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TURGOT ET L’ÉCONOMIE POLITIQUE SENSUALISTE *
Gilbert Faccarello
Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, à côté du mouvement
physiocratique et des tendances, conflictuelles, qui caractérisent le développement
de la pensée économique en Europe, un courant émerge avec force : celui que l’on
peut appeler “économie politique sensualiste” proprement dite, si l’on veut bien le
distinguer du “sensualisme normatif” de F. Quesnay (ci-dessus, chapitre X). Les
auteurs qui le représentent sont, pour certains, bien connus : mais, dans
l’ensemble, ils ont quelque peu pâti du voisinage des physiocrates avec qui on les
a parfois confondus. Pourtant, si beaucoup d’entre eux acceptent effectivement un
certain nombre d’idées développées par Quesnay et ses disciples, comme, par
exemple, le dogme de la productivité exclusive de l’agriculture, la démarche et les
thèmes d’ensemble demeurent spécifiques : c’est d’eux que se réclameront, par la
suite, beaucoup d’auteurs importants du XIXe siècle.
1. “Un nouveau monde est près d’éclore…”
Comment caractériser brièvement ce courant théorique ? A la suite notamment
des développements philosophiques et polémiques qui, de Locke à Condillac,
mettent l’accent sur le rôle des sens dans l’origine des connaissances et du
comportement humains, il insiste lui aussi sur les sensations et surtout sur les
notions de besoin et de satisfaction des besoins. Dès lors un raisonnement en
termes d’utilité est souvent mené de manière systématique, tant au niveau
individuel qu’au niveau global de la société et de l’Etat. Ce sont d’ailleurs
quelquefois les mêmes personnes qui rédigent les écrits les plus marquants dans
les domaines philosophique et économique. Que l’on songe à Condillac (1714-
1780), par exemple, qui, après avoir publié son Essai sur l’origine des
connaissances humaines (1746) et son Traité des sensations (1754) rédige,
tardivement, Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à
* Texte publié dans la Nouvelle histoire de la pensée économique (sous la direction de
Alain Béraud et Gilbert Faccarello), volume I — Troisième partie : chapitre 11 —
Paris : La Découverte, 1992.
Turgot et l’économie politique sensualiste
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l’autre (1776). Turgot (1727-1781) projetait un ouvrage sur le rôle des sens et des
sentations. Pietro Verri (1728-1797) ne publia pas que des écrits comme les
Meditazioni sulla economia politica (1771), au très grand retentissement, mais
aussi les Meditazioni sulla felicità (1763) et les Idee sull’indole del piacere
(1773). Cesare Beccaria (1738-1794), enfin, que l’ouvrage Dei delitti e delle pene
(1764) rendit célèbre dans toute l’Europe, publia sur les monnaies (1762) et
enseigna, à partir de 1769 et pour une brève période, des Elementi di economia
pubblica (publication posthume : 1804). Bien que proches, par certains thèmes,
du courant utilitariste représenté à l’époque par Helvétius ou, peu après, par
Bentham, ces auteurs ne se distinguent pas moins, souvent, par leur anti-
utilitarisme philosophique et l’accent fondamental placé sur les “droits de
l’homme”.
D’autres aspects théoriques importants accompagnent cette réflexion. Ce
courant, par exemple, est partisan du “laissez-faire” en matière économique tout
en reconnaissant qu’il est des situations auxquelles le marché ne peut
systématiquement répondre : d’où la nécessité d’une théorisation du rôle
économique de l’Etat ; il est également partisan d’une certaine forme, souple, de
ce qu’il est convenu d’appeler la théorie quantitative de la monnaie et, sur ce plan,
développe des idées trouvées chez Hume mais aussi, et peut-être surtout, chez
Cantillon. Mais, au-delà de ces points, l’aspect théorique essentiel, pour les
auteurs français tout au moins, réside dans la récupération d’un autre héritage : la
notion d’“avance”, de “capital”, est reprise, approfondie, et toutes ses
implications systématiquement tirées et soulignées. Cette énumération serait
cependant gravement incomplète si nous omettions de souligner que beaucoup
d’auteurs de ce courant s’intéressent au raisonnement mathématique et à son
utilisation possible en théorie économique : ceci ne se fait pas nécessairement de
manière concordante, mais l’on voit aussi bien Condorcet (1743-1794) se pencher
sur l’application du calcul des probabilités, et même, en 1793, utiliser une
mathématisation implicite et déterminer le premier équilibre à la marge, que
Beccaria formaliser, en 1765, le problème économique de la contrebande.
Signalons enfin une idée formulée avec force par Turgot et par Condorcet
notamment, souvent mal comprise mais dont on sait la destinée : celle d’une
philosophie de l’histoire fondée sur le “progrès”.
Les auteurs qui se trouvent dans cette mouvance présentent donc une
importante richesse théorique. Nous ne pourrons mettre l’accent, ici, que sur trois
d’entre eux : ils forment, à nos yeux, le sous-ensemble le plus cohérent et peut-
être le plus novateur en économie politique. Il s’agit de Turgot, bien sûr, mais
aussi de Condorcet et de Roederer (1754-1835) qui, sur bien des points,
Turgot et l’économie politique sensualiste
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prolongent sa pensée. Et encore ne pourrons-nous traiter que de quelques aspects
principaux : la théorie du capital, la théorie de la valeur, celle de l’intérêt, et,
enfin, de l’économie publique. En particulier, la question des avantages de la
“liberté du commerce”, et notamment du “commerce des grains”, sera laissée de
côté ici, car, pour l’essentiel, ce sont les raisonnements de Boisguilbert et des
auteurs libéraux du siècle qui sont repris sans modification majeure : “[…] la
matière a été si pleinement éclaircie […] que je ne puis me flatter de […]
présenter aucune idée nouvelle” (Turgot, 1761, p. 123). “Je sais bien que ceux
qui, depuis quelque temps, parlent ou écrivent contre la liberté du commerce des
grains, affectent de ne regarder cette opinion que comme celle de quelques
écrivains [les physiocrates], qui se sont donné le nom d’économistes et qui ont pu
prévenir contre eux une partie du public, par l’air de secte qu’ils ont pris assez
maladroitement […]. Mais […] cette opinion a été adoptée lontemps avant eux et
avec beaucoup de réflexions par des gens fort éclairés” (1770b, p. 270).
Anne-Robert-Jacques Turgot, également connu sous les noms de Turgot
de Brucourt, du nom d’une terre que possédait son père, puis de baron de
l’Aulne, du nom d’un fief dont il fit l’acquisition, naît le 10 mai 1727
dans une famille de petite noblesse normande. Lourde hérédité : un
membre de sa famille tua Antoine de Montchrétien, un autre signa la
condamnation de la Dîme Royale de Vauban… Son père Michel-Etienne
Turgot (1690-1751) fut le titulaire de plusieurs charges importantes dans
la magistrature, dont celle de président du Grand Conseil, et fut
également Prévôt des marchands de Paris (1729-1740 : c’est à lui que
l’on doit le plan qui porte son nom).
Troisième fils, il est destiné aux ordres. Timide, gauche, il souffrira d’une
maladie héréditaire, la goutte. Très critiqué de son vivant, surtout lors de
son passage au Ministère, il bénéficiera toujours, cependant, de soutiens
puissants.
D’abord éduqué par un précepteur, il fréquente ensuite le Collège
Duplessis (Louis-le-Grand), le Collège de Bourgogne, le séminaire de
Saint-Sulpice, puis la maison de Sorbonne (1749-1751) dépendant de la
Faculté de Théologie : ses études y sont brillantes et il est nommé prieur.
Encyclopédique et libéral, il est aussi bien intéressé, dans l’esprit de
l’époque, par les langues, l’histoire, la philosophie, l’économie ou les
sciences en général, domaines sur lesquels il travailla et, souvent, rédigea
ne serait-ce que de brefs écrits.
Dès 1749, il rédige quelques réflexions sur la monnaie (“Lettre à l’abbé
de Cicé sur le papier-monnaie”). En 1750, il prononce deux discours en
Turgot et l’économie politique sensualiste
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tant que prieur, à l’occasion de l’ouverture et de la clôture des
Sorboniques : “Les avantages que la Religion chrétienne a procurés au
genre humain” (3 juillet), et le “Tableau philosophique des progrès
successifs de l’esprit humain” (11 décembre) dont il fait circuler des
copies et dont Condorcet s’inspirera.
Vraisemblablement à la mort de son père (1er février 1751), Turgot
renonce aux ordres et se consacre au service de l’Etat. Il acquiert dès lors,
de son vivant même, la stature d’une figure emblématique du “grand
commis” réformateur de l’Ancien régime.
De 1752 à 1760, il est substitut du procureur général, conseiller à la
chambre des requêtes, puis maître des requêtes au Parlement de Paris. Il
se lie aux Encyclopédistes, pour qui il rédige les articles “Etymologie”,
“Existence”, “Expansibilité” (Encyclopédie, tome VI, 1756), “Foire” et
“Fondation” (tome VII, 1757). Autres projets d’articles : sur l’“Origine
des langues”, la “Mendicité”, l’“Immatérialité”, la “Probabilité”, les
“Sensations”, etc… Il se retire cependant du projet après la deuxième
condamnation de l’entreprise en 1759. De cette période date également la
rédaction (1753-1754) de remarques sur les notes de Gournay aux Traités
de Child et de Culpeper, et d’un Plan d’un ouvrage sur le commerce, la
circulation et l’intérêt de l’argent, la richesse des Etats. Il traduit les
Questions importantes sur le commerce de J. Tucker (1755).
S’étant lié avec Vincent de Gournay, il accompagne l’intendant du
commerce en tournée (1755 et 1756) et rédige finalement un éloge, en
1759, à la mort de celui-ci, qui devait servir de base à un article
nécrologique que Marmontel inséra dans le Mercure de France d’août
1759. Après la mort de Gournay, Turgot voyage et rend visite à Voltaire.
Entre-temps, vers 1757, il avait fait la connaissance de Quesnay. La
pensée de Turgot doit beaucoup au fondateur de la physiocratie (il
reconnaîtra sa dette envers lui, tout comme il reconnut celle qu’il avait
envers Gournay), bien qu’elle développe des thèmes qui, on le verra,
s’éloignent de la pensée stricte de la “secte”.
Tout en restant Maître des requêtes, Turgot est nommé “intendant de
police, justice et finances”. Il avait sollicité auprès de Choiseul
l’intendance de Grenoble : il obtint celle de Limoges, fonction qu’il
assure de 1761 à 1774. Par la suite, au cours de cette période, il refuse
successivement plusieurs autres localisations (Rouen, Bordeaux), et, pour
diverses raisons (il se voit refuser Amiens en 1766, et, en 1768, échoue
dans sa tentative de se faire nommer Prévôt des marchands de Paris), se
consacre à l’administration de sa généralité. En décembre 1769, il faillit
Turgot et l’économie politique sensualiste
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remplacer Maynon d’Invau au Contrôle général des finances : Choiseul
lui préféra l’abbé Terray.
Dans l’une des généralités les plus déshéritées du royaume, il affronte
tous les problèmes sensibles de son temps, c’est-à-dire un ensemble de
questions allant de l’imposition (dont l’organisation de la collecte de la
taille) aux corvées royales en passant par le problème du fonctionnement
des marchés (dont celui, essentiel, des “grains”) et la législation
concernant l’usure. Il est peu de domaines abordés sur lesquels il ne tente
pas une action réformatrice.
Il ne cesse pas pour autant de fréquenter, lorsqu’il le peut, les milieux
parisiens. Lorsqu’il est à Paris, il assiste aux “mardis” du marquis de
Mirabeau, fréquente l’entresol de Quesnay et plusieurs salons où il
rencontre même Adam Smith lors du long voyage de celui-ci sur le
continent. C’est en 1764 qu’il se lie avec Dupont (de Nemours) qu’il
prendra comme proche collaborateur au ministère et qui fut aussi,
malheureusement, l’éditeur infidèle de ses oeuvres. C’est chez
d’Alembert qu’il fit la connaissance de Condorcet qui, sur le plan
intellectuel et politique, fut son véritable héritier.
De cette période datent à peu près tous les écrits majeurs : la plupart n’est
d’ailleurs pas destinée à la publication, mais se présente sous la forme
d’avis, de commentaires, de lettres ou de rapports sur les questions
administratives (c’est-à-dire éminemment politiques et économiques)
majeures du temps.
En 1765, par exemple, il met au concours de la Société royale
d’agriculture de Limoges, pour 1767, le sujet suivant : “L’effet de l’impôt
indirect sur les revenus des biens-fonds”. Ses commentaires sur le
mémoire primé (celui de Guérineau de Saint-Péravy) et sur celui qui
obtient une mention (l’Essai analytique sur la richesse et l’impôt de
Graslin) sont un témoignage de ses conceptions fiscales notamment.
Ses principes théoriques sont exposés dans deux écrits importants : les
Réflexions sur la formation et la distribution des richesses qu’il rédige en
1766 pour accompagner et expliquer une liste de questions qu’il remet à
deux jeunes chinois élevés par les jésuites et retournant dans leur pays, et
que Dupont publie (et censure) dans les Éphémérides du Citoyen
(novembre et décembre 1769, janvier 1770) ; et un article inachevé pour
le Dictionnaire de Commerce de Morellet, “Valeurs et monnaies”, rédigé
en 1769.
Turgot et l’économie politique sensualiste
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Sur la question lancinante du commerce des “grains”, des traces de deux
moments forts de la période nous sont restées. En 1761, il appuie le
contrôleur général Bertin dans le rétablissement partiel de la liberté du
commerce en la matière. En 1770, il s’oppose au contrôleur général,
l’abbé Terray, lors de la suppression partielle de ces libertés : sept
longues lettres exposent alors ses vues de manière très détaillée, dont
quatre seulement nous sont parvenues.
Sur l’usure, enfin, autre exemple important de question théorique et
d’actualité sur laquelle il doit intervenir, nous possédons son important
Mémoire sur les prêts d’argent (1770) qu’il rédige à l’intention des
membres du Conseil d’Etat.
A l’avénement de Louis XVI, Turgot est tout d’abord nommé ministre de
la marine (20 juillet-24 août 1774) puis, après le renvoi de Terray,
contrôleur général des finances (du 24 août 1774 à sa disgrâce le 12 mai
1776). Sa nomination soulève un immense espoir dans le camp des
partisans des réformes, des “économistes” et des “philosophes”. Voltaire
y va de quelques vers (“Un nouveau monde est près d’éclore”) et
d’Alembert déclare que “si le bien ne se fait pas, il faut en conclure que le
bien est impossible”.
Voltaire est trop optimiste : la formule de d’Alembert est plus
prophétique. Sur un terrain politique miné, dans une structure sociale
rigide jusqu’à l’exacerbation, Turgot est conscient, dès le départ, des
dificultés qu’il s’apprête à rencontrer : “[…] en recevant la place de
Contrôleur général […] j’ai prévu que je serai seul à combattre contre les
abus de tout genre […]. Je serai craint, haï même, de la plus grande partie
de la cour […]. Ce Peuple auquel je me serai sacrifié est si aisé à tromper
que peut-être j’encourrai sa haine par les mesures mêmes que je prendrai
pour le défendre contre la vexation” (24 août 1774, 1913-1923, t. IV, p.
112). Moins de deux ans après, en butte à toutes les intrigues, il est
remercié et quelques “économistes” de ses amis sont exilés,
officiellement ou non. Il est remplacé par Clugny, puis par Necker, qui
annulent ou dénaturent les réformes entreprises.
L’action du ministère Turgot a été largement commentée ; elle est bien
connue, même si elle soulève encore les passions : son aspect symbolique
n’a jamais cessé de frapper les esprits. Il suffit ici de rappeler que deux
séries d’édits encadrent la période. En, 1774, c’est le rétablissement de la
liberté du commerce intérieur (prudence oblige) des grains. Cette liberté
se trouve un moment compromise par une série d’émeutes en partie
spontanées, en partie provoquées. Celles-ci, qui ont lieu au début du mois
de mai 1775, sont sévèrement réprimées et passent à l’histoire sous le
Turgot et l’économie politique sensualiste
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nom de “guerre des farines”. C’est à l’époque même de ces troubles
qu’est publié un ouvrage de Jacques Necker, Sur la législation et le
commerce des grains, où le banquier prend parti contre la politique
libérale du ministre.
En 1776 une série d’édits est enregistrée par un Lit de justice (12 mars
1776). Il s’agit de poursuivre la politique commencée en 1774 :
suppression des derniers droits sur le commerce des principaux grains à
Paris, et suppression d’autres douanes et offices entravant le commerce. Il
s’agit également d’établir la liberté du travail : suppression des jurandes,
corporations et autres communautés de commerce. Il s’agit enfin de
supprimer les corvées royales et d’ordonner d’effectuer la confection des
routes (“routes du roi”) “à prix d’argent”.
Après sa disgrâce, Turgot se retire des affaires. De plus en plus atteint par
la goutte qui l’avait contraint de garder le lit plusieurs mois pendant son
ministère, il meurt le 18 mars 1781. Il n’avait pas cessé de recevoir les
hommages du monde éclairé de son temps : sa légende commence en
1776, immédiatement entretenue et amplifiée par les ouvrages de Dupont
(1782) et surtout de Condorcet (1786).
* * *
La vie de Condorcet fut, de manière presque symbolique, celle d’un
“philosophe” du XVIIIe siècle, et même celle du dernier d’entre eux :
celui qui, plus jeune que les autres, vêcut la Révolution. C’est dire qu’elle
fut à la fois placée sous le signe de la création intellectuelle et
scientifique, et sous celui de l’action politique.
Né en 1743 à Ribemont (Aisne) dans une famille de vieille noblesse
originaire du Dauphiné, Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat de
Condorcet fait ses études chez les Jésuites, à Reims, puis au Collège de
Navarre à Paris où il fait valoir ses qualités de “géomètre”, c’est à-dire de
mathématicien. Remarqué par d’Alembert, il est très tôt élu à l’Académie
des Sciences (1769), dont il devient, également très tôt et dans des
circonstances mouvementées, secrétaire perpétuel (7 août 1776). La
carrière de Condorcet, en réalité, est intimement liée aux idées et à la
stratégie du clan “encyclopédiste” dont il fait partie et que mène
d’Alembert. C’est le même groupe qui le fera élire à l’Académie
Française (21 janvier 1781).
Entre-temps, il fait la connaissance de Voltaire et, surtout, de Turgot qui
deviendra son véritable maître à penser. L’intendant et le ministre
Turgot et l’économie politique sensualiste
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trouveront en lui un soutien enthousiaste et indéfectible, quelquefois
encombrant même par ses écrits intempestifs. Par une sorte de “tir
groupé”, en effet, Condorcet intervient vivement dans le débat sur la
liberté du commerce des blés et contre Necker : Lettres sur le commerce
des grains (1775), Lettre d’un laboureur de Picardie à M. N[ecker],
auteur prohibitif à Paris (1775), “Monopole et monopoleur” (1775), et
Réflexions sur le commerce des blés (1776). C’est Turgot, notamment,
qui nomme Condorcet inspecteur des Monnaies en 1775, charge que ce
dernier occupera jusqu’à la suppression de la fonction au début de la
Révolution (13 août 1790).
Après la chute de Turgot, Condorcet s’éloigne, pour un temps et en
apparence seulement, de l’économie politique, et retrouve ses
occupations de “géomètre”. Il se signale surtout par ses réflexions sur le
calcul des probabilités et les possiblités d’appliquer ce type d’approche
aux domaines politique, judiciaire et économique. C’est dans un ouvrage
de 1785, l’Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des
décisions rendues à la pluralité des voix, que se trouve notamment ce qui
est connu aujourd’hui sous le nom d’“effet Condorcet” ou de “paradoxe
du vote”, redécouvert par K. Arrow près de deux siècles plus tard, dans le
domaine de l’économie publique. L’économie politique et la politique
tout court ne sont pas absentes de ses réflexions : il complète notamment
l’article “Arithmétique politique”, repris de l’Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert, pour l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, et publie en
1786 sa célèbre Vie de M. Turgot qui fut largement diffusée, y compris à
l’étranger (elle exerça une influence sur les radicaux anglais et écossais).
Les remous pré-révolutionnaires, la convocation des Etats généraux et la
Révolution le ramènent directement à ses préoccupations politiques et
économiques. Il évolue rapidement vers des idées démocratiques (après
Varenne, il fut l’un des premiers à demander la destitution du roi et la
proclamation de la république) et poursuit son combat en faveur de
l’abolition de l’esclavage, de l’égalité des sexes, de la liberté religieuse,
de l’instruction publique, contre la peine de mort, et, dans le domaine qui
nous retient ici, infatigablement, pour le passage à une économie libre de
marché. Il n’est pas élu aux États Généraux, mais il suit de près les
événements et déploie une importante activité de journaliste. Il fonde par
ailleurs la Bibliothèque de l’homme public (mensuel, 1790-1792) avec Le
Chapelier et Peyssonnel, périodique dans lequel il fait publier des extraits
de la Richesse des nations de Smith.
Commissaire de la Trésorerie en 1791, il démissionne quelques mois plus
tard lors de son élection comme député de Paris à l’Assemblée
législative. Il est ensuite élu député de l’Aisne à la Convention (1792).
Turgot et l’économie politique sensualiste
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Dans ces assemblées, il tentera toujours de s’opposer à tout fanatisme et il
se distinguera par ses multiples projets économiques (sur l’impôt, la
monnaie, la dette publique, etc.), politiques et sociaux, quelquefois
déphasés par rapport à l’actualité et aux âpres luttes politiques du
moment. Proscrit en juin 1793, condamné à mort par contumace, il est
obligé de vivre caché. Avec Sieyes et Duhamel, il avait eu le temps
d’éditer six numéros d’un nouveau périodique, le Journal d’instruction
sociale (hebdomadaire, 1er juin-6 juillet 1793), pour lequel il rédigea des
contributions importantes comme “Sur l’impôt progressif” ou le “Tableau
général de la science, qui a pour objet l’application du calcul aux sciences
politiques et morales”. Dans sa cachette, il rédige son écrit le plus connu
(et peut-être le plus déformé par la suite) : l’Esquisse d’un tableau
historique des progrès de l’esprit humain, publié de manière posthume en
1795. Arrêté le 27 mars 1794, il meurt en prison le 30, probablement
d’épuisement. Comme Turgot, mais sur un registre un peu différent, sa
légende se forme immédiatement, et il participe encore, à travers elle, à
nombre de combats ultérieurs.
* * *
Pierre-Louis Roederer, qui naît à Metz le 15 février 1754, constitue un
autre exemple de parcours intellectuel et politique à cheval sur deux
siècles : libéral imprégné de l’esprit des Lumières, il servira la Révolution
mais aussi l’Empire pour terminer à la Chambre des Pairs sous la
monarchie de Juillet.
Après des études de droit, il est avocat puis conseiller au Parlement de
Metz. Ses écrits portent tout d’abord sur des questions juridiques,
économiques et politiques : son ouvrage de 1787 sur le Reculement des
barrières notamment, généralement négligé, est important pour ce qui
nous concerne car on y trouve à la fois la solution qu’il propose à un
problème théorique laissé en suspens par Turgot, et la base de son
enseignement économique ultérieur.
En 1789, il est suppléant au député que la ville de Metz a le droit
d’envoyer au Etats Généraux. L’élection de ce député ayant été invalidée
par la suite, Roederer est élu et rejoint l’Assemblée nationale constituante
en novembre 1789. Outre ses interventions proprement politiques, on doit
signaler ses rapports et travaux sur des questions économiques (surtout de
nature fiscale). C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de
Condorcet ; comme lui, il est un membre de la Société de 1789.
Elu procureur-général-syndic du département de Paris à la fin de 1791, il
joue un rôle important lors de l’invasion des Tuileries le 10 août 1792 en
Turgot et l’économie politique sensualiste
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faisant passer la famille royale au Manège pour la placer sous la
protection de l’Assemblée, ce qui lui crée quelques ennuis par la suite. En
1793, on le voit faire un Cours d’organisation sociale au Lycée
(établissement privé d’enseignement supérieur où Condorcet intervint lui-
aussi avant 89 et où Jean-Baptiste Say se distinguera par la suite), qu’il ne
peut cependant terminer : il doit se cacher sous la Terreur. Après
Thermidor, il fonde le Journal (puis : Mémoires) d’économie publique,
de morale et de politique (décadaire), importante revue d’économie et de
politique, et s’adonne également de nouveau au journalisme dans le
Journal de Paris qu’il dirige alors. Après diverses périodes où il dut de
nouveau disparaître et faillit même être déporté, il participe au coup
d’Etat du 18 Brumaire, enseigne de nouveau au Lycée en 1800-1801
(Mémoires sur quelques points d’économie publique, où il résume et
précise ses idées) mais, de nouveau, ne peut achever son cycle de cours
en raison de ses responsabilités nouvelles. Il avait été nommé au Conseil
d’Etat en décembre 1799, et occupe par la suite plusieurs fonctions
officielles dont celle de sénateur, d’administrateur des finances du
royaume de Naples ou encore de secrétaire d’Etat du Grand duché de
Berg. Comte d’Empire, il se rallie aux Bourbons en 1814. Pair de France
pendant les Cent jours, il est éliminé de toute fonction lors de la
deuxième restauration. La monarchie de Juillet de réhabilite. Il meurt à
Bois-Roussel (Orne) le 18 décembre 1835.
2. Le capital et sa logique : la transformation de l’héritage
physiocratique
S’agissant d’économistes libéraux de la seconde moitié du dix-huitième siècle, et
français de surcroît, la question qui se pose immédiatement est celle des relations
qu’ils ont pu entretenir avec François Quesnay et l’école physiocratique tant ce
dernier courant paraît, pendant longtemps, avoir dominé les esprit et les
références. Turgot, en particulier, a souvent été dépeint comme un “physiocrate
dissident”, appellation peu satisfaisante qui, par transitivité, s’est aussi appliquée
à ses disciples.
Cette caractérisation, certes, n’est pas dénuée de tout fondement : “[…] quoi
que je ne sois d’aucune secte”, lit-on sous la plume de l’intendant de Limoges,
“ce serait celle-là que je voudrais choisir si j’en prenais une” (à Dupont, 25
septembre 1767, dans Turgot : 1913-1923, t. II, p. 667). Et, en effet, Turgot
accepte comme une vérité première l’un des points fondamentaux de la doctrine
de Quesnay : le dogme de la productivité exclusive de l’agriculture qui induit “la
grande distinction, la seule fondée sur la nature, entre deux classes d’hommes,
celle des propriétaires des terres, et celle des non-propriétaires” (à Price, 1778,
Turgot et l’économie politique sensualiste
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ibid., t. V, p. 536). Il tient toujours, cependant, à garder ses distances, et il n’est
pas rare de trouver, dans sa correspondance, quelque sarcasme à l’égard de
Quesnay et de Mirabeau. “Malheureusement les deux patriarches des économistes
ne brillent pas dans l’analyse fine du langage et de la grammaire et le grand
respect des disciples fait qu’ils veulent toujours lier ce qu’ils disent à ce qu’ont dit
les maîtres, d’où je conclus qu’ils déraisonneront toute leur vie, car pour bien
raisonner, il faut commencer par faire table rase, chose antipathique à tout esprit
de secte” (à Dupont, 15 février 1771, ibid., t. III, p. 474).
Ce que Turgot fustige ici, ce n’est pas seulement l’esprit de secte en tant que
comportement intolérant et inutilement polémique, mais aussi et surtout la
sujétion entière des “disciples” envers la théorie du maître, le manque
d’indépendance intellectuelle : comme si tout corpus théorique, surtout récent,
pouvait être complet… C’est là un reproche récurrent, parfaitement illustré, par
exemple, par les propos qu’il adresse à Dupont (20 février 1766, ibid., t. II, pp.
506-507) :
je trouve que […] toujours guidés par la marche qu’a suivie notre
Docteur, toujours appuyés sur la base de l’analyse profonde qu’il a le
premier faite de la formation, de la circulation, de la reproduction du
revenu, vous ne vous servez pas assez du principe moins abstrait, mais
peut-être plus lumineux, plus fécond ou du moins plus tranchant par sa
simplicité et par sa généralité sans exception : le principe de la
concurrence et de la liberté du commerce.
C’est précisément le recours systématique au concept de concurrence qui,
allié au développement non moins systématique de la notion de capital, conduit
Turgot à s’éloigner de la “secte” et, dans les Réflexions notamment, à proposer
une approche originale qui sera également celle de Smith et des auteurs majeurs
qui suivront. C’est la raison pour laquelle le “canevas” (Turgot, dans 1913-1923,
t. II, p. 519) de 1766 restera longtemps, dans les esprits, un ouvrage fondateur :
“j’invite les personnes qui aiment la science à lire ce petit traité” car elles auront
de plus “la satisfaction d’y reconnaître qu’un des meilleurs chapitres du livre de
Smith […] est entièrement dû à l’ouvrage de M. Turgot” (Roederer, 1800-1801,
p. 78).
Le point de départ de Turgot, dans les Réflexions, est constitué par la triade
physiocratique bien connue qui décrit la partition de la société en classe des
propriétaires, classe productrice et classe stérile. Ce schéma habituel de la
physiocratie, l’auteur ne le modifie, en apparence, que très peu, et, toujours en
apparence, que superficiellement, en remplaçant par exemple le mot “stérile”,
Turgot et l’économie politique sensualiste
12
inutilement blessant et provocateur, par celui de “stipendiée” ou
d’“industrieuse” ; la classe des propriétaires devient aussi, parfois, “classe
disponible”. Mais d’autres modifications sont plus profondes et poussent même
Dupont à censurer Turgot : en 1769 et en 1808-1811, il modifie les textes (sur la
nature de la propriété foncière) et ajoute de longues notes où il expose de nouveau
la vulgate quesnaysienne (sur la formation des capitaux et l’épargne par exemple).
Si l’on excepte les passages, nombreux et intéressants, où l’auteur développe
ses idées sur l’origine, la portée et les bienfaits de la division du travail, et sur les
étapes du développement des sociétés, les paragraphes les plus importants des
Réflexions se penchent sur le capital, sa définition, ses formes, son origine et la
logique. Dans cette optique, Turgot opère d’abord une simple reprise des
arguments développés par les physiocrates (“[…] ce n’est que par de fortes
avances qu’on obtient de riches produits, et que les terres donnent beaucoup de
revenu”) pour les généraliser à tous les types d’activité.
On voit […] comment la culture des terres, les fabriques de tout genre, et
toutes les branches de commerce roulent sur une masse de capitaux ou de
richesses mobiliaires accumulées qui, ayant d’abord été avancées par les
entrepreneurs dans chacune de ces différentes classes de travaux, doivent
leur rentrer chaque année […]. C’est cette avance et cette rentrée
continuelle des capitaux qui constituent ce qu’on doit appeler la
circulation de l’argent, cette circulation utile et féconde qui anime tous
les travaux de la société, qui entretient le mouvement et la vie dans le
corps politique. (ibid., § LXVIII)
Peut-on, cependant, définir plus précisément ce “capital” et ne pas s’attarder
sur cette “circulation de l’argent” qui pourrait le faire confondre avec une masse
de numéraire ? Fondamentalement, le capital est une quantité de valeur qui peut
donc s’“incarner” dans toutes sortes d’objets et revêtir des formes multiples.
“Quiconque […] reçoit chaque année plus de valeurs qu’il n’a besoin d’en
dépenser, peut mettre en réserve ce superflu et l’accumuler : ces valeurs
accumulées sont ce qu’on appelle un capital” (1766, § LVIII).
Mais la forme monétaire d’origine importe peu, et “il est absolument
indifférent que cette somme de valeurs, ou ce capital, consiste en une masse de
métal ou en toute autre chose, puisque l’argent représente toute espèce de valeur,
comme toute espèce de valeur représente l’argent” (ibid.).
La précision, banale aujourd’hui, est loin d’être anodine. Elle possède une
valeur polémique : non pas tant contre un prétendu “mercantilisme”, épouvantail
facile des commentateurs ultérieurs, que contre la physiocratie elle-même. Le titre
Turgot et l’économie politique sensualiste
13
du paragraphe LVIII des Réflexions annonce clairement que “tout capital en
argent, ou toute somme de valeur quelconque, est l’équivalent d’une terre
produisant un revenu égal à une portion déterminée de cette somme”. Une
équivalence économique s’établit donc entre toutes les formes de “valeurs
accumulées”. Le fonds de terre n’est qu’un capital comme un autre, et le
propriétaire foncier un simple capitaliste.
Tout fonds de terre équivaut à un capital : ainsi tout propriétaire est
capitaliste […] ; et le possesseur d’un capital mobilier a le choix, ou de
l’employer à acquérir des fonds, ou de le faire valoir dans des entreprises
de la classe cultivatrice ou de la classe industrieuse. (1766, § XCIII)
Pour le schéma physiocratique, les choses se gâtent encore lorsqu’on se
penche sur le problème de l’origine des capitaux et sur leur logique de
fonctionnement.
L’origine, tout d’abord : Quesnay et ses disciples avaient été embarrassés par
cette question. L’explication la plus courante avait mis l’accent sur un mauvais
fonctionnement de la concurrence qui aurait permis aux fermiers-entrepreneurs de
capter une fraction du produit net destiné aux propriétaires fonciers, et sur
l’existence de la rente foncière comme source possible de ces capitaux. Mais ces
deux grands types d’explication négligeaient l’accroissement continuel et
considérable des capitaux existants et le fait que les propriétaires fonciers étaient
censés redépenser toutes leurs rentes et ne pas posséder de capitaux autres que
ceux représentés par la valeurs de leurs terres et par les avances originaires,
“primitives”. L’accent placé sur la concurrence, sur le rôle de la dépense et sur le
statut de la classe des propriétaires interdit donc, pour le dire brièvement, une
analyse satisfaisante de ce point.
Turgot, de nouveau, semble reprendre des idées formulées par la “secte”.
Pour expliquer l’existence de capitaux aux mains de ceux qui ne perçoivent pas
de rente, il commence par insister, lui aussi, sur le côté imparfait de la
concurrence effective.
Quoique les profits de l’industrie ne soient pas, comme les revenus de la
terre, un don de la nature, et que l’homme industrieux ne retire de son
travail que le prix que lui en donne celui qui lui paie son salaire ; quoique
ce dernier économise le plus qu’il peut sur ce salaire, et que la
concurrence oblige l’homme industrieux à se contenter d’un prix moindre
qu’il ne voudrait, il est certain cependant que cette concurrence n’a
jamais été […] assez animée dans tous les genres de travaux pour qu’un
homme plus adroit, plus actif et surtout plus économe que les autres pour
sa consommation personnelle, n’ait pu […] gagner un peu plus qu’il ne
Turgot et l’économie politique sensualiste
14
faut pour subsister, lui et sa famille, et réserver ce surplus pour s’en faire
un petit pécule. (1766, § L)
Mais Turgot insiste également sur une autre explication qui se trouve en
harmonie avec le reste de son système et entre de nouveau en polémique avec la
théorie de Quesnay. Rompant avec la problématique de la dépense qui domine le
siècle, il souligne la nécessité de l’épargne et voit dans cette catégorie l’origine de
l’accumulation et de ses bienfaits. De surcroît, cette épargne, pour sa majeure
part, est effectuée par les entrepreneurs eux-mêmes, à partir des “profits”, c’est-à-
dire du montant des sommes qu’ils retirent de la circulation et qui n’est pas
“indispensablement affecté à la reproduction de l’année suivante” (1767b, p.
649) :
Cette économie a lieu […] non seulement sur les revenus des
propriétaires, mais encore sur les profits de tous les membres des classes
laborieuses. Il est même généralement vrai que, quoique les propriétaires
aient plus de superflu, ils épargnent moins, parce qu’ayant plus de loisir,
ils ont plus de désirs […] : le luxe est leur partage. Les salariés, et surtout
les entrepreneurs des autres classes, recevant des profits proportionnés à
leurs avances, à leurs talents, à leur activité — ont […] un superflu au-
delà de leur subsistance, et presque tous […], occupés à accroître leur
fortune […], épargnent tout leur superflu pour le reverser dans leur
entreprise et l’augmenter. (1766, § XCIX)
Il nous est malheureusement impossible de nous attarder ici sur les réticences
de Dupont, par exemple, face à cette orientation théorique nouvelle, ou sur tous
les aspects de l’apologie de l’épargne et de “l’esprit d’économie” que Turgot
effectue, contre les thèses physiocratiques, aussi bien dans ses remarques sur le
mémoire de Saint-Péravy que dans les Réflexions de 1766. Il suffira de noter que
l’auteur insiste sur le fait que cette épargne n’induit en aucun cas une diminution
de la demande globale : elle n’est pas une thésaurisation, elle n’est pas non plus
une simple “dépense” (sous-entendu : en biens finals de consommation), mais une
formation de capital. Étant redépensée, indirectement ou non, et “sur le champ”,
en moyens de production pour l’essentiel, elle engendre des effets bénéfiques sur
la croissance, la productivité et l’emploi :
[C]e n’est pas moins un bien que les possesseurs ou les copartageurs du
revenu de l’État ne le dépensent pas tout entier [en biens de
consommation finale], et en réservent chaque année pour le convertir en
capital, puisque le bas intérêt de l’argent et toutes ses conséquences
avantageuses résultent de la quantité de capitaux offerts par les prêteurs
comparée avec la quantité de demandes des emprunteurs. Si la totalité du
Turgot et l’économie politique sensualiste
15
produit net avait toujours été dépensée chaque année [en biens de
consommation finale] […], jamais la masse des avances, je ne dis pas de
la grande culture, mais de la culture la plus faible, n’aurait pu se former.
(1767b, p. 651)
Dans le cours de sa discussion des idées physiocratiques sur l’épargne,
Turgot, dans une formule lapidaire, résume sa pensée. “L’effet immédiat de
l’épargne est l’accumulation des capitaux mobiliers ; et ces capitaux ne
s’accumulent que dans la vue de se procurer un revenu ou profit annuel, ce qui ne
se peut qu’en employant ce capital” (ibid.,, p. 650).
Une précision est ici essentielle et forme un nouveau pas en avant dans
l’explication de la logique du fonctionnement d’une économie de marché : le
motif de l’accumulation est le “revenu ou profit annuel”. Comment raisonne, en
effet, un possesseur de capitaux ? Pourquoi irait-il investir ses avoirs dans des
entreprises de culture, d’industrie ou de commerce s’il ne recevait pas au moins,
en retour, une somme qui le dédommage de sa peine, des risques encourus, et qui
lui permette en outre de retrouver son capital circulant tout en tenant compte de
l’usure du capital fixe ? Mais cette somme, si elle ne lui permettait que de faire
cela, ne serait-elle pas encore insuffisante ? Ce possesseur de capitaux n’exige-t-il
pas, de surcroît, un surplus équivalent à ce que lui aurait rapporté, sans travail et
sans risque, le même capital utilisé en achat de terres dont il aurait perçu la rente ?
Car
outre la rentrée annuelle et le remplacement de leurs avances, outre le
salaire de leur travail et leur subsistance, ils [les entrepreneurs] ont encore
droit à un intérêt de leurs avances égal à ce que leur produirait le même
capital employé de toute autre manière et sans travail de leur part, soit en
acquisition de biens-fonds. (ibid., p. 649)
L’expression “intérêt des avances”, cependant, est trompeuse pour qui s’en
tiendrait au vocabulaire de Quesnay (ce que Turgot fait aussi quelquefois). Il peut
s’agir, bel et bien, d’un taux de profit équivalant au taux de rente. Certains
passages des Réflexions ne laissent aucun doute là-dessus. Turgot ne se lasse pas
de souligner ce point : une bonne compréhension de la logique de fonctionnement
d’une économie de marché, fondée sur le capital, l’exige. C’est ainsi qu’il
renouvelle le raisonnement maintes fois, à l’occasion de l’examen des différents
emplois possibles des capitaux dans les entreprises d’industrie (§ LX),
d’agriculture (fermage, § LXII) ou de commerce (§ LXVIII).
La démarche est ensuite généralisée, de manière comparative, à tous les types
d’utilisation d’une masse de “valeurs accumulées”, incluant l’achat de terres et le
Turgot et l’économie politique sensualiste
16
prêt à intérêt. Est alors mise au jour une hiérarchie stable des taux globaux de
rémunération, allant de la rente aux taux de profits des entreprises agricoles,
industrielles et commerciales, en passant par le taux d’intérêt. Ce dernier doit être
supérieur au taux de rente en raison du risque encouru, et inférieur aux taux
relatifs aux emplois qui, outre le risque, comportent aussi, notamment, du travail :
[L]’argent employé dans l’agriculture, dans l’industrie, dans le
commerce, doit rapporter un profit plus considérable que le revenu du
même argent prêté ; car ces emplois exigeant, outre le capital avancé,
beaucoup de soins et de travail, s’ils n’étaient pas plus lucratifs, il
vaudrait beaucoup mieux se procurer un revenu égal dont on pourrait
jouir sans rien faire. Il faut donc que, outre l’intérêt de son capital,
l’entrepreneur retire chaque année un profit qui le récompense de ses
soins, de son travail, de ses talents, de ses risques, et qui de plus lui
fournisse de quoi remplacer le dépérissement annuel de ses avances.
(1766, § LXXXVI)
Et comme tous les emplois supposent, en partie tout au moins, des emprunts,
ou bien comme tous les possesseurs de capitaux peuvent prêter plutôt qu’investir
dans des entreprises plus risquées ou qui demandent présence et peine, le niveau
du taux d’intérêt joue un rôle essentiel sur le développement de l’économie.
Turgot, sur ce point, retrouve les accents de Culpeper, de Child et de Gournay
(ibid., § LXXXIX).
Il est important de noter ici que la hiérarchie des taux de rémunération se
réalise à l’équilibre ; elle ne sert pas, comme le prétend Böhm-Bawerk (1884, t. I,
chap. IV) de schéma explicatif des taux de profit et de rente par le taux d’intérêt :
l’origine et le niveau de ces rendements sont expliqués par ailleurs (voir ci-
dessous). Quant à l’équilibre, il est atteint grâce au jeu de la concurrence des
capitaux qui, en induisant un déplacement d’un secteur à un autre en fonction de
la rentabilité, contribue à l’égalisation des taux compte tenu, bien sûr, des
éléments stables de différenciation dont il vient d’être question.
Les différents emplois des capitaux rapportent donc des produits très
inégaux ; mais cette inégalité n’empêche pas qu’ils n’influent
réciproquement les uns sur les autres, et qu’il ne s’établisse entre eux une
espèce d’équilibre. (1766, § LXXXVII)
Supposons, avec Turgot, qu’une perturbation dans un secteur vienne rompre
l’équilibre. En agriculture, par exemple, “tout à coup un très grand nombre de
propriétaires de terres [veulent] les vendre” : le prix de celles-ci baisse donc dans
un premier temps, toutes choses égales par ailleurs. Si l’on suppose des rentes
Turgot et l’économie politique sensualiste
17
inchangées, le taux de rente s’accroît et l’achat de terres attire ceux qui
auparavant prêtaient à intérêt. Pour une demande inchangée sur le marché des
fonds prêtables, le taux d’intérêt augmente donc, induisant à son tour un
accroissement de l’offre de fonds en provenance d’autres activités qui, à présent,
et par comparaison, deviennent moins rentables… La perturbation initiale se
propage donc de marché en marché jusqu’à induire un nouvel équilibre par
migrations de capitaux et mouvements éventuels d’aller et retour.
En un mot, dès que les profits, résultant d’un emploi quelconque de
l’argent, augmentent ou diminuent, les capitaux s’y versent en se retirant
des autres emplois, ou s’en retirent en se versant sur les autres emplois, ce
qui change nécessairement dans chacun de ces emplois le rapport du
capital au produit annuel […]. [L]e produit de l’argent, employé de
quelque manière que ce soit, ne peut augmenter ou diminuer sans que
tous les autres emplois éprouvent une augmentation ou une diminution
proportionnée. (ibid.)
On s’en doute : les conséquences de cette problématique sont fort
importantes, pour le développement de l’économie politique en cette fin de
XVIIIe siècle bien sûr, mais aussi parce qu’elle mine la construction
physiocratique de base.
D’une part, en effet, Turgot est amené à modifier la classification sociale
rappelée au début des Réflexions. Laissant momentanément de côté la classe des
propriétaires, il scinde en deux la classe productrice et la classe stérile sur la base
de la possession, ou non, de capitaux.
Toute la classe occupée à fournir aux différents besoins de la société
l’immense variété des ouvrages de l’industrie se trouve […] subdivisée
en deux ordres : celui des entrepreneurs manufacturiers, maîtres
fabricants, tous possesseurs de gros capitaux qu’ils font valoir en faisant
travailler par le moyen de leurs avances ; et le second ordre, composé de
simple artisans, qui n’ont d’autre bien que leurs bras. (1766, § LXI)
De même, “la classe des cultivateurs se partage comme celle des fabricants en
deux ordres d’hommes, celui des entrepreneurs ou capitalistes qui font toutes les
avances, et celui des simples ouvriers salariés” (ibid., § LXV). La classe des
propriétaires fonciers demeurant identique, la problématique nouvelle induit de
fait le passage d’une tripartition physiocratique fondée sur le critère de la
productivité exclusive de l’agriculture, à une autre tripartition fondée sur la
possession des différents facteurs de production : terre, capital et travail.
Turgot et l’économie politique sensualiste
18
D’autre part, une question essentielle se pose. La logique du capital, qui exige
une rémunération spécifique, le profit, est-elle compatible avec le dogme de la
productivité exclusive de l’agriculture ? Souvenons-nous, en effet, que cette
hypothèse physiocratique implique que seul le produit net des terres, approprié
sous la forme de rentes par les “propriétaires”, constitue un revenu. La perception
d’un intérêt ou d’un profit introduit donc un hiatus dans le schéma, et ceci
d’autant plus que ces types de rémunération sont supérieurs, en taux, aux rentes…
Turgot semble conscient du problème et se demande “comment tout ce que
nous venons de développer sur les différentes manières d’employer les capitaux
s’accorde avec ce que nous avons précédemment établi sur le partage de tous les
membres de la société en trois classes” (triade physiocratique) (ibid., § XCII). Le
paragraphe XCIV, de son côté, considère le problème sous l’aspect de l’intérêt
versé sur les emprunts : puisque les entrepreneurs peuvent apparemment se passer
de cette somme, celle-ci semble disponible. Cette conclusion porte-t-elle “atteinte
à ce que nous avons dit, que la seule classe des propriétaires avait un revenu
proprement dit, un revenu disponible” ?
L’accent placé sur le mot “disponible”, cependant, révèle un autre type de
préoccupation. En deux mots, selon l’auteur, le revenu doit être un flux
entièrement disponible, i.e. dont l’utilisation ou la répartition ne saurait influer sur
la reproduction. A ce titre, seules les rentes constituent un revenu puisque l’intérêt
et les profits, s’ils sont atteints, par exemple, par l’impôt, induiront les détenteurs
de fonds prêtables à modifier leurs offre et les entrepreneurs à réajuster leur
activité dans la mesure où les profits et leur taux sont la condition même de cette
activité. “Le capitaliste devenu entrepreneur de culture ou d’industrie n’est pas
plus disponible, ni lui, ni ses profits, que le simple ouvrier de ces deux classes ;
tous deux sont affectés à la continuation de leurs entreprises” (ibid., § XCIII).
Quant au “capitaliste prêteur d’argent”, il “doit être considéré comme marchand
d’une denrée absolument nécessaire à la production des richesses, et qui ne
saurait être à trop bas prix […]. Concluons de là que le prêteur d’argent appartient
bien à la classe disponible, quant à sa personne, parce qu’il n’a rien à faire, mais
non quant à la nature de sa richesse” (ibid., § XCV).
Malgré la cohérence du raisonnement, et au regard du problème théorique
fondamental posé, le lecteur peut avoir l’impression que Turgot joue sur les mots.
Tantôt, en effet, il inclut les profits dans les reprises, les exclut donc du produit
net et identifie ce produit net au revenu. Tantôt il les considère comme une
fraction du produit net et parle des profits comme “une portion du produit net que
l’entrepreneur s’approprie, au-delà des reprises qui lui sont indispensablement
Turgot et l’économie politique sensualiste
19
dues aux dépens de la part du propriétaire”. Il est vrai que cette affirmation, dans
les remarques sur le mémoire de Saint-Péravy, est formulée dans un contexte
ambigu (le défaut de concurrence). Mais les Réflexions ne lèvent pas l’ambiguïté,
qui parlent des profits comme “payés ou sur le revenu, ou sur les frais qui servent
à produire le revenu”, et des capitaux comme “l’accumulation de la partie des
valeurs produites par la terre que les propriétaires du revenu, ou ceux qui le
partagent, peuvent mettre en réserve chaque année” (§ XCIX). Le problème posé
est bien théorique et ne saurait être réglé, comme le fait R. L. Meek (1973), en
concevant les Réflexions comme la “description” du passage d’une société agraire
à une économie capitaliste…
La solution à ce problème fut pourtant clairement indiquée deux décennies
plus tard par Roederer dans son ouvrage de 1787. Elle s’appuie simplement sur
certains passages ambigus des Réflexions et en tire les conclusions logiques.
L’intérêt, les profits, sont bien considérés comme des revenus. Puisque les terres,
aussi bien que toutes les autres “valeurs accumulées”, constituent des capitaux, le
produit net de l’économie doit se répartir équitablement sur tous ces capitaux
investis, quelle que soit leur forme, et au proprata de leurs masses. Ce “droit des
capitaux” à une fraction proportionnelle du produit net, compte tenu de certains
facteurs stables de différenciation déjà notés par Turgot, est l’une des
caractéristiques fondamentales d’une économie de marché : c’est ce que Roederer
nomme la “loi du niveau”. Le produit net prend bien son origine dans
l’agriculture : mais comme tous les secteurs contribuent, directement ou
indirectement, à la création de ce produit net, les capitaux investis dans
“l’agriculture, les manufactures et le négoce ont également un droit primitif et
intime aux produits de la terre, et […] ce droit est à l’origine de leur revenu”
(Roederer, 1787, pp. 23-24).
Outre la question de l’origine du profit, par conséquent, est également réglée
celle du niveau de son taux. Plus tard, la démarche adoptée par Marx dans le livre
III du Capital pour résoudre le problème de la “transformation” des valeurs en
prix de production (ci-dessous, chapitre XVII) sera similaire.
Une nouvelle fois, les conséquences de cette problématique ne sont pas
neutres pour la doctrine physiocratique. L’un des aspects fort débattus à l’époque,
en effet, était la thèse de l’impôt “direct” unique prélevé sur les propriétaires
fonciers (voir ci-dessus, chapitre X). Roederer ne peut plus accepter ce dogme sur
le plan théorique : le produit net se répartissant à présent dans toutes les branches
d’activité de l’économie, il n’y a a priori plus aucune raison de faire supporter le
poids de l’impôt aux seuls propriétaires fonciers qui se trouvent être des
Turgot et l’économie politique sensualiste
20
bénéficiaires de ce produit net au même titre que tout autre possesseur de capital.
Sur le plan pratique de la politique économique, cependant, l’impôt unique peut
encore, à la limite, se justifier pour des raisons de commodité. Il n’est d’ailleurs
pas injuste : si la concurrence est effective, la “loi du niveau”, par variations des
différents taux de rémunération dans l’économie, viendra automatiquement
répartir la charge de l’impôt sur tous les percepteurs, ou co-partageurs, du produit
net.
Pour en terminer, enfin, même de manière lapidaire, avec cette notion de
capital et sa logique, il convient au moins de signaler une catégorie développée
par Condorcet et, surtout, par Roederer : celle que l’on appelle aujourd’hui le
“capital humain”. La formation acquise au cours des années d’étude,
d’apprentissage, constitue un capital investi dans la personne même qui se
transforme, pour l’occasion, en ce que Roederer nomme un “propriétaire
d’industrie”. Ce capital demande, comme les autres, à être rémunéré. C’est
pourquoi une partie des salaires ou honoraires qui forment le revenu des
personnes correspond en fait, de manière différente dans chaque cas, aux profits
tirés de ce type d’investissement.
3. Besoin et utilité : la loi de la valeur et la formation des prix
Un second aspect, tout aussi important, des théories de Turgot et de ses disciples
concerne l’accent placé sur la valeur subjective, fondée sur l’utilité, dans la
formation des prix des marchandises. Sur ce thème, les développements décisifs
sont effectués dans l’article inachevé de 1769, “Valeurs et monnaies” ; mais le
sujet est également abordé dans d’autres écrits comme, par exemple, le Plan d’un
ouvrage sur le commerce, la circulation et l’intérêt de l’argent, la richesse des
Etats, rédigé dès 1753-1754 pour autant que la datation de G. Schelle soit exacte,
et, bien sûr, les Réflexions de 1766 et le Mémoire sur les prêts d’argent de 1770.
Pour l’essentiel, la problématique de Turgot est en place dès le Plan de 1753-
54. “Commercer, c’est échanger, c’est donner ce qu’on a pour ce qu’on n’a pas.
La propriété, d’une part, le désir, de l’autre, voilà les deux éléments du
commerce” (1753-1754, p. 378).
La propriété de part et d’autre est la base de l’échange ; sans elle, il ne
peut y en avoir ; le désir de part et d’autre est le motif de l’échange, et
c’est de la comparaison des désirs réciproques que naît l’évaluation ou
l’appréciation des choses échangées, car le prix d’une chose, le motif qui
engage le possesseur à s’en défaire […] ne peut être qu’un avantage
Turgot et l’économie politique sensualiste
21
équivalent ; et il ne juge que cet avantage est équivalent que par le désir
qu’il peut en avoir. (ibid., p. 379)
Tout naturellement, le principe de la détermination des rapports d’échange est
recherché du côté du “rapport de la demande à la quantité” offerte (ibid., p. 376).
Il faut donc expliquer la formation de la demande, de l’offre, et, par conséquent,
les comportements qui les sous-tendent. Dans la
concurrence réciproque entre les vendeurs et les acheteurs, le prix est fixé
par le débat entre la totalité des vendeurs, d’une part, et la totalité des
acheteurs, de l’autre, au lieu de l’être par le débat entre deux personnes
seulement ; mais le rapport de l’offre à la demande est toujours l’unique
principe de cette fixation. (ibid., p. 383)
Le comportement d’offre des producteurs et des marchands se rapporte
directement à ce qui vient d’être dit sur la logique du capital. Peu importe la
branche de production : on y investit si le rendement n’est pas inférieur à la
rémunération minimale qu’on en attend (le taux de rente augmenté d’une prime
de risque et d’une éventuelle rémunération du travail effectué). Et si ce rendement
est supérieur ailleurs, compte tenu des facteurs stables de différenciation, des
mouvements de capitaux se font jour qui finissent par égaliser les taux toutes
choses égales par ailleurs, réalisant ainsi, nous l’avons vu, la “loi du niveau”.
Quels sont les facteurs qui engendrent les différences temporaires, et sans
doute toujours renaissantes, des taux de rendement selon les branches ? En régime
de concurrence, les rapports de l’offre à la demande sur les différents marchés.
C’est pourquoi les fluctuations et les réajustements de taux s’opèrent au travers de
modifications de ces rapports, en particulier par des variations de l’offre. D’où la
détermination d’une sorte de prix minimal pour chaque marchandise, au-dessous
duquel les agents diminuent leur production ou cessent de produire. Turgot le
nomme le prix fondamental (ibid., p. 385) : il sera appelé plus tard, par Marshall
notamment, prix de longue période. Ce prix fondamental est lui même variable en
fonction, notamment, de la loi des rendements non proportionnels et des
fluctuations des prix des intrants. Sous l’effet de l’action de la concurrence et des
migrations de capitaux, c’est vers lui que tend le prix courant (ibid., p. 384), ou
encore valeur vénale, constaté sur le marché.
La valeur fondamentale est ce que la chose coûte à celui qui la vend,
c’est-à-dire les frais de matière première, intérêt des avances, salaires du
travail et de l’industrie. La valeur vénale est le prix dont l’acheteur
convient avec le vendeur. La valeur fondamentale est assez fixe et change
beaucoup moins que la valeur vénale. Celle-ci ne se règle que sur le
Turgot et l’économie politique sensualiste
22
rapport de l’offre à la demande ; elle varie avec les besoins, et souvent la
seule opinion suffit pour y produire des secousses et des inégalités très
considérables et très subites. Elle n’a pas une proportion nécessaire avec
la valeur fondamentale, parce qu’elle dépend immédiatement d’un
principe tout différent ; mais elle tend continuellement à s’en rapprocher,
et ne peut guère s’en éloigner beaucoup d’une manière permanente. Il est
évident qu’elle ne peut rester longtemps au-dessous ; car, dès qu’une
denrée ne peut se vendre qu’à perte, on cesse de la faire produire jusqu’à
ce que la rareté l’ait ramenée à un prix au-dessus de la valeur
fondamentale. Ce prix ne peut non plus être longtemps fort au-dessus de
la valeur fondamentale, car le gros prix, offrant de gros profits,
appellerait la denrée et ferait naître une vive concurrence entre les
vendeurs. Or, l’effet naturel de cette concurrence serait de baisser les prix
et de les rapprocher de la valeur fondamentale. (1767b, pp. 655-656,
note)
Bien entendu, ce mécanisme de gravitation de la valeur vénale autour de la
valeur fondamentale peut paraître “anticiper” sur Smith, Ricardo et Marx. Mais ce
serait un contresens que de lui conférer ici une portée et une signification qu’il
n’aura que plus tard. La valeur fondamentale n’est pas un prix naturel, du moins
si l’on accorde à ce dernier, comme l’usage tend à le faire, le sens implicite d’une
grandeur “intrinsèque”. Elle est elle-même déterminée par l’offre et la demande :
la période de référence, simplement, est plus longue que pour la valeur vénale.
Dès le Plan, les choses sont claires, et le seront encore davantage dans les écrits
ultérieurs. La marchandise possède-t-elle “un prix naturel, indépendamment de
ce qu’elle est plus ou moins rare, plus ou moins demandée” ? La réponse n’est pas
ambiguë : “c’est ce qui n’est, ni ne peut être” (1753-1754, p. 384).
Un corollaire de cette conception du fonctionnement des marchés et du prix
fondamental doit être noté : la loi économique s’applique aussi, dans le long
terme, au prix particulier que constitue le salaire, et donc à l’offre de travail qui en
dépend en définitive (lettre à Hume, 25 mars 1767).
Dans l’ensemble, et pour importantes qu’elles soient, les considérations liées
à l’offre proprement dite sont relativement brèves et se bornent à ce qui vient
d’être exposé sur le mécanisme de la concurrence des capitaux et ses incidences
sur la production. Mais il faut noter que les écrits contiennent plus d’un aspect
novateur qui se retrouveront, presque au mot près, dans les développements
marginalistes ultérieurs. Les plus intéressants sont contenus dans les remarques
sur le mémoire de Guérineau de Saint-Péravy. Ils auraient pu engendrer une
théorie complète de l’offre, de type “néo-classique”, s’ils avaient été généralisés
Turgot et l’économie politique sensualiste
23
(il faudra attendre plusieurs décennies pour cela). Ils sont formulés, au contraire,
indépendamment, dans le cadre d’une discussion sur la théorie de l’impôt.
De prime abord, les remarques de Turgot peuvent apparaître comme
contradictoires. D’un côté, en effet, s’il note que “comme la fertilité de la terre est
bornée, il y a sans doute un point où l’augmentation des avances n’augmenterait
pas la production à proportion de l’augmentation des frais”, il s’empresse
d’ajouter que “jusqu’à présent, on est bien loin d’avoir atteint cette limite, et
l’expérience prouve que là où les avances sont les plus fortes, c’est-à-dire là où
les cultivateurs sont les plus riches, là est non seulement la plus grande production
totale, mais le plus grand produit net” (1767a, p. 633). D’un autre côté, il met
l’accent sur l’événement contraire et insiste sur ce que l’on a nommé, après lui, la
loi des rendements non proportionnels qu’il est le premier à énoncer de manière
claire. Nulle contradiction, cependant, dans ses écrits, pour peu que les citations
soient replacées dans leur contexte. Les premières remarques concernent les
adversaires de la physiocratie, symbolisés par Graslin : contre eux, Turgot insiste
sur la nécessité de faire de grandes avances, et sur le caractère profitable de
celles-ci. Les secondes remarques sont formulées dans ses notes sur le mémoire
physiocratique de Saint-Péravy : Turgot s’inscrit en faux contre l’habitude prise
par la “secte” de regarder comme un dogme le fait de recueillir un produit brut de
5 pour chaque avance de 2, et contre les évaluations des effets déprédateurs de
l’impôt “indirect” qu’elle en tire. Il insiste alors sur la grande variété des
rendements selon la qualité de la terre et les quantités variables de capital
investies sur une superficie donnée.
C’est dans ce cadre qu’il développe la loi des rendements non proportionnels,
à la fois considérée de manière extensive (plusieurs terres de qualités différentes)
et intensive (en fonction d’un facteur fixe donné). Il est absurde, affirme-t-il en
substance, de croire que, toutes choses égales par ailleurs, l’on puisse et l’on
doive faire des avances en quantités indéfinies afin que la richesse augmente sans
cesse en proportion de ces avances.
La production suppose des avances ; mais des avances égales dans des
terres d’une inégale fécondité donnent des productions très différentes, et
c’en est assez pour faire sentir que les productions ne peuvent être
proportionnelles aux avances ; elles ne le sont même pas, placées dans le
même terrain, et l’on ne peut jamais supposer que des avances doubles
donnent un produit double. (1767b, p. 644)
Pour une quantité donnée de facteur fixe, il existe en réalité une quantité
“optimale” d’avances (facteur variable) à mettre en œuvre.
Turgot et l’économie politique sensualiste
24
La semence, jetée sur une terre naturellement fertile, mais sans aucune
préparation, serait une avance presque entièrement perdue. Si on y joint
un seul labour, le produit sera plus fort ; un second, un troisième labour
pourront peut-être, non pas doubler et tripler, mais quadrupler et décupler
le produit qui augmentera ainsi dans une proportion beaucoup plus
grande que les avances n’accroissent, et cela, jusqu’à un certain point où
le produit sera le plus grand qu’il soit possible, comparé aux avances.
Passé ce point, si on augmente encore les avances, les produits
augmenteront encore, mais moins, et toujours de moins en moins jusqu’à
ce que, la fécondité de la nature étant épuisée et l’art n’y pouvant plus
rien ajouter, un surcroît d’avances n’ajouterait absolument rien au
produit. (ibid., p. 645)
Peut-on déterminer le point le plus avantageux ? Ce n’est pas, souligne
Turgot, le point de productivité moyenne maximale, car il est encore possible
d’accroître la production avec avantage en augmentant les quantités du ou des
facteurs variables. En termes modernes, il faut donc se trouver dans la zone où les
productivités moyenne et marginale sont toutes deux décroissantes.
J’observerai, en passant, que ce serait une erreur d’imaginer que ce point,
où les avances rapportent le plus qu’il est possible, soit le point le plus
avantageux où la culture puisse atteindre, car quoique de nouvelles
augmentations d’avances ne rapportent pas tout à fait autant que les
augmentations précédentes, si elles rapportent assez pour augmenter le
produit net du sol, il y a de l’avantage à les faire, et ce sera toujours de
l’argent très bien placé. (ibid.).
Faute de faire intervenir le prix du produit, notamment, le raisonnement de
Turgot se fait ensuite plus imprécis, et le point d’équilibre n’est pas indiqué. Il
n’en reste pas moins que cette analyse pourra être revendiquée, plus tard, par les
fondateurs du marginalisme.
Examinons à présent le problème de la demande et de son incidence sur le
prix. La personne, écrit Turgot, “n’est qu’un amas de besoins” (1763, p. 297). La
satisfaction de ces besoins engendre l’utilité, l’effort effectué dans ce but une
peine (une désutilité), le tout s’exprimant sur les marchés par le biais de la
demande solvable et des offres réciproques. Les développements de Turgot sur ce
thème sont déconnectés, de fait, de la théorie de l’offre. Les plus précis sont
formulés dans le cadre d’une économie d’échange pur : les agents possèdent des
dotations initiales fixes, et toute production est momentanément impossible dans
la période considérée de fixation des prix d’équilibre (“Valeurs et monnaies”,
Turgot et l’économie politique sensualiste
25
1769). C’est probablement là le premier exemple en date de ce type de
raisonnement.
Supposons avec l’auteur que deux “sauvages” abordent une île déserte au
climat peu clément. Le premier possède du maïs avec lequel il peut se nourrir, le
second du bois avec lequel il peut se chauffer. Les deux hommes doivent
demeurer sur l’île pendant la période et ne peuvent pas augmenter leurs dotations
initiales. Chacun a besoin de la marchandise de l’autre. Comment l’échange se
fera-t-il, et à quel taux ? Le processus est décrit de la manière suivante :
[C]hacun pèsera scrupuleusement toutes les considérations qui peuvent
l’engager à préférer une certaine quantité de la denrée qu’il n’a pas à une
certaine quantité de celle qu’il a ; c’est-à-dire, qu’il calculera la force des
deux besoins, des deux intérêts entre lesquels il est balancé, savoir :
l’intérêt de garder du maïs et d’acquérir du bois, et celui d’acquérir du
maïs et de garder du bois ; en un mot, il en fixera très précisément la
valeur estimative relativement à lui. (1769, p. 90)
Qu’est-ce que cette “valeur estimative” ? La notion est développée dans le
cadre de l’hypothèse d’un homme isolé face à la nature. Elle est, “avec une
extrême précision, le degré d’estime que l’homme attache aux différents objets de
ses désirs” (ibid., p. 87). Cet homme, en effet, classe les objets selon ses besoins,
c’est-à-dire qu’il met en place son ordre de préférence (ibid., pp. 85 & sq.) sur
l’ensemble des biens en tenant compte de “l’excellence de la chose ou son
aptitude plus ou moins grande à satisfaire le genre de désir qui la fait rechercher”
(ibid., p. 86), de l’élément temporel (“la prévoyance”), et de la rareté des objets
convoités “car il est bien évident qu’entre deux choses également utiles et d’une
égale excellence, celle qu’il aura beaucoup de peine à retrouver lui paraîtra bien
plus précieuse […]. Nous n’en sommes pas encore à l’échange, et voilà déjà la
rareté, un des éléments de l’évaluation” (ibid.). Tout bien peut donc être défini
par trois paramètres qui influent sur son utilité : sa nature physique, sa date et, ce
n’est pas forcer les textes que de l’admettre, son lieu de disponibilité : “[…] parce
que la différence des temps, comme celle des lieux, met une différence réelle dans
la valeur” (1770a, § XXIII) des marchandises.
En fonction de ce calcul, l’homme isolé attribue, par devers lui, une certaine
“valeur” aux différentes quantités de chaque objet : elle reflète simplement la
fraction de ses “facultés” qu’il consent à consacrer à leur obtention, toutes choses
égales par ailleurs :
[L]a totalité des objets nécessaires à la conservation et au bien-être de
l’homme forme […] une somme de besoins […]. Il n’a pour se procurer
Turgot et l’économie politique sensualiste
26
la satisfaction de ces besoins qu’une mesure […] de forces ou de facultés.
Chaque objet particulier de ses jouissances lui coûte des soins, des
fatigues, des travaux et au moins du temps. C’est cet emploi de ses
facultés appliquées à la recherche de chaque objet qui fait la
compensation de sa jouissance et pour ainsi dire le prix de l’objet. (1769,
p. 87)
L’homme va donc répartir l’ensemble de ses facultés de manière à se procurer
les différents biens “à raison de leur importance pour […] son bien-être” : i.e., on
peut légitimement le supposer, en recherchant le plus grand bien-être possible. Il
confère par là une évaluation à chaque bien : elle n’est pas autre chose que “la
portion de sa peine et de son temps, ou […] de la portion de ses facultés qu’il peut
employer à la recherche de l’objet évalué sans y sacrifier celle d’autres objets
également ou plus importants”. La valeur estimative exprime la correspondance
établie entre l’utilité retirée des biens et la désutilité liée à leur obtention :
[L]a valeur estimative d’un objet, pour l’homme isolé, est précisément la
portion du total de ses facultés qui répond au désir qu’il a de cet objet, ou
celle qu’il veut employer à satisfaire ce désir. (ibid., p. 88)
Nous ne pouvons nous étendre, ici, sur les problèmes posés par la mesure de
ces valeurs estimatives de l’individu en question, ni, a fortiori, sur la comparaison
que l’on pourrait faire entre les valeurs estimatives de deux individus différents :
ces problèmes seront amplement débattus lors du développement ultérieur de la
théorie de l’utilité. Turgot pose bien, d’une certaine manière, la question de la
mesure des valeurs et se déclare pour une compréhension purement relative de
celle-ci. La raison fondamentale en est que l’unité (les “facultés”) à laquelle se
ramènent les valeurs ne saurait être évaluée (ni, bien entendu, comparée à celle
d’un autre homme) :
Comment pourrait-on prononcer que la valeur d’un objet correspond à
deux-centièmes parties des facultés de l’homme, et de quelles facultés
parlerait-on ? Il est […] impossible d’exprimer la valeur en elle-même ;
et tout ce que peut énoncer à cet égard le langage humain, c’est que la
valeur d’une chose égale la valeur d’une autre. L’intérêt apprécié ou
plutôt senti par deux hommes, établit cette équation dans chaque cas
particulier, sans qu’on ait jamais pensé à sommer les facultés de l’homme
pour en comparer le total à chaque objet de besoin. L’intérêt fixe toujours
le résultat de cette comparaison ; mais il ne l’a jamais faite, ni pu faire.
(ibid., pp. 94-95)
Turgot et l’économie politique sensualiste
27
Dernier point : comme beaucoup de ses contemporains, Turgot connaissaît
très probablement l’hypothèse de Bernouilli (1738 : voir ci-dessous, chapitre
XIX) concernant l’utilité marginale décroissante du revenu : hypothèse que
Condorcet, par exemple, acceptait explicitement. Quant à l’idée d’une utilité
marginale finalement décroissante procurée par les quantités supplémentaires
d’un même bien, il serait un peu hardi de la lui attribuer. Ce ne serait peut-être pas
totalement illégitime : Turgot n’écrit-il pas qu’“il n’est point de sentiment qui ne
s’amortisse par l’habitude même et la familiarité avec les objets qui l’excitent”
(1757, p. 587) ? La problématique sensualiste la rendrait assez naturelle.
Comment, de la valeur, passe-t-on au prix ? Revenons, pour le voir, à nos
deux “sauvages”. Chaque agent ayant calculé les valeurs estimatives qu’il accorde
aux différentes quantités de maïs et de bois, ces valeurs, que chacun garde
secrètes, vont permettre de déterminer les rapports d’indifférence à partir desquels
ils acceptent l’échange (“l’un échangerait trois mesures de maïs pour six brasses
de bois, l’autre ne voudrait […] six brasses de bois que pour neuf mesures de
maïs”) et qui, pour chaque “échangeur”, répondent à une condition minimale et
indispensable que doit vérifier toute transaction : pour que celle-ci ait lieu, il faut
que chaque agent, “relativement à son utilité personnelle, à la satisfaction de ses
besoins ou de ses désirs” (1770a, § XXVII), attribue à la quantité de chose reçue
une valeur estimative supérieure à celle qu’il accorde à la quantité de marchandise
cédée. Car, autrement, “chacun resterait comme il est s’il ne trouvait un intérêt,
un profit personnel, à échanger ; si, relativement à lui-même, il n’estimait ce qu’il
reçoit plus que ce qu’il donne” (1769, p. 91). L’échange ne va pas sans gain
d’utilité : à l’issue de toute transaction libre, la situation de chaque “échangeur”
doit se trouver améliorée.
Le marchandage peut alors commencer, sous l’hypothèse générale d’un
comportement maximisateur de part et d’autre : “tous deux sont encore animés
par […] l’intérêt de garder chacun le plus qu’il peut de sa denrée, et d’acquérir le
plus qu’il peut de celle d’autrui”.
Turgot suppose alors que le processus converge vers un prix sur lequel les
deux agents tombent d’accord : quatre unités de maïs contre cinq unités de bois.
Ce rapport d’échange, appelé valeur échangeable, valeur appréciative ou, plus
simplement, prix, est unique, et est déterminé en même temps que les quantités
échangées. Il dépend donc “uniquement de l’opinion des deux contractants sur le
degré d’utilité des choses échangées pour la satisfaction de leurs désirs et de leurs
besoins” (1770, § XXVII).
Turgot et l’économie politique sensualiste
28
Un point peut surprendre le lecteur aujourd’hui : Turgot se place dans une
situation de monopole bilatéral, celle pour laquelle nous savons qu’il n’existe pas
de solution unique a priori. Pour quelle raison peut-il en déterminer une, et
comment ? C’est que l’auteur ne raisonne pas en termes d’équilibre à la marge
mais détermine la position d’arrivée par des grandeurs moyennes. Théoriquement,
en effet, comment caractérise-t-il l’accord terminal ? Il s’agit, affirme-t-il, d’une
situation dans laquelle la différence de la valeur estimative de la quantité de la
marchandise reçue sur celle de la quantité de la chose cédée est égale de part et
d’autre : “car, si elle n’était pas égale, l’un des deux désirerait moins l’échange et
forcerait l’autre à se rapprocher de son prix par une offre plus forte” (1769, p. 91).
D’où une caractérisation de la valeur appréciative comme “valeur estimative
moyenne”. “Nous avons vu plus haut que, pour chacun des contractants, la valeur
estimative de la chose donnée est plus forte [sic pour “faible”] que celle de la
chose reçue, et que cette différence est précisément égale de chaque côté ; en
prenant la moitié de cette différence pour l’ôter à la valeur la plus forte et la
rendre à la plus faible, on les rendra égales ” (p. 92). La solution, on le voit, est
héroïque…
Ce raisonnement, effectué pour deux co-contractants, Turgot entend le
généraliser à un grand nombre d’agents et de marchandises. Le texte de 1769
s’achève malheureusement après la prise en considération d’un grand nombre
d’agents, dans le cadre de deux seules marchandises : l’auteur suppose alors
l’établissement d’une valeur appréciative unique sous l’effet d’arbitrages et de la
concurrence. Le cas général (n agents, m marchandises) n’est abordé
qu’incidemment dans d’autres écrits. Turgot y réaffirme simplement sa conviction
dans la réalisation d’un équilibre général. En revanche, quelques précisions
apportées à ces occasions ne sont pas sans intérêt.
Le processus par lequel l’équilibre est atteint, d’une part, est décrit comme un
processus de tâtonnement : “[…] le débat entre chaque acheteur et chaque
vendeur est une espèce de tâtonnement qui fait connaître à chacun avec certitude
le vrai prix de chaque chose”. Il s’agit cependant d’une sorte de tâtonnement réel,
en ce sens que des échanges sont faits hors équilibre, à des prix que nous
qualifierions aujourd’hui de “faux”. Mais, selon l’auteur, statistiquement,
personne ne serait véritablement lésé, les variations se faisant “par degrés
insensibles”. “Les augmentations ou les diminutions réparties sur tous, les pertes
et les gains compensés entre tous et pour tous, font qu’il n’y a de lésion pour
personne dans le changement et, s’il y en avait, cette lésion étant l’effet inévitable
Turgot et l’économie politique sensualiste
29
du cours des choses, on la souffrirait comme on souffre les maux qu’on ne peut
imputer qu’à la nécessité” (1770b, p. 326).
Le prix, d’autre part, s’il est bien déterminé sur des bases “subjectives”,
acquiert dans les faits un caractère “objectif” trompeur car il ne possède “aucune
réalité indépendante de l’opinion et de la comparaison des besoins réciproques”.
Lorsque les vendeurs et les acheteurs sont nombreux, chacun “entre pour si peu
dans la formation de cette opinion générale et dans l’évaluation courante qui en
résulte, que cette évaluation peut être regardée comme un fait indépendant et,
dans ce sens, l’usage autorise à appeler cette valeur courante la vraie valeur des
choses”. Mais c’est une “expression, plus commode que précise” (1770a, §
XXVII). C’est cette illusion qui a sans doute donné lieu à une croyance en une
“valeur intrinsèque”, une “valeur réelle” ou un “prix naturel”.
Signalons enfin une incidence non négligeable de ce type de démarche sur le
postulat de base de la théorie physiocratique. Un raisonnement systématique en
termes d’utilité, déjà présent chez Turgot, se généralise par la suite : Condorcet
l’utilise sans cesse. Il aboutit très vite, dès la fin du siècle, au rejet du principe de
la productivité exclusive de l’agriculture. La production d’utilité devient centrale
et tout agent qui se trouve à l’origine d’un bien ou d’un service possédant cette
propriété est déclaré productif. Toute différence de branche s’estompe, comme,
également, tout critère de matérialité du produit. Le pas décisif est franchi par
Alexandre Vandermonde (1735-1796), en 1795, dans le cours qu’il dispense à la
nouvelle et éphémère École normale de Paris. On connaît la suite, et notamment
les développements que Jean-Baptiste Say (1767-1832) donne à cette idée,
quelques années plus tard, dans son Traité d’économie politique (1803).
Pour ce qui nous concerne, il convient de noter à présent comment l’accent
placé sur la valeur subjective permet de résoudre une bien vieille question et de
fonder la théorie de l’intérêt sur des bases nouvelles.
4. Valeur et « usure » : la fin d’une controverse et les fondements
de la théorie de l’intérêt
La question lancinante de l’usure et les controverses sur sa légitimité
empoisonnaient périodiquement, on le sait, la vie économique des pays
catholiques. En 1744, la controverse avait rebondi en Italie avec la publication
d’un ouvrage sur la question, Dell’impiego del danaro, de Scipione Maffei : le
scandale provoqué par cette défense habile du prêt à intérêt contraignit le pape
Benoît XIV, pourtant intellectuel éclairé, à réaffirmer une dernière fois
Turgot et l’économie politique sensualiste
30
officiellement la doctrine de l’Eglise en la matière (encyclique Vix Pervenit, 1er
novembre 1745). En France, l’assertion de Montesquieu fit encore grand bruit,
selon laquelle “c’est […] une action très bonne de prêter […] son argent sans
intérêt, mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion, et non une loi
civile”.
Plus de deux décennies plus tard, Turgot eut à intervenir dans une affaire où
des créanciers furent inquiétés, dans des circonstances troubles, pour avoir prêté à
intérêt. C’est là l’origine de son Mémoire sur les prêts d’argent (1770a) et d’un
ouvrage anonyme qui s’en inspira : la Théorie de l’intérêt de l’argent tirée des
vrais principes du droit naturel, de la théologie et de la politique, contre l’abus
de l’imputation d’usure (1780, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, 1782).
Cet ouvrage, tantôt attribué à l’abbé Gouttes (par Dupont), tantôt à l’abbé Rulié,
fait encore voir, par les polémiques qu’il suscita, la vivacité de la controverse ;
par les longues citations qu’il contient du Mémoire de 1770, il permit aussi à G.
Schelle de rétablir une partie du texte de Turgot modifié par Dupont.
Dans les Réflexions et, surtout, dans le Mémoire de 1770, Turgot procède en
deux temps analytiques distincts : reprenant les arguments traditionnels contre et
pour l’“usure”, il montre l’inanité des premiers et le caractère peut-être juste, mais
non véritablement décisif des seconds ; puis, il fournit ses propres raisons : l’une,
simple, est fondée sur l’argument de la propriété privée, et l’autre, plus élaborée,
déplace la controverse sur le plan de la théorie économique : celui de la valeur et
des prix.
Turgot s’attache à montrer le caractère “frivole” de toutes les raisons, ou
plutôt des “prétextes” (1766, § LXXIII) qui ont abouti, jadis, à interdire ou à
limiter le prêt à intérêt. Nous ne nous étendrons pas, ici, sur la critique habituelle
des arguments scolastiques. Turgot la reprend essentiellement sur trois registres
différents. Le registre historique tout d’abord : les raisons particulières, liées aux
pauvres, structurellement débiteurs, aux “cris du peuple” qui ont pu faire
condamner l’usure à une époque donnée, n’existent plus depuis longtemps.
Il résulte […] que ce qui rendait l’usure odieuse dans les anciens temps,
tenait plus au défaut absolu du commerce, à la constitution des anciennes
sociétés et surtout aux lois qui permettaient au créancier de réduire son
débiteur en esclavage, qu’à la nature même du prêt à intérêt. Je crois
avoir prouvé […] que par les changements survenus dans le commerce,
dans les moeurs et dans la constitution des sociétés, le prêt à intérêt ne
produit dans la société aucun mal qu’on puisse imputer à la nature de ce
contrat”. (1770a, § XXXIV)
Turgot et l’économie politique sensualiste
31
Aujourd’hui, les emprunts faits par les pauvres sont d’un montant
négligeable : “[…] la plus grande partie des prêts se font […] à l’homme
industrieux, qui espère se procurer de grands profits de l’emploi de l’argent qu’il
emprunte. Dès lors, le prêt à intérêt a dû devenir moins odieux, puisque, par
l’activité du commerce, il est devenu, au contraire, une source d’avantages pour
l’emprunteur” (ibid., § XXX) et pour la société.
Le registre théologique, ensuite : l’interdiction de l’usure résulte d’une
mauvaise compréhension des textes les plus sacrés ; elle est aussi … presque un
blasphème :
[C]’est […] une preuve bien forte contre les principes adoptés par les
théologiens […], que la nécessité absolue de ce prêt pour la prospérité et
pour le soutien du commerce ; car quel homme raisonnable et religieux
en même temps peut supposer que la Divinité ait interdit une chose
absolument nécessaire à la prospérité des sociétés ? (ibid., § XIX)
Registre logique, enfin. Dans cette dernière perspective, Turgot aborde de
nouveau la question de la prétendue “stérilité” de l’argent par exemple, et surtout
celle des “titres extrinsèques” qui avaient été formulés, au cours des âges, pour
légitimer, malgré tout, la pratique marchande. Il reprend notamment le plus
important d’entre eux, le lucrum cessans (profit cessant : voir ci-dessus, chapitre
I), et, lui conférant l’interprétation la plus large possible, conclut au caractère
illogique des autorités ecclésiastiques qui, tout à la fois, interdisent et permettent
une action jugée comme une faute grave.
Si l’on veut que la simple possibilité de l’usage lucratif de l’argent suffise
pour en légitimer l’intérêt, cet intérêt sera légitime dans tous les cas, car il
n’y en a aucun où le prêteur et l’emprunteur ne puissent toujours […]
faire de leur argent quelque emploi lucratif. Il n’est aucun argent avec
lequel on ne puisse, ou se procurer un immeuble qui porte un revenu, ou
faire un commerce qui donne un profit ; ce n’est assurément pas la peine
d’établir en thèse générale que le prêt à intérêt est défendu, pour établir
en même temps un principe d’où résulte une exception aussi générale que
la prétendue règle. (ibid., § XXII)
Quoi qu’il en soit, cependant, de ce titre extrinsèque, l’auteur pense que son
invocation pour légitimer le prêt peut être utile, mais non décisive. “La légitimité
du prêt à intérêt est indépendante des suppositions de profit cessant [pour le
prêteur] ou naissant” pour l’emprunteur (ibid., § XXII) : elle ne repose pas sur
l’usage que l’on peut faire de l’objet prêté. Le prêteur est en droit d’exiger un
intérêt par le simple fait qu’il se trouve être le propriétaire de l’argent prêté.
Turgot et l’économie politique sensualiste
32
“Puisqu’il est à lui, il est libre de le garder ; rien ne lui fait un devoir de prêter ; si
donc il prête, il peut mettre à son prêt telle condition qu’il veut” (1766, §
LXXIV). L’argument de la propriété privée, avancé ici, est sans doute fort, mais,
dans la problématique même de Turgot, il pourrait bien ne pas posséder le
caractère décisif que lui prête l’auteur. Car même si Turgot, comme ses disciples,
accorde une très grande importance à cette institution, base de la société, de la
liberté, des droits de l’homme, il n’en admet pas le fétichisme et sait définir des
cas de figure où cette propriété doit être limitée à cause d’éventuels effets
externes négatifs (“Fondation”, 1757 ; voir aussi Condorcet, 1786). Si donc, dans
ce cas précis du prêt à intérêt, l’argument peut effectivement être avancé par lui,
c’est que l’analyse historique montre que ces effets externes négatifs n’existent
plus, si tant est qu’ils aient jamais existé, et qu’au contraire ce sont les
interdictions et les réglementations de tout genre qui en produisent en abondance :
elles doivent donc être levées.
Pourtant, le plus important ne réside pas dans ce point. C’est sur un autre
registre que Turgot innove véritablement et, en quelque sorte, permet de clore la
controverse tout en fondant une théorie de l’intérêt. Il montre en effet que le
problème, sur le terrain du droit romain et du droit canon, est traditionnellement
mal posé et que, si l’on en définit les termes avec précision, il change de nature et
devient un simple exercice de théorie économique. La loi de la valeur et des prix,
qu’il fait intervenir dans ce cas précis des “prêts d’argent”, révèle alors certains de
ses enjeux et son caractère polémique.
Paradoxalement, le raisonnement tourne en apparence, là aussi, autour du
droit de propriété. A l’appui de l’interdiction de l’usure, en effet, un argument
traditionnel était celui du caractère fongible de la monnaie (ci-dessus, chapitre I).
Or, les choses fongibles, par définition détruites par l’usage que l’on en fait, ne
peuvent être louées puisque, la restitution de l’objet d’origine étant impossible,
ces biens ne peuvent être “prêtés” sans transfert de propriété. Mais dans le cas
d’un tel transfert, l’intérêt est illicite : l’emprunteur n’est tenu que de rendre
l’équivalent physique de la chose empruntée, et ne doit rien de plus.
Ce raisonnement, affirme Turgot, est fondamentalement vicié de par son
point de départ même. Il tient pour donné que la transaction porte sur l’objet
physique (ici une quantité, un poids de métal précieux) et ne peut donc aboutir
qu’à la conclusion selon laquelle cet objet est détruit par l’usage et que cette
destruction suppose un droit de propriété. Mais ceci est faux. La transaction porte
sur une quantité de valeur et sur l’utilité qu’elle engendre : c’est en tant que telle
Turgot et l’économie politique sensualiste
33
que l’argent est recherché par l’emprunteur, à quelque fin que ce soit. Celui-ci est
donc tenu de rendre ce qu’il a emprunté, c’est-à-dire aussi une somme de valeurs.
Il est certain qu’en rendant le sort principal, l’emprunteur rendra
précisément le même poids de métal que le prêteur lui avait donné. Mais,
où nos raisonneurs ont-ils vu qu’il ne fallût considérer dans le prêt que le
poids du métal prêté et rendu, et non la valeur et l’utilité dont il est pour
celui qui prête et pour celui qui emprunte ? (1770a, § XXVII)
Car la transaction, si elle est consentie de manière libre, est conclue en
fonction de l’avantage réciproque qu’en attendent les agents. Comme toute
marchandise, la monnaie est demandée ici en fonction du flux d’utilité que son
utilisation peut engendrer. Il est donc licite de payer le prix de ce flux. “Ainsi,
quand j’ai loué un diamant, j’ai consenti à en payer le loyer parce que ce diamant
m’a été utile […]. Par la même raison, j’ai pu consentir à payer un loyer de
l’argent dont je m’engage à rendre dans un certain temps une égale quantité, parce
que quand je le rendrai j’en aurai tiré une utilité” (ibid.). Il est vrai que l’on n’a
pas à payer un loyer pour ce que l’on possède. Mais si la propriété de la chose
fongible m’a bien été transférée lors de l’octroi du prêt, cela s’est fait après
accord, et c’est précisément cet accord qu’il faut examiner. “Le raisonnement des
juristes prouvera si l’on veut que je ne dois pas payer l’usage d’une chose lorsque
j’en ai déjà acquis la propriété ; mais il ne prouve pas que je n’aie pu, en me
déterminant à acquérir cette propriété, en fixer le prix d’après la considération de
cet usage attaché à la propriété” (ibid.).
Comment se fixe donc ce prix ? Pour le voir, il suffit d’appliquer, dans ce cas
précis, les règles générales dégagées précédemment. Deux éléments essentiels
interviennent alors : le principe déjà rencontré suivant lequel un échange ne peut
se faire que si l’utilité de la quantité de chose reçue est supérieure, pour chacun
des agents, à l’utilité de celle qui est cédée ; et un autre principe général qui joue
lorsque l’on considère l’élément temporel : la dépréciation, en termes de valeur
estimative, du bien futur par rapport au bien présent. Ce que le prêteur compare,
au moment de la transaction, c’est une somme d’argent avec une promesse de
remboursement dans le futur, à un terme convenu : il faut donc
comparer la différence d’utilité qui se trouve à l’époque du prêt entre une
somme possédée actuellement et une somme égale qu’on recevra à une
époque éloignée […]. Cette différence n’est-elle pas notoire, et le
proverbe trivial un tien vaut mieux que deux tu l’auras, n’est-il pas
l’expression naïve de cette notoriété ? (ibid.)
Turgot et l’économie politique sensualiste
34
Si donc aucun intérêt n’est stipulé, si la promesse de rembourser demain, que
le prêteur estime moins qu’une somme réelle aujourd’hui, est du même montant
que cette somme, un accord envisagé dans ces conditions engendrerait pour ce
dernier une perte, et non un gain d’utilité. Pour que la transaction puisse
réellement se faire, il faut que la promesse de remboursement futur soit d’un
montant supérieur à la somme prêtée afin que la valeur estimative que lui attache
le prêteur soit effectivement supérieure à celle qu’il accorde à cette somme :
[S]i une somme actuellement possédée vaut mieux, est plus utile, est
préférable, à l’assurance de recevoir une pareille somme dans une ou
plusieurs années, il n’est pas vrai que le prêteur reçoive autant qu’il
donne lorsqu’il ne stipule point l’intérêt, car il donne de l’argent et ne
reçoit qu’une assurance. Or, s’il reçoit moins, pourquoi cette différence
ne serait-elle pas compensée par l’assurance d’une augmentation sur la
somme proportionnée au retard ? Cette compensation est précisément
l’intérêt de l’argent. (ibid.)
Si l’on réintroduit l’élément de risque et celui de la désutilité, développés par
ailleurs dans le Mémoire, alors cette différence, cet intérêt, mesure à la fois la
préférence pour le présent, les risques encourus et la désutilité subie du fait d’une
indisponibilité momentanée du montant en question. Un raisonnement analogue
peut être fait pour l’emprunteur.
L’analyse, on le voit, est nouvelle et engage l’avenir. Le lien avec la théorie
de la valeur est fondamental ; il est curieux qu’il n’ait jamais été clairement établi
et souligné et que Böhm-Bawerk lui-même, qui aurait pourtant dû apprécier ce
raisonnement, parle à son sujet d’“abstractions métaphysiques” et de “subtilités
juridiques”… (1884, t. I, p. 68). Des conséquences sont également importantes :
mentionnons-en deux brièvement.
Le taux d’intérêt, d’une part, étant un prix comme un autre, doit se fixer dans
les mêmes conditions de liberté que les autres rapports d’échange. Toute atteinte à
cette liberté, dans ce cas précis, est même plus dommageable qu’ailleurs dans la
mesure où c’est la logique du capital, de son accumulation et de ses effets, qui est
concernée. De très nombreuses pages développent cette idée : nous ne nous y
appesantirons pas.
Le taux d’intérêt, d’autre part, peut bien concerner la monnaie au premier
chef : il n’est pas une variable monétaire. Turgot y insiste longuement et,
critiquant une vieille tradition qui eut des représentants aussi illustres que Locke
et Law, il distingue nettement deux “prix” de la monnaie selon que celle-ci est
achetée et vendue (son pouvoir d’achat) ou bien prêtée (le taux d’intérêt), tout en
Turgot et l’économie politique sensualiste
35
soulignant qu’il n’existe aucun lien évident entre les deux (1766, §§ LXXV à
LXXXI). Pour ce qui concerne le premier “prix”, c’est une forme de
quantitativisme qui prévaut ; pour le second, c’est la logique d’un marché
particulier : celui des fonds prêtables dont l’auteur analyse avec précision, dans
plusieurs écrits, les éléments de l’offre et de la demande.
5. L’État et le marché : l’économie publique et l’équilibre à la
marge
La logique du fonctionnement du marché et de la formation des prix engendre,
d’abord chez Turgot puis chez ses disciples, une réflexion sur les biens collectifs
(locaux ou nationaux) et, en général, sur le rôle de l’État dans la vie économique.
L’optique adoptée est, bien entendu, celle de la conception libérale de l’Etat déjà
établie par Boisguilbert (ci-dessus, chapitre VII). Dans le domaine économique, le
principe est simple : les pouvoirs publics, à quelque niveau que ce soit, ne doivent
pas entreprendre de faire ce que les particuliers peuvent faire par eux-mêmes.
Régler le prix des marchandises, par exemple, est “une puérilité” dangereuse. “Ce
serait entreprendre de faire faire au gouvernement ce que chacun peut faire et ce
que chacun fera beaucoup mieux que lui” (1753-1754, p. 384).
Mais Turgot et ses disciples poussent leur réflexion plus loin que cette simple
position déjà importante en soi à l’époque. Ils contribuent à fonder ce qui,
aujourd’hui, est connu sous le nom d’économie publique. Nous en donnerons ici
deux exemples parmi les plus significatifs.
Le premier concerne ce que nous nommons les “échecs du marché”. La
propriété privée doit bien être le fondement de l’organisation sociale et de la
liberté, et le marché un principe régulateur. Mais, d’un côté, certains biens ne sont
pas nécessairement appropriables et/ou produits par les individus, et, d’un autre
côté, il peut arriver que la propriété de l’un nuise à celle de l’autre. Il est donc des
situations dans lesquelles le fonctionnement du marché se révèle insuffisant à une
bonne régulation d’ensemble de la société : l’Etat doit donc intervenir. Les
principes de son action sont simples : lorsqu’il le peut, il doit simplement édicter
des règles qui puissent simuler le jeu de la concurrence, afin de produire des
effets analogues. C’est là le sens, par exemple, des propositions de Condorcet
pour éliminer le problème du “passager clandestin” en matière de fiscalité directe.
Dans une certaine mesure, c’est aussi le sens des propositions que Turgot et
Condorcet formulent pour traiter du problème des “externalités négatives”.
Turgot et l’économie politique sensualiste
36
Le deuxième exemple, extrêmement caractéristique, réside dans la réflexion
purement fiscale de ces auteurs. Leur manière de traiter la théorie de l’impôt, de
lier la nature des contributions et les formes d’imposition aux formes de
gouvernement et aux “droits de l’homme”, témoigne d’une pensée en constante
évolution mais solidement ancrée dans les principes théoriques de leur économie
politique. C’est précisément la raison pour laquelle des avancées sensibles furent
faites dans ce domaine, dans l’optique dite “de l’équivalence”, l’accent placé sur
l’utilité induisant à considérer l’impôt comme le prix des services que chacun
reçoit de la puissance publique.
L’illustration la plus frappante est fournie par Condorcet dans sa théorie de
l’impôt progressif et dans sa détermination du volume “optimal” des dépenses
publiques. Ce dernier point répondait, en quelque sorte, à un vœu formulé par
Roederer dès 1782 et répété en 1791 : fournir une théorie des finances publiques
qui ne se contente pas de se préoccuper des recettes, mais aussi procure un critère
pour juger des dépenses, de leur nature comme de leur montant. En 1793,
Condorcet apporte une première réponse théorique d’envergure à cette
interrogation tout en fournissant une justification analytique à l’impôt personnel
progressif. Sa solution implique en effet, pour la première fois, la conception d’un
équilibre à la marge.
La détermination du volume d’équilibre de la dépense publique tout d’abord.
Le premier aspect de la question concerne, bien entendu, l’utilité de cette dépense.
Toute dépense de ce type en possède une, mais différents types de dépenses
publiques engendrent des utilités différentes : “D’abord, les dépenses publiques
ne sont pas toutes rigoureusement nécessaires ; il en est qui ne sont qu’utiles”
(1793, p. 16). Il est donc possible d’opérer un classement de ces dépenses par
ordre d’utilité décroissante. On peut imaginer, par conséquent, une courbe
décroissante (en analyse continue) sur un graphique dont l’axe des abscisses
représenterait le volume de la dépense publique, et l’axe des ordonnées son utilité
marginale. Viendraient d’abord les dépenses “rigoureusement nécessaires”, puis
celles “qui ne sont qu’utiles”, et ainsi de suite.
Deuxième aspect de la question : les effets produits par le financement de
cette dépense par l’impôt. Car tout impôt est un “mal”, une “privation”, et
possède donc ce que l’on appelle aujourd’hui une désutilité : il est donc
également possible de classer les impôts selon la désutilité produite. Mais, pour ce
faire, l’analyse rencontre un problème immédiat : comment connaître cette
désutilité, ce “mal” ? On suppose que l’on peut d’emblée connaître l’utilité des
dépenses. Mais la connaissance de leur contrepartie, en revanche, va passer par
Turgot et l’économie politique sensualiste
37
une étape intermédiaire : l’évaluation des désutilités des dépenses publiques
s’effectue sur leur volume global, en fonction de l’hypothèse de Bernouilli (1738)
que Condorcet accepte (Institut, MS Condorcet 875, f. 181 v.).
Puisque toutes les dépenses sont, par hypothèse, financées par l’impôt (l’Etat
ne doit posséder aucun bien en propre), toute dépense publique additionnelle
nécessite un impôt supplémentaire et celui-ci provoque une désutilité
supplémentaire. Or, cette désutilité marginale est croissante dans la mesure où
elle ôte nécessairement aux contribuables une fraction de revenu et que l’utilité
marginale de ce revenu est décroissante. Il est donc possible d’imaginer sans
peine une courbe croissante, sur un graphique dont l’axe des abscisses
représenterait le volume de l’impôt (donc de la dépense publique), et l’axe des
ordonnées la désutilité marginale de ce volume d’impôts. Tout au long de ce
raisonnement, bien entendu, Condorcet suppose implicitement les utilités et les
désutilités calculables et comparables : il est, de ce fait, en mesure de confronter
l’utilité produite à la désutilité engendrée, et c’est ce qu’il fait en plusieurs
endroits.
Dès lors, sur ces bases, comment décider du volume adéquat des dépenses
publiques, et donc de l’impôt ? Puisque le volume des dépenses publiques n’est
pas absolument incompressible, ce qu’il serait si, précisément, toutes ces
dépenses étaient “absolument nécessaires”, “elles [les dépenses publiques] ont
pour limites le point où l’utilité de la dépense devient égal au mal produit par la
contribution” (1793, p. 16). S’agit-il ici d’un équilibre du type de celui proposé
par Turgot dans “Valeurs et Monnaies” ? Condorcet franchit un pas
supplémentaire : sa problématique le mène à effectuer un raisonnement implicite
à la marge. En reportant les deux courbes précédemment supposées sur le même
graphique, en effet, ce que l’on peut faire puisque toute la dépense publique est
financée par l’impôt, le volume d’équilibre de la dépense publique est indiqué, sur
l’axe des abscisses, par la verticale de leur intersection.
Deuxième problème : la théorie de l’impôt progressif. D’autres
développements sont nécessaires car, sur cette base, la progressivité de l’impôt
n’est pas encore démontrée. En effet, si, comme le fait Condorcet dans un premier
temps, l’on suppose que la dépense publique possède une même utilité pour tous,
alors les riches doivent payer davantage que les pauvres, en vertu de l’utilité
marginale décroissante du revenu, mais cela ne fonde pas le principe de
progressivité : un impôt proportionnel peut, à l’évidence, suffire.
Il faut donc une hypothèse supplémentaire. Condorcet la formule en énonçant
qu’une même dépense publique procure, en plus d’une utilité générale identique
Turgot et l’économie politique sensualiste
38
pour tous, une utilité particulière pour certaines classes, les “riches” en
l’occurrence : “la même dépense ne peut-elle pas avoir pour le riche une utilité
dont il profite seul, sans qu’il perde rien de l’utilité commune à tous ?” (1793, p.
16).
La construction des routes en constitue une bonne illustration. “Telle est, par
exemple, dans la dépense des grandes routes la commodité pour les riches de se
porter rapidement d’un lieu à un autre pour des voyages d’agrément ; tandis que
l’utilité de ces mêmes routes, pour le transport des denrées, l’activité du
commerce, les voyages d’affaires, est la même pour tous” (ibid.).
Le passage à la progressivité se fait alors sur cette base : il est censé rétablir la
justice dans la répartition des contributions puisque les classes les plus aisées
profitent davantage que les autres de la dépense publique. “Il serait donc très juste
de dire : tous les revenus seront proportionnellement imposés ; mais, au-dessus
d’un certain terme, l’excédent paiera proportionnellement une autre contribution.
Celle-ci sera destinée à ces dépenses dont l’utilité, quoique réelle, ne peut
dédommager celui à qui elle coûterait des privations pénibles. Elle sera destinée à
faire payer par les riches certains avantages exclusifs qu’ils retirent de dépenses
faites, à la vérité, pour l’utilité générale, mais dont il résulte nécessairement des
jouissances qui ne peuvent être que pour eux seuls” (ibid., p.17).
Mais, en tant que telle, l’hypothèse précédente est encore insuffisante pour
fonder la progressivité. On remarque cependant que, dans les exemples retenus
par l’auteur, les services fournis par l’Etat, ou du moins certains d’entre eux sont
des biens complémentaires de certains autres (les voyages d’agrément…) qui ont
une élasticité-revenu supérieure à 1 (les pauvres n’en consomment pas). Ces
dépenses publiques ont donc aussi une élasticité-revenu supérieure à 1 : ce qui est
susceptible de fonder la progressivité de l’impôt puisque l’utilité que l’on en retire
varie plus que proportionnellement par rapport au revenu.
Bibliographie
De son vivant, Turgot a peu publié : une exception notable furent les Réflexions
de 1766, qu’il donna (1769) aux Ephémérides du Citoyen en manque de matière.
Si l’on écarte quelques publications ponctuelles au lendemain de sa mort, il faut
attendre l’édition de Dupont pour avoir une première vue d’ensemble de
l’oeuvre : Oeuvres de M. Turgot, 9 volumes, Paris, 1808-1811 (le tome I, publié
le dernier en 1811, est une réédition de Dupont, 1782).
Cette édition est fondée sur l’ordre chronologique des écrits de Turgot.
L’autre grande édition du XIXe siècle, plus complète, est celle qui fut faite par les
Turgot et l’économie politique sensualiste
39
soins de Eugène Daire et Hippolyte Dussard dans la Collection des principaux
économistes (volumes III et IV) : Oeuvres de Turgot, nouvelle édition classée par
ordre de matières, Guillaumin, Paris, 1844.
Ces deux éditions sont cependant fautives : la seconde reprend les textes de la
première, établis par Dupont, et avec les modifications inacceptables que Dupont
leur a fait subir (Turgot avait déjà protesté contre celles qu’il avait pu constater
lors de la publication des Réflexions en 1769-1770).
C’est pour rétablir le texte original lorsque cela était possible (mais de
nombreuses incertitudes demeurent) et afin de publier de nouveaux matériaux,
que Gustave Schelle entreprit sa propre édition au début du XXe siècle : il s’agit
des Oeuvres de Turgot et documents le concernant (5 volumes, 1913-1923 : voir
ci-dessous). Bien qu’imparfaite, il s’agit là de la publication la plus complète à ce
jour, d’où nous citons. Notons enfin que quelques textes importants de Turgot
sont des manuscrits inachevés ; c’est ainsi que l’article “Valeurs et monnaies” n’a
manifestement pas été relu par son auteur et comporte quelques erreurs de plume
et quelques inversions de termes qu’une lecture attentive, cependant, permet de
déceler.
Pour ce qui concerne la biographie de Turgot, la référence principale reste
Gustave Schelle, 1913-1923 (t. I, pp. 1-76 ; t. II, pp. 1-78 ; t. IV, pp. 1-68, et t. V,
pp. 1-25). Mais on peut aussi consulter Dupont (1782), Condorcet (1786), Eugène
Daire (“Notice historique sur la vie et les ouvrages de Turgot”, dans Oeuvres de
Turgot, vol. III et IV de la Collection des principaux économistes, op. cit. : vol.
III, pp. CII-CXVIII), Alfred Neymarck (Turgot et ses doctrines, 2 volumes,
Guillaumin, Paris, 1885), Léon Say (Turgot, Hachette, Paris, 1887), Edgar Faure
(La disgrâce de Turgot, Gallimard, Paris, 1961) ou encore Michel Kiener et Jean-
Claude Peyronnet (Quand Turgot régnait en Limousin, Fayard, Paris, 1979).
Contrairement à Turgot, Condorcet et Roederer ont beaucoup publié de leur
vivant. Mais, plus encore que pour leur inspirateur, des éditions critiques et
complètes de leurs oeuvres restent à entreprendre.
Dix ans après la mort tragique de Condorcet, Sophie de Grouchy, sa veuve,
avec l’aide de Barbier, de Cabanis et de Garat, publie les Oeuvres complètes de
Condorcet (Brunswick et Paris, 1804) en 21 volumes, édition au titre cependant
trompeur. Trois décennies plus tard, de 1847 à 1849, François Arago et le gendre
de Condorcet, Arthur Condorcet O’Connor, publient une autre édition : les
Oeuvres de Condorcet, en douze forts volumes (Firmin Didot, Paris). Cette
édition n’est ni complète ni critique mais elle est cependant, à ce jour, celle qui
fait référence, faute de mieux et en raison de sa disponibilité (relative) dans les
bibliothèques.
Signalons aussi qu’au même moment un ensemble de textes économiques de
Condorcet fut réédité dans la Collection des principaux économistes (Guillaumin,
Paris : volume XIV sous la direction de Eugène Daire et de Gustave de Molinari,
1847, pp. 451-574, avec une ou deux coquilles dommageables), sous l’appellation
Turgot et l’économie politique sensualiste
40
incontrôlée de “Mélanges d’économie politique”. Enfin, et toujours pour les
objets qui nous retiennent directement ici, deux choix intéressants de textes ont
été publiés récemment : le premier dans Roshdi Rashed (1974, attention
cependant : l’auteur attribue à tort à Condorcet le début de l’article “Arithmétique
politique” qui est sans doute de Diderot), et le second, plus ample, chez Fayard
sous le titres de Sur les Elections (Paris, 1986).
Des nombreux manuscrits laissés par Condorcet, la plupart se trouve à la
Bibliothèque de l’Institut, à Paris. Sur la biographie intellectuelle de l’auteur,
l’ouvrage essentiel est celui de K. M. Baker (1975). Sur les multiples aspects
présentés par ses écrits, voir P. Crépel et Ch. Gilain (sous la dir. de, AA. VV. :
1989).
Roederer, lui, fut beaucoup moins bien servi par l’édition. Il publia (et
republia) beaucoup de son vivant, et ceci dans des domaines encore plus divers
que Condorcet : économique et politique, bien sûr, mais aussi historique et
littéraire. Mais tous ces écrits restent dispersés et d’un accès, somme toute,
difficile. Après sa mort, son second fils, Antoine-Marie Roederer, tente de
rassembler les oeuvres et une partie de la correspondance de son père en huit très
gros volumes édités de 1853 à 1859 sous le titre : Oeuvres du Comte Pierre-louis
Roederer (Firmin Didot, Paris). Malheureusement, cette édition est fort rare : elle
demeura hors commerce et ne fut tirée qu’à un petit nombre d’exemplaires… Sur
quelques aspects de l’évolution intellectuelle de Roederer, on peut se reporter à K.
Margerison (1983), et, sur sa biographie, à Thierry Lentz, Roederer, Editions
Serpenoises, Metz, 1989.
Littérature primaire
Condorcet, Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat de (1786). Vie de M. Turgot,
ouvrage repris dans (1847-1849), tome V, pp. 1-233.
—— (1790a). Mémoires sur la fixation de l’Impôt : Premier mémoire, dans 1847-
1849, vol. XI, pp. 407-435.
—— (1790b). Mémoires sur la fixation de l’Impôt : Deuxième mémoire, dans
1847-1849, vol. XI, pp. 436-470. Partiellement édité par Roederer en 1800
(an 8), Mémoires d’économie publique, de morale et de politique, tome II, n°
II, pp. 120-145, sous le titre : Mémoire rédigé en février 1790, et lu au
Comité des contributions publiques de l’Assemblée constituante, sur deux
questions relatives à la contribution foncière, par Condorcet.
—— (1790c). Sur l’impôt personnel, dans 1847-1849, vol. XI, pp. 473-483.
—— (1793). Sur l’impôt progressif, Journal d’Instruction sociale, n° 1, 1er juin,
pp. 11-24. Article repris dans 1847-1849, vol. XII, pp. 625-636, ainsi que
dans 1847, pp. 566-572.
Turgot et l’économie politique sensualiste
41
—— (1847-1849). Oeuvres, publiées par Arthur Condorcet-O’Connor et François
Arago, Paris : Firmin Didot, 12 volumes.
—— (1883) Correspondance inédite de Condorcet et de Turgot (1770-1779),
éditée par Charles Henry, Paris.
Dupont, Pierre-Samuel (de Nemours) (1782). Mémoires sur la vie et les ouvrages
de M. Turgot, ministre d’Etat. Cet ouvrage est repris en introduction à
l’édition Dupont (1807-1811) des Oeuvres de Turgot. Il est aussi reproduit
dans l’édition (1979) des Oeuvres politiques et économiques de Dupont, dont
il forme de tome III.
—— (1979). Oeuvres politiques et économiques, Nendeln : KTO Press, 10
volumes.
Rœderer, Pierre-Louis (1782). Idées sur un traité de finance, dans 1853-1859,
vol. VII, pp. 430-437.
—— (1787). Questions proposées par la commission intermédiaire de
l’Assemblée provinciale de Lorraine, concernant le reculement des barrières,
et observations pour servir de réponse à ces questions, s.l., 223 p.
—— (1791a). Système général des finances de France, adopté par l’Assemblée
nationale constituante, exposé, mis en ordre et discuté par Roederer :
Prospectus, 4 novembre 1791, dans 1853-1859, vol. VI, pp. 1-5.
—— (1791b). Théorie des contributions foncière et mobilière établies par
l’Assemblée constituante en 1791, publiée en 1800 dans les Mémoires
d’économie publique, de morale et de politique, an 8, tome II, n° III, pp. 179-
194.
—— (1793). Cours d’organisation sociale, lu au Lycée de janvier à juin 1793,
publié dans 1853-1859, vol. VIII, pp. 129-305.
—— (1800-1801). Mémoires sur quelques points d’économie publique, lus au
Lycée en 1800 et 1801, Paris : Firmin Didot, 1840.
—— (1853-1859). Oeuvres du comte P. L. Roederer […], publiées par son fils le
baron A. M. Roederer, Paris : Firmin Didot — 8 volumes (volumes I et II :
1853 ; vol. III : 1854 ; vol. IV : 1856 ; vol. V et VI : 1857 ; vol. VII : 1858 ;
vol. VIII : 1859).
Turgot, Anne-Robert-Jacques (1753-54). Plan d’un ouvrage sur le commerce, la
circulation et l’intérêt de l’argent, la richesse des Etats, dans 1913-1923, t. I,
pp. 376-387.
—— (1757). Fondation, dans 1913-1923, t. I, pp. 584-593.
—— (1761). Projet de lettre au contrôleur général Bertin sur un projet d’édit,
dans 1913-1923, t. II, pp. 122-128.
Turgot et l’économie politique sensualiste
42
—— (1763). Plan d’un mémoire sur les impositions, dans 1913-1923, t. II, pp.
293-308.
—— (1766). Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, dans
1913-1923, t. II, pp. 533-601.
—— (1767a). Observations sur les mémoires récompensés par la Société
d’agriculture de Limoges : Sur le mémoire de Graslin, dans 1913-1923, t. II,
pp. 630-641.
—— (1767b). Observations sur les mémoires récompensés par la Société
d’agriculture de Limoges : Sur le mémoire de Saint-Péravy, dans 1913-1923,
t. II, pp. 641-658.
—— (1769). Valeurs et monnaies, dans 1913-1923, t. III, pp. 79-98.
—— (1770a). Mémoire sur les prêts d’argent, dans 1913-1923, t. III, pp. 154-
202.
—— (1770b). Lettres au contrôleur général, abbé Terray, sur le commerce des
grains, dans 1913-1923, t. III, pp. 266-354.
—— (1913-1923). Oeuvres de Turgot et documents le concernant, avec
biographie et notes par Gustave Schelle, Paris : Félix Alcan — 5 volumes
(tome I, 1913 ; tome II, 1914 ; tome III, 1919 ; tome IV, 1922 ; tome V,
1923).
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