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Le régionalisme politique et la Normandie. L' histoire d'une évidence contrariée.

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La Normandie bénéficie d'une puissante image qui puise dans une histoire millénaire, source d'inspirations, de fascinations et de mythes en renouvellement permanent. La Normandie a ainsi fait l'objet de processus d'esthétisation, de patrimonialisation puis de mise en tourisme qui ont produit une identité forte, vécue par beaucoup comme évidente et incontournable. Cette affirmation de l'identité régionale tranche avec l'absence d'existence institutionnelle de la Normandie, au moins entre la Révolution française et la récente réforme de la carte des régions françaises décidée par l'État en 2015. Ce paradoxe souligne les ambiguïtés de la régionalisation politique du territoire français. Une analyse rétrospective des espoirs et des ambitions que l'espace normand a suscités souligne la diversité et l'inégale efficacité des logiques politiques à l'origine de la régionalisation de la France. Un tel examen démontre que l'image de la Normandie a longtemps joué un rôle politique marginal. Il faut attendre les réformes de décentralisation et la montée en puissance des pouvoirs locaux dans le dernier tiers du XXe siècle pour que l'idée d'une région normande devienne un enjeu important, exacerbé par la disjonction entre une identité reconnue et partagée par le plus grand nombre et des intérêts politiques locaux contradictoires.
Le régionalisme politique et la Normandie. L’histoire d’une évidence
contrariée
Auteur :
Arnaud Brennetot,
Professeur de géographie politique et daménagement,
Université de Rouen Normandie
UMR CNRS 6266 IDEES
Chapitre publié dans Mémoires Normandes, 2021, Amalvi C., Guillet F., Parsis-Barubé O. (dir.), Éditions
Michel Houdiard, 380 p.
La Normandie bénéficie d’une puissante image qui puise dans une histoire millénaire, source
d’inspirations, de fascinations et de mythes en renouvellement permanent. La Normandie a ainsi fait
l’objet de processus d’esthétisation, de patrimonialisation puis de mise en tourisme qui ont produit
une identité forte, vécue par beaucoup comme évidente et incontournable. Cette affirmation de
l’identité régionale tranche avec l’absence d’existence institutionnelle de la Normandie, au moins
entre la Révolution française et la récente réforme de la carte des régions françaises décidée par l’État
en 2015. Ce paradoxe souligne les ambiguïtés de la régionalisation politique du territoire français. Une
analyse rétrospective des espoirs et des ambitions que l’espace normand a suscitées souligne la
diversité et l’inégale efficacité des logiques politiques à l’origine de la régionalisation de la France. Un
tel examen démontre que l’image de la Normandie a longtemps joué un rôle politique marginal. Il faut
attendre les réformes de décentralisation et la montée en puissance des pouvoirs locaux dans le
dernier tiers du XXe siècle pour que l’idée d’une région normande devienne un enjeu important,
exacerbé par la disjonction entre une identité reconnue et partagée par le plus grand nombre et des
intérêts politiques locaux contradictoires.
1. La survivance marginale d’un attachement provincial
Sous l’Ancien Régime, la Normandie subsiste en tant que réalité politique à travers plusieurs
institutions : le Parlement, garant de la coutume et des libertés provinciales, mais aussi le
gouvernement. Dès le XVIe siècle, la province de Normandie est divisée en deux puis trois généralités
dont les sièges sont établis à Caen, Rouen et Alençon. Sous le règne de Louis XVI, plusieurs projets de
réformes administratives sont envisagés pour répondre à la crise de l’État. Les assemblées provinciales
créées en 1787 reprennent le découpage des trois généralités, distinguant la Haute, la Moyenne et la
Basse-Normandie. En 1789, les députés siégeant à l’Assemblée nationale s’accordent sur la division de
la Normandie en cinq départements (le Calvados, l’Eure, la Manche, l’Orne et la Seine-Inférieure), tout
en respectant les contours extérieurs de l’ancienne province. L’Académie de Caen, créée en 1808, est
la seule institution à conserver le périmètre de la Normandie et ceci jusqu’à l’adjonction du
département de la Sarthe en 1854.
Tout au long du XIXe siècle, le département devient l’échelon politique de référence, jouant un
rôle de médiation entre la commune et l’État. C’est à ce niveau que se construit la légitimation
réciproque des représentants de l’État et des notables locaux. En Normandie, seuls les aristocrates
légitimistes demeurent politiquement attachés au souvenir de l’ancienne province. Dans la Manche,
l’antijacobinisme conduit même certains d’entre eux à refuser de siéger au conseil général au cours de
la Monarchie de Juillet. Il faut attendre le Second Empire pour qu’ils se résolvent à accepter, à leur
tour, le cadre départemental.
Le provincialisme normand prend alors une tournure culturelle, orientée vers la glorification
du patrimoine historique et esthétique. En 1831, Arcisse de Caumont crée l’Association normande. La
célébration du patrimoine normand est associée à la lutte contre l’académisme parisien. L’Association
normande réclame une décentralisation culturelle et la création d’universités provinciales. Elle anticipe
le combat mené par Arcisse de Caumont dans le cadre de l’Institut des provinces qu’il crée en 1839.
En 1871, peu après la chute du Second Empire, l’Association normande élabore même un projet de
décentralisation politique impliquant la création de « Conseils de provinces ». Privées de relais
politiques, ces propositions demeurent sans lendemain. Par la suite, l’Association normande concentre
ses activités sur la valorisation des curiosités patrimoniales.
Sous la IIIe République, différentes lois de décentralisation consacrent le rôle accru des
notables, des maires à l’échelle des communes et des conseillers généraux dans les cantons et les
départements. Ce dernier échelon voit sa fonction de légitimation des élites locales confirmée et
renforcée. Les comportements électoraux, finement étudiés à l’époque par André Siegfried, montrent
par ailleurs le poids des appartenances locales, à l’échelle des cantons ou des « pays ». La province
normande ne fait l’objet d’aucune revendication politique sérieuse. Le mouvement régionaliste qui
s’amorce en France dans le dernier tiers du XIXe siècle compte peu de membres actifs en Normandie.
En 1911, les célébrations du Millénaire normand, organisées à Rouen, correspondent à une
commémoration importante mais dénuée de revendication politique vis-à-vis du pouvoir central, ce
dont témoigne la venue du président de la République Armand Fallières dans la capitale normande.
Les fêtes du millénaire organisées à Bayeux en 1924 puis à Coutances en 1933 pour célébrer le
rattachement du Bessin, du Cotentin et de l’Avranchin au duché de Normandie témoignent d’une
même disposition d’esprit.
Ces manifestations popularisent le mythe viking tout en l’orientant vers un registre folklorique.
Si les écrivains et poètes régionalistes normands, Charles-Théophile Féret (1858-1928), Louis Beuve
(1869-1949), Jean de La Varende (1887-1959) ou Fernand Lechanteur (1910-1971), vantent avec
nostalgie et fierté le passé glorieux de la Normandie, leur engagement ne débouche sur une action
politique concrète. Le normannisme, ou normandisme, reste limité à des cercles étroits.
Après la Seconde Guerre mondiale, la revue Viking (1949-1958), crée et animée par le militant
Jean Mabire, exalte le mythe nordique et l’érige en pilier d’une « civilisation » noroise. Ce courant
intellectuel est réinvesti quelques années plus tard par Georges Bernage, fondateur en 1971 de la
revue Heimdal centrée sur l’héritage viking. Sur le plan politique, le mouvement nordiste n’hésite pas
à critiquer le centralisme parisien mais reste à l’écart des débats portant sur les questions de
développement régional. Par les valeurs qu’il défend (la glorification de la terre, le culte des origines
et de la race, la force virile), le mouvement nordiste est souvent classé dans les courants conservateurs
ou d’extrême-droite. Plusieurs des animateurs de cette mouvance sont associés à la nouvelle droite et
au combat pour la promotion de l’Occident, ce qui contribue rapidement à leur marginalisation
politique. Par la suite quelques groupuscules d’extrême-droite comme le Norman Nationalist Party
dans les années 1980 ou la Vague normande plus récemment, revendiquent l’héritage normand,
rencontrant un écho des plus limités. Pour l’opinion publique, la Normandie apparaît avant tout
comme une province riche en folklore et en curiosités touristiques et non comme un espace de
revendication militante et encore moins de mobilisation radicale.
2. Le régionalisme économique et la bipolarisation de l’espace normand
Au XXe siècle, l’intervention croissante de la puissance publique dans l’organisation de
l’économie est à l’origine d’un nouveau type de régionalisme politique, inspiré par la volonté au sein
de l’État central de promouvoir la production et l’expansion du territoire national. Formulé pour la
première fois par le géographe Paul Vidal de la Blache en 1910 à la demande du président du conseil
Aristide Briand, ce nouveau régionalisme découle du constat selon lequel le cadre départemental
hérité de la Révolution française serait trop étroit pour la mise en œuvre de politiques de
développement économique. Reprise pendant la Première guerre mondiale par le Ministère de
l’Économie dirigé par Étienne Clémentel, l’idée de créer un échelon supra-départemental débouche
sur l’instauration de groupements régionaux de chambres de commerce en 1919. Construite en
fonction de spécialités économiques et de l’organisation des réseaux de circulation, cette première
régionalisation conduit en Normandie à l’édification de deux groupements, un autour de Rouen
réunissant les chambres de l’Eure et de la Seine-Inférieure et un second autour de Caen associant le
Calvados, la Manche et l’Orne. Ce découpage est confirmé par le décret du 28 septembre 1938 créant
les Chambres régionales de commerce et d'industrie.
La Seconde Guerre mondiale interrompt ce processus et ouvre une phase temporaire de
régionalisme autoritaire. Dès 1940, le régime de Vichy instaure des préfectures de régions auxquelles
sont confiées des pouvoirs de maintien de l’ordre public. Les cinq départements normands sont alors
réunis en une seule entité dont le siège est fixé à Rouen. Le Conseil des Provinces, auquel participent
des personnalités diverses (Charles Maurras mais aussi Jean Charles-Brun ou André Siegfried par
exemple), confirme la restauration de l’ancienne Normandie. Lors de la Libération, le Gouvernement
Provisoire de la République Française reprend le périmètre des préfectures régionales pour établir les
commissaires de la République. À Rouen, Henry Bourdeau de Fontenay devient commissaire de la
région normande jusqu’en 1946 lorsque les parlementaires de la IVe République décident de restaurer
la structure scalaire héritée de la Révolution française autour de la commune, du département et de
l’État.
Après la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles priorités s’affirment néanmoins, la
reconstruction mais aussi la modernisation économique et l’aménagement du territoire. Au printemps
1951, le Centre d’Études d’Intérêt Public de Rouen et de sa Région, fondé deux ans plus t à l’initiative
de la chambre de commerce, de groupements professionnels patronaux et de représentants de
l’administration, crée l’Association d’Études normandes et la revue du même nom, laquelle doit
promouvoir les études sur les questions économiques et sociales de la région de Rouen. Le choix de
prendre les cinq départements normands comme périmètre pour conduire les études répond au
besoin d’avoir un terrain suffisamment vaste pour alimenter des publications régulières. À côté des
questions économiques et sociales, l’étude de la culture et du patrimoine normands occupe
rapidement une place importante. La même année sont créées par Michel de Boüard Les Annales de
Normandie, revue plus académique éditée au sein de l’Université de Caen. En 1964, les administrations
préfectorales créent en partenariat avec une équipe de géographes de Caen et de Rouen une
Association pour l'atlas de Normandie chargée de réaliser un portrait cartographique qui sera publié
en fascicules au cours des années suivantes. Cette volonté des acteurs locaux de prendre l’espace
normand comme terrain d’analyse et de réflexion ne conduit cependant pas à la création d’un comité
d’expansion à l’échelle de l’ancienne province, à l’image de ce qui se passe par exemple en Bretagne
avec le CELIB (Comité d’Étude et de Liaison des Intérêts Bretons).
L’instauration des programmes d’action régionale par le gouvernement d’Edgar Faure en 1955
conduit l’année suivante à la création de deux programmes distincts en Normandie. Considérant les
différences des profils économiques, les experts du Commissariat Général au Plan chargés du
découpage régional reprennent l’idée d’une division entre Haute et Basse-Normandie déjà mise en
œuvre pour les groupements de chambres de commerce avant la guerre. On retrouve également cette
séparation dans le découpage des cours d’appel ou des IGAMIEs. Cette partition administrative est
confirmée lors de la création des circonscriptions d’action régionale en 1960 puis des préfectures de
région en 1964 avant d’être généralisée à l’ensemble des administrations, la Chambre régionale
d’agriculture créée en 1982 faisant exception. À l’époque, ce découpage technocratique est accueilli
plutôt favorablement en Haute-Normandie, plus riche et plus industrielle, notamment à Rouen où les
élites locales soutiennent l’idée de créer une nouvelle académie dotée d’une université indépendante
de celle de Caen. En 1957, la création du Comité d’expansion économique de Basse-Normandie
(CEBANOR) à l’initiative de la chambre de commerce de Caen consacre l’acceptation locale du
périmètre décidé par l’État central.
Dans ce contexte de modernisation de l’administration territoriale, le souvenir de la
Normandie occupe une place marginale. Les plans de développement économique régional préparés
par le Commissariat général au Plan et par les préfets de régions en 1965 pour la Basse-Normandie et
en 1966 pour la Haute-Normandie accordent tout au plus quelques lignes convenues à l’ancienne
Normandie dans leur préambule avant de se concentrer sur les questions d’expansion économique
dans le cadre des périmètres définis en 1956. L’identité normande n’est pas perçue comme un levier
de développement.
Assez rapidement, plusieurs grands projets soulignent pourtant la nécessité de sortir du cadre
des deux régions normandes. À la fin des années 1950, l’autoroute Paris-Vallée de la Seine, initialement
baptisée « Paris-côte normande », souligne la nécessité d’envisager la connexion à la région parisienne
à l’échelle des deux régions normandes. Le Mission d’Études Basse Seine créée en 1965 pour réfléchir
à l’aménagement de la partie aval de la vallée de la Seine concerne la Haute-Normandie mais aussi
toute la partie orientale du Calvados ainsi que la baie de Seine jusqu’au Cotentin. En 1971, la Mission
d’Étude Basse-Seine et la Mission d’Aménagement de la Basse Normandie formulent un projet de
développement du « triangle Caen-Rouen-Le Havre », amorçant l’idée de réseau multipolaire à
l’échelle de toute la Normandie. Sur le plan économique, la séparation de la Haute et de la Basse-
Normandie ne va donc pas entièrement de soi.
3. La décentralisation et la question lancinante de l’unification de la Normandie
Les réformes régionales engagées par le pouvoir central entre 1955 et 1964 ont été mises en
œuvre de façon technocratique, sans associer les élus locaux ou la société civile. La mise en place des
Comités de Développement Économique Régional (CODER) en 1964 et leur participation aux
consultations organisées dans le cadre de la régionalisation du plan au cours des années suivantes ont
cependant contribué à généraliser l’intérêt des acteurs locaux pour les questions régionales. La
campagne organisée dans le cadre du référendum de 1969 sur la réforme du Sénat et des régions
voulue par le général De Gaulle donne l’occasion d’interroger la politique de régionalisation mise en
œuvre depuis les années 1950. Des consultations sont organisées et des propositions de changements
sont exprimés dans la presse. C’est dans ce cadre que les parlementaires des cinq départements
normands, les communistes exceptés, expriment leur souhait d’une réunion en une seule région de la
Haute-Normandie et de la Basse-Normandie, ce à quoi les représentants au sein des CODER ne se
déclarent pas défavorables à moyen terme. Pierre Godefroy, député UDR de Valognes, crée alors
l’Union pour la Région Normande (URN) qui tient son premier congrès à Lisieux en septembre 1969,
quelques mois après l’échec du référendum gaulliste. Lors de ce congrès, est créé le Mouvement de la
jeunesse de Normandie (MJN) sous la direction de Didier Patte, ancien leader de la Fédération des
étudiants rouennais, engagée à droite et contre le mouvement de mai 1968. En 1971, ces différentes
initiatives fusionnent et conduisent à la création du Mouvement normand (MN) dont l’objectif est de
promouvoir l’unification des deux régions, le renforcement du pouvoir régional dans le cadre d’une
République décentralisée et le réinvestissement le mythe nordique. L’origine politique des trois
fondateurs du Mouvement normand, Pierre Godefroy, Jean Mabire et Didier Patte, classe
l’organisation à droite de l’échiquier politique, ce qui explique les réticences qu’elle inspire aux partis
de gauche ou aux barons centristes comme Michel d’Ornano ou Jean Lecanuet. Le Mouvement
normand est conçu comme un organe d’influence auprès des décideurs, plus que comme une
association populaire. Il déploie pour cela un intense travail de publication et de sensibilisation
culturelle et politique autour de revues comme L’unité normande et Haro. Le Mouvement normand
compte quelques élus inscrits en partie sous sa bannière : Pierre Godefroy député (UDR), François
d’Harcourt élu député en 1973 (CNIP) ou Paul German, maire de Falaise et président de la région Basse-
Normandie entre 1978 et 1982 (sans autre étiquette que le Mouvement normand). Malgré ces
quelques réussites individuelles et une certaine popularité au cours des années 1970, le Mouvement
normand n’est jamais parvenu à influencer le système politique régional.
Le débat sur l’unification des deux régions normandes prend véritablement corps lorsque les
notables se trouvent associés à la politique de planification régionale et que s’amorce une première
phase de décentralisation régionale au cours des années 1970. La création en 1972 des Établissements
Publics régionaux déclenche en Haute-Normandie une crise politique profonde entre les conseils
généraux des deux départements. Suite à des tensions entre élus de l’agglomération rouennaise et du
département de l’Eure à propos de la création de la ville nouvelle du Vaudreuil, les élus de l’Eure,
emmenés par le président du conseil général divers gauche Gustave Héon, refusent de siéger au sein
du conseil régional de Haute-Normandie, à l’exception du député socialiste de Bernay Claude Michel.
L’écart entre le nombre de sièges alloués aux élus de Seine-Maritime et de l’Eure fait craindre à ces
derniers de souffrir d’une situation désavantageuse. Pour éviter une domination politique excessive
de la Seine-Maritime, les élus de l’Eure proposent alors la fusion des deux régions normandes. Des
échanges s’engagent dans la foulée entre les représentants des cinq départements normands, sous le
contrôle d’Alain Peyrefitte, Ministre chargé des Réformes administratives. Cependant, un désaccord
apparaît rapidement entre notables à propos de l’implantation de la préfecture régionale. Face aux
élus bas-normands favorables à la désignation de Caen, le maire de Rouen Jean Lecanuet accepte que
le potentiel fiscal de la Seine-Maritime bénéficie aux autres départements normands, tout en devenant
minoritaire au sein de l’assemblée régionale, et que le siège de celle-ci soit implanté à Caen. En
revanche, il reste ferme sur l’implantation de la préfecture régionale à Rouen, préoccupé par la
faiblesse des fonctions d’encadrement tertiaires dont souffre l’agglomération par rapport aux autres
grandes villes de province. Cette querelle des capitales, entre Caen et Rouen, bloque durablement les
tractations engagées. Pendant plusieurs années, les conseillers généraux de l’Eure continuent à
pratiquer la politique de la chaise vide au sein du conseil régional de Haute-Normandie. Jusqu’à la
réforme de la carte des régions engagée en 2014 par le gouvernement de Manuel Valls, les différentes
propositions d’unification exprimées se heurtent à l’opposition de leaders crispés sur la conservation
du statut préfectoral de leur capitale régionale. René Garrec, président de centre-droit du conseil
régional de Basse-Normandie entre 1986 et 2004, joue le rôle de premier opposant à la fusion avant
d’être relayé par le socialiste Alain Le Vern, président du conseil régional de Haute-Normandie entre
1998 et 2013. Pendant quarante ans, les plaidoyers exprimés de façon lancinante en faveur de la fusion
des deux régions normandes, qu’ils émanent d’élus locaux, de parlementaires ou de représentants de
l’État lui-même, butent sur les rivalités géopolitiques locales et sur l’incapacité collective des leaders
normands à définir un intérêt commun et à développer une stratégie concertée. Se déclarant ouverts
à une redéfinition du périmètre des régions, les représentants de l’État central ont pendant longtemps
laissé aux conseils régionaux le soin de régler leur différend, consacrant l’inertie d’un cadre territorial
pourtant inventé par la haute administration. Lorsque le gouvernement de Manuel Valls annonce au
cours de l’année 2014 son projet de loi prévoyant l’unification des deux régions normandes, plusieurs
dirigeants socialistes hauts-normands affirment encore qu’une fusion avec la Picardie ou le Nord-Pas-
de-Calais serait tout aussi pertinente.
Cette difficulté à dépasser les intérêts locaux et à mettre en œuvre une fusion des régions
normandes traduit la fragilité de l’échelon régional dans le système politique français. Si elles
accordent une reconnaissance nouvelle aux conseils régionaux, les lois de décentralisation des années
1980 renforcent surtout le pouvoir des conseils généraux au sein des départements. Le mode de
scrutin par listes départementales établi pour les élections régionales à partir de 1986 conforte les
allégeances traditionnelles et rend plus difficile l’émergence d’une conscience et d’une réflexion
régionales. En Normandie, la difficulté à engager un processus de fusion souligne également le
caractère marginal des réseaux politiques et des organisations associatives ou partisanes organisés à
cette échelle. À cette faiblesse, s’ajoute la division de l’espace médiatique normand et l’absence de
mobilisation des populations et des corps intermédiaires en faveur de la question régionale. Les
sondages régulièrement organisés montrent qu’une majorité de la population serait favorable à
l’unification mais cette perspective ne suscite pas un engouement suffisant pour engager une
transformation institutionnelle.
4. La persistance d’une image régionale obsédante
Malgré la force des logiques centrifuges et des rivalités géopolitiques locales, la Normandie
suscite un imaginaire suffisamment puissant pour que l’idée d’en faire une région à part entière
continue à nourrir les espoirs et les débats, au point de devenir une antienne politique dans laquelle
se mêle autant d’impatience que d’incrédulité. Tout au long de la période qui fait suite aux grandes
lois de centralisation des années 1980, la mobilisation du Mouvement normand en faveur de la
promotion de l’unité de la Normandie ne faiblit pas, celui-ci continuant une intense action éditoriale
autour de revues comme L’Unité normande ou Culture normande, L'office de documentation et
d'information de Normandie ou de la chaîne TVNormanChannel. Au-delà du régionalisme militant, la
Normandie demeure un objet de curiosité patrimoniale pour le grand public. En 1982, le journaliste
Christian Génicot crée Normandie Magazine, un périodique généraliste d'informations normandes. En
1995, les éditions Heimdal lancent le magazine Patrimoine normand destiné au grand public. Plusieurs
éditeurs, comme Orep, Les Éditions des Falaises, L’Écho des Vagues ou les Éditions Charles Corlet
contribuent au renouvellement de la connaissance du patrimoine régional.
Dans ce contexte, les institutions régionales n’ignorent pas le potentiel et l’enjeu que
représente la Normandie. Dès les années 1960, les offices de tourisme s’organisent en Fédération
Régionale à l’échelle de la Normandie. Par la suite, la loi du 3 janvier 1987 obligeant les conseils
régionaux à créer des Comités régionaux du Tourisme conduit à la création d’un comité pour
l’ensemble de la Normandie, celle-ci étant perçue comme une seule et même destination pour la
clientèle extérieure. L’identité normande sert d’instrument de promotion touristique et culturelle aux
pouvoirs publics. Les conseils régionaux s’approprient peu à peu l’héritage normand dans le cadre de
leur politique de communication et de marketing territorial. Le logo du conseil régional de Basse-
Normandie arbore par exemple un drakkar vert sur fond bleu tandis que celui de la Haute-Normandie
laisse entrevoir la tête d’un léopard d’or sur fond rouge. En 1986, de façon tout aussi symbolique, le
conseil régional de Basse-Normandie, présidé à l’époque par René Garrec, s’installe dans les bâtiments
conventuels de l’Abbaye aux Dames à Caen. Les pouvoirs publics mobilisent la mémoire normande
pour alimenter leur programmation culturelle. En 1996, une exposition est ainsi consacrée aux
« Dragons et Drakkars : le mythe viking de la Scandinavie à la Normandie XVIIIe - XXe siècle » par le
Musée de Normandie dans l’enceinte même de l'Abbaye aux Dames. En 2010, la Communauté
d’Agglomération Rouen- Elbeuf-Austreberthe lance le festival Normandie Impressionniste et parvient
à susciter la participation de nombreuses collectivités territoriales à travers les deux régions
administratives, de Vernon à Cherbourg.
Au-delà de la politique culturelle, les plans de développement régionaux puis, à partir de 1995,
les Schémas Régionaux d’Aménagement et de Développement du Territoire (SRADT) montrent que les
deux conseils régionaux envisagent le patrimoine normand avant tout comme un levier de
développement touristique et d’animation culturelle et non comme une source d’identification
territoriale ou de mobilisation politique. Cela n’empêche pas le périmètre de la Normandie de
continuer à servir de cadre à la réflexion stratégique en matière de développement économique. En
1987, le Conseil économique et social de la région Haute-Normandie lance l’opération de prospective
« Drakkar 2000 » visant à préparer le deuxième Contrat de Plan État-Région. Son principal animateur,
l’économiste Jean Levesque reprend l’idée du triangle Caen-Rouen-Le Havre et propose l’organisation
d’une métropole en réseau. Cette proposition est à l’origine de l’association Normandie métropole
(1993-2009) et de la création du Pôle Universitaire Normand dans les années 1990, préfiguration du
Pôle de Recherche et d’Enseignement Supérieur puis de la COMUE Normandie Université. La mise en
réseau de la Normandie passe également par les associations d’entreprises telles Normandie
développement. À la même époque, émerge le projet d’une ligne à grand vitesse entre Paris et les deux
régions normandes. En 1995, l’inauguration du Pont de Normandie, construit à l’initiative de la
Chambre de Commerce et d’industrie du Havre, relie non seulement les deux rives de l’estuaire de la
Seine mais également, de façon plus symbolique, les deux régions normandes. L’aménagement de
l’estuaire de la Seine oblige les acteurs des deux régions à travailler de concert, qu’il s’agisse de la
Directive Territoriale d’Aménagement de l’estuaire de la Seine préparée par les services de l’État au
début des années 2000, du groupement d’intérêt public Seine Aval créé en 2003 ou de l’Agence
d’Urbanisme de la région du Havre. C’est d’ailleurs au pied du pont de Normandie, en 1999, qu’est
officiellement créée l’Association pour la réunification de la Normandie par un groupe de sept députés
centristes emmenés par l’élu de l’Eure Hervé Morin. Après avoir déposé une proposition de loi à
l’Assemblée nationale, ces partisans de la « réunification » poursuivent leur engagement en déposant
des listes aux élections régionales de 2004. Hervé Morin conduit une liste en Haute-Normandie tandis
que son homologue Philippe Augier, maire centriste de Deauville, fait de même en Basse-Normandie.
Contraintes par le jeu des partis et par le caractère national de la campagne électorale de 2004, centrée
sur l’évaluation de la politique du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, les deux listes centristes
échouent à imposer le thème de la réunification de la Normandie dans les débats et obtiennent des
scores médiocres (12,5 % en Haute-Normandie et 9,3 % en Basse-Normandie). L’ARN ne désarme pas
et s’engage alors dans le combat pour l’organisation d’un référendum sur la réunification de la
Normandie, solution qu’elle propose lors de la proclamation du « Serment d’Épaignes » en novembre
2006. S’ils voient dans la réunification un instrument à même de combler le retard de développement
économique que subissent les deux régions normandes, les notables partisans de la réunification
n’ignorent pas la puissance de « dix siècles d'histoire et de culture communes » (proposition de loi du
16 juin 1999). Leur discours, construit sur l’invocation d’un sursaut régional, rappelle l’ambition
modernisatrice du CELIB au cours des années 1950 sans susciter une mobilisation équivalente au sein
de la société civile.
À partir de la fin des années 1990, les initiatives en faveur de la fusion de la Normandie se
multiplient de façon désordonnée. Outre le Mouvement normand et l’Association pour la Réunification
de la Normandie, plusieurs élus locaux de gauche, dont Laurent Beauvais et Jean-Pierre Godefroy,
signent en 1998 une « charte pour la Normandie ». En 2004, est créée l’Union pour la Région
Normande par des militants de l’UMP. Deux ans plus tard, le collectif « citoyen et républicain »
Bienvenue en Normandie est créé à Dozulé avant, l’année suivante, celle de l’association Normanring
dédiée à la promotion de l’autonomie régionale. En 2009, est créé un éphémère Parti fédéraliste de
Normandie. Devant l’éclatement des initiatives en faveur de la réunification et face aux difficultés
géopolitiques qu’impliquerait une fusion, les exécutifs régionaux proclament leur souhait de privilégier
les coopérations. En 2008, ils commandent un rapport à deux cabinets, Edater et Ineum Consulting,
sur l’évaluation des effets d’une fusion régionales. Les conclusions prudentes du rapport incitent au
statu quo. Face à la réserve du conseil régional de Haute-Normandie et de son président Alain Le Vern,
les élus de Basse-Normandie se projettent plus volontiers dans le cadre de la Normandie tout entière.
Le Schéma Régional d’Aménagement et de Développement du Territoire pour la Basse-Normandie
élaboré en 2008 témoigne de la volonté de prendre en compte la Normandie comme cadre de réflexion
stratégique. À partir de 2009, les élus de Basse-Normandie témoignent de leur volonté d’être associés
à la démarche engagée autour de l’axe Seine et du projet de Ligne Nouvelle entre Paris et la
Normandie. En 2011, le conseil régional de Basse-Normandie crée un groupe de prospective chargé de
réfléchir à l’avenir de « la Normandie à l’horizon 2020 » conduisant à la rédaction d’un livre blanc. Ces
initiatives restent pourtant sans effet. Lorsqu’en 2012 un groupe de géographes des trois universités
normandes publie un ouvrage intitulé La Normandie en débat, appelant à une fusion des deux régions,
rares sont ceux à penser qu’une telle perspective est sur le point d’advenir.
Épilogue
Pendant plusieurs décennies, la controverse sur la gouvernance régionale en Normandie
n’ébranle pas le statu quo dans lequel se sont peu à peu enfermés les élus locaux. Il faut attendre
l’annonce par le président de la République François Hollande en juin 2014 d’une réduction à quatorze
du nombre de régions métropolitaines afin de leur permettre d’atteindre une taille européenne pour
que la situation se débloque en Normandie. Parmi les fusions annoncées, celle des deux régions
normandes apparait comme l’une des plus évidentes et les moins contestées à l’échelle nationale. En
Normandie, les réserves sont rares même si le discours se crispe rapidement autour de la question de
la future capitale. La solution est apportée au cours du débat parlementaire, en novembre 2014,
lorsque le dépu radical Alain Tourret, partisan historique de la réunification de la Normandie,
propose un amendement prévoyant un partage de l’implantation des fonctions de direction régionale
entre plusieurs villes au sein d’une même région, notamment le découplage entre le chef-lieu
accueillant la préfecture de région et le siège du conseil régional. Cette solution, proposée à maintes
reprises depuis les années 1970 pour résoudre le problème de la capitale normande, est inscrite dans
la version définitive de la loi promulguée en janvier 2015. Le 31 juillet 2015, Rouen obtient le statut de
chef-lieu provisoire de la nouvelle région Normandie par le gouvernement, choix validé de façon
définitive en septembre 2016. Entretemps, le conseil régional issu des élections de décembre 2015 fixe
son siège à Caen le 26 mai 2016, conformément à la solution prônée depuis la fin des années 1990 par
le nouveau président centriste de la région Normandie Hervé Morin. Le siège des services
déconcentrés de l’État sont par ailleurs répartis entre Caen qui accueille la DRAC, l’ARS et Rouen la
DREAL, la DIRRECTE et la DRDJSCS. Cette recherche d’équilibre géographique permet d’éviter tout
sacrifice d’une ville ou d’un territoire dans le cadre de la fusion des deux régions normandes. Dès lors,
celle-ci ouvre la voie à une nouvelle phase de l’histoire politique de la Normandie dans laquelle
l’identité, la mémoire et le patrimoine sont amenés à jouer un rôle renouvelé.
La fusion de la Normandie réalisée en 2015 n’en est pas moins fortuite, découlant d’un projet
de réforme plus large, inspiré de considérations néolibérales visant à accroître la compétitivité de la
structure territoriale de la République dans son ensemble. Dans ce processus, les partisans de la fusion
régionale de la Normandie et les militants régionalistes n’ont pas exercé de réelle influence, la
mémoire et l’identité normandes ne jouant qu’un rôle secondaire.
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