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Cet ouvrage est un recueil d’articles sur l’état actuel de la recherche
berbérisante autant qu’un message de profond respect et d’amitié
envers Salem Chaker et Abdellah Bounfour, deux intellectuels qui ont
marqué de façon indélébile les études berbères dans la phase de la
maturité postcoloniale et du passage historique de la reconnaissance
de l’amazigh comme langue offi cielle et nationale en Algérie, au Maroc
et plus récemment en Libye.
Tous deux, l’un en 2018 et l’autre en 2016, ont pris leur retraite de
professeur des universités après des longues années d’intense et amicale
collaboration. Après dix ans passés ensemble à l’Institut National des
Langues et Civilisations Orientales (INALCO), dans la période 1998-
2008, la synergie d’intérêts de recherche et de domaines disciplinaires
ainsi développée s’est poursuivie aussi lorsque, en 2008, Salem Chaker
a rejoint l’Université de Provence et l’Institut de Recherches et d’Études
sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM).
Daniela MEROLLA est professeure des Universités à l’INALCO (Littérature et arts
berbères).
Dominique CAUBET est professeur émérite à l’INALCO (Linguistique de l’arabe
maghrébin).
Kamal NAÏT ZERAD est professeur des Universités à l’INALCO (Linguistique berbère).
Philippe CASSUTO est professeur des Universités à AMU, Aix-Marseille Université
(Études hébraïques et sémitiques).
Contributeurs : Dahbia ABROUS, Jonay ACOSTA ARMAS, Meftaha AMEUR, Amar AMEZIANE, Malika
ASSAM, Cherifa BILEK, Fatma BILEK, Hamid BILEK, Abdallah BOUMALK, Khalid BOUYAALA, Philippe
CASSUTO, Dominique CAUBET, Gilles DELOUCHE, Anna Maria DI TOLLA, Saïd DOUMANE, Mustapha EL
ADAK, Abdallah EL MOUNTASSIR, Masin FERKAL, Mehdi GHOUIRGATE, Maarten KOSSMANN, Mena
B. LAFKIOUI, Jean-Pierre LAPORTE, Pierre LARCHER, Daniela MEROLLA, Kamal NAÏT ZERAD, Jorge
ONRUBIA PINTADO, Patrice POGNAN, Allaoua RABEHI, Andriamanivohasina RAKOTOMALALA, Brigitte
RASOLONIAINA, Joseph TEDGHI, Mohand TILMATINE, Ramdane TOUATI, Georges Daniel VERONIQUE
En couverture : Stèle à cavalier avec inscription en libyque (Ait Yahia, Aïn El-Hammam, Kabylie).
Photo : K.Timsiline.
Daniela MEROLLA, Dominique CAUBET,
Kamal NAÏT ZERAD et Philippe CASSUTO (éds)
Les Études Berbères
à l’ère de l’institutionnalisation
de tamaziɣt
Mélanges en l’honneur de Salem Chaker et Abdellah Bounfour
T
50 €
ISBN : 978-2-343-21839-7
Les Études Berbères
à l’ère de l’institutionnalisation de tamaziɣt
Daniela MEROLLA, Dominique CAUBET,
Kamal NAÏT ZERAD
et Philippe CASSUTO (éds)
Les Études Berbères
à l’ère de l’institutionnalisation de tamaziɣt
Tira – Langues, littératures et civilisations berbères
La charte européenne des langues régionales et son application
en France et en Espagne : le berbère langue d’Europe ?
Mohand TILMATINE
Ce texte est présenté en hommage au professeur Salem Chaker pour son rôle dans
la visibilisation du berbère dans la diaspora et particulièrement en France. Il avait,
entres autres très nombreuses activités dans ce sens, participé avec une contribution
(« La langue berbère en France : situation actuelle et perspectives de
développement ») dans la publication d’un des premiers ouvrages qui ont porté sur
la place publique la remise en question du choix de l’arabe classique comme
langue d’enseignement aux enfants d’origine nord-africaine en Europe et ce, dans
le cadre des cours d’Enseignement des Langues et Cultures d’Origine (ELCO) en
France et en Europe. L’ouvrage, publié à l’INALCO, intitulé Enseignement des
langues et cultures d’origine et immigration nord-africaine en Europe : langue
maternelle ou langue d’État ? lançait un débat sur la démystification du rôle de la
langue arabe, présentée par les États nord-africains comme « langue maternelle » et
unique langue de référence des enfants issus de l’immigration nord-africaine
(Tilmatine 1997). Je voudrais également féliciter par cette occasion mon collègue
et ami Abdellah Bounfour, auquel est dédié également cet hommage.
Introduction
Une langue berbère comme langue européenne ? L’idée peut paraître saugrenue
dans un premier abord, mais les vicissitudes de l’histoire et l’évolution de la
perception des langues régionales et minoritaires ont conduit à des situations que
l’on ne pouvait peut-être pas imaginer il y a quelques années. Nous aborderons
dans ce qui suit, d’abord dans un bref rappel, la place du berbère dans les débats
qui ont lieu en France à la fin des années 90 sur la ratification (avortée) de la
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (dorénavant CELRM).
La deuxième partie focalisera sur la situation de cette langue dans un autre pays
européen, l’Espagne, pays signataire de la CELRM et plus particulièrement sur la
ville enclave nord-africaine de Melilla. Ce cas est très intéressant, non seulement
du point de vue de sa configuration historique et géographique, mais aussi de son
contexte politique. Une troisième et dernière partie fera le bilan de ces deux cas
d’études et essayera de dégager certaines réflexions en relation avec l’avenir du
berbère dans la diaspora, notamment en France et en Espagne.
570 M. Tilmatine
Rappelons que la diaspora amazighe en Europe connaît, notamment depuis les
années 90, des transformations socioculturelles et politiques considérables. La
confrontation avec les structures organisationnelles, sociales et politiques
européennes a conduit à une adaptation progressive de leurs stratégies et moyens
de lutte pour la reconnaissance de leur langue et culture. Un des principaux
problèmes auxquels se heurtaient les populations amazighophones en Europe était
et demeure leur manque de visibilité en tant que telles. Loin d’être connues comme
Berbères ou Amazighes, leur identité s’est toujours vue fondée dans des concepts
plus génériques comme « Musulmans », « Arabes », « Nord-Africains » ou «
Moros », en Espagne. Dans le meilleur des cas, les Amazighs sont identifiés
comme « Marocains », « Algériens » etc. Ce manque de visibilité est devenu le
moteur des revendications de ce mouvement depuis la fin des années 1980, d’abord
en France, puis en Allemagne et aux Pays-Bas et plus tard en Espagne et en Italie,
les nouveaux pays-cibles pour l’émigration nord-africaine.
Le grand nombre des populations de langue berbère dans la diaspora européenne a
conduit à l’apparition et au développement d’un réseau associatif militant berbère,
ce qui, à son tour, amène les gouvernements nationaux comme en France, ou
régionaux comme en Espagne, à commencer à se rendre en compte
progressivement du potentiel politique de ces communautés et à se poser des
questions sur les stratégies à employer dans leur gestion politique et juridique. Ces
revendications interviennent, en outre, avec un arrière-fond de profondes
convulsions politiques marquées ces dernières années, d’une part, par les dits
‘Printemps arabes’ (Tilmatine et Desrues 2017) et l’évolution du phénomène
islamiste, et, d’autre part, par la croissance d’une forte communauté berbère qui
tente de s’organiser et de se donner une certaine visibilité en tant que telle dans un
contexte de diaspora.
La charte européenne des langues minoritaires et régionales
Les transformations induites par l’immigration dans différents pays européens et
leur inscription dans des formes de revendication locales ont eu pour résultat leur
rapprochement avec les communautés linguistiques et culturelles régionales
(bretonne, basque, catalane etc..) en lutte contre la domination des langues hyper,
super-centrales et centrales (Calvet 1999, Swaan 1993). Ce climat finira par
favoriser la modification dans un certain sens de la perception des langues
minoritaires et reflètera le renforcement d’ ‘un processus de reconnaissance, de
promotion et de visibilisation des droits des langues régionales ou minoritaires en
Europe. Un des pas les plus importants dans ce sens avait été donné par la
publication de la Charte européenne de langues minoritaires (CELRM), adoptée
par le Conseil de l’Europe le 5 novembre 1992. Cette charte ouvrira pour la langue
berbère en France, une brèche grâce à l’article 1c de la CELRM qui introduisait le
La charte européenne des langues régionales… 571
concept de « Langues dépourvues de territoires » pour définir des langues parlées
dans un État européen mais qui ne sont pas relatives à un espace géographique
spécifique.
Par « langues dépourvues de territoire », on entend les langues pratiquées par
des ressortissants de l’État qui sont différentes de la (des) langue(s)
pratiquée(s) par le reste de la population de l’État, mais qui, bien que
traditionnellement pratiquées sur le territoire de l’État, ne peuvent pas être
rattachées à une aire géographique particulière de celui-ci.1
Instruit par le chef du gouvernement français, Mr. Lionel Jospin, en 1998, pour
remettre une expertise sur la compatibilité de la CELRM avec les lois et la
constitution françaises, le professeur de droit public à l’Université de Nanterre Guy
Carcassonne concluait que la Charte était, sous certaines conditions, compatible
avec la Constitution française :
[§ 160]. Il apparaît donc, que moyennant des précautions strictes, d’une part
celle tendant à assortir la signature d’une déclaration interprétative (supra,
91), d’autre part celle consistant à écarter ceux des engagements dont il a été
indiqué qu’ils seraient contraires, ou au moins douteusement conformes, à la
Constitution, les autorités de la République, si elles le souhaitent, peuvent
satisfaire à toutes les exigences de l’article 2 de la Charte, dans des
conditions compatibles avec la Constitution.2
L’expertise du professeur Carcassonne recommandait, en outre et conformément
aux stipulations de la Charte européenne, l’établissement d’une liste des langues de
France. Juriste, le professeur Carcassonne, recommandait naturellement la
désignation d’un linguiste pour l’élaboration de cette liste. Cette mission sera
confiée à Bernard Cerquiglini, directeur de l’Institut national de la langue française
(C.N.R.S.).
L’intérêt du rapport du professeur Cerquiglini (1999)3 est d’abord la lecture qu’il
donne du concept « langues dépourvues de territoire ». L’argumentation de
Cerquiglini repose sur une contradiction qu’afficherait « l’assise géographique »
des langues régionales et qui serait en contradiction avec « l’intention culturelle
que la Charte affiche » (Point 3 : Territoire). En effet, dans son préambule, la
CELRM, développe l’idée selon laquelle la protection des « langues régionales ou
1 Voir le texte de la CELRM sous le lien URL : https://www.coe.int/en/web/conventions/full-list/-
/conventions/rms/090000168007c07e [consulté le 16/07/2020].
2 URL : https://www.vie-publique.fr/rapport/24374-etude-sur-la-compatibilite-entre-la-charte-europeenne-des-
langues-region Rapport au Premier Ministre, La Documentation française, octobre 1998, 131 p.
3 Le texte du rapport est disponible en ligne sous le lien suivant URL : https://www.vie-publique.fr/rapport/24941-
les-langues-de-france-rapport-au-ministre-de-leducation-nationale-de
572 M. Tilmatine
minoritaires historiques de l’Europe, dont certaines risquent, au fil du temps, de
disparaître, contribue à maintenir et à développer les traditions et la richesse
culturelles de l’Europe ». Or, rappelle Cerquiglini, « la territorialisation
systématique » s’oppose aux principes républicains français, qui conçoivent la
langue comme un élément culturel qui « appartient au patrimoine national ».
Comme exemple, l’auteur cite le cas du corse qui ne serait pas « propriété de la
région de Corse, mais de la Nation [française] ». Le rapport du linguiste français
ajoute que cette territorialisation n’aurait pas de sens dans la mesure où elle peut
référer à « la zone dont la langue est issue », mais constate que « toutes les langues
parlées en France ont une origine ‘étrangère’, - y compris le français ». Enfin, ce
concept ne correspondrait pas à « la réalité sociolinguistique », puisque en raison
de la mobilité sociale « l’on parle les différentes langues ‘régionales’ un peu
partout ».
Le linguiste conclut en recommandant d’insister sur la « vocation culturelle de la
Charte, en minorant la tendance à la territorialisation » et dresse une liste totale de
75 langues de France dont de cinq langues « dépourvues de territoires », mais
parlées par des citoyens français : le berbère, l’arabe dialectal, le yiddish, le romani
et l’arménien occidental. La page du Ministère français de la Culture ajoutera à
cette liste des langues non-territoriales, le judéo-espagnol ainsi que la langue des
signes française (LSF).4
Cependant, malgré les positions des deux experts, la CELRM, signée par la France
le 7 mai 1999 par le gouvernement de Lionel Jospin, ne sera pas ratifiée suite à la
saisine du Conseil constitutionnel par le président de la République Jacques Chirac.
Ce coup d’arrêt à la ratification de la CELRM sera confirmé plus tard par
l’émission, par le même Conseil, d’un avis consultatif négatif le 31 juillet 2015 en
argumentant dans le même sens et interprétant que la CELRM confère des droits
spécifiques à des ‘groupes’ de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à
l’intérieur de ‘territoires’ dans lesquels ces langues sont pratiquées et que ses
dispositions ‘tendent à reconnaître un droit à pratiquer une langue autre que le
français’ dans la ‘vie privée’ comme dans la ‘vie publique’, à laquelle la Charte
rattache la justice et les ‘autorités administratives et services publics’. Le Conseil
constitutionnel en déduit qu’en adhérant à la Charte, la France méconnaîtrait les
principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi,
d’unicité du peuple français et d’usage officiel de la langue française.
Les positionnements idéologiques de la France, rappelés par le Conseil, renforce le
principe d’unicité et du monopole de la langue de la République et rend, de facto et
de jure, improbable d’envisager à brève échéance une ratification de la CELRM.5
4 URL : https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Politiques-de-la-
langue/Langues-de-France/Langues-non-territoriales?limit=30.
5 Pour les arguments critiques anti-ratification de la charte, cf. par exemple Roger et De Bres (2016).
La charte européenne des langues régionales… 573
Dans le meilleur des cas, l’État français pourrait faire des concessions sur
l’intégration des langues régionales comme le breton ou le corse,6 mais nullement
sur les langues non-territoriales comme le berbère d’autant que cette communauté
est absente des débats institutionnels et ce malgré sa forte présence démographique
dans l’hexagone.
La situation en Espagne : Melilla
En raison de leur situation géographique, Melilla et Ceuta constituent depuis des
siècles un espace -frontière par excellence. Leur position stratégique en fait la porte
d’entrée de l’Europe pour des milliers d’immigrants qui attendent le bon moment
pour faire le saut dans le monde occidental. Dans le domaine culturel et
linguistique, les deux villes forment des champs de rencontre, de divergence et de
confrontation : elles sont souvent identifiées au « front oriental » pour les
Européens et au « front occidental » pour les Marocains.
Melilla, sur laquelle cette contribution est centrée, est située sur le continent nord-
africain avec comme Hinterland une zone berbérophone de langue rifaine et un
environnement musulman. Son slogan Ville des quatre cultures7 fait référence à ses
quatre communautés religieuses et culturelles : l’hispano-chrétienne, la berbéro-
musulmane, la judéo-hébraïque et l’indo-hindouiste. Deux piliers, l’un ethnique et
l’autre religieux, soutiennent ces identités.
Selon les estimations des partis politiques nationalistes représentés au Congrès
espagnol en 2004 et du gouvernement de Melilla en 2009, la population se
compose de 58% de citoyens de culture chrétienne, de 40% de musulmans et de
2% d’hindous et d’hébreux.8 Différentes études confirment ces données, en
soulignant le fait que l’évolution démographique favorise l’augmentation de la
population musulmane (Briones et alii 2013 : 304).
Cette situation se reflète également dans le domaine linguistique. La langue
officielle et quotidienne de la population d’origine européenne de la ville de
6 Des initiatives dans ce sens existent. En effet, une réforme institutionnelle a été adoptée par le Congrès le 21
juillet 2008 et a modifié l’article 75 de la Constitution en y incluant l’appartenance des langues régionales "au
patrimoine de la France". Reste que ce petit pas n’implique nullement que le consensus règne sur les
conséquences de ce changement. Voir l’article de Xavier Ternisien dans Le Monde du 31/7/2008,
URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2008/07/31/l-entree-des-langues-regionales-dans-la-constitution-
suscite-des-espoirs_1079043_3224.html.
7 URL : https://elpais.com/diario/1997/09/18/espana/874533611_850215.html. Il faut néanmoins souligner que ce
qu’on appelle la communauté hindoue est plutôt testimoniale puisque son nombre ne dépasse pas les 60 personnes
selon certaines études (Klecker de Elizalde 1997 : 54). Ce chiffre descend même à 50 familles, en 2016,
URL : https://www.melillahoy.es/noticia/80840/cultura/un-paseo-por-la-historia-de-las-comunidades-hindu-y-
gitana-en-melilla.html La communauté hébraïque est elle aussi très réduite et ne dépassera pas le millier de
personnes (Klecker de Elizalde 1997 : 56).
8 URL : http://www.congreso.es/public_oficiales/L8/CONG/BOCG/D/D_103.PDF.
574 M. Tilmatine
Melilla est l’espagnol, tandis que la population d’origine « musulmane » parle
également sa langue maternelle : l’amazigh (berbère) dans sa variante rifaine
(appelée à tort cherja).9
Cependant, l’Espagne a complètement ignoré la situation de l’amazigh à Melilla
jusqu’en 2010, date à laquelle le troisième rapport sur l’implémentation en Espagne
de la CELRM du Conseil de l’Europe, pour la période 2006-2009, a été publié. La
ratification de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, du
1er février 1995, entrée en vigueur pour l’Espagne le 1er février 199810 n’a pas
changé la situation. Pourtant, la Constitution espagnole reconnaît l’officialité
d’autres langues que l’espagnol (art. 3, §2) et pourrait ouvrir la voie à une
reconnaissance d’autres langues minoritaires, à condition que ce soit prévu dans les
statuts des communautés autonomes concernées ; or c’est justement ce qui ne s’est
pas produit lorsque les statuts d’autonomie de Melilla, pour l’amazigh, et de Ceuta
pour l’arabe, avaient été votés (Ramallo 2018).
L’Amazigh langue co-officielle à Melilla ?
L’idée de donner un statut à la langue berbère à Melilla avait déjà été soulevée en
1994 lors des débats pour l’élaboration du statut d’autonomie de la ville. De
nombreux partis et mouvements politiques, ainsi que des associations culturelles,
avaient profité de l’occasion pour exiger l’introduction de l’amazigh comme langue
co-officielle et comme langue autochtone dans les textes du projet (Tilmatine
1997 : 93-97). L’opposition du PP et du PSOE avait alors empêché sa
reconnaissance. Le texte final, voté le 23 décembre 1994, reconnaissait de façon
très générale « la pluralité culturelle et linguistique de la ville » et citait parmi les
objectifs fondamentaux « la promotion et l’encouragement des valeurs de
compréhension, de respect et d’appréciation de la pluralité culturelle et linguistique
de la population de Melilla ».11
Une deuxième tentative dans ce sens a été faite en 2004, lorsque les groupes
parlementaires Convergència i Unió (CiU), Esquerra Republicana de Catalunya
(ERC), Partido Nacionalista Vasco (PNV) et le groupe mixte avaient enregistré au
Congrès une proposition non législative demandant que l’amazigh et l’arabe soient
déclarés co-officiels à Ceuta et Melilla, ainsi que leur enseignement dans les écoles
9 Nom exonyme de la variante amazighe parlée dans le sud du Maroc appelée également tachelhit.
10 Bulletin officiel de l’État espagnol (BOE) numéro 20 du 23/01/1998,
URL : http://noticias.juridicas.com/base_datos/Admin/ircpmn.html
11 Préambule du Statut d’autonomie de la ville de Melilla du 13 mars 1995,
URL : https://app.congreso.es/consti/estatutos/ind_estatutos.jsp?com=81. Convention entre la ville de Melilla et la
communauté musulmane, URL : http://observatorio.hispanomuslim.es/archivo/convenio_melilla.pdf ; hindoue.
URL : https://bomemelilla.es/bome/BOME-B-2018-5596/articulo/1016# ; BOME N. 5596 du 02/11/2018) et
israélite, URL : http://www.melilla.es/melillaPortal/RecursosWeb/DOCUMENTOS/1/3_16180_1.pdf
La charte européenne des langues régionales… 575
primaires et secondaires. Ces partis avaient également dénoncé « l’état
d’invisibilité par les pouvoirs publics de la culture issue du peuple berbère et de la
langue propre du territoire » et avaient proposé que l’identité amazighe, son
histoire, sa langue et sa culture soient reconnues « comme une partie fondamentale
de l’identité des villes autonomes de Ceuta et Melilla ».
Une troisième proposition, également non législative, avait appelé en 2006 à la
reconnaissance des droits linguistiques des habitants de Melilla et rappelé que
l’Espagne est signataire de la Charte européenne des langues régionales. Les
auteurs avaient également demandé la réglementation de la programmation en
langue thamazigte [sic] dans les médias publics et que les fonctionnaires de
l’administration périphérique de Melilla soient encouragés et incités à utiliser
progressivement la langue thamazigt [sic] de forme graduelle.12
Les autorités de la ville avaient alors qualifié ces propositions, émanant des partis
nationalistes, d’ « irrespectueuses » et de « méprisables ingérences ».13 En juillet
2010, le ministre espagnol de l’éducation de l’époque, Mr. Ángel Gabilondo,
considéré pourtant comme un progressiste, avait même exclu la possibilité
d’envisager un enseignement de l’amazigh, ne serait-ce que comme « langue
optionnelle ». Pour avoir une idée de l’ignorance qui règne dans ce domaine, il
convient de rappeler que son prédécesseur dans la même fonction doutait, dans une
déclaration au journal El País, qu’il soit même possible d’introduire dans le
système éducatif « une langue de tradition orale dépourvue de corps grammatical
[sic !] » (El País du 04/07/2010). On peut se demander comment un ministre de
l’éducation peut ignorer que des pays voisins comme le Maroc enseignent cette
langue depuis 2002, ou même depuis 1990 dans le cas de l’Algérie, tant au niveau
scolaire qu’universitaire. En outre, ce ministre devrait savoir que son propre
département de l’éducation organise l’enseignement de l’amazigh dans certaines
écoles publiques catalanes depuis 2005-2006 (Tilmatine 2015 : 261-275).
L’amazigh comme nouvelle langue régionale en Espagne ?
A partir de 2006, il semble assez clair que nous sommes confrontés à une situation
qui correspondrait pleinement à l’esprit du texte de la CELRM de 1992, car les
habitants de Melilla, de nationalité espagnole et de langue maternelle amazighe,
sont de fait et de droit, dans une situation comparable à celle d’autres peuples
espagnols comme les Basques, les Catalans ou les Galiciens. Il n’est donc pas
étonnant de voir que les initiatives en faveur de la reconnaissance, voire d’une co-
12 Présentée cette fois par le groupe parlementaire Verde-Izquierda Unida-Iniciativa per Catalunya Verds du 24
mars 2006, Boletín Oficial de las Cortes Generales (2006). La proposition a été présentée à la Commission
“Educación y Ciencia” avec la référence 161/001572.
13 Cf. Le journal en ligne URL : http://www.libertaddigital.com du 25 Novembre 2004.
576 M. Tilmatine
officialité, de la langue amazighe à Melilla14 se multiplient, cette fois, dans le cadre
de l’application de la CELRM, signée à Strasbourg le 5 novembre 1992, en vigueur
depuis le 9 avril 2001 et ratifiée par l’Espagne par décret royal du 15 septembre
2001 après son adoption par le Parlement le 01/08/2001.15
Aujourd’hui, ce document, ratifié par 25 pays européens, est, malgré ses lumières
et ses ombres (Ruiz Vieytez 2018), probablement l’instrument juridique le plus
accessible et le plus convaincant pour la protection et la promotion des langues
minoritaires en Europe. Sans prévoir de mesures coercitives, la Charte oblige les
États signataires à promouvoir activement l’utilisation de ces langues dans
l’éducation, la justice, l’administration, les médias, la culture, la vie économique et
sociale et la coopération transfrontalière. Une aubaine pour le développement de
l’amazigh à Melilla, mais comment cette question est-elle traitée dans le cadre du
CELRM par les autorités ?
Si les deux premiers rapports du gouvernement espagnol, basés sur les
informations obtenues des autorités locales de Melilla, ignorent complètement la
présence de l’amazigh, le troisième rapport, en réponse à une demande du Comité
d’experts de la Charte, inclut des références à la langue (Tamazight) et à ses
locuteurs (Imazighen). Le texte rejette cependant le fait que l’amazigh de Melilla
puisse être une langue régionale ou minoritaire. Il ajoute qu’étant « d’origine
étrangère » à Melilla, la langue amazighe ne pouvait pas être considérée comme
étant en situation de danger. Le texte considère également que l’amazigh n’est pas
au « sens strict » une langue ayant une « présence traditionnelle ou historique à
Melilla ».16 Cette position changera, néanmoins, clairement dans le IV. Rapport qui
inclura l’amazigh dans la partie III consacrée aux langues régionales ou
minoritaires non officielles.17 Le document des autorités espagnoles annonce que
l’assemblée de Melilla reconnaît le tamazight comme une langue traditionnelle et
qu’il constitue un « élément indissociable du patrimoine culturel immatériel
commun ». Le rapport justifie l’absence de statistiques sur le nombre
d’amazighophones par le fait que la ville ne dispose pas de moyens suffisants pour
effectuer un recensement de ces populations, mais promet des « projets de
recherche » qui pourraient déboucher sur des « résultats plus proches » de la
réalité. D’autre part, le point le plus important est le fait que le Pacte social pour
l’interculturalité, adopté par la ville de Melilla en 2014, s’engage à appliquer les
14 URL : https://elfarodemelilla.es/2015/11/11/la-uned-debate-sobre-la-posible-cooficialidad-de-la-lengua-
tamazight-en-melilla/.
15 URL : https://www.boe.es/buscar/doc.php?id=BOE-A-2001-17500 [consulté le 25/03/2020].
16 Page 177 du rapport. Texte disponible sous le lien suivant
URL : https://llengua.gencat.cat/es/serveis/legislacio_i_drets_linguistics/el-catala-i-
europa/carta_europea_de_llengues_regionals/informes-celrom/ [consulté le 16/07/2020].
17 Cuarto Informe sobre el cumplimiento en España de la Carta europea de las lenguas regionales o minoritarias,
del consejo de Europa, 2010-2013, p. 183-186.
La charte européenne des langues régionales… 577
dispositions de la Charte européenne et, par conséquent, à assurer son
implémentation dans ses « politiques publiques concernant la défense et la
préservation du tamazight en tant que langue régionale ou minoritaire » (quatrième
rapport, p. 185).
Le cinquième, et jusqu’à présent, dernier rapport du gouvernement espagnol pour
la période 2014-2016 renforcera la présence de l’amazigh à Melilla, en occupant un
chapitre entier dans la même partie III avec d’autres langues régionales. Le rapport,
cependant, nie que l’amazigh ait une « pratique de l’écriture », ce qui n’a aucun
fondement bien entendu,18 mais lui servira pour justifier l’absence de mesures en
faveur de son enseignement par exemple. Pour le reste, la réponse du
gouvernement espagnol et des autorités locales se limite à citer une série de
mesurettes visant à améliorer la situation du berbère à Melilla sans vraiment
aborder la question de sa reconnaissance en tant que langue minoritaire ou
régionale. De manière plus générale, les rapports officiels tendent souvent à ne pas
aborder toutes les questions soulevées par le comité d’experts chargé d’évaluer les
progrès réalisés par l’Espagne dans la mise en œuvre de la Charte et le respect des
engagements pris lors de sa ratification.
En guise de conclusion
Le titre de cette communication peut sembler étrange à première vue : que ferait
une langue africaine comme le berbère en Europe ? Nous venons de voir deux cas,
en France et en Espagne, avec deux configurations très différentes. La divergence
est d’abord fondamentalement idéologique : la France ne pourrait céder sur
l’unicité et le centralisme linguistique et culturel de la République et du peuple
français. Le principe d’égalité devant la loi est interprété dans le sens où on ne peut
accorder des droits collectifs à des groupes définis par leur origine, leur langue ou
leur religion. Par ailleurs le statut du français, comme langue de la République est
immuable depuis le XVIIIe siècle. Le fameux réquisitoire de Bertrand Barère du 27
janvier 1794 intitulé « Contre les idiomes contraires à la propagation de l’esprit
public » déclencha à l’époque une offensive très agressive en faveur d’une seule et
unique langue nationale pour la République : le français (Barère 1794). Ce
plaidoyer sera complété quelques mois plus tard par le rapport de l’Abbé Grégoire
du 4 juin 1794, peut-être plus connu et dont le seul intitulé est tout un programme :
« Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser
l’usage de la langue française » (Grégoire 1794). Ces deux rapports peuvent être
considérés comme un monument d’anthologie de l’unilinguisme et qui, à bien des
égards, guident encore aujourd’hui l’idéologie linguistique française.
18 Le rapport se base sur de supposées déclaration du “prof. Tilmatine”, alors que le texte cité se référait aux
habitants de Melilla et pas aux Amazighs en général (p. 301 du V. Rapport).
578 M. Tilmatine
Cette position prépondérante de la langue française est réaffirmée aujourd’hui par
l’article 2 du titre premier de la constitution qui l’intronise comme (seule) langue
de la République et s’opposerait aux usages d’autres langues – tel que préconisé
par la CELRM - dans des domaines comme les administrations publiques ou la
Justice par exemple. Sous la pression internationale et des groupes politiques
régionalistes, la France pourrait intégrer l’usage des langues régionales et donc
« territoriales » comme enrichissement du « patrimoine national » mais refusera de
leur accorder des droits linguistiques tels que prévus par la CELRM. Il est vrai que
depuis les rapports de Carcassonne et de Cerquiglini, le berbère apparaît désormais
comme langue non-territoriale19 et on accepte en France de reconnaître une réalité
sociolinguistique plurilingue avec l’existence, à côté des langues régionales et des
langues étrangères, d’autres langues que pratiquent de nombreux citoyens Français,
issus d’immigrations d’origine diverse, qui, sans avoir de lien avec une région
particulière de la France, y sont, cependant, implantées depuis longtemps. Ce sont
ces langues que le gouvernement français considère aujourd’hui, certes, comme des
langues de France mais « non-territoriales » ou encore « historiques » dans la
mesure où leur implantation serait ancienne. La définition que retiennent les
services du ministère de la Culture, devient dès lors la suivante : « On entend par
langues de France les langues régionales, et les langues minoritaires parlées par des
citoyens français sur le territoire de la République depuis assez longtemps pour
faire partie du patrimoine culturel national, sans être langue officielle d’aucun
État ».20 Cette définition, pose néanmoins aujourd’hui un problème à la langue
berbère dans la mesure où elle est officielle aussi bien au Maroc (2011) qu’en
Algérie (2016). Son statut actuel ne répond plus à la définition que propose le
ministère français de la Culture et réduit le champ d’argumentation en faveur de sa
reconnaissance comme langue menacée dans ses pays d’origine. La mission des
deux experts français était donc pratiquement du domaine de l’impossible :
concilier la constitution française avec ce que stipule la CELRM. Pour résoudre la
quadrature du cercle, ils ont proposé une lecture qui consistait à dire que « l’objet
de la Charte est de protéger des langues et non, nécessairement, de conférer des
droits imprescriptibles à leurs locuteurs, et, d’autre part, que ces langues
appartiennent au patrimoine culturel indivis de la France » (Carcassonne 1998 :
190). La France en adhérant à la charte, ne devait donc pas reconnaître « des droits
linguistiques à des individus particuliers ou à des communautés […] », mais
uniquement « prendre en charge les patrimoines linguistiques de la France »
(Chaker 1998 : 89). Ces perspectives institutionnelles assez sombres ne laissent que
19 URL : https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Politiques-de-la-
langue/Langues-de-France/Langues-non-territoriales.
20 Délégation générale à la langue française et aux langues de France. Les Langues de France, Références 2016,
URL : https://www.culture.gouv.fr/Media/Thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-
France/fichiers/publications_dglflf/References/References-2016-les-langues-de-France
La charte européenne des langues régionales… 579
peu de chances à une reconnaissance du berbère comme « véritable » langue de
France et ce tant que la constitution française ne sera pas modifiée dans ce sens.
Par ailleurs, le manque de visibilité du berbère au plan institutionnel affaiblit
davantage sa position. Il y a bien des initiatives importantes du point de vue
symbolique, comme par exemple l’organisation des festivités de Yennayer, le
nouvel an berbère, dans un nombre de villes et de municipalités françaises ;
l’existence d’un grand nombre d’associations culturelles berbères et surtout un fort
poids démographique puisque le nombre des berbérophones est évalué à environ 2
millions de personnes, selon l’estimation de Chaker (2013 : 2). Or, ces données et
ces chiffres ne se reflètent nullement dans les activités de la communauté amazighe
ou de sa présence dans les universités françaises où l’enseignement du berbère est
même en déclin. La même observation pourrait se faire à propos des chiffres de
participation à l’épreuve facultative du berbère au Bac français qui a diminué
depuis son lancement en 1995 pour stagner à environ 1300 en 2012, selon les
derniers chiffres disponibles (Naït-Zerrad 2013 : 5). La situation du berbère en
France est donc loin d’être brillante ni prometteuse. Si les associations culturelles
ne réagissent pas, s’il n’y a pas une conscientisation approfondie et surtout une
offre d’enseignement attractive et un minimum de perspectives professionnelles,
c’est un avenir bien sombre qui pointe à l’horizon. Plus important encore me
semble le fait que le taux de Language Shift, ou de conversion linguistique en
faveur de la langue du pays d’accueil et donc de perte de la langue des parents est
énorme. La chaîne de transmission semble aujourd’hui de plus en plus rompue. Les
générations d’enfants nés dernièrement en France ont des parents qui eux-mêmes
pratiquent à peine le berbère et il devient de plus en plus rare de trouver
aujourd’hui des cas d’enfants nés en France de parents berbérophones qui
maîtrisent le kabyle ou le rifain par exemple. Si la chaîne de transmission orale
semble inexorablement rompue, seule une transmission par écrit pourrait encore
sauver la langue de sa prochaine disparition. Nous serions donc devant une
situation paradoxale : la possible disparition du berbère en France à l’heure où il est
justement officialisé et enseigné dans les pays d’origine. Un signe de bonne
volonté des gouvernements algériens et marocains serait par exemple d’utiliser le
cadre officiel de l’Enseignement des Langues et Cultures d’Origine (ELCO) pour
proposer au lieu - ou en plus - de l’arabe classique, l’enseignement du berbère ou,
encore mieux, que les gouvernements européens se chargent eux-mêmes de
l’ELCO afin de mettre à niveau son enseignement et de l’adapter aux normes des
pays d’accueils, aussi bien du point de vue pédagogique que des contenus des
enseignements.
La situation de cette langue en Espagne est bien différente. D’abord parce que nous
avons affaire à un tout autre contexte idéologique, qui accepte notamment la
diversité linguistique et des langues co-officielles comme le catalan, le basque ou
580 M. Tilmatine
le galicien. De ce fait, il est clair que la situation des Berbères de Melilla est
parfaitement interprétable au sens que donne la CELRM aux langues régionales et
ce même si jusqu’à présent, cette langue n’a pas été considérée en tant que telle.
Néanmoins, une analyse objective démontre clairement que l’État espagnol se
trouve actuellement confronté à un redoutable défi : s’il y a des Espagnols qui
résident « historiquement » dans une région déterminée en Espagne et que ces
derniers ont une autre langue maternelle que l’espagnol, eh bien la CELRM, dans
sa version actuelle, leur octroie le droit de demander la reconnaissance de
l’amazigh comme langue régionale à Melilla (et de la darija à Ceuta). Ce texte
européen met en évidence le fait que la transition politique espagnole a rendu
justice à certains mais que d’autres ont été oubliés : les Berbères, la population
autochtone de Melilla.
Le silence officiel autour de ces revendications est intenable car elles existent
aujourd’hui comme une demande d’une frange des citoyens espagnols de Melilla.
Le soutien des partis nationalistes catalan et basque à la co-officialisation de la
langue amazighe à Melilla renforce considérablement cette position, mais c’est le
cadre européen qui peut clairement changer la situation. La ratification du CELRM
oblige les États à rendre compte des progrès réalisés au moyen de rapports
périodiques qui doivent être présentés tous les trois ans depuis 2002. Cette
obligation, suspendue comme une épée de Damoclès, exerce une forte pression sur
eux. Le gouvernement espagnol se trouve donc aujourd’hui face à un dilemme :
comment justifier l’inégalité de traitement des citoyens d’un même pays en
donnant, par exemple, à certains ce qui est refusé à d’autres à Melilla ? Comment
concilier les engagements pris par rapport à la Charte avec les conséquences de
l’application des mesures prévues dans le document ? Comment élever une langue
de « moros » au niveau de l’espagnol, alors que même des concessions à des
langues « historiques » comme le catalan ou le basque ne sont acceptées qu’après
d’âpres négociations et souvent du bout des lèvres ? Comment ne pas y voir une
politique à deux vitesses ? Bien clair, mais pas facile à résoudre pour l’État central.
Les implications d’une telle reconnaissance sont imprévisibles,
multidimensionnelles et difficiles à contrôler du point de vue géostratégique. En
effet, bien que les objectifs de la CELRM se reflètent partiellement dans des textes
locaux tels que le Pacte social pour l’interculturalité ou ceux adressés au Conseil de
l’Europe, il est patent que, comme nous l’avons souligné lors du Forum de
discussion sur la CELRM et les langues parlées en Espagne,21 la langue amazighe
manque de visibilité et/ou de présence institutionnelle (justice, éducation,
21 Forum de débats sur la Charte Européenne des Langues Régionales ou Minoritaires : Las lenguas en el Estado
español, Consello da Cultura Galega, Santiago de Compostela, 29-30 de juin 2017. Voir les liens
suivants URL : http://consellodacultura.gal/evento.php?id=200581 ; Ou bien
URL : https://www.academia.edu/35938846/Conclusiones_del_Foro_de_debate_sobre_la_Carta_Europea_para_la
s_Lenguas_Regionales_o_Minoritarias_en_el_Estado_espa%C3%B1ol.pdf
La charte européenne des langues régionales… 581
toponymie, etc.) à Melilla. Il est certain aussi que la ville ne dispose pas non plus
d’une organisation spécifiquement chargée de suivre une véritable politique
linguistique. Enfin, les autorités de Melilla tendent à utiliser la religion comme
marqueur identitaire et le terme « musulmans » pour se référer à la population
autochtone, d’origine nord-africaine, ce qui entraîne une
ségrégation/différenciation entre « population européenne, chrétienne », par
opposition à une « population ‘africaine’, musulmane ». Pour remédier à cette
situation, il est recommandé - au lieu de l’Islam - de s’appuyer avant tout sur la
langue et culture amazighes comme référence identitaire comme par ailleurs,
tentent de le faire une grande frange du mouvement associatif kabyle en France.
Enfin, si les indicateurs semblent au rouge dans ce dernier pays, la situation est
bien différente à Melilla où la cause amazighe dispose déjà des appuis de beaucoup
de partis dits « nationalistes » comme les Catalans, les Basques, les Galiciens ou
certains partis de gauche. Reste ce qui semble pourtant le plus facile, mais qui
paradoxalement semble le plus dur à obtenir : la substitution de la référence
religieuse comme marqueur identitaire par une mobilisation plus claire et plus
massive de la population amazighe en faveur de sa propre langue et culture comme
référence culturelle. Cet engagement doit se faire, bien entendu, dans le respect
absolu, des lois espagnoles, locales et nationales qui constituent le ciment de la
cohésion sociale à Melilla. Face à cette situation, le gouvernement local opte pour
l’instant pour la solution de facilité et la stratégie du wait and see : reporter les
décisions, concéder des réformettes et un semblant de reconnaissance sans
vraiment l’assumer.
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