Content uploaded by Bárbara Carvalho
Author content
All content in this area was uploaded by Bárbara Carvalho on Apr 30, 2021
Content may be subject to copyright.
| BABYLONIA tema 1|202158
Tema
This article presents the results of a study about intrusive speech interruptions of
girls in the school environment. Based on a corpus of interactions observed at a
French as first language (L1) classroom, this study aimed to identify and describe
the organizational sequence of intrusive interruptions, as well as the resources
employed by the participants throughout these interruptions. The frequency of
the interruptions suered by the girls was identified as a means of discussing the
systematicity of such interactional phenomenon. In this paper, an example from the
analysis of a sequence of intrusive interruptions through a Conversation Analysis
perspective will be presented, followed by a brief discussion of the results derived
from the rate of girls’ speech interruptions. The findings invite us to reect on a
probable devaluation of girls’ participation in class and the eects of these inter-
ruptions on girls’ learning processes. To conclude, some suggestions for practical
applications aimed at building a truly gender-equitable learning environment for
addressing gender concerns will be provided.
À L’ÉCOLE, LES FILLES SONT-ELLES
SYSTÉMATIQUEMENT INTERROMPUES ?
Introduction
Au cours des dernières décennies, des
études portant sur la différence entre
la parole des femmes et des hommes
(West & Zimmerman, 1975, 1983, 1987 ;
Tannen, 1990 ; Murata, 1994; Ford, 2008
; Jacobi & Schweers, 2017) ont montré
que les femmes sont plus interrompues
que les hommes dans une conversation.
De plus, les femmes sont interrompues
majoritairement par des hommes indé-
pendamment des niveaux d’intimité, des
attributs de personnalité ou du statut des
participants en interaction, que ce soit
dans la sphère professionnelle, sociale
ou privée. Les analyses présentées par ces
auteurs sont multiples et ne convergent
pas toujours vers les mêmes conclusions.
Cependant, tous évoquent tous la notion
d’une domination masculine qui résulte
de la division sexuée de la société, et
favorise davantage les hommes, comme
peut-être la cause la plus importante
d’une naturalisation de la coupure de la
parole des femmes et de la domination
masculine dans des conversations mixtes.
Dans une société non équitable à l’égard
du genre, la parole devient un objet de
pouvoir genré.
Bien que les résultats de ces recherches
aient pointé une systématicité de l’inter-
ruption de la parole des femmes dans des
contextes les plus variés, les études rela-
tives à ce type d’interruption à l’école – et
notamment dans les termes de l’Analyse
Conversationnelle (AC) – font défaut. Afin
de comprendre si un biais ‘genre’ concer-
nant le droit à la parole existe également
en milieu scolaire, nous avons réalisé une
étude portant sur les interruptions intru-
sives de leur parole subies par les filles en
classe de français langue première au se-
condaire I en Suisse Romande (Carvalho,
2019). Dans les cas où ces interruptions
ont été identifiées, notre étude visait la
description des séquences concernées, la
description des méthodes mobilisées par
les interactants lors de la production de
ces interruptions ainsi qu’une analyse
quantitative consacrée à la discussion du
caractère systématique des interruptions
de la parole des filles.
Bárbara Carvalho |
Université de
Neuchâtel
Bárbara Carvalho a ob-
tenu le titre de Master
en Leres et Sciences
humaines à l’Université
de Neuchâtel, 2019. Au
Brésil, elle est diplômée de l’Université
de São Paulo où elle a obtenu le titre de
Bachelor en Linguistique et la Licence
en enseignement de langue portugaise.
Elle s’intéresse aux études concernant la
construction des identités sociales dans
des pratiques communicatives au regard
de l’écart entre les genres en milieu d’ap-
prentissage.
1|2021 tema BABYLONIA | 59
chaque leçon et comparés entre eux. Les
résultats ont montré que les filles ont été
interrompues de manière beaucoup plus
fréquente que les garçons.
Retenons ici les trois résultats les plus
importants : 1) dans une classe compo-
sée de 20 élèves, 9 filles et 11 garçons,
le temps de parole détenu en moyenne
par chaque garçon a été 50% supérieur à
celui des filles, et cela dans la situation
dans laquelle les filles ont parlé le plus.
Dans les contextes où les filles ont moins
parlé, un garçon a détenu la parole en
moyenne trois fois plus qu’une fille: les
garçons ont gardé la parole 23% du temps
contre 6% pour les filles; 2) les filles sont
plus interrompues que les garçons: 80%
plus que les garçons dans le cas où elles
étaient le moins interrompues ; 3) les
filles sont majoritairement interrompues
par des garçons, alors qu’elles sont moins
interrompues par d’autres filles. Dans une
des leçons observées, les garçons ont été
à l’origine de toutes les interruptions in-
trusives produites en classe, soit chez les
filles soit chez eux-mêmes. Ces résultats
peuvent, par exemple, nous orienter vers
une remise en cause de la croyance so-
ciale apposée sur l’idée que les femmes
seraient plus bavardes.
Dans cette contribution, nous présen-
terons d’abord un bref aperçu théorique
concernant la construction des identités
sociales à travers la parole en classe et
le concept d’interruption intrusive. La
deuxième section sera consacrée à la mi-
cro-analyse de la séquence d’interruption
déjà mentionnée. L’article se clôt par une
conclusion et une discussion d’implica-
tions pratiques pour l’école.
Cadre théorique
L’identité de genre est une parmi les mul-
tiples facteurs qui composent l’identité
sociale d’un individu. Tout d’abord, il
est important de garder à l’esprit qu’une
seule notion de genre, étant donné la
complexité du sujet, n’existe point. Nous
nous sommes intéressée aux approches
discursives de la construction de l’iden-
tité sociale mettant l’accent sur la no-
tion de genre et sa relation étroite avec
le langage (Bourdieu, 1998, 2014; Fou-
cault, 1989; Ostermman, 2008; Tannen,
1990; Weatherall, 2000, 2002; West
& Zimmerman, 1983, 1987). Dans cette
perspective, faire référence à un concept
disponible dans la réalité est faire, en
L’analyse a été fondée sur les principes
méthodologiques de l’AC (Sacks et al.,
1974). Les interactions analysées ont été
enregistrées par audio et vidéo et trans-
crites en détail. La classe observée était
composée de 9 filles et 11 garçons. Nous
avons saisi les interactions intégrées dans
des activités à l’oral, à savoir des discus-
sions sur des thèmes de société et sur
des livres qui étaient en train d’être lus
par les élèves. Une discussion est pro-
posée par l’enseignant et les apprenants
sont invités à exprimer leurs opinions.
L’enseignant a défini à l’avance des règles
pour la prise de parole, comme lever la
main pour demander la parole, et des
élèves individuels sont hétéro-sélection-
nés tour à tour. Le genre de l’enseignant
n’est pas pris en compte dans cette ana-
lyse. Nous nous sommes focalisée sur les
interactions entre pairs dans un contexte
de discussion guidée par l’enseignant avec
pré-allocation de tours de parole, c’est-à-
dire dans un cadre de contrôle sur l’orga-
nisation de la prise de parole. Toutefois,
même dans ce contexte, nous avons pu
constater l’occurrence d’interruptions
systématiques de la parole des filles.
Nous rapporterons ici certains résultats
obtenus dans notre étude. Nous présen-
terons une analyse illustrative d’une sé-
quence d’interruption intrusive subie par
l’apprenante Maya1. L’élève est choisie
par l’enseignant pour présenter son avis
à propos du sujet en discussion. Malgré
la pré-allocation du tour de parole et les
règles préalablement établies, l’élève a
été systématiquement interrompue avant
de réussir à achever son tour de parole.
Nous tâcherons ici de montrer la façon
dont l’élève réagit aux tours de parole
constituant des interruptions et les res-
sources interactionnelles mises en place
par les participants impliqués dans cette
interaction.
Une analyse quantitative a été également
réalisée afin d’identifier la fréquence avec
laquelle les filles ont été interrompues de
manière intrusive en classe. Pour ce faire,
premièrement, nous avons repéré toutes
les interruptions intrusives produites
dans les leçons observées. Ensuite, nous
avons comparé le nombre d’interruptions
subies par les garçons et les filles, respec-
tivement. Enfin, les taux d’interruptions
subies par les filles et les garçons, norma-
lisés avec le nombre des participants et
le temps de parole de chaque participant
de chaque genre, ont été calculés pour
1 Les participants sont identifiés par des
noms fictifs afin de les rendre anonymes.
| BABYLONIA tema 1|202160
2 Le terme chevauchement fait référence à
l’acte de « plus d’une personne parle à la
fois » dans une conversation (Sacks et al.
1974).
et en fonction des objectifs pédagogiques
émergents et co-construits localement.
Le type d’activité en cours, les objectifs de
cette activité, le type de contenu étudié,
l’âge des participants impliqués dans l’in-
teraction et les conversations parallèles
entre les élèves sont quelques exemples
de facteurs jouant un rôle important lors
de l’organisation de la prise de parole
en classe. Des enseignants peuvent donc
instituer un système de pré-attribution
des tours où les élèves doivent prendre la
parole selon un ordre défini à l’avance ou
sur la base de l’hétéro-sélection par l’en-
seignant. Les élèves peuvent également
s’auto-sélectionner, comportement qui
peut être accepté et encouragé ou alors
dévalorisé et/ou sanctionné. Les élèves
mettent en scène leurs disponibilités ou
indisponibilités pour prendre la parole de
manière verbale ou non verbale (multi-
modale), comme en levant la main ou à
travers le contact visuel (Evnitskaya &
Berger, 2017). Enfin, les échanges peuvent
se dérouler en étant plus ou moins parse-
més de chevauchements2 ou de longues
pauses.
Les chevauchements peuvent être
non-intrusifs, par exemple quand un
élève prend la parole de manière anti-
cipatoire, juste avant la fin du tour d’un
de ses pairs, sans couper court au propos
d’autrui. Ou alors le chevauchement peut
relever d’une interruption intrusive. C’est
cette interruption intrusive que nous avons
examinée par rapport aux tours de parole
produits par des filles en classe de fran-
çais langue première, en nous focalisant
spécifiquement sur les moments où une
fille a été hétéro-sélectionnée par l’ensei-
gnant comme prochaine locutrice. Mu-
rata (1994) définit l’interruption en tant
qu’acte qui viole la parole d’un participant
à la conversation. L’interruption intrusive
peut être perçue comme agressive: le
participant qui interrompt prend la parole
en violant le droit de parler du locuteur
actuel, par exemple pour présenter un dé-
saccord avec ce qui est dit ou pour forcer
un changement de sujet de discussion. Il
convient de noter que ce qui est perçu
comme une interruption intrusive dans
une culture peut être considéré comme
coopératif dans une autre. La coupure
abrupte de la parole est en soi une inter-
ruption mais pas nécessairement intru-
sive. C’est surtout ce que les interactants
essaient de faire en se parlant qui dé-
termine le type d’interruption dans une
conversation. Les interruptions peuvent
effet, une référence au discours qui
construit cette réalité (Scot, 1998). Ainsi,
les concepts de genre et de rôles qui sont
associés aux genres sont historiquement
et culturellement variables: leur sens est
une construction négociée par des parti-
cipants impliqués dans ces interactions
situées aux niveaux social et historique.
En se basant sur ces études, la notion
de genre sur laquelle s’est fondée notre
recherche est celle proposée par Butler
(1990). Selon cette autrice, la division
sexuée entre les corps se construit à par-
tir d’un concept de sexe biologique créé
par le discours. De ce fait, une matéria-
lité sexuée du corps n’existe pas avant
le discours parce que c’est le discours
qui classe un tel corps (avec certaines
caractéristiques) en tant que masculin
ou féminin. Il existe donc un genre social
qui est préalable à la matérialité sexuée
du corps et qui est assigné à ce corps lors
de la naissance d’une personne. Ce sont
les genres sociaux qui sont inscrits dans
les corps pour qu’ils deviennent sexués.
A cet égard, il est tout à fait important de
réfléchir à la pluralité des genres sociaux
en sortant du binarisme féminin-mascu-
lin qui n’est pas assez représentatif des
différentes identités sociales.
L’identité sociale d’un sujet se configure
à travers ses discours et par rapport aux
discours d’autrui, dans un processus qui
implique l’altérité. L’une des institu-
tions clés qui participe à ce processus est
l’école. La construction de significations,
de rapports interpersonnels, d’identités
en classe se manifeste dans et à travers
la parole-en-interaction. La parole de cha-
cun s’ajuste aux contributions des autres
participants et les tours de parole sont
le résultat de ces ajustements mutuels
(Sacks et al. 1974: 726). Ainsi, c’est dans
l’élaboration de chaque tour de parole et
dans la coordination des changements
de tours de parole que peuvent se maté-
rialiser des comportements stéréotypés,
et ce sont ces mêmes éléments qui sont
susceptibles d’influencer la construction
d’une identité de genre d’un certain sujet
dans son rapport à autrui. Les interac-
tions en classe jouent donc un rôle fonda-
mental dans la construction des identités
sociales des élèves.
L’organisation des tours de parole en
classe se fait de façon particulière no-
tamment en raison des routines institu-
tionnelles propres mises en œuvre par les
participants impliqués dans l’interaction
1|2021 tema BABYLONIA | 61
Dans l’ensemble de notre contexte d’ana-
lyse, les séquences d’interruption se sont
déroulées de manière stable et très sem-
blable à ce que nous pouvons observer
dans cet extrait. Celui-ci nous permet
ainsi de présenter les méthodes mobili-
sées par les interactants lors de la pro-
duction d’une interruption et ses consé-
quences séquentielles. Nous pouvons y
observer des exemples d’interruptions
intrusives, une interruption collaborative
et les conséquences séquentielles entrai-
nées par les deux types d’interruptions.
Les interruptions intrusives repérées
dans notre corpus ont été produites au
moyen de ressources interactionnelles
telles que l’étirement de syllabe dans un
tour de parole, l’augmentation du vo-
lume de la voix pour prendre la parole
et des chevauchements compétitifs en
dépit de la pré-allocation des tours faite
par l’enseignant. Pour faire face à ces
interruptions, les filles ont eu recours
notamment à deux stratégies, à savoir:
a) s’engager dans les chevauchements
compétitifs, et b) abandonner leur tour
de parole et attendre une intervention de
l’enseignant pour reprendre la parole. Il
faut noter que les filles ont aussi produit
des interruptions intrusives. Par contre,
elles l’ont fait avec une fréquence plus
basse par rapport aux garçons. La plupart
des interruptions produites par les filles
ont été comprises en tant que coopéra-
tives par les participants en interaction.
Les résultats obtenus dans notre re-
cherche pointent vers une systématicité
d’un comportement interactionnel qui ne
semble pas être lié à un simple désintérêt
des élèves impliqués dans l’interaction. Le
désintérêt ou l’écoute non-active peuvent
être des facteurs qui jouent un rôle im-
portant dans toutes les interactions.
Cependant, ces facteurs ne remettent
pas en question le constat que, dans le
corpus analysé, ce sont les filles qui sont
la cible des interruptions intrusives et
qu’elles ont dû s’engager, selon les cas,
trois fois plus qu’un garçon pour assurer
leurs rôles de locutrices et garder leurs
tours de parole.
donc être collaboratives ou intrusives. La
nature intrusive de l’interruption peut se
traduire par la manière dont le partici-
pant interrompu interprète et réagit à ces
interruptions tour après tour de parole au
cours de la conversation.
Comme les études de ce phénomène dans
une perspective d’AC en milieu scolaire
sont rares, nous ne pouvons pas conclure
que cette tendance à l’interruption sys-
tématique de la parole des filles se re-
produit avec la même fréquence ou les
mêmes caractéristiques linguistiques
dans d’autres contextes scolaires. Les
résultats peuvent varier en fonction de
plusieurs autres facteurs comme les en-
seignants qui gèrent l’activité en cours;
le genre de l’enseignant; les règles de
prise de parole négociées entre les inte-
ractants; les caractéristiques de la tâche
en cours; les types de cours concernés,
comme la biologie ou les mathéma-
tiques, par exemple; les tranches d’âges
des élèves et des enseignants impliqués
dans l’interaction. En d’autres termes, les
possibilités de recherches qui s’ouvrent
à propos de l’interruption systématique
de la parole des filles en milieu scolaire
sont vastes.
Analyse d’interruptions
intrusives de la parole des lles
à l’école
Le corpus utilisé dans cette étude a été
recueilli par le Centre de Linguistique
Appliquée (CLA) de l’Université de Neu-
châtel. Il s’agit d’interactions en classe
impliquant des élèves âgés de 13 à 14
ans, à l’école obligatoire en Suisse. Ces
enregistrements audiovisuels ont été
transcrits selon les conventions en vi-
gueur en AC. L’exemple ci-après (1) est
tiré d’une discussion où les élèves sont
invités à exprimer leur avis sur le sujet
suivant: « Quand les apprenants auront
des enfants, qui les élèvera, eux, leur
conjoint, quelqu’un d’autre ? Pourquoi
?». L’extrait ci-après montre des inter-
ruptions subies par Maya. La séquence
est initiée par l’enseignant qui clôt la
séquence produite avec Carine et sélec-
tionne la prochaine locutrice, Maya. Dans
notre exemple, Maya et Carine sont des
filles, Dominique est un garçon et le point
d’interrogation (?) désigne un participant
non identifié dont, dans ce cas, le genre
n’a pas pu être identifié.
| BABYLONIA tema 1|202162
(1) Extrait du corpus Français langue première, secondaire I, discussion
de thème de société : L1-secI-DS-3 (vidéo 21m08s)
1|2021 tema BABYLONIA | 63
vois pas comme ça », action qui implique
une réponse de la part de Maya et, par
ce fait, la sélectionne comme prochaine
locutrice. Or, le tour suivant de Maya est à
nouveau interrompu (ligne 26) par Carine
qui intervient en chevauchement avec la
parole en cours de Maya, et elle le fait en
énonçant une objection: « mais pas toute
la vie » (c’est-à-dire, elle affirme qu’il ne
s’agit pas de rester à la maison toute sa
vie quand on a une famille en tant que
femme, alors que Maya avait justement
suggéré cette contrainte).
Nous avons repéré les images de
l’interaction entre Maya et Carine. Maya
parle toujours en regardant tout droit, fi-
gure 1, (21 min 59 de la vidéo). Carine, par
contre, fait des mouvements vers d’autres
élèves, figure 2 (22 min 01 de la vidéo),
et met sa main à la bouche en cachant
partiellement son visage. Carine inter-
vient, « mais pas toute la vie », afin de
permettre à Maya de formuler un énoncé
conclusif (ligne 27): « en fait c’est ça »,
qui est toutefois chevauché par Domi-
nique, via une autre interruption intrusive
(l. 28). Dominique interrompt le topique
en cours (qui restera à la maison pour éle-
ver ses enfants?) pour adresser un énon-
cé offensif à l’égard de Maya. Cette action
déclenche les rires de la classe qui sont
suivis de l’intervention de l’enseignant
par l’interjection « [°chcht°]». Ainsi, ce
n’est qu’après plusieurs interruptions, à
partir de la ligne 33, que Maya parvient
à assurer son rôle en tant que locutrice
sans interruption de la part d’autres par-
ticipants.
Conclusion et implications
pratiques
L’un des objectifs des interactions en
classe est de favoriser les compétences
communicatives (ou: interactives) des
Maya commence un premier tour de pa-
role à la ligne 3; il est marqué par des
éléments d’hésitation : répétition de mots
(« les: les »), troncations (« i- ils »),
micro-pauses et allongement de syllabes
(« les: », « ça: »). Ce tour se termine avec
un rire (l.7), à un point de complétude
actionnelle et syntaxique: Maya a énon-
cé son opinion. Aux lignes 8-9, d’autres
participants s’auto-sélectionnent, in-
tervenant avec des signes de surprise
«hein?» « aah ? », ce qui incite Maya
à insister (l. 10): « [ouais] mais: [c’est
vrai] ». Les intrusions auto-sélectionnées
de ses camarades aux lignes 8 et 9 violent
les règles de prise de parole préétablies
au début de la séance, mais elles n’inter-
rompent pas le tour de Maya: ce ne sont
pas des interruptions intrusives. Après
avoir été relancée par l’enseignant (l. 11-
2) qui demande «pourquoi c’est tuant
cette image de femme au foyer», Maya
reprend son tour (l. 13) et revient sur sa
première opinion, «non c’est pas tuant»,
recourant alors à l’expression «je sais
pas» (Berger & Evnistakaya, 2017).
Maya, toutefois, continue son explication
dans un autre tour de parole (ligne 17)
mais, avant qu’elle achève la parole en
cours, pendant une pause (1,3 s), un par-
ticipant non identifié s’auto-sélectionne
en l’interrompant. Notons ici que le tour
de parole de Maya, « non c’est pas cre-
vant c’est », inachevé, demande pour être
complété grammaticalement un attribut
du sujet, ce qui est justement proposé
par le prochain locuteur : « chiant »
(l. 16). Ce type d’interruption peut être
compris comme collaboratif: il relève en
fait d’une co-construction d’un énoncé.
Cependant, Maya ne s’engage pas dans
une confirmation, par exemple « ouais,
c’est ça », mais, au contraire, reprend son
explication par « c’est pas que ça me plait
pas mais » (l. 17).
C’est ici qu’intervient une interruption
que nous caractérisons comme intrusive
étant donné la réaction de l’enseignant.
Carine s’auto-sélectionne (ligne 18), alors
que Maya, par son «mais», avait projeté
une continuation de son tour (l. 17); et,
lorsque l’enseignant s’oriente alors vers
l’énoncé projeté par Carine, Maya n’offre
aucune réaction. L’enseignant demande
le silence pour que Maya puisse achever
sa réponse. Maya reprend la parole (ligne
21) et a recours, encore une fois, à l’ex-
pression « je ne sais pas ». L’enseignant
lui pose alors une autre question « tu tu
Cependant, ces facteurs ne remettent pas en
question le constat que, dans le corpus analysé, ce
sont les lles qui sont la cible des interruptions
intrusives et qu’elles ont dû s’engager, selon les
cas, trois fois plus qu’un garçon pour assurer
leurs rôles de locutrices et garder leurs tours de
parole.
| BABYLONIA tema 1|202164
Dans le cadre de discussions de thèmes de
société, les enseignants pourraient éga-
lement proposer des discussions concer-
nant le thème « interruption de la parole
de femmes », et les élèves pourraient
être exposés à des résultats de recherches
et être invités à présenter des proposi-
tions qui visent la construction d’une
pratique interactionnelle équitable. Pour
les enseignants qui souhaitent naviguer
dans les eaux des avancées technolo-
giques, il existe deux outils numériques
qui peuvent contribuer à cette prise de
conscience par rapport à une participa-
tion équitable en classe : les applications
Woman Interrupted et Equity Maps. Les
possibilités sont donc vastes. Et, dans ce
cas spécifique d’application de mesures
claires visant la diminution de l’écart
entre les genres, le plus important, tou-
tefois, nous semble de travailler sur la
sensibilisation des enseignants (et des
élèves) à cette problématique, ce qui fa-
voriserait des ajustements en classe en
vue d’un plus grand équilibre, entre les
genres, de la parole-en-interaction.
élèves afin de les préparer aux besoins
communicatifs qu’ils rencontreront
dans leur vie future, professionnelle ou
autre, que ce soit en langue première ou
seconde (Pekarek Doehler et al. 2017;
Pekarek Doehler, 2020). Dans cette op-
tique, et d’après les résultats obtenus dans
notre étude, nous pouvons nous poser
des questions relatives à l’impact des in-
terruptions sur l’apprentissage chez les
filles, car celles-ci risquent de diminuer
le temps de parole des filles et d’empiéter
sur leurs possibilités de participation aux
interactions en classe. Une telle réflexion
converge avec les propositions de l’Or-
ganisation des Nations Unies (UNESCO
& IIEP, 2017): l’un des objectifs de son
projet de Planification de l’éducation pour
les États membres, en effet, est d’assurer
un environnement équitable en matière
de genre à l’école. Or, ceci parait incom-
patible avec un temps de parole réduit
des filles ou une possible dévalorisation
de leur participation, voire de leurs pro-
pos, en milieu scolaire. L’interruption
systématique de la parole des filles est
un comportement naturalisé parmi tant
d’autres qui renforce les disparités entre
les genres à l’école. Ainsi, il nous semble
prioritaire de réfléchir à des pratiques
pédagogiques qui tiennent compte des
écarts entre les genres et leurs implica-
tions sur l’interaction lors de la plani-
fication d’une activité. Les solutions ne
sont pas simples, mais nous présentons
quelques pistes, à savoir :
a)
b)
c)
d)
Les élèves pourraient être invités à
des pratiques d’écoute-active dont
l’objectif est de créer un environne-
ment de respect et d’empathie avec
l’interlocuteur ;
L’établissement de règles claires avec
des objectifs explicites pour des dis-
cussions en classe lorsque l’orienta-
tion «lever la main et ne pas couper
la parole» n’a pas l’effet escompté ;
L’enseignant pourrait s’engager à
encourager les filles à s’exprimer,
dans le cas où il a observé un temps
de parole non-équitable entre les
interactants;
L’enseignant pourrait essayer d’in-
tervenir à chaque fois qu’une fille
est interrompue en la sélectionnant
lorsqu’elle manifeste une tendance
à l’abandon de son rôle de locutrice
après une séquence d’interruption.
1|2021 tema BABYLONIA | 65
Pekarek Doehler, S., Bangerter, A., De Weck,
G., Fillieaz, L., Gonzaléz-Martínez, E. &
Petitjean, C. (2017). Interactional Competences
in Institutional Seings: from School to the
Workplace. Basingstoke: Palgrave Macmillan.
Sacks et al. (1974). A simplest systematics
for the organization of turn-taking for
conversation. Language, v. 50, 696-735.
Scot, J. (1998). Gender: a useful category of
historical analyses. The American Historical
Review, v. 91, 1053-1075.
Tannen, D. (1990). Who’s interrupting? Issues
of dominance and control. In You just don’t
understand: Women and men in conversation.
New York : William Morrow, 188-215.
UNESCO & IIEP (2017). Planifier l’éducation,
préparer le futur : 10e stratégie à moyen
terme, 2018-2021. Consulté le 07 aout
2019 sur : hps://unesdoc.unesco.
org/ark:/48223/pf0000259870_
fre?posInSet=1&queryId=a81672b3-eb79-
4ca6-a5bd-de5d3058babf
Weatherall, A. (2000). Gender relevance in
talk-in-interaction and discourse. Discourse
and Society, vol. 11, issue 2, 286-288.
Weatherall, A. (2002). Towards understanding
gender and talk-in-interaction. Discourse and
Society, vol. 13, issue 6, 767-781.
West, C. & Zimmerman, D. (1975). Sex roles,
interruptions and silences in conversations.
In Thorne, B. & Henley, N. (Org.), Language
and sex: dierence and dominance. Rowley :
Newbury House, 29-105.
West, C. & Zimmerman, D. (1983). Small
insults: A study of interruptions in cross-sex
conversations between unacquainted persons.
In Thorne, B. et al. (éds.), Language, gender
and society. Cambridge, MA : Newbury House,
102-107.
West, C. & Zimmerman, D. (1987). Doing
gender. Gender and Society, vol. 1, issue 2,
125–151.
Références bibliographiques
Bourdieu, P. (1998). La domination masculine.
Paris, Éditions du Seuil.
Bourdieu, P. (2014). Langage et le pouvoir
symbolique. Paris, Point.
Butler, J. (1990). Gender Trouble. Feminism and
the Subversion of Identity. New York, London :
Routledge.
Carvalho, B. (2019). Les pratiques
communicatives en classe : la parole des
femmes en milieu scolaire. Pekarek, S. (dir).
Mémoire de Master : Université de Neuchâtel.
Disponible sur : hps://doc.rero.ch/
record/327190
Ford, C. E. (2008). Women Speaking Up:
Geing and Using Turns in Workplace
Meetings. New York: Palgrave Macmillan.
Evnitskaya, N. & Berger, E. (2017). Learners’
multimodal displays of willingness to
participate in classroom interaction in the L2
and CLIL Contexts. Classroom Discourse, 71- 94.
Fasel Lauzon, V. & Pochon-Berger, E. (2010).
Une perspective multimodale sur les pratiques
d’hétéro-sélection du locuteur en classe.
Pratiques 147-148, 105-130.
Foucault, M. (1989). Microfísica do poder. Rio
de Janeiro, Edições Graal.
Jacobi, T. & Schweers, D. (2017). Justice,
interrupted: The Eect of Gender, Ideology and
Seniority at Supreme Court Oral Arguments.
Virginia Law Review, 1379-1496.
Murata, K. (1994). Intrusive or cooperative? A
crosscultural study of interruption. Journal of
Pragmatics, 385-400. Journal of Pragmatics,
vol. 21, issue 4.
Ostermman, A-C. (2008). Análise da Conversa
(Aplicada) como abordagem para o estudo de
linguagem e gênero: O caso dos atendimentos
a mulheres em situação de violência no Brasil.
Athenea Digital, v. 14, 245-266.
Pekarek Doehler, S. (2020). Toward a coherent
understanding of L2 interactional competence:
epistemologies of language learning and
teaching. In S. Kunitz, O. Sert & N. Markee
(Eds.), Emerging issues in classroom discourse
and interaction: Theoretical and applied CA
perspectives on pedagogy. Berlin: Springer,
19-36.