ne sont pas prises pour reconsidérer le rôle de l'agriculture pluviale. Cette
dernière, qui constitue un facteur essentiel de mise en valeur des ressources
en eau et en sol, n’a pas connu le même essor que l’agriculture irriguée et
n’a pas encore trouvé la place qu’elle mérite en termes d’amélioration
technologique et en termes d’investissement, intellectuel et financier.
Il convient d'abord d'élargir le principe de la valorisation maximale du m3
d'eau, principe sur lequel se fonde le Code des Eaux, à l’eau verte mobilisée
par l’agriculture pluviale ce qui permettra de jeter les bases juridiques du
développement du secteur30. Sur le plan pratique, la promotion de ce secteur
nécessite que l'on favorise, entre autres, la réhabilitation des systèmes
traditionnels de mise en valeur des ressources en eau et en sol dans les zones
30 Le projet de refonte du Code des eaux prévoit notamment : « La planification...œuvre à
l’intégration de la ressource en eau du sol...doit inciter à sa conservation et à sa valorisation...
L’encouragement et les incitations couvrent la valorisation des ressources en eau du sol
agricole ». http://www.semide.tn/CDE_2.pdf; consulté ce 18 Aout 2013
297
qui s’y prêtent. Il s'agit des méthodes de capture, d'épandage et de
conservation dans le sol des eaux qui permettent d'accroître sensiblement la
production agricole. Au plan scientifique, il est nécessaire que l'on
développe les connaissances sur les mécanismes physiques, physiologiques
et génétiques de la résistance à la sècheresse des cultures, afin d’accroître la
capacité de conservation et d’utilisation de l’eau. Loin d’être dépassés, les
systèmes et les techniques de cultures adaptés à l’aridité sont encore d’une
extrême actualité.
La promotion de l'agriculture pluviale nécessite également que l'on
prenne des mesures visant à mieux gérer la variabilité de sa production :
mesures structurales (construction des infrastructures d’accompagnement :
routes, silos à grains, réserves de produits alimentaires) et non structurales
(mécanisme d'aide et de soutien aux agriculteurs durant les années sèches,
systèmes d'assurances).
6.2.5.4- Optimiser les flux d'eau virtuelle
Les simulations effectuées indiquent que quels que soient les moyens
adoptés pour accroitre la production alimentaire, le bilan hydrique de la
Tunisie demeurera déficitaire et les apports nets d'eau virtuelle participeront
d'une manière structurelle à la sécurité alimentaire nationale. Toutefois, un
certain nombre de stratégies judicieusement conçues et mises en œuvre
seraient susceptibles d'atténuer la dépendance hydrique nationale et de
conforter la sécurité alimentaire.
D'une façon générale, la Tunisie a intérêt à importer le maximum de
produits agricoles consommateurs d’eau pour compenser ses déficits internes
(alimentaires et hydriques), tout en exportant des produits agricoles à faible
consommation d’eau et à haute valeur ajoutée. Cette orientation de principe
lui permet de réduire le niveau d’exploitation et de dégradation des
ressources internes tout en comblant le déficit hydrique et commercial. Dans
cette optique, la seule contrainte réside dans l’importation démesurée des
denrées à caractère stratégique, celles qui constituent la base de
l’alimentation du tunisien, en particulier les céréales et les huiles
alimentaires. Il est en effet essentiel qu’un pays puisse garantir une certaine
indépendance dans la production de denrées de base pour garantir en toute
circonstance une sécurité alimentaire minimale. Mais il est aussi important
dans ce cadre de bien définir les quantités de vivres à caractère stratégique
qu’il est primordial de produire au niveau national, à des prix jugés
supportables, en irrigué ou en pluvial. Pour ce qui concerne les céréales
alimentaires, une étude approfondie devrait être engagée pour déterminer les
niveaux « stratégiques » respectivement de production interne et
d’importation ainsi que leur impact à divers niveaux, dont celui des
ressources en eau notamment. En effet, toutes les quantités de céréales
298
produites ou importées ne sont pas destinées réellement à l’alimentation de
base et des gaspillages se manifestent à divers niveaux de la filière. Par
ailleurs, et comme pour la gestion de la demande en eau, il est primordial de
concevoir et d’appliquer une politique de « gestion de la demande
alimentaire » qui vise à rationaliser la demande des denrées alimentaires
dont la production en masse demeure intimement liée à la question de l’eau.
La « régulation par l’aval » trouve ici tout son intérêt.
6.3- Comment réaliser la bonne
gouvernance de l’eau?
Les grands problèmes de l’eau en Tunisie sont dans l’ensemble connus, et
les solutions identifiées, même si leur réalisation pose des défis en termes de
moyens techniques, financiers et humains. Il s’avère que les aspects
institutionnels revêtent une importance aussi grande que les aspects
purement techniques et règlementaires auxquels on a souvent accordé la
priorité. Par ailleurs, l’émancipation des populations a fait de la dimension
sociale et de la participation des usagers à la gestion de l’eau des conditions
nécessaires pour un développement soutenable et durable. Se dessinent alors
pour la Tunisie de nouvelles épreuves : comment, alors que l’essentiel des
ressources mobilisables a été développé, va s’organiser la gestion de la
ressource pour satisfaire une demande croissante et répondre aux besoins
futurs ? Comment, dans un contexte où la compétition entre secteurs
d’usages va s’accentuer, modérer la demande en eau, garantir la préservation
de la ressource et maîtriser les risques ? Comment, au delà des solutions
visant l’amélioration des modes de gestion, anticiper des politiques capables
de relever les nouveaux défis ?
Le changement de paradigme dans les modes de gestion de l’eau ne se
présente pas comme une option mais comme une nécessité. Il est important
pour la Tunisie que soient mises en place des stratégies de gestion capables
de promouvoir la valeur environnementale et patrimoniale de la ressource en
anticipant et en maîtrisant toutes les formes de risques, de concilier les
besoins en conservant la valeur sociale de l’eau, d’assurer la meilleure
valorisation possible de la ressource en garantissant sa préservation et
299
d’élaborer des solutions pratiques pour le développement et la mise en valeur
de toutes les ressources en eau disponibles .
L'ensemble de ces objectifs va obliger à engager des réformes en
profondeur des modes de gouvernance et de gestion de la ressource : (i) des
réformes institutionnelles : coordination intersectorielle et amélioration des
mécanismes de prise de décision, mécanismes de gestion locale de l'eau,
définition de l'unité territoriale de gestion de l'eau, renforcement et
modernisation des grands organismes publics pour soutenir les politiques de
l'eau ; (ii) des réformes législatives, avec la nécessaire et urgente révision
du Code des eaux et l’adaptation de la législation tunisienne sur l’eau ; (iii)
la recherche d’une meilleure optimisation des usages de l'eau en intégrant les
instruments financiers, économiques et normatifs ; (iv) des réformes
cognitives et une meilleure valorisation des connaissances sur l'eau.
6.3.1- Les réformes institutionnelles de la gouvernance de
l'eau
6.3.1.1- Organisation institutionnelle et mécanismes de prise de
décision
Les analyses des éléments constitutifs de la politique tunisienne de l'eau,
développée dans les précédents chapitres et notamment dans le chapitre-2,
ont permis de préciser les traits caractéristiques des modes d'administration,
de planification et de gestion des ressources hydrauliques. La Tunisie a
défini le cadre législatif et mis en place les instances administratives et de
participation au niveau national, régional et au niveau local. La planification
des ressources en eau est organisée autour des Plans Directeurs Régionaux
d’Utilisation des Eaux mais elle s’inscrit dans une vision globale à l’échelle
du pays. La planification de la ressource dépasse ainsi le cadre géographique
naturel du bassin versant pour couvrir les grandes régions du pays et reste
centralisée. C'est une spécificité du contexte tunisien et toute réforme de la
gouvernance de l'eau ne peut éluder le rôle primordial de l'Etat dans le
financement des grandes infrastructures et dans la politique générale de
gestion d’une ressource limitée.
Le législateur tunisien a distingué entre les décisions du type opérationnel
et les décisions en relation avec la politique de l’eau ; il a également prévu
les instances consultatives qui contribuent à l’élaboration de ces décisions.
En particulier le Conseil National de l’Eau n'a pas été d'une grande efficacité
et l'Administration n'a pas réussi dans les faits à mettre en place une
véritable consultation sur la politique de l'eau à l'échelle nationale. De
même, le législateur a distingué entre les décisions du type opérationnel et
les décisions qui relèvent de l’arbitrage et de la conciliation des usages de
l'eau lors de la définition des Périmètres d'Interdiction ou de Sauvegarde et
300
des Périmètres d'Aménagement et d'Utilisation des Eaux (PAUE). Alors que
les Périmètres d'Interdiction et de Sauvegarde sont déclarés après avis de la
Commission du Domaine Public Hydraulique, la déclaration des PAUE
requiert l'avis du Conseil National de l'Eau. La nuance est évidente : l'avis
technique sur l'état d'exploitation de la ressource est suffisant pour déclarer
des zones sollicitées comme Périmètres d'Interdiction et de Sauvegarde dans
lesquels les mesures ne vont pas au-delà du statu quo, alors que dans les
PAUE, les ressources sont soumises à des Plans de Répartition des
Ressources Hydrauliques qui nécessitent des arbitrages pour concilier les
différents usages. En pratique aucun PAUE n'a pu être déclaré.
Là encore, on constate la difficulté qu’éprouvent les acteurs aux
différents nivaux à élaborer et à mettre en œuvre des mécanismes de prise de
décision qui mettent en jeu une forme de concertation et de coordination en
vue de concilier les usages et répartir de manière appropriée la ressource.
L’on peut se demander si ce ne sont pas ces difficultés qui expliquent que
l’administration n’a jusque là procédé à aucune déclaration de PAUE. L’on
peut se demander aussi dans quelle mesure ces difficultés n'ont-elles pas
contribué à la situation de surexploitation quasi-généralisée des nappes
souterraines. Doit-on parler d'un double échec dans la mise en place d'une
démocratie locale de la gestion de l'eau ? Echec au niveau central où
l'administration a eu la main mise sur l'élaboration et la mise en œuvre de la
politique de l'eau et sur la planification de la ressource ; échec au niveau
local en raison de l'absence totale de mécanismes de concertation.
6.3.1.2- La coordination intersectorielle et l’institutionnel de
l’eau
Toute action institutionnelle dans le domaine de l'eau doit, dans le futur,
viser l'instauration d'une coordination effective de l'action de l'Etat en
renforçant la consultation et promouvoir l'intervention des acteurs publics et
privés par l’amélioration des mécanismes de prise de décision. Pour
s'inscrire dans une démarche qui favorise l'adaptation du cadre institutionnel
actuel, la mise en place des réformes institutionnelles ne doit pas porter
atteinte aux compétences et à l'autorité des départements ministériels
concernés et de leurs services ; elle peut, en revanche, tenter de renforcer le
rôle des instances existantes en adaptant leurs structures et leurs statuts et en
révisant leurs missions et leurs fonctions. Les actions à entreprendre peuvent
viser plusieurs objectifs prioritaires qui sont de nature à améliorer la
coordination intersectorielle dans la gestion de la ressource en eau.
6.3.1.2. a - Instituer une coordination permanente de haut niveau : le
Conseil Supérieur de l’Eau
Le rôle de coordination devrait aller au delà de la simple consultation
pour inciter les différents intervenants au niveau national et au niveau
301
régional à se concerter et à harmoniser leurs actions dans le cadre d’une
politique nationale de l’eau. Ces considérations autorisent à examiner
l’opportunité de la création d’une instance de haut niveau, le Conseil
Supérieur de l’Eau, assisté par un Comité Technique Permanent avec,
éventuellement, un prolongement à l’échelle régionale.
6.3.1.2. b - Elaborer un cadre institutionnalisé de planification des
ressources en eau
La planification de l'eau a pour objectif de fixer les orientations
fondamentales de l'aménagement et de la gestion des eaux aux échelles
nationale et régionales. Celles-ci peuvent se concevoir dans le cadre d'un
Plan National de l'Eau et de Plans Régionaux de Gestion des Ressources
élaborés par les autorités dans le cadre d'une politique nationale reconnue
qui tire sa légitimité du fonctionnement démocratique des instances
consultatives et de participation. A tous les niveaux de planification,
l'élaboration des schémas d'aménagement et de gestion des ressources en eau
peut se concevoir dans le cadre de Périmètres d'Aménagement et
d'Utilisation des Eaux prévus par le Code des Eaux, l'aménagement et la
gestion de l'eau aux échelles locales devant se conformer aux indications des
plans et des schémas à plus grande échelle.
6.3.1.2. c - Instaurer des Périmètres d'Aménagement et d'Utilisation des
Eaux aux échelles pertinentes
La gestion des ressources dans le cadre de PAUE peut être considérée à
différentes échelles de la ressource : à l'échelle d'un affluent ou d'une nappe
souterraine, à l'échelle de plusieurs entités hydrologiques d'eau de surface ou
souterraine, à l'échelle du bassin hydrologique, etc. Pour être efficace, la
mise en place d'une gestion de la ressource dans le cadre de PAUE doit
satisfaire à deux principes directeurs : il y a, d'une part, la nécessité de
s'assurer du soutien des usagers et de les associer au processus de prise de
décision : ce soutien au niveau local ne peut provenir que d'une conviction
ferme de l'utilité des mesures à prendre et des retombées positives qu'elles
sont supposées avoir ; il y a, d'autre part, la nécessité de mettre en œuvre
des moyens techniques et organisationnels adaptés pour conduire
l'application du Plan de Répartition des Ressources Hydrauliques et d'en
assurer le suivi et le contrôle.
6.3.1.2. d - Promouvoir l’ouverture du secteur de l'eau à
l’investissement et à l'intervention privés
L'objectif recherché est de décharger les services de l'Etat des tâches à
caractère technique (études, travaux, gestion des ouvrages) pour qu’ils
puissent se consacrer au rôle de régulateur qui veille à la préservation des
équilibres fondamentaux. Il s’agit en somme d’identifier les domaines dans
302
lesquels l’intervention de l’Etat est à conserver, voire même à renforcer, et
les domaines où les mécanismes décentralisés peuvent être un gage
d'efficacité accrue.
6.3.1.2. e - Inscrire le risque comme une composante essentielle des
modes de gestion des ressources en eau
Les perspectives d’insuffisances structurelles ou conjoncturelles
nécessitent le développement de stratégies de prévention et de mesures
d’intervention. Elles nécessitent aussi la mise au point de mécanismes
d’arbitrage et de règlement des conflits pour concilier les usages et conserver
la valeur socio-économique de la ressource. Le risque de sècheresse
nécessite en particulier un cadre de gestion spécifique et la mise en place de
moyens souvent lourds pour atténuer leurs impacts économiques et sociaux.
De même, le risque d'inondation est un facteur important de la politique de
l'aménagement du territoire qui doit considérer le risque de "désordre
hydraulique" et se doit de le gérer en prenant en compte aussi les questions
relatives aux bénéfices économiques et environnementaux liés aux excès
d'eau.
6.3.1.3 - Le Bassin hydrologique comme unité territoriale de
gestion de l’eau
Dans les décennies à venir, les problèmes de l'eau en Tunisie connaitront
une multitude de défis persistants et émergents, et il devient dès lors urgent
de penser à rénover le système de gestion de l’eau en vigueur pour le
préparer à affronter ces nouveaux défis. Les raisons qui motivent une telle
rénovation sont nombreuses : (i) la gestion sectorielle de l’eau a atteint ses
limites et s'avère inefficace pour préserver les ressources en quantité et en
qualité : pollutions, surexploitations, conflits d’usage sont aujourd'hui des
problématiques courantes ; (ii) les limites administratives des gouvernorats,
limites de compétence des CRDA et qui ne prennent pas en compte
l’ensemble du territoire naturel d’écoulement des eaux , ne constituent pas le
domaine approprié pour gérer l’eau ; (iii) la prise de décision sans
consultation véritable des parties prenantes ne peut être que source de
conflits entre les différents acteurs de l'eau ; (iv) les problématiques actuelles
de l'eau nécessitent une vision d’ensemble qui fait, dans une certaine mesure,
défaut dans les conditions de gestion actuelles.
Certes, de nombreux problèmes de l’eau possèdent un caractère local ou
régional et doivent être résolus à ces niveaux, mais l’Etat devra toujours
jouer un rôle central dans le développement et la mise en œuvre de la
politique nationale de l’eau. La gestion par bassin hydrologique, qui se
présente un peu partout dans le monde comme le cadre optimal de la mise en
œuvre de la gestion intégrée des ressources en eau, pourrait-elle se présenter
comme une option propice à la rénovation du cadre de gestion de l'eau en
303
Tunisie ? Ou bien alors la gestion centralisée de l'eau, qui a constitué l'option
gagnante des 50 années écoulées, se présenterait-elle comme une spécificité
tunisienne incontournable, définitivement ancrée sur les nouvelles solidarités
régionales, scellée pour longtemps par les très importants transferts inter
bassins?
L’un des grands problèmes méthodologiques de l’expérience de gestion
de l’eau en Tunisie a été la difficulté à concevoir une unité territoriale
pertinente pour analyser et gérer à long terme les questions d'équilibre entre
ressource et demande. La gestion opérationnelle des problèmes de l'eau s'est
trouvée en apparence fortement décentralisée, et répartie entre les principaux
opérateurs tels que la SONEDE, l'ONAS, la SECADENORD et les CRDA.
Mais en réalité, elle s'est toujours effectuée d'une manière
fondamentalement centralisée, notamment en matière de planification et de
financement, et ceci a été considéré comme le meilleur moyen d’optimiser la
valorisation de la ressource au niveau national : à cet effet, le système des
grands barrages et des principales canalisations de transfert devaient
progressivement permettre de mutualiser l'ensemble des ressources (oueds
du Nord, nappes souterraines du Centre et du Sud) pour les interconnecter
avec de vastes réseaux d’approvisionnement en eau potable et d’irrigation.
Cette approche centralisée, qui s'est mise en place d'une manière
progressive, a paradoxalement été construite dans les années soixante à
travers une approche où l’unité de gestion s’apparentait précisément à de
grands bassins hydrologiques : (i) la création des Offices de la mise en
valeur des périmètres irrigués, respectivement de la vallée de la Medjerda et
du Nebhana ; (ii) et surtout l'utilisation des trois régions naturelles du pays,
Nord, Sud et Centre, qui ont été de fait assimilées à de grands bassins
hydrologiques et qui ont constitué des territoires pertinents pour la
planification hydraulique dans le cadre des plans directeurs de l’utilisation
des eaux, respectivement du Nord, du Centre et du Sud.
Cette genèse du cadre pertinent de planification régionale peut servir de
modèle pour une gestion décentralisée adaptée aux territoires des trois
grandes régions naturelles du pays (voir fig.2.2) : le Nord, le Centre et le
Sud, combinant les concepts de gestion intégrée des ressources en eau et de
gestion par bassin ou sous bassins, avec des possibilités de mutualisations
entre ces grandes régions. Ces grandes unités sont capables d’offrir un appui
suffisant à chacun des trois volets d'une gestion durable de la ressource en
eau : la mobilisation de la ressource, la maîtrise de la demande, la gestion
des écosystèmes liés à l'eau. Sur un autre plan, le mode de gestion proposé
tient compte de l’ensemble des activités qui ont un impact sur la ressource
en eau à l’intérieur du territoire naturel d’écoulement des eaux, le bassin
hydrologique. Il permet également de considérer la capacité du bassin à
304
supporter les demandes en eau actuelles et futures des différents secteurs et
d’obtenir une vision globale afin de préserver la durabilité des usages.
L’organisme de bassin constitue dans ce cadre un espace de concertation,
où siègent tous les acteurs et usagers de l’eau œuvrant à l’intérieur d’un
même bassin. Sa mission principale est la planification et la coordination
des actions en matière de gestion de l’eau. A cet effet, les réalisations dans le
cadre des anciens plans directeurs de l’utilisation de l’eau devront être
évaluées et actualisées à la suite d’un diagnostic qui précise les enjeux
majeurs de l'entité géographique concernée. Les nouveaux plans directeurs
constituent alors les outils de planification pour les prochaines décennies.
Les trois organismes de "bassin" auraient sans doute aussi compétence à
traiter éventuellement de questions techniques bilatérales ou trilatérales dans
les sous-bassins transfrontaliers avec les organismes correspondants des pays
voisins concernés.
6.3.1.4 - Consolider et renforcer le rôle des grands organismes
pour soutenir et moderniser les politiques de l'eau
A mesure que l’on se rapproche des limites d'exploitation des ressources,
le cadre institutionnel est appelé à renforcer la gestion rationnelle de l'eau. A
ce titre les grands organismes de l'eau doivent perfectionner leurs
prestations. La réorganisation du cadre institutionnel doit permettre la mise
en place de modes de gestion modernes et favoriser la coordination entre les
actions des différents organismes, afin d'optimiser leurs actions dans le cadre
d'une vision cohérente du secteur de l’Eau.
Au delà de la séparation SONEDE-ONAS, qui constitue une exception
tunisienne et qui devrait pouvoir être réexaminée en toute sérénité, les
organismes importants comme la SONEDE, l'ONAS ou la SECADENORD,
doivent développer leur domaines d'interventions pour qu'au-delà des
activités qu'ils exercent (études techniques, travaux de construction
d'ouvrages, exploitation des infrastructures, entretien, maintenance, etc.), ils
puissent s'ériger en véritables pôles technologiques et d'expertise en
investissant dans la Recherche-Développement, la maîtrise des technologies
et l'innovation. D'autres organismes, impliqués dans des secteurs
concurrentiels, devraient abandonner progressivement leurs activités
commerciales au profit d’intervenants privés et faire évoluer leurs statuts
vers la promotion, le contrôle, la coordination, l’orientation, le
développement technologique et la formation. C'est par exemple le cas de la
Régie des Sondages Hydrauliques qui opère dans un domaine où
l'intervention des opérateurs privés est déjà importante, à un moment où, du
fait d'une explosion inédite et croissante de la demande en sondages privés,
les technologies de forages sont soumises à rude épreuve ; face aux risques
corollaires de dégradations des nappes souterraines, on ne peut que
305
constater, 45 ans après la création de la régie des sondages, que la Tunisie
manque cruellement d’un centre technique de référence, de perfectionnement
et de certification en matière de forage .
Une grande Agence scientifique de l’eau
Aujourd’hui, la Tunisie dispose d’un gisement de données et
d’informations sur l’eau exceptionnellement riche, et de capacités d’analyse
scientifique consacrées. Un tel contexte autorise la mise en place d’une
agence d’excellence pour soutenir les politiques de l’eau, où se
développent la recherche appliquée, l’expertise, la gestion des systèmes
d'information, le transfert des techniques avancées, et sur les travaux de
laquelle s’appuie la politique du gouvernement. Cette agence pourrait être
une émanation de l’actuelle DGRE, forte d’une histoire scientifique
prestigieuse et de prérogatives ambitieuses, enrichie par un volet géologique
qui fait grandement défaut dans sa structure actuelle. Il s’agit de réformer et
moderniser la DGRE en la dotant de l’autonomie nécessaire et de la masse
critique indispensable à la poursuite d’activités scientifiques et techniques de
haut niveau : en faire une grande agence nationale de l'eau et de la géologie,
à caractère scientifique et technique. C’est ce modèle institutionnel qu’ont
choisi les grandes nations qui ont réussi à organiser une gestion rationnelle
de leurs ressources en eau.
Une Agence pour la protection du DPH
Malgré les efforts consentis, l’Administration n’a pas eu les moyens de
gérer et de contrôler les développements des ressources en eau observés au
cours des dernières décennies, et se trouve aujourd’hui dans l’incapacité
pratique de juguler les nombreuses transgressions observées. Cette situation
de crise est pour une part due à l’inadaptation d’un cadre législatif
obsolète31, et pour une autre part à la défaillance des structures de contrôle,
en raison de l’inadéquation du cadre institutionnel chargé de contrôler et de
faire respecter les règlementations sur le terrain : l’état de surexploitation
dramatique dans lequel se trouvent une majorité de nappes souterraines
manifeste la grande difficulté de l’Administration à contrôler le bien fondé
des usages concédés ou autorisés sur le DPH. Une pareille situation nécessite
d’édifier des institutions fortes et efficaces, en mesure de parer rapidement
aux menaces qu’affronte le secteur des ressources en eau. La création d'une
Agence de Maîtrise et de Gestion du DPH peut jouer un rôle déterminant
pour consacrer les objectifs de conservation de la ressource. Cette Agence,
31 La révision du Code des Eaux devrait contribuer à résoudre en partie certaines des
questions soulevées.
306
qui pourrait être une émanation de l’actuel BIRH, pourra renforcer le cadre
institutionnel en se chargeant d’assurer la Police des Eaux et le recouvrement
des redevances de prélèvements dans le DPH. Il y a lieu dans cette optique
d’organiser la coordination et la coopération avec l’ANPE, qui a vocation
pour sa part à assurer le contrôle et le suivi de la pollution hydrique.
6.3.2 - La nécessaire révision du Code des Eaux et ses
orientations
Malgré l'ensemble des mesures de sauvegarde et de suivi des ressources
en eau que recèle le Code des Eaux en vigueur, plusieurs concepts modernes
de la gestion de l’eau n'y figurent pas encore : gestion intégrée, unité du
cycle de l’eau, valeur environnementale de la ressource, gestion du risque,
rôle des systèmes d'information, importance des processus de participation
et de prise de décision. Le projet de révision du Code des Eaux en cours
d'élaboration, dont un premier texte est publié32 pour consultation, consolide
les acquis, capitalise l'expérience hydraulique tunisienne et insuffle de
nouvelles ambitions pour la politique de l'eau. Les dispositions développées
fournissent les outils législatifs nécessaires à la mise en place d'une
coordination et d'une coopération effectives entre les acteurs concernés et à
l’élaboration de mécanismes de concertation, d’arbitrage et de règlement des
conflits. Les motivations et les principes qui sous tendent le projet de
reforme sont présentés en cinq points dans le préambule du projet de loi dont
les idées essentielles sont résumées dans l'encadré 6.2.
6.3.3- Comment mieux valoriser l'eau
6.3.3.1 - La Normalisation et la Maîtrise des usages de l'eau
La norme tunisienne est élaborée de manière consensuelle par les
commissions techniques de normalisation de l’Institut National de la
Normalisation et de la Propriété Industrielle (INNORPI). Les normes
homologuées ou enregistrées dans le domaine de l’eau portent sur : (i) les
aspects qualitatifs associés aux conditions d’usage, de rejet ou de
réutilisation de l’eau ; (ii) les méthodes d’échantillonnage et de mesure ; (iii)
les spécifications techniques des équipements hydrauliques et sanitaires
(INNORPI, 2007). Dans ces normes, l’efficience des usages et la lutte contre
le gaspillage de l’eau n’apparaissent pas comme des objectifs prioritaires.
Il faudrait d'abord signaler qu'il n'y a pas encore de normes homologuées
sur la qualité des eaux destinées à la consommation humaine même si une
norme, non homologuée, est publiée depuis 1983.
32 http://www.semide.tn/CDE_2.pdf; consulté ce 18 Aout 2013
307
Encadré N° 6.2
Extraits du préambule du projet de révision du Code des Eaux
1-Un projet qui s'inscrit dans la continuité tout en assimilant les nouveaux enjeux :
Dans le nouveau contexte, la Tunisie doit à la fois garantir sa sécurité hydrique et préserver
ses ressources. L’eau constitue une richesse nationale, un bien public et un patrimoine; le
caractère patrimonial intègre un élément de responsabilité à l'égard des générations futures.
L’accès à l’eau potable constitue un droit fondamental; l’alimentation en eau potable et
l’assainissement sont des services publics prioritaires. Le projet de réforme du code des
eaux confirme et renforce de façon plus efficace le rôle de l'Etat; il réaffirme le principe de
valorisation optimale de l’eau en l’élargissant à toutes les formes de ressources.
2-Une approche intégrée et planifiée qui consacre l’unité hydrologique de la
ressource :
La gestion intégrée des ressources en eau doit procéder d’une approche globale qui respecte
l’unité du cycle hydrologique naturel en prenant en compte les aspects socio-économiques,
les considérations environnementales et les risques associés à l’exploitation de la ressource;
elle introduit ainsi la notion de bassin hydrologique. Le degré élevé d’artificialisation du
cycle de l’eau et les importants transferts entre bassins conduisent à renforcer le cadre
législatif de la planification: Plan National des Ressources en Eau; Plans Directeurs
d'Aménagement Régionaux Intégrés des Ressources en Eau dans le cadre des Grandes
Régions Hydrauliques; Plan d'Aménagement et d'Utilisation des Eaux dans un cadre local.
3-Une approche scientifique du risque pour protéger la ressource et la qualité des
eaux :
Le projet développe les outils législatifs et les mécanismes institutionnels nécessaires pour
éviter toute dégradation à long terme de la qualité, et toute surexploitation entraînant la
diminution durable des quantités. Il introduit le concept de « Bon état » des eaux de surface
et souterraines. L’économie de l’eau est considérée comme l’un des moyens les plus
importants permettant le développement, la préservation et la rationalisation de l’utilisation
des ressources hydrauliques. Les travaux visant le développement, l’économie,
l’amélioration de la qualité et la protection des ressources hydrauliques nationales sont
d’utilité publique.
4-Consacrer la valeur économique, sociale et environnementale de la ressource :
L’eau est à la fois un bien de consommation qui implique un droit d’accès renforcé et un
facteur de production qui induit une valeur économique. Les usages économiques de l’eau
doivent, à terme, supporter le coût réel de l’eau pour inciter à une utilisation durable. La
valorisation économique de la ressource conduit à considérer l’eau comme un des éléments
fondamentaux du développement durable des régions et un facteur structurant de
l’aménagement du territoire.
5-Une participation responsable et des outils institutionnels pour une bonne
gouvernance de l’eau :
Les objectifs essentiels de la politique de l’eau exigent la mise en place d'une coordination
et d'une coopération effectives entre les différents acteurs, l'élaboration de mécanismes de
concertation, d’arbitrage et de règlement des conflits par la création d’une instance
supérieure, le Conseil Supérieur de l’Eau, assisté par un comité technique permanent relayé
au plan régional. La participation de tous les acteurs au processus de gestion de la ressource
renforce le sentiment de responsabilité et de solidarité entre les citoyens. La participation
des usagers est un principe acquis, une conception incontournable pour la gestion des
ressources en eau.
308
En revanche, les eaux minérales et les eaux de table conditionnées sont
considérées comme denrées alimentaires et leurs producteurs se trouvent
dans l’obligation de se conformer à des normes spécifiques en conformité
avec les directives de l'OMS : la norme NT09-33 pour les eaux minérales
naturelles et la norme NT09-83 pour les eaux conditionnées. Il semblerait
que les contraintes relatives à la qualité de la ressource ne permettent pas
d'atteindre sur l’ensemble du territoire les critères de potabilité compatibles
avec les directives de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dont la
quatrième édition a été publiée en 2011 (WHO, 2011). La mise en
conformité des normes tunisiennes avec les directives de l'OMS nécessite
une stratégie sur le long terme qui devrait conduire à l'amélioration de la
qualité de l'eau potable.
En ce qui concerne les conditions de rejet ou de réutilisation des eaux
usées, la norme relative aux rejets des eaux usées dans le Domaine Public
Hydraulique (DPH), dans le Domaine Public Maritime (DPM) et dans les
canalisations d'assainissement (NT106-02) ainsi que la norme consacrée aux
conditions de réutilisation des eaux usées traitées à des fins agricoles
(NT106-03) comportent des contraintes ou des mesures restrictives
considérées parfois excessives, qui se traduisent par des difficultés
d'application ou qui compromettent l'efficacité du dispositif réglementaire. A
titre d'exemple, la norme relative aux rejets (NT106-02) préconise des
teneurs extrêmement faibles en nutriments au niveau des rejets dans le DPH
(ne dépassant pas 50 mg/l pour les nitrates, 1 mg/l pour l'azote organique et
ammoniacal et 0,05 mg/l pour le phosphore). Ces faibles concentrations ne
peuvent pas être atteintes à l'aide de procédés classiques de traitement des
eaux usées, y compris ceux qui sont munis de traitements tertiaires, de sorte
qu'en définitive, en l'absence de conformité avec les normes, le rejet des
eaux usées traitées dans le milieu récepteur reste tributaire d'une autorisation
spéciale des autorités compétentes ce qui revient à ôter toute utilité aux
normes de rejet. D'autant plus qu'en règle générale, les autorisations ne sont
pas demandées et les rejets, forcément non conformes à ces normes très
restrictives, sont ainsi déversés dans le milieu hydrique.
D'une façon générale, le système normatif tunisien dans le domaine de
l'eau est encore insuffisant vis-à-vis des objectifs souhaités pour la gestion
rationnelle des ressources en eau. La construction d'un dispositif
réglementaire et normatif devrait avoir pour objectif premier de soutenir les
stratégies susceptibles d'améliorer les modes d'administration et de gestion
des eaux. En particulier, la normalisation des équipements hydrauliques et
des procédures de surveillance des fuites d’eau (audit, valves intelligentes et
mesures des flux, contrôleurs de pression, instrumentation et logiciels
spécialisés dans la détection des fuites…) permettra de soutenir l'effort de
valorisation de l'eau et de lutte contre son gaspillage et de mettre à la
309
disposition des différents acteurs les informations technico-économiques
nécessaires à l'établissement des spécifications techniques qui améliorent
l'efficience des systèmes hydrauliques.
6.3.3.2- Les instruments économiques et financiers : efficience
vs équité
Au cours de la deuxième moitié du XXème Siècle, les objectifs essentiels
de la politique de l’eau en Tunisie étaient d’équiper le territoire national en
offrant aux agglomérations urbaines et dans une moindre mesure aux zones
rurales un service opérationnel allant de la mobilisation de l’eau à la
distribution et à l’assainissement. La réalisation de ces objectifs a permis
d’atteindre un niveau d’équipement et de service sans précédent sur une part
importante du territoire. Au delà de la satisfaction des besoins directs en eau,
c’est l’agriculture qui a aussi bénéficié d’investissements hydrauliques
massifs, supportés sur le long terme par l’Etat. Cependant, en raison de la
situation de « stress hydrique » , de l’explosion de la demande et des
prélèvements sur la ressource, ainsi que des conflits plus ou moins latents
entre secteurs d’usages, l’eau n’a jamais été « facile » en Tunisie et les
aspects économiques de la gestion de l’eau n’ont pas été totalement
absents dans la politique de l’eau.
Bien qu’elle soit considérée comme un bien public, indispensable à la
vie de chacun, quel que soit le lieu où il vit et les moyens financiers dont il
dispose, l’eau a été aussi considérée d’une manière plus ou moins explicite
comme un bien de consommation qui a une valeur et un prix. Aussi, la
question du prix de l’eau est-elle perçue comme centrale, provoque-t-elle
souvent des pressions de la part des usagers et cristallise-elle de nombreux
débats notamment sur les aspects sociaux et d’équité, d’une part, et sur
l’utilisation sectorielle et l’efficacité de l’allocation de l’eau, d’autre part.
En ce qui concerne le problème de l’équité, le mode de tarification de
l’eau potable adopté par la SONEDE est du type progressif, ayant pour
objectif d’inciter aux économies d’eau avec la consécration d’un tarif social
minimal pour les consommations inférieures à 20 m3 par trimestre ou d’un
tarif modéré au profit des GDA branchés sur le réseau SONEDE. En milieu
rural dispersé, les redevances d’eau potable dépendent du coût de production
de l’eau, sont très disparates selon la situation des GDA et atteignent souvent
des valeurs bien supérieures à celles pratiquées dans le monde urbain. La
survie des GDA dépend actuellement des subventions en nature accordées
par les CRDA sous forme d’interventions gratuites de maintenance ou de
remplacement des équipements. L’agglomération progressive des
populations dans le moyen et long terme et le passage des petits villages vers
le mode communal constitue la seule issue pour profiter d’un système de
310
péréquation nationale des tarifs d’eau potable qui privilégie paradoxalement
le monde urbain.
Des situations similaires sont aussi vécues par les GDA d’irrigation, dont
seuls ceux rattachés aux grands périmètres irrigués sont en mesure de
profiter des tarifs d’incitation pour la pratique de l’irrigation au profit des
céréales, des fourrages et des semences. Pour renforcer l’équité entre le
monde rural et urbain d’une part, et entre les différents GDA, d’autre part, il
est important qu’un système rationnel de tarification ou de subvention de
l’eau soit mis en place qui puisse prendre en considération la capacité de
paiement des différentes catégories de la population pour l’eau potable, ou
leur capacité de valorisation de l’eau en rapport avec les activités
économiques , en l’occurrence l’irrigation.
Le chantier du prix de l’eau mérite donc d’être ouvert en entier. Il ne peut
être refermé sans que les opérateurs nationaux dans le secteur de l’eau
(SONEDE, ONAS, SECADENORD, CRDA, GDA) ne revoient, en relation
avec les divers partenaires, leurs prestations «commerciales» et donc
contractuelles. Ils doivent proposer aux usagers et à l’opinion publique une
nouvelle politique tarifaire qui tienne compte des divers intérêts en jeu :
l’intérêt des opérateurs et des organismes de gestion en vue d’équilibrer
leurs charges, l’intérêt des usagers de l’eau, l’intérêt des finances publiques
et enfin l’intérêt de l’économie nationale qui a lourdement investi dans les
aménagements hydrauliques. Ce dernier est sans doute le plus important et
le seul qui ait finalement un sens véritable. Les autres intérêts ne
correspondent en fait qu’a des transferts de revenus plus ou moins judicieux
ou souhaitables entre différentes parties prenantes (Clément, 1967). Cette
évolution se traduirait par des signaux-prix très forts et nécessite donc de
bien en mesurer les conséquences à la fois sociales, économiques,
environnementales et politiques.
L'un des écueils à éviter dans cette politique serait la mise en place d’un
tarif unique ou d’une solution uniforme partout sur le territoire national,
dont le défaut principal serait de ne pas tenir compte des réalités locales. En
effet, la configuration de la ressource diffère d’un endroit à l’autre (contexte
géographique et climatique, etc.) et d’un secteur d’usage à l’autre (eau
potable, activités économiques, environnement), ce qui fait que le coût et la
valeur de l’eau ne sont pas les mêmes dans toutes les régions du pays. C’est
en partant des acquis des dernières décennies et des expériences locales que
l’on pourra vérifier le bien-fondé de telle ou telle solution. Dans tous les cas,
cet élément historique devra toujours être présent à l’esprit : l’eau est un
vecteur de lien social, de partage et de responsabilité collective.
Traditionnellement, il existe en Tunisie une « communauté de l’eau » qui
doit être préservée.
311
Sur un autre plan, le débat a toujours existé en Tunisie au sujet de
l’adoption dans la gestion de l’eau de certains principes d’efficacité
intersectorielle, au niveau de l’allocation qui aboutit à affecter l’eau en
priorité aux secteurs économiques offrant le meilleur niveau de rentabilité,
notamment à l’eau potable urbaine destinée aux services, au tourisme et à
l’industrie plutôt qu’à l’agriculture. D’autre part, et dans l’objectif
d’améliorer l’efficacité intra sectorielle, l’eau utilisée devra être allouée
d’une manière privilégiée aux activités productives qui génèrent les
meilleurs rapports économiques, comme la production irriguée des cultures
maraichères et arboricoles obtenant un prix élevé sur les marchés national et
mondiaux aux dépens dans certains cas de cultures céréalières et
fourragères à la base de l’alimentation humaine et animale.
Les progrès obtenus en matière d’amélioration de l’efficacité de l’eau
sont réels mais encore très insuffisants, et des réformes sont nécessaires pour
améliorer ces performances : les programmes d’économie d’eau entrepris,
qui visent à obtenir de l’eau des systèmes existants pour approvisionner les
utilisateurs supplémentaires d’autres activités où les impacts économiques et
sociaux sont plus élevés, en constituent les prémices.
Il s’avère donc nécessaire de développer et de renforcer les analyses
économiques mettant en évidence les économies financières pouvant être
réalisées par la mise en œuvre de politiques visant à maitriser la demande en
eau. A cet effet, les informations d’ordre économique, nécessaires à
l’évaluation des coûts et de l’efficacité des services de l’eau doivent être
systématiquement collectées. Ces analyses devraient, par ailleurs, servir de
base à l’amélioration de l’efficience intersectorielle de l’eau. Les gains
possibles par une allocation plus efficace des ressources entre les différents
usages et secteurs d’activité (agriculture, industrie, tourisme…) ne peuvent
en effet être évalués que localement - en fonction du contexte hydrologique
et de la valeur des biens produits - par des études « coûts-avantages » de
différentes options, en intégrant le coût et les bénéfices des externalités
environnementales et sociales. Si certains pays méditerranéens commencent
à déterminer leurs arbitrages d’allocation sur la base d’un critère
d’optimisation de type « plus de valeur ajoutée par goutte », les études sur
l’optimisation et l’allocation en fonction des différentes qualités d’eau sont
rares ou inexistantes (Blinda, 2012).
En tout état de cause, les solutions cherchant à préserver l’équilibre
efficacité-équité ne peuvent être définies sur des bases purement objectives,
mais également par une réelle participation des usagers à la gestion de l’eau
et la négociation des intérêts en jeu par les parties concernées, en considérant
bien que l’eau est un bien public.
312
6.3.4- Mieux valoriser les connaissances sur l'eau
6.3.4.1- Les Systèmes d'information, la Modélisation, le rôle de
la Recherche
Le besoin n’a jamais été aussi grand de mobiliser la science et la
recherche scientifique pour améliorer nos connaissances et notre façon
d’agir sur l’eau, et surtout d’anticiper les problèmes qui risquent dans le
futur de porter préjudice au développement du pays et à notre vie
quotidienne. Notre capacité d’anticipation repose sur le développement de
trois secteurs essentiels, trois enjeux, dont la maîtrise constitue autant
d’épreuves pour mieux préparer l’avenir du secteur de l’eau en Tunisie : (i)
les Systèmes d'Information, (ii) la Modélisation, et (iii) l'efficience de la
Recherche scientifique.
a- Les systèmes d’information et le processus de décision sur l’eau
Le préambule du XI ème Plan de développement économique et social de
la Tunisie 2007-2011 invoque, entre autres, l’importance de la prospective,
de l’accroissement du savoir, de la maîtrise des technologies, de l’évolution
de l’économie immatérielle. Le secteur de l’eau s’inscrit pleinement dans
cette orientation : il est important que tous les acteurs assimilent
parfaitement les nouveaux enjeux de l'eau, en assument les objectifs et
maîtrisent les moyens techniques permettant de les réaliser. L’information et
la communication, qui constituent les deux piliers des sociétés cognitives,
deviennent alors des composantes incontournables des stratégies visant la
rationalisation des usages de l'eau.
L’application de ces nouvelles orientations ne peut se concrétiser qu’à
travers la mise en place du Système d’Information National sur l’Eau
(SINEAU). Le Ministère de l’Agriculture, en tant que département chargé de
l’eau, occupe une place centrale dans le processus de formulation de la
politique nationale de l’eau. Or, les outils sur lesquels se fonde encore le
Ministère pour analyser et transformer ses informations en vue d’éclairer
cette politique ne sont plus à la hauteur ni du gisement exceptionnel des
données existantes et élaborées chaque jour, ni des compétences et de
l’expertise présentes dans le pays.
L’élaboration des politiques de l’eau s’appuie classiquement sur le
développement : (i) de bases de données structurées ; (ii) de systèmes
d’informations géographiques dynamiques et interactifs ; et (iii) d’outils de
modélisation performants. La clé de voûte de ce dispositif est la mise en
place du Système d’Information National sur l’Eau qui doit tendre à assurer
l’interconnexion des bases de données, des systèmes d'information
géographiques et des outils de modélisation de l’eau au plan national, afin de
renforcer l’importance stratégique de la connaissance des milieux
313
hydrologiques pour une meilleure gestion de l’eau. C’est dans ce contexte
que la modernisation du système d’information sur l’eau se présente
aujourd'hui comme une étape incontournable. Le système d'information
tunisien doit s'aligner sur les nouveaux enjeux stratégiques de la politique de
l'eau, où l'information joue un rôle majeur.
Avec la mise en œuvre du SINEAU, la Tunisie pourra s’inscrire dans
cette perspective historique, d’évolution vers la mise en place de systèmes
d’information structurés, mais cette volonté, pour aboutir, doit s’appuyer sur
des textes réglementaires conséquents : l’acquisition des données sur les
ressources et les usages de l’eau, et la mise en œuvre et l’entretien de
systèmes d’information sur l’eau, aussi bien sur les plans technique
qu’institutionnel, doivent occuper la place qu’elles méritent dans le nouveau
Code des Eaux. Cette modernisation, par ailleurs, ne saurait aboutir sans une
réelle volonté politique : force est de constater que le projet du SINEAU en
est à sa treizième année d'études, de conception et de gestation.
L'aboutissement et le succès véritable d'un tel projet constituent pour toute la
Tunisie un double défi, une double épreuve de vérité :
(i) - Le partage de l'information publique, et l'eau est un domaine public
par excellence, constitue l'une des principales manifestations des
démocraties modernes. Avec le Décret-loi 2011-41, la Tunisie s'est
officiellement engagée dans cette perspective, mais l'Administration
tunisienne peine à s'adapter à ce nouveau texte, dont l'application pratique a
beaucoup de mal à se faire sentir. L'aboutissement effectif du SINEAU
constituerait une preuve concrète de cette orientation nouvelle.
(ii) - Pour communiquer en connaissance de cause ses données
statistiques au Public, l'Administration de l'eau se doit d'abord de rationaliser
ses propres systèmes et réseaux de collecte, de critique et d'analyse des
données, et d'organiser les pratiques de concertation entre ses propres
services et départements, centraux et régionaux, pour améliorer et fiabiliser
la qualité des informations produites. Or, en dehors de quelques organismes
pionniers dans ce domaine (INM, DGRE, SONEDE) ces pratiques restent
encore peu courantes et très faiblement ancrées dans les services et les
agences de l'eau.
b- L'enjeu de la modélisation
Le second enjeu est celui de la « Modélisation » : le secteur de l’eau
constitue un système complexe et fortement multidisciplinaire. Collecter les
données et les informations de diverses sources et de diverses natures, les
valider, vérifier leur fiabilité et leur cohérence, constituent certes une étape
nécessaire. Les valoriser en développant nos capacités à les traiter et à
améliorer notre représentation des phénomènes permet la mise en œuvre
d’outils de modélisation capables de reproduire les évolutions passées pour
314
pouvoir expliquer les états actuels et prédire, donc anticiper, les évolutions à
venir. Le modèle est sans doute le médiateur le plus puissant, en mesure de
développer l’expertise et d’éclairer la prise de décision. Très développée
dans les universités mais d’une manière un peu disparate, non organisée et
souvent déconnectée des secteurs d’application, la modélisation est quasi
totalement absente des cercles de prise de décision du secteur de l’eau. Là
aussi, la volonté politique constituera un élément déterminant pour changer
les mentalités : rapprocher, parfois malgré eux, les acteurs des universités et
des secteurs d'application requerra certes bien plus qu'une bonne dose
d'imagination.
c - Rôle de la science et de la recherche
Le troisième enjeu est notre capacité à faire de la science et de la
recherche scientifique des instruments capables de nous aider à mieux
préparer l’avenir de l’eau en Tunisie. Or ce que l’on constate, c’est que la
plupart des centres de recherche et des laboratoires œuvrant dans le secteur
de l’eau poursuivent une activité de grande qualité scientifique. Cette activité
maintient une culture scientifique basique et la reproduction des élites
universitaires, mais cantonnée dans cette mission, la recherche dans le
domaine de l’eau n'a pas réussi à évoluer vers d'autres horizons : (i) bien que
s'inspirant de problèmes réels, elle ne s'inscrit pas dans la perspective des
grands projets de développement du pays et ne constitue aucune force de
proposition pour les décideurs ; (ii) elle ne s'inscrit, par ailleurs, pas toujours
dans de grands programmes scientifiques fédérateurs (fondamentaux ou
appliqués, nationaux ou internationaux) susceptibles d'induire des retombées
réelles pour le pays. Il s’agit là d’un constat bien sombre ; mais force est de
reconnaître que les résultats de la recherche n’ont pas encore réussi à
impacter les grands enjeux de l’eau en Tunisie. Le défi est immense, que les
capacités scientifiques tunisiennes sont en mesure de relever, certes au prix
de réformes courageuses.
6.3.4.2- L’avenir de l’eau réside dans la construction d’une
société cognitive
La Tunisie est caractérisée par des ressources en eau rares et d’ores et
déjà intensément mobilisées. Au cours des décennies à venir, on y prévoit
une augmentation significative des besoins en eau, et notamment une
demande croissante de l’agriculture irriguée avec une aggravation de l’état
de surexploitation des nappes souterraines. Avec l’évolution démographique,
l’urbanisation croissante et l’élévation générale du niveau de vie, le bilan
hydrique intégral du pays indique une dépendance croissante vis-à-vis des
importations d’eau virtuelle pour compenser les déficits alimentaires. A
l'échéance 2050, et si les modes de gouvernance de l’eau n’évoluaient pas de
315
manière drastique, l’indice de dépendance hydrique pourrait atteindre 57 %,
contre 37 % en 2010.
Malgré ce constat inquiétant, la Tunisie demeure parmi les pays au
monde où l’eau n’est pas utilisée de la manière la plus efficace :
(i) - L’efficience globale de l’irrigation (rendement des réseaux et
efficience à la parcelle) stagne à 60 % (alors qu’elle atteint 80 % dans des
zones climatiques analogues en Australie et dans le sud ouest des Etats
Unis) ;
(ii) - L’efficience globale de l’utilisation de l’eau potable (rapport
volumes consommés aux volumes prélevés) se maintient à 72 % et ce malgré
les efforts de la SONEDE en termes de maintenance préventive et
d'amélioration des réseaux ;
(iii) - Certains systèmes de tarification et de subventions n’incitent pas
toujours les usagers aux économies d’eau, et donnent des messages erronés
sur la situation réelle des ressources en eau dans les pays,
(iv) - la surexploitation des nappes souterraines ne parait pas avoir de
perspective de solution à court terme,
(v) - la réutilisation des eaux usées traitées demeure, pour diverses
raisons, très insuffisante.
En réalité, l’atteinte d’un niveau supérieur d’efficience générale des
systèmes hydrauliques nécessite une émancipation de toute la société, qui
implique une appropriation massive des connaissances. D’abord des
connaissances spécialisées, avec l’éducation des usagers, et avec
l’apprentissage de la gestion de l’eau par les enfants à travers l’éducation
scolaire. Mais il y a aussi l’accès de toute la société aux connaissances
générales. L’ « Indice de Connaissance (knowledge Index) » élaboré par la
Banque Mondiale (Banque Mondiale, 2013) intègre au niveau d’un pays
l’éducation de base, la capacité d’entreprise et d’innovation du pays et
l’accès aux technologies de l’information et de la communication. A ce
niveau d’appropriation des connaissances par la société, la Tunisie se situe
certes dans le petit peloton de tête des pays africains, mais elle est
assurément très mal lotie lorsqu’on la compare aux pays de la rive nord de la
Méditerranée.
Un autre indicateur du niveau de connaissances de la société est la
production scientifique, où la Tunisie, qui recueille les dividendes de la loi
d’orientation de la Recherche de 1996, se situe actuellement dans un très bon
gradient de créativité, qui devrait pouvoir porter ses fruits dans quelques
années.
Et pourtant, ce nouvel élan scientifique n’a pas encore eu d’impact
sensible sur la société :
316
(i) - ni au niveau du poids, de la visibilité et de l’attractivité de nos
universités, dont le classement mondial est encore largement inacceptable ;
(ii) - ni à celui, notamment dans le secteur de l’eau, de l’implication dans
les grands projets et dans l’orientation des politiques publiques, domaines,
débats et décisions où les chercheurs et les scientifiques ne sont ni invités et
bienvenus, ni encore tout à fait à l’aise et fortement investis.
L’avenir de l’eau dans le pays va reposer en grande partie sur la
modernisation de la gestion de tous les systèmes hydrauliques, qui implique
une évolution cognitive massive. Cette condition nécessite une forte
émancipation de toute la société, pour atteindre les objectifs d'efficience, que
tous les intervenants assimilent les enjeux de l'eau, et que toute l’opinion
publique s’approprie la question de l’eau comme un projet d’avenir.
L'information, la participation, l’école, la recherche scientifique, forment
alors les composantes essentielles de la maîtrise des connaissances sur l’eau
et de la rationalisation de ses usages.
Fig.6.3 : Les Publications tunisiennes indexées dans le Web of Science ;
Source : G.Rivalle, Thomson Reuters, 2010
Toutes les réformes à introduire sur la modernisation de la gestion des
données et de l’information, sur les modes de gestion locale et démocratique
de l’eau, sur la formation des utilisateurs et des agriculteurs à la gestion
économe des usages et des ressources, sur l’approche de l’eau dans
l’éducation scolaire, sur le développement de l’innovation et des applications
de la recherche, devraient permettre de contribuer à stabiliser et améliorer
durablement la sécurité hydrique de la Tunisie.
Références
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ROM Edition.
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Figures & tableaux
Liste des figures
Figure 6.1 Evolution des Ressources et de l'Exploitation des nappes phréatiques
Figure 6.2 Sources d’eau superficielle et sites de stockage souterrain.
Figure 6.3 Les Publications tunisiennes indexées dans le Web of Science
Liste des tableaux
Tableau 6.1 Simulations du bilan hydrique de la Tunisie, en Mm3/an.
Tableau 6.2 Simulations de l'évolution du bilan de la demande alimentaire.
Liste des Acronymes
AEP
ANPE
BIRH
CI
CT
COPEAU
CRDA
CRUESI
DGBGTH
DGGREE
DGRE
DPH
ENIT
ERESS
EUT
FAO
GDA
GDE
GIRE
INAT
INS
JORT
MARH
OMS
OMVPI
ONAS
OSS
PASA
PDEC
PDEN
PDES
PISEAU
PNEE
PPI
R&D
SECADENORD
SINEAU
SONEDE
alimentation en eau potable
Agence nationale de la protection de l’environnement.
Bureau d’inventaire des ressources hydrauliques
Nappe du continental intercalaire
Nappe du complexe terminal
Réseau de surveillance et de contrôle de la pollution de l’eau.
Commissariat régional au développement agricole
Centre de recherches sur l’utilisation de l’eau en irrigation
Direction générale des barrages et grands travaux hydrauliques
Direction générale du génie rural et de l’exploitation des eaux
Direction générale des ressources en eau (MARH)
Domaine public hydraulique
Ecole nationale des ingénieurs de Tunis
Etude des ressources en eau au Sahara septentrional
eau usée traitée.
Organisation mondiale pour l’alimentation et l’agriculture
Groupement de développement agricole (AIC/ GIC)
Gestion de la demande en eau.
Gestion intégrée des ressources en eau.
Institut national agronomique de Tunisie
Institut national de la statistique
Journal officiel de la République tunisienne
Ministère de l’Agriculture et des ressources hydrauliques
Organisation mondiale pour la santé
Office de mise en valeur des périmètres irrigués
Office national de l’assainissement.
Observatoire du Sahara et du Sahel
Programme d’ajustement structurel agricole
Plan directeur de l’utilisation des eaux du centre.
Plan directeur de l’utilisation des eaux du nord.
Plan Directeur de l’utilisation des eaux du sud
Projet d’investissement dans le secteur de l’eau
Programme national d’économie d’eau
périmètre public Irrigué
recherche et développement
Société d’exploitation du canal et adductions des eaux du nord.
Système d’information national sur l’eau
Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux