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"Claude Vigée (1921-2020). Ce chant donné en partage" - Hommage à Claude Vigée.

Authors:
Tsafon
Revue d'études juives du Nord
80 | 2020
Varia
Claude Vigée (1921-2020)
Ce chant donné en partage
AndréeLerousseau
Éditionélectronique
URL : https://journals.openedition.org/tsafon/3435
DOI : 10.4000/tsafon.3435
ISSN : 2609-6420
Éditeur
Association Jean-Marie Delmaire
Éditionimprimée
Date de publication : 1 décembre 2020
Pagination : 163-168
ISSN : 1149-6630
Référenceélectronique
Andrée Lerousseau, « Claude Vigée (1921-2020) », Tsafon [En ligne], 80 | 2020, mis en ligne le 01
décembre 2020, consulté le 24 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/tsafon/3435 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/tsafon.3435
Tsafon. Revues d'études juives du Nord
Tsafon 80 : Claude Vigée (1921-2020). Ce chant donné en partage
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Hommage
Claude Vigée (1921-2020)
Ce chant donné en partage
Andrée Lerousseau*
Saltimbanque aux entrailles tordues par la terreur,
j’avance à contretemps
j’erre à contre-nations,
m’amusant, les narguant, exultant sur le vide1
le 3 janvier 1921 en Alsace, à Bischwiller, Claude-André
Strauss, qui deviendra Claude Vigée, est décédé à Paris la veille de
Souccoth 5781, le 2 octobre 2020. Réfugié à Toulouse, il avait vu sa vie
basculer le 15 octobre 1940, date de la promulgation du décret
ignominieux sur le statut des Juifs de France : « jamais je n’oublierai cet
instant-là, qui achevait, à dix-neuf ans, de diviser ma vie en deux temps
irréconciliables : celui de la confiance naïve et du primesaut ; celui du
doute et de l’abandon »2. Dans la vieille synagogue de la rue Palaprat, le
jeune homme renoue avec ses racines et entre en résistance au sein de
l’Action juive. L’année même l’Allemagne décrète la « solution
finale », il publie son premier poème sous le pseudonyme de Claude
Vigée dans la Revue Poésie 42 de Pierre Seghers, inscrivant dans ce nom
qu’il s’était choisi, et qui résonne comme un défi lancé à l’ennemi, la
vocation même du poète et du Juif comme « passeur du vivant »3 :
* Université de Lille, Sciences Humaines et Sociales.
1 Claude Vigée, Mon heure sur la terre. Poésies complètes, 1936-2008, préface de
Michèle Finck, introduction dAnne Mounic, Paris, Galaade Éditions, 2008, p. 499.
2 Claude Vigée, La lune dhiver. Récit Journal Essai, Paris, Champion, 2002,
p. 113.
3 Pour reprendre la belle formule de Sylvie Parizet, dans Là où chante la lumière
obscure… Hommage à Claude Vigée, sous la direction de S. Parizet, Paris, Éditions du
Cerf, 2011, p. 293.
Andrée Lerousseau
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Claude, tu portes la prophétie et le serment d’Isaïe (49,18) dans ton nom même,
Vigée, hani, « moi vivant » […] dans le hani, il y a une revendication de
vivre contre les drogués de la mise à mort et de la haine de la vie, et ainsi,
invisiblement, c’est une parabole du poème […] Et c’est aussi, si je peux dire,
l’auto-simultanéité des moments de la vie qui est inscrite dans le présent de h
ani.4
Ainsi le poète, dans la lignée de Jacob, entamait-il une lutte sans
relâche contre Esaü, ce frère jumeau, marcheur vers la mort.
Le 26 octobre 1942, alors que l’étau se resserre autour de lui,
Claude Vigée franchit avec sa mère la frontière des Pyrénées et tous deux
s’embarquent le 19 novembre, à Lisbonne, sur le Serpa Pinto faisant
route vers New York. Dans le Nouveau Monde, il retrouve Évy, sa
cousine germaine qu’il épouse en 1947, et où naissent leurs deux enfants,
Claudine et Daniel ; il entame une brillante carrière à l’université de
Brandeis où il dirige le département des langues romanes. Il n’en vit pas
moins cet exil comme une véritable traversée du désert, se sent déplacé,
« out of place »5. Dans l’improbable clarté de la « lune d’hiver », afin
d’échapper à lagonie et à l’aphasie, il rédige La corne du grand pardon,
Les poèmes de l’été indien et une partie des textes de Canan d’exil et
s’affirme bientôt comme l’un des plus grands poètes français
contemporains. Puis vient le « retournement / simple et miraculeux de
l’exil en présence »6 lorsque, le 30 septembre 1960, veille de Kippour, la
famille arrive en Israël où Claude Vigée poursuit son enseignement à
l’université hébraïque de Jérusalem et où il apprend l’hébreu aux côtés de
son fils Daniel. Cette installation, vécue comme un « retour » qui ne se
traduira pas pour autant en terme « d’enracinement », inaugure une
période d’intense créativité dans une double extase des sens et de la
parole :
Le cœur qui sut attendre au plus noir de l’exil
Et survivre à minuit, par la grâce de l’agonie
Connaîtra la nouvelle joie qui germait dans le temps.7
Dans l’éblouissement de la lumière de Judée, sur cette terre
promise qui l’attend autant qu’il l’a attendue (comment ne pas songer à
4 Henri Meschonnic, « Avec Claude Vigée, cest loreille qui voit », dans Claude Vigée,
Danser vers l’abîme, Paris, Parole et Silence, 2004, avant-propos.
5 Claude Vigée, La lune d’hiver, op. cit., p. 432.
6 Claude Vigée, Mon heure sur la terre, op. cit., p. 724.
7 « Le poème du retour », dans Mon heure sur la terre, ibid., p. 379.
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Jacob et Rachel ?), le poème d’exil s’inverse en un long Poème du
retour. Il fait l’expérience de la réciprocité du désir, de l’éclosion de
l’être, d’une nouvelle naissance et d’une nouvelle alliance partagée avec
le peuple et la femme aimée dans les « Noces d’Amnon et de Tamar »,
chant jubilatoire qui se dresse comme une colonne de lumière et de
sensualité 8. Les années passent entrecoupées du va-et-vient entre
Jérusalem, l’Alsace et Paris où le couple s’installe définitivement en
2001 en raison de l’état de santé d’Évy, qui décède en 2007. « Attends-
moi dans la nuit / où tu sommeilles en paix », dit le poème lu le 22
janvier 20079 dans le cimetière de Bischwiller, Claude Vigée repose
désormais depuis le 6 octobre dernier à ses côtés et auprès de Daniel,
disparu trop tôt, ultime épreuve, terrible, qui fit de lui « l’orphelin » de
son fils.
Dans sa belle préface à Mon heure sur la terre, Michèle Finck
évoque la « double paternité spirituelle, biblique et musicale : celle de
Jacob et celle de Mozart », qui fait de la poésie de Vigée une œuvre bâtie
« sur un jeu de contrepoint entre la lutte et la grâce »10. La parole
dansante du poète, qui alterne avec la claudication, se déploie, entre
« extase et errance », dans un perpétuel va-et-vient entre la source, le
silence primordial de l’Aleph, antérieur à toute parole proférée, et
l’instant où celle-ci jaillit, mêlant, dans ce qu’il nomme son « judan »,
l’horizontalité de la prose à la verticalité du poème11. Maître incontesté
de la langue française, Claude Vigée sera également l’un des artisans du
renouveau de la poésie alsacienne, de ce dialecte enfoui au fond de lui-
même qui ressurgit en 1982 sur une terrasse de Jérusalem où il compose
en quelques jours son admirable et ô combien provocateur
« requiem alsacien », Schwàrzi sengessle flàckere ém Wénd [Les orties
noires flambent dans le vent] qui se termine sur l’assomption de la langue
refoulée.
Juif rescapé qui voit avec angoisse ses étudiants israéliens partir
pour le front, le poète est tout sauf un adepte de la contemplation et de
l’art pour l’art. Il fut sa vie durant un lutteur, un résistant, comme en
témoigne son œuvre, tout aussi remarquable, d’essayiste et de
8 Ibid., p. 390-398.
9 Ibid., p. 779.
10 Sur l’héritage de Mozart, voir également le bel article de Michèle Finck :
« Épiphanies musicales dans la poésie de Claude Vigée », dans Là où chante la lumière
obscure…, op. cit.
11 Voir à ce propos Claude Vigée, L’extase et l’errance, Paris, Grasset, 1982.
Andrée Lerousseau
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comparatiste12. La force et la légitimité de sa critique tient à son double
héritage, à l’intimité qui le lie à l’objet de sa critique (l’anthropologie
binaire et la perversion dualiste prééminentes dans la pensée et dans la
littérature occidentales) et à cette étrangeté qui lui permet de maintenir
ses distances : « Rien de plus contraire à l’essence judaïque », dit-il,
« que ces conceptions dualistes auxquelles notre civilisation s’est vouée à
en mourir ! »13. À l’instar d’Henri Meschonnic, son ami et complice, il
puise dans l’héritage juif son pouvoir de résistance à la tentation nihiliste
de l’Occident et sa capacité de subversion. Sa critique littéraire, à
redécouvrir, est pour le lecteur la source d’un plaisir infini ressenti dans
un rapport nouveau au texte et éveille en lui un désir et un véritable
appétit de littérature.
Avec la mort de Claude Vigée, nous perdons un ami, un être
délicieux, chaleureux, volontiers espiègle, qui avait fondé sa relation aux
autres sur l’écoute. Dans ce lieu accueillant qu’était son appartement
parisien, c’était un pur ravissement que de l’entendre évoquer avec
humour « la verte enfance du monde » dans cette petite communauté
juive de la campagne alsacienne, dominée par la présence du grand-père
Léopold14, ou de relire en sa compagnie le Cantique des Cantiques qui,
disait-il, porte « dans sa version originale […] la marque d’une jeunesse
éternelle »15 dont il avait su garder le secret. Il nous laisse pour héritage
son œuvre, comme une boussole afin de nous orienter, peut-être, en cette
période d’obscurité et de désenchantement persistant du monde qui
s’accompagnent d’une tentation au repli et d’une résurgence de la
barbarie dont il a toujours entrevu la possibilité :
Si mes poèmes, mes récits, mes témoignages vont servir à quelque chose, n’est-
ce pas à nous frayer un sentier vers le lieu de la confiance première ? Et puis à
forer, par un rebondissement inouï, l’autre chemin, contraire mais parallèle ; un
chemin qui serait le frère jumeau du premier. Celui de l’ouverture au temps et à
l’espace habités de ce monde, au sein duquel nous nous enfonçons comme un
fleuve s’écoule vers l’océan, en y répandant au passage la semence de ses
12 Cf. l’anthologie d’essais sélectionnés par Vigée lui-même, Rêver d’écrire le temps, de
la forme à l’informe, Paris, Orizons, 2011.
13 Claude Vigée, « Civilisation française et génie hébraïque », dans Pentecôte à
Bethléem : choix d’essais 1960-1987, Paris, Parole et Silence, 2006, p. 83.
14 Enfance sur laquelle Claude Vigée ne cessait de faire retour, merveilleusement décrite
dans les deux tomes du Panier de houblon, parus chez Lattès en 1994 et 1995, et dont le
premier tome, « La verte enfance du monde », valut à son auteur le Prix Wizo.
15 Claude Vigée Victor Malka, Le puits d’eaux vives. Entretiens sur les Cinq Rouleaux
de la Bible, Paris, Albin Michel, 1993, p. 26.
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grandes eaux qui étincellent dans le soir montant, et fécondent librement le
ventre de la terre.16
Au lendemain de Souccoth 5781, c’est avec émotion et une infinie
gratitude que nous prêtons l’oreille au murmure de ses poèmes entrelacés
et que nous risquons, en dépit de la fragilité de la condition humaine, ce
pas dans l’ouvert auquel nous convie sa parole hospitalière :
VOCATION DU POÈTE
Toujours reverdissant sur leurs hautes ramures
depuis près de quatre-vingts ans,
tous nos poèmes entrelacés rêvent d’être le murmure
d’une vaste souccah au clair de lune qui danse
la hora d’automne en plein vent :
pour le plaisir des vieux et des jeunes enfants
sa grande porte bat entre terre et planètes,
de jour comme de nuit ouverte à tout vivant !
veille de Souccoth 5767
5 octobre 200617
16 Claude Vigée, Dans le silence de l’Aleph, Paris, Albin Michel, 1992, p. 13.
17 Claude Vigée, Mon heure sur la terre, op. cit., p. 775.
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Dans le port d’Ascalon
Les bergers nus lessivent
Leurs brebis dans la mer :
Les filles aux pieds bruns
Font claquer leurs sandales
Sur chaque dalle blanche.
Dans la coupole d’air
L’œil du soleil élève
À hauteur d’univers
Jérusalem future
Qu’inaugure l’éclair
De la neige d’été.
Mon heure sur la terre, op. cit., p. 421
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Ascalon Les bergers nus lessivent Leurs brebis dans la mer : Les filles aux pieds bruns Font claquer leurs sandales Sur chaque dalle blanche
  • Port Dans Le
Dans le port d'Ascalon Les bergers nus lessivent Leurs brebis dans la mer : Les filles aux pieds bruns Font claquer leurs sandales Sur chaque dalle blanche. Dans la coupole d'air L'oeil du soleil élève À hauteur d'univers Jérusalem future Qu'inaugure l'éclair De la neige d'été.