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Les fondements de l'économie politique libérale: Pierre de Boisguilbert

Authors:
  • Université Panthéon-Assas, Paris, France
LES FONDEMENTS DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
LIBÉRALE : PIERRE DE BOISGUILBERT *
Gilbert Faccarello
Le problème posé par l'interprétation de l'œuvre de Pierre de Boisguilbert (1646-
1714), comme de celle de tout auteur majeur, est plutôt compliqué. Ses écrits, et
tout particulièrement son Détail de la France, le second Factum de la France ou
encore la Dissertation de la nature des richesses, n'ont en fait jamais cessé d'être
étudiés par les auteurs ultérieurs, même si ceux-ci, au XVIIIe siècle notamment,
ne les citent pas ou peu. Quesnay, Turgot, Smith, Necker même, leur doivent
beaucoup, et l’on en retrouvera un écho chez Walras. Mais, dans l'ensemble, les
historiens de la pensée économique qui se sont penchés sur cette œuvre d'un
aspect plutôt rébarbatif au XIXe et au XXe siècles ne s'accordent pas pour lui
conférer une signification théorique précise : et c'est ainsi que Boisguilbert fut
successivement interprété comme un libéral ou un protectionniste, un tenant du
capitalisme ou du socialisme, un empiriste ou un théoricien, ou encore, pour le
dire brièvement, comme le “précurseur” d'un peu tous les auteurs importants qui
écrivirent après lui… Une grande cohérence théorique, fort originale, se dégage
cependant de ses écrits : c'est sur elle qu'il convient de se pencher exclusivement
ici.
Pierre Le Pesant de Boisguilbert est né à Rouen le 17 février 1646, dans
une famille de petite noblesse de robe. Cousin éloigné de Corneille et de
Fontenelle, il fréquente tout d’abord le Collège des jésuites de Rouen
avant d’être placé, avec ses frères, aux Petites Écoles de Port-Royal. Il
poursuit ensuite ses études à l’École de Droit de Paris mais ne se consacre
pas tout de suite à la magistrature : il ne le fera qu’en 1676, après
quelques essais littéraires infructueux. Les charges qu’il occupe alors sont
celle de juge-vicomte de Montivilliers (1677), puis, surtout, celles de
président et lieutenant général au bailliage et siège présidial de Rouen
(1690) et celle de lieutenant de police qu’il fut contraint d’acheter en
* Texte publié dans la Nouvelle histoire de la pensée économique (sous la direction de
Alain Béraud et Gilbert Faccarello), volume I Troisième partie : chapitre 7
Paris : La Découverte, 1992.
Boisguilbert
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1699. Irascible et pointilleux, il se mit une bonne partie de la Province à
dos et sa vie fut ponctuée de querelles et de procès : le marquis de
Beuvron se fait l’interprète d’une opinion répandue lorsqu’il affirme que
notre auteur “est regardé par tous ceux qui le connaissent comme le plus
extravagant et incompatible homme du monde, avec beaucoup d’autres
défauts que je ne dis pas” (voir J. Hecht, 1966).
La grande détresse économique et sociale du royaume en cette fin de
siècle retient son attention, tout comme elle avait déjà suscité la
compassion de son père. Dès lors, son nom s’ajoute à la longue liste des
“faiseurs de projet” qui assaillent les ministres en de telles circonstances.
Cependant, grâce à certains appuis importants, dont celui de Vauban
envers qui il n’eut pas toujours un comportement exemplaire, il put
soumettre ses écrits et ses projets aux différents Contrôleurs généraux des
finances : Pontchartrain (de 1689 à 1699), Chamillart (de 1699 à 1708) et
Desmaretz partir de 1708). Il fut quelquefois près de convaincre ses
interlocuteurs, mais il échoua finalement toujours dans ses tentatives de
faire adopter ou même simplement expérimenter quelques réformes, en
matière fiscale notamment (Hecht, 1966). Découragé et aigri,
Boisguilbert meurt à Rouen le 10 octobre 1714. Il aura été une belle
figure d’Alceste “fin de siècle”. “J’ai contre moi le sort de tous les
porteurs de nouveautés surprenantes ; la qualité de fous et d’insensés a
toujours été les préliminaires des audiences qu’on leur a donnés” (p.
381) : mais le combat mené contre l’ignorance et la mauvaise foi en
matière économique n’est-il pas “le plus grand procès qui ait jamais été
traité avec la plume depuis la création du monde” (p. 742) ?
La datation de la plupart des écrits de Boisguilbert est incertaine. Le
Détail de la France est publié, de manière anonyme, en 1695, et une
bonne partie de ses oeuvres (dont la Dissertation de la nature des
richesses, de l’argent et des tributs, le Traité de la nature, culture,
commerce et intérêt des grains, et le second Factum de la France) sort
des presses simultanément en 1707 sous plusieurs appellations différentes
selon les éditions (et notamment celle, trompeuse, de Testament politique
de Monsieur de Vauban). D’autres écrits ne seront publiés que bien plus
tard. A ce jour, la seule édition complète et fidèle des œuvres
économiques de Boisguilbert est celle établie par Jacqueline Hecht (voir,
ci-dessous, la bibliographie ; les citations de Boisguilbert renvoient à
cette édition).
Si l'on veut bien écarter deux sources de difficultés dans la lecture de
Boisguilbert, c'est-à-dire son style décisivement “plomb”, répétitif, où les idées
apparaissent comme noyées dans un océan d'incantations, de violences verbales et
Boisguilbert
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de phrases interminables, et l'aspect apparemment très empirique de ses écrits, il
en reste une troisième que le lecteur doit affronter sous peine de ne pas saisir la
portée théorique et innovatrice des textes : c'est celle de l'environnement
intellectuel dans lequel il s'insère et qui lui dicte son point de départ. Dans ce
contexte, la tradition bodinienne issue des Six Livres de la République et l'héritage
cartésien sont pour lui d'une importance certaine et permettent de comprendre sa
position politique (absolutisme “modéré”) et la “mécanique” économique qu'il
élabore. Mais, pour ce qui nous retient ici, l'influence la plus notable est celle de
la philosophie et de la théologie augustiniennes jansénistes : non pas l'attitude
janséniste extrême de Martin de Barcos (1600-1678) ou du dernier Pascal (1626-
1662), mais celle, plus répandue, plus “modérée”, de Pierre Nicole (1625-1695) et
de Jean Domat (1625-1696). Boisguilbert fréquenta les Petites Écoles de Port-
Royal, et son style comme son emphase, qui ont rebuté tant de lecteurs, ne sont
qu'un gauchissement, une exagération de ceux de Pierre Nicole. Cette “connexion
janséniste” est importante, non seulement pour interpréter Boisguilbert, mais
aussi, de manière plus surprenante, pour comprendre l'émergence de l'économie
politique libérale.
1. L’approche par les classes sociales
Comme janséniste, Boisguilbert commence par insister sur le schéma théologique
de la Chute de l'homme par le péché originel : le malheur s’abat sur la terre, le
travail devient une obligation, une punition dans un environnement hostile ; et,
dans la mesure personne ne peut vivre en autarcie, l’homme est contraint de
traiter avec les autres hommes, de composer avec leurs intérêts, leur égoïsme, leur
“amour-propre” au sens premier de l'expression. La lutte est continuelle.
Nicole, dans ses Essais de morale, puis Domat, dans son Traité des lois,
avaient déjà souligné la lutte de l'homme pour la vie dans ce contexte. Après le
“péché d'Adam”, l'amour de l'homme pour Dieu (le véritable bien) fut remplacé
par l'amour-propre de l'homme. Et Nicole de poser cette question : si les hommes
ne pensent qu’à obtenir tout ce qui peut satisfaire à leur égoïsme, à leur amour-
propre, comment une société peut-elle subsister en de telles circonstances ? Car
“il est absolument nécessaire afin que la société des hommes subsiste, qu’ils
s’aiment et se respectent les uns les autres” (1671, p. 231). Mais “l’amour-propre
des autres hommes s’oppose à tous les désirs du nôtre”. Une violence générale ne
doit-elle pas s'en suivre inévitablement ? “Voilà donc par là tous les hommes aux
mains les uns contre les autres” (1675, p. 116). La réponse apportée par Nicole
Boisguilbert
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sera vue plus loin. Pour l'instant, il suffit de noter que Boisguilbert fait partir sa
réflexion de ce même point fondamental.
Dès le début de son raisonnement théorique, cependant, il introduit une
différence importante d'avec le schéma précédent. Boisguilbert affirme en effet
que, après la Chute, et pendant “des siècles”, les hommes ont pu vivre en paix
dans une forme très simple de société qu'il appelle l'état d'innocence. Bien que
corrompu puisque se plaçant après la Chute, cet état de société fut un état
heureux. En dépit de l'égoïsme des hommes, ceux-ci coopérèrent les uns avec les
autres pour obtenir de la nourriture et des vêtements. Si ce premier état de société
est caractérisé par l’absence de classes sociales et par un faible nombre de
besoins, et donc de professions, l’impossibilité, cependant, de vivre en
autosuffisance, engendre le troc.
Mais cet état simple de société dut finir un jour. La violence fit son
apparition, quelques hommes devinrent les maîtres et les autres furent contraints
de les servir. La société se vit donc scindée en deux : une classe laborieuse
productrice de richesses, et une classe oisive (les rentiers).
Cette scission possède d'importantes conséquences. En premier lieu, le
nombre des besoins humains augmente considérablement, pour les rentiers tout au
moins, provoquant ainsi une croissance parallèle du nombre des professions. Ces
dernières (“trois ou quatre cents”) sont hiérarchisées par Boisguilbert en
commençant par les plus nécessaires (le cultivateur par exemple) pour finir par la
plus superflue (celle du comédien, puissant symbole de la dépravation de l'homme
dans la pensée catholique rigoriste traditionnelle). En second lieu, le troc n'est
plus possible. La monnaie est donc introduite pour faciliter les échanges dans le
réseau complexe des offres et des demandes des différentes marchandises : elle
apparaît ainsi comme une conséquence de la scission de la société en classes. En
troisième lieu, il faut noter l'émergence de deux sortes de circuits économiques :
d'un côté, un circuit entre les différentes professions ; et, de l'autre, un circuit dans
la répartition des revenus.
Le circuit des professions décrit la chronologie, qui traduit aussi une
hiérarchie, dans laquelle les différentes activités ont vu le jour. Ce circuit n'est pas
important lorsque l'économie est en état d'équilibre : à partir du moment où une
profession apparaît, il devient nécessaire de la soutenir à travers l'existence d'une
demande pour ses produits, tout comme elle soutient les autres de la même
manière.
“Les deux cents professions qui entrent aujourd’hui dans la composition
d’un État poli et opulent, ce qui commence aux boulangers et finit aux
Boisguilbert
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comédiens, ne sont, pour la plupart, d’abord appelées les unes après les
autres que par la volupté ; mais comme elles ne sont pas sitôt introduites
et comme pris racine que faisant, après cela, partie de la substance d’un
État, elles n’en peuvent être disjointes ou séparées sans altérer aussitôt
tout le corps. Elles sont toutes, et jusqu’à la moindre ou la moins
nécessaire, comme l’Empereur Auguste, de qui on disait fort justement
qu’il ne devait jamais naître, ou ne devait jamais mourir” (p. 986).
De ce point de vue, dit Boisguilbert, il n'existe pas d'autre hiérarchie
qu’historique entre les différentes activités si inextricablement liées. Mais ce
circuit des professions réapparaît cependant lors des états de déséquilibre, pendant
les processus cumulatifs des crises.
Le circuit des revenus, au contraire, se renouvelle sans cesse et revêt une
importance permanente. Il se rapporte à la structure de la société et au fait qu'il n'y
a aucun échange réel entre les différentes classes : les rentiers perçoivent leur
revenu, certes, mais sans rien donner en contrepartie. “Le procès va rouler entre
les laboureurs et les marchands, de qui seuls partent toutes sortes de paiements,
tant envers le prince que les propriétaires, et ceux qui n’ont d’autres fonctions que
de recevoir” (p. 881). C'est ici un point fondamental : comme il apparaîtra plus
loin, l'existence de ce circuit des revenus est une condition nécessaire (sinon
suffisante) pour faire passer l'économie d'une structure stable à une structure
instable.
Le premier type d'organisation des sociétés est nommé état d'innocence. La
situation nouvelle, elle, qui résulte de la scission en classes, est appelée par
Boisguilbert l’état poli et magnifique. Mais les deux sont aussi qualifiés, par
ailleurs, d'états naturels. Comme ce curieux amalgame a conduit des
commentateurs à la conclusion inexacte selon laquelle Boisguilbert n'était qu'un
utopiste de plus qui désirait voir la société revenir à un état simple et “heureux”,
sans différenciation de classes, il faut noter ici que les états naturels dont il s'agit
sont différents. Le premier, l'état d'innocence, est toujours appelé état de nature à
cause de son homogénéité sociale : personne ne perçoit de revenu sans l'avoir
gagné à la sueur de son front, accomplissant ainsi le commandement de Dieu. Le
second, au contraire, l’état poli et magnifique, n'est qualifié d'état naturel que dans
des circonstances bien précises et pas toujours réalisées ; il peut en effet se
trouver dans deux situations différentes : celle d’un état d'opulence, lorsque
l'économie est en équilibre, au mieux de sa richesse, ou celle d’un état de sous-
emploi et de crise. Seul l'état d'opulence est alors qualifié de naturel, et c’est lui
qui forme, selon l’auteur, le but à atteindre.
Boisguilbert
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2. L’approche par les marchés agrégés
Les marchés ne sont pas absents de l'approche par les classes sociales : comme il
sera vu plus tard, la structure économique de la classe productive peut être
comparée, au niveau le plus général, à celle qui sous-tendra la théorie de
l'équilibre économique général. Boisguilbert complète cependant cette première
approche par une autre, plus globale (“macroéconomique” avant la lettre), qui,
pour simplifier, sera appelée “approche par les marchés agrégés”. Afin de mieux
analyser les phénomènes de déclenchement, de propagation et d'amplification des
crises, il met l'accent sur une structure comprenant cinq grandes catégories de
marchés : (1) les produits agricoles ; (2) les produits manufacturés ; (3) le travail ;
(4) les “biens d'investissement” ; (5) et enfin les fonds prêtables. Ces marchés
fonctionnent de manière différente les uns des autres, en raison notamment du
degré de nécessité des marchandises qui y sont échangées et du degré de
flexibilité des prix de celles-ci.
Le marché des produits agricoles est le plus important à cause de la place
prépondérante, voire exclusive, que tiennent ces produits dans la consommation
de la plus grande part de la population qui, en grande majorité, dépense
directement ou indirectement son revenu en “blé” (farine, pain) ou en “raisin”
(vin). Les prix y sont flexibles à la hausse comme à la baisse, la variabilité étant
accentuée par le fait que ces produits ne sont pas aisément stockables. Ils
fluctuent donc de manière très sensible en raison des variations de l'offre et de la
demande dues à l'importance des récoltes, à l’urgence des besoins et aussi à
l'information disponible à partir de laquelle les “acteurs” forment leurs
anticipations.
Sur le marché des produits manufacturés, au contraire, les prix ne se
comportent pas de manière si erratique. Dans les écrits de Boisguilbert, ces
produits dénotent en effet, la plupart du temps, des biens de luxe consommés par
les rentiers ; ou, de manière générale, des biens qui ne correspondent pas à des
besoins urgents et essentiels. C'est pourquoi leur demande est bien plus stable,
dans une période donnée, que celle du blé ; mais elle est aussi susceptible d'être
plus sensible aux variations des revenus. Sur un tel marché, d’autre part, le flux
de production est maîtrisable, et l'offre n’y subit donc pas d’à-coups ; les prix
nominaux tendent à être rigides, à la baisse tout au moins, pendant des laps de
temps importants.
Cet entêtement de maintenir le prix contracté […] tous les arts et métiers
le regardent comme la sauvegarde et le seul maintien de leur profession,
et ils aiment mieux ne vendre qu’une seule pièce au prix marqué que d’en
Boisguilbert
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débiter dix à quelque chose de rabais […] ; le contraire est une chose sur
laquelle ils sont incapables d’entendre raison. (p. 876)
L'analyse du fonctionnement du marché du travail est conduite sur une base
similaire. De manière explicite, les prix nominaux sont ici flexibles à la hausse, et
rigides à la baisse sur un certain nombre de périodes. La composition particulière
du salaire réel a déjà été notée : il faut donc s'attendre à ce qu'il existe un lien
entre le salaire nominal et le prix du blé. Du point de vue des salariés, dit
Boisguilbert, le salaire monétaire doit suivre la hausse des prix agricoles afin que
le salaire réel ne baisse pas, ce qui n'est que justice ; mais les salariés considèrent
aussi qu'il n'a pas à les suivre en cas de diminution : le salaire nominal est donc
rigide à la baisse pour un temps car ce point de vue prédomine :
[L]es journées d’ouvriers, gages de valets, […] ne baissent jamais
lorsqu’ils ont une fois gagné un prix certain, y ayant une espèce de pacte
tacite parmi ces sortes de gens d’aimer mieux mendier ou jeûner que de
rien rabattre de leur prix ordinaire. (p. 610)
Les employeurs, eux, tendent à se comporter de manière opposée : ils sont
tentés d'ignorer les hausses des prix agricoles et de ne relier les salaires
monétaires qu'à la baisse de ces prix. Comme les fluctuations importantes des prix
agricoles sont typiques des crises, on peut s’attendre à ce que ces types de
comportement jouent un rôle essentiel dans les processus cumulatifs des
dépressions.
Le quatrième marché a été appelé, ici, celui des “biens d'investissement” ; et
il est même suggéré que l’on peut considérer ceux-ci comme des “investissements
sociaux”. Ces appellations, qui ne figurent pas chez Boisguilbert, peuvent être
trompeuses : car si l’auteur reconnaît le rôle essentiel des avances nécessaires à la
mise en œuvre de la production, et ceci dans tous les secteurs, il ne distingue pas
de marché des biens d'investissement en tant que tels, au sens précis que lui a
donné l'économie politique moderne. Mais, dans un sens beaucoup plus large, il
est possible de définir un tel marché, essentiel dans la France d'Ancien régime.
Pour les contemporains de Boisguilbert, en effet, le véritable “investissement”,
d'un point de vue social (comme, d’ailleurs, financier), celui qui confère richesse,
considération et pouvoir, consiste en l'achat de terres, de charges et d'offices. En
d'autres termes, il consiste à réunir les conditions nécessaires pour entrer dans la
classe des rentiers, au sens large de l'expression (vivre directement ou
indirectement des rentes). C'est la raison pour laquelle ces biens seront appelés
ici, par soucis de brièveté et par manque de vocabulaire adéquat, “biens
d'investissement”. Boisguilbert considère que leurs prix constituent un indicateur
Boisguilbert
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fiable pour juger des effets de la politique économique de la monarchie, et en
particulier de la politique financière : ils varient d’une manière opposée aux
mouvements du taux d’intérêt.
Le dernier marché est celui des fonds prêtables, sur lequel le prix (le taux
d’intérêt) fluctue au gré de l’offre et de la demande. L‘auteur aborde, tantôt
explicitement, tantôt implicitement, l’analyse de cette offre et de cette demande
de fonds pour stigmatiser le comportement des pouvoirs publics. La monarchie
avait en effet l’habitude de recourir aux services de ceux que l'on appelait les
financiers pour lever taxes et impôts indirects et aussi pour se procurer les
sommes qu'elle désirait emprunter. Cette habitude, liée à l’état déplorable des
finances publiques et au manque de confiance dans la parole de l’État, perturbait,
selon Boisguilbert, le fonctionnement jugé “normal” de ce marché et provoquait
une hausse des taux d’intérêt.
En dépit de son analyse minutieuse de la demande de monnaie, enfin,
Boisguilbert ne relie pas explicitement celle-ci à une offre pour analyser un
quelconque “marché de la monnaie”. Un tel marché ne signifierait rien pour lui,
comme pour ses contemporains. Les transactions en monnaie ne sont que l'autre
face des transactions réelles. Mais si la monnaie n'est (ou plutôt ne devrait être)
rien d'autre qu'un simple moyen de circulation, cela ne signifie pas qu'elle est
neutre. Et ce qui est dit de la demande et de l'“offre” de monnaie doit être noté,
car le modèle à deux régimes qu'il traduit n'est pas sans intérêt au regard des
controverses ultérieures.
La demande de monnaie est double : la monnaie est demandée en tant que
moyen de circulation et en tant que réserve de valeur. Le premier élément de la
demande concerne ce que l’on appelle aujourd’hui le “motif de transaction”, et le
second vise un motif très large de “précaution” qui inclut le comportement de
thésaurisation des agents pendant les dépressions. Lorsque l'économie est en état
d'opulence, le motif de précaution ne possède aucune incidence, et la monnaie
n'est demandée, comme elle devrait toujours l'être selon l’auteur, qu'en tant que
moyen de circulation. Mais lorsque l'économie est en état de crise, lorsque la
production et les échanges baissent, la demande de monnaie à des fins de
transaction diminue également et celle à des fins de précaution augmente
considérablement.
L'offre de monnaie est, elle aussi, double. La quantité de monnaie émise est
composée des pièces métalliques, bien sûr, mais également, dit Boisguilbert, de
toutes les sortes de papiers commerciaux qui circulent sans aucun problème par
endossement lorsque la confiance prévaut (état d'opulence). Ici aussi, cependant,
Boisguilbert
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les deux composantes de l'offre de monnaie varient grandement au plan
quantitatif selon l'état de l'économie. En temps de prospérité, le papier
commercial constitue le principal moyen de circulation. Mais il disparaît en
grande partie pendant les crises, à cause de la méfiance et de la crainte des
banqueroutes, et il ne peut plus accomplir sa tâche. Toute la demande de monnaie
se reporte alors sur la monnaie métallique, à la fois pour les motifs de transaction
et de précaution : d’où l’impression de “rareté” des métaux précieux. Prenons
bien garde, cependant, de ne pas prendre l’effet pour la cause. “Il ne faut point
accuser le manque d’argent, mais seulement de ce qu’il ne fait pas son cours
ordinaire. Et la vaisselle d’argent réduite en monnaie ces jours passés n’a pas
apporté plus de remède à ce mal que fait une flotte du Pérou à la misère
d’Espagne” (p. 620). Boisguilbert ne se lasse pas de souligner que, en temps de
crise, une injection supplémentaire de monnaie métallique n’est pas susceptible
de remédier au mal, car elle sera thésaurisée. La crise n’est pas, selon lui,
provoquée par une quantité prétendument insuffisante de monnaie (John Law, à
peu près au même moment, soutient le contraire). Les différentes composantes du
moyen de circulation s’adaptent simplement à l’état des affaires, et c’est sur cet
état qu’il faut agir, mais de manière appropriée. Pour découvrir le véritable
remède, il faut donc analyser plus avant les raisons de l’équilibre et du
déséquilibre économiques.
3. L’équilibre économique et le “Laissez faire”
Boisguilbert, on l'a déjà noté, était janséniste. Fondamentalement, sa
problématique dérive de celle de P. Nicole et l’on peut dire que l’un de ses buts
est de comprendre, d'un point de vue théorique, comment la société dans laquelle
il vivait pouvait bien conserver une cohérence au lieu d'éclater en mille morceaux
disjoints sous la pression de l'amour-propre. La réponse qu'il apporte à cette
question s'écarte cependant de manière décisive de celle proposée par Nicole ou
par Domat, et c'est pourquoi elle nous intéresse ici. Boisguilbert tire bien son
inspiration de la doctrine janséniste, même s’il eut de nombreuses autres lectures,
économiques notamment (dont on ne sait à peu près rien) : mais il modifie son
héritage et contribue ainsi à fonder une nouvelle discipline, l'économie politique.
La réponse proposée par Nicole à la question fondamentale concernant la
société est, dans un sens, double. Tout d'abord, cet auteur souligne fortement le
rôle joué par ce qu'il appelle l'“amour-propre éclairé”, pour ajouter ensuite à cette
première solution, innovatrice, un volet plus traditionnel.
Boisguilbert
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La première partie de la réponse de Nicole concerne le vieux problème du
lien qui peut exister entre la raison et les passions. Au cours de la première moitié
du XVIIe siècle, certains auteurs (Senault par exemple) avaient souligné le fait
que la raison pouvait utiliser les passions pour les neutraliser, et faire ainsi en
sorte que l’individu se comporte paisiblement de façon chrétienne. Nicole, trop
imprégné par les conceptions augustiniennes les plus pessimistes, ne croit pas
cette voie praticable, au moins pour le plus grand nombre. Il pense que, pour se
rapprocher de la vérité, il faut renverser les termes de la solution proposée. Il
admet qu'il reste à l'homme, après la Chute, quelques parcelles de raison, mais
cette raison est faible. L'homme est trop dépravé pour laisser à quoi que ce soit
d’autre que les passions le soin de le conduire. Il reconnaît au moins, précise
Nicole, qu'il ne peut parvenir à toutes ses fins s'il tente de satisfaire directement
ses passions par la coercition et la violence. Les autres hommes répondraient
aussi par la violence, une guerre de tous contre tous s’instaurerait dans laquelle
seuls quelques-uns pourraient parvenir à leurs fins, et encore de manière toute
provisoire. C'est pourquoi, précise Nicole en opérant le renversement annoncé,
l'homme utilise sa raison pour parvenir aux buts dictés par ses passions : “ce n’est
pas la raison qui se sert des passions, mais les passions qui se servent de la raison
pour arriver à leur fin” (1671, p. 43).
En substituant “l’artifice à la force”, il consent à se soumettre aux désirs et à
l'amour-propre des autres hommes, mais seulement en vue de réaliser ainsi ses
propres desseins.
C'est ce type de comportement que Nicole appelle l'amour-propre éclairé.
Grâce à lui, souligne-t-il, une société peut perdurer et se développer ; et cette
société, intérieurement dépourvue d'amour et de charité, apparaît extérieurement
pleine de bénévolence. Et le meilleur exemple que l’on puisse en donner est
encore l’activité de marché :
il faut considérer que les hommes étant vides de charité par le
dérèglement du péché, demeurent néanmoins pleins de besoins, et sont
dépendants les uns des autres dans une infinité de choses. La cupidité a
donc pris la place de la charité pour remplir ces besoins, et elle le fait
d’une manière que l’on n’admire pas assez ; et où la charité commune ne
peut arriver. On trouve par exemple presque partout en allant à la
campagne, des gens qui sont prêts à servir ceux qui passent, et qui ont des
logis tout préparés à les recevoir. On en dispose comme on veut. On leur
commande ; et ils obéissent […]. Qu’y aurait-il de plus admirable que ces
personnes s’ils (sic) étaient animés de la charité ? C’est la cupidité qui les
fait agir. (Nicole, 1670, pp. 204-205)
Boisguilbert
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C’est ce passage que l’on retrouvera, à peine modifié, chez Boisguilbert (pp.
748-749) tout comme, un siècle plus tard, au début de la Richesse des nations
d’Adam Smith (livre I, chapitre 2).
Mais, et c'est là la seconde partie de la réponse de Nicole, cette attitude
“éclairée”, si elle est bien nécessaire, n'est en réalité pas suffisante pour réaliser
une vie sociale paisible. L'ordre social, la cohésion et la prospérité de la société,
ne peuvent être atteints sans l'aide décisive d'autres liens d'une nature
radicalement différente, parmi lesquels les plus importants sont les règles de la
civilité et de l'honneur, les préceptes religieux et, par dessus tout, l'ordre politique
(“l’ordre politique est une invention admirable”) c'est-à-dire une organisation
extrêmement contraignante de la société, comportant des états sociaux rigidement
stratifiés et différenciés (les trois ordres du royaume), une inégalité économique et
juridique parmi les hommes, et un pouvoir important de l'État sur les sujets.
Car comme l’état d’innocence [c'est-à-dire, selon Nicole, avant la Chute]
ne pouvait admettre d’inégalité, l’état du péché ne peut souffrir d’égalité.
Chaque homme voudrait être le maître et le tyran de tous les autres : et
comme il est impossible que chacun réussisse dans ce dessein, il faut par
nécessité, ou que la raison y apporte quelque ordre, ou que la force le
fasse, et que les plus puissants devenant les maîtres, les faibles demeurent
assujettis. La raison ne reconnaît pas seulement que cet assujettissement
des hommes à d’autres hommes est inévitable, mais aussi qu’il est
nécessaire et utile. (Nicole, 1670, pp. 180-181)
Par conséquent, et bien que certains passages des écrits de Nicole se
retrouveront plus tard sous la plume d’économistes libéraux, la conception de la
société que ces écrits traduisent n'est pas fondée sur le marché. Le lien social
fondamental reste politique et moral. Mais un grand pas en avant a néanmoins été
fait au plan analytique grâce à l'accent placé sur l'“amour-propre éclairé” et sur les
activités de marché qui lui sont liées.
Dans ce contexte, Boisguilbert, lui, innove radicalement. Il efface l'ordre
moral et politique, ou pour le moins ne lui confère qu’une importance toute
secondaire, et il propulse les activités de marché sur le devant de la scène : ce sont
elles qui formeront le véritable lien social. Trois étapes principales peuvent être
distinguées dans son raisonnement.
Il dégage tout d'abord les conditions d'un équilibre économique “optimal”
(son état d'opulence) en ne prenant explicitement en compte que les activités de la
classe productive de l'état poli et magnifique. En d'autres termes, les conditions
d'équilibre d'opulence sont établies comme si les rentiers (la classe oisive)
Boisguilbert
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n'existaient pas. Ces conditions sont les mêmes que celles qui sont supposées
exister dans cet état “heureux” de la société entre la Chute et l'intervention de la
violence (l'état d'innocence, dont on voit ici la fonction heuristique).
Boisguilbert réintroduit ensuite la classe oisive dans l'analyse, tente de voir en
quoi les conditions de l'équilibre d'opulence sont modifiées, et dégage l'origine
des chocs déstabilisateurs. Il combine enfin l'approche par les classes sociales et
l'approche par les marchés agrégés afin d'analyser la nature des crises
économiques et le déroulement des dépressions.
Face aux différentes activités de la classe productive, l'observateur ne voit de
prime abord qu'un enchevêtrement compliqué de productions et de
consommations, de ventes et d'achats. Pourtant, il existe un moyen très simple
pour découvrir un ordre dans un tel désordre apparent : il consiste à se concentrer
sur les motivations des agents économiques, i.e. les producteurs et les
consommateurs. Ce faisant, il apparaît que ces motivations sont les mêmes,
partout, pour tout le monde. Le trait fondamental qui caractérise la logique du
comportement économique sur les marchés n'est rien d'autre qu'une application
systématique à la vie économique du comportement égoïste des hommes que
mène leur seul amour-propre, ce qui engendre une attitude économique
maximisatrice : “chacun songe à se procurer son intérêt personnel au plus haut
degré et avec [le] plus de facilité qu’il lui est possible” (p. 749).
Quelle est dont la principale caractéristique de l'équilibre d'opulence ? En
appliquant à ce sujet quelques notions dérivées de la physique cartésienne,
Boisguilbert définit cet état d'équilibre “optimal” comme une situation dans
laquelle chaque agent économique peut réaliser librement ses inclinations
naturelles, i.e. acheter et vendre, tentant d'obtenir le plus qu'il peut de chaque
situation. Comme chacun n'est en relation avec tous les autres que par
l'intermédiaire des marchés et des prix, il n'est donc pas surprenant de voir
Boisguilbert définir l'équilibre d'opulence comme une situation dans laquelle se
réalise un système déterminé de prix relatifs : les prix de proportion. “Il faut que
toutes choses et toutes les denrées soient continuellement dans un équilibre, et
conservent un prix de proportion par rapport entre elles et aux frais qu’il a fallu
faire pour les établir” (p. 993).
Ces prix particuliers sont définis comme ceux qui engendrent une “utilité
réciproque” ou encore un “profit partagé”, et qui mettent tout producteur “hors de
perte”. En tenant compte du fait que, pour la langue française de la seconde
moitié du XVIIe siècle, les mots “utilité” et “profit” sont largement synonymes et
doivent être compris dans un sens très général (profit pécuniaire, bien sûr, mais
Boisguilbert
13
aussi satisfaction engendrée par le résultat d'une activité, la possession ou la
consommation d'un bien), cela signifie que les “prix de proportion” doivent au
moins permettre à tout producteur / consommateur de recouvrer ses dépenses et
de subsister pendant la période suivante.
Pour préciser la nature de ces prix relatifs d’équilibre, cependant, il convient
d'examiner deux conditions liées à l'obtention d'un tel système : la condition tacite
des échanges et la concurrence, sur lesquelles Boisguilbert revient sans cesse.
En premier lieu, l’expression “condition tacite”, souvent utilisée par l’auteur,
signifie que, au niveau individuel, la valeur des demandes de chaque agent et
égale à celle de ses offres. Il ne s’agit pas là, cependant, d’une simple exigence
d’absence de thésaurisation : à la limite, il serait possible de s’en passer. En
revanche, la structure des échanges doit être telle que, au travers des multiples
entrelacs des offres et des demandes individuelles, chaque producteur trouve
preneur pour ses propres marchandises, et ceci à un prix de proportion. Dans un
état donné des affaires, par conséquent, la demande de chaque marchandise doit
être égale à son offre.
Afin de maintenir l'équilibre, peut-on lire notamment, il faut que chaque
membre de la classe productive (la condition est ensuite étendue à la classe
oisive) n'achète la marchandise d'un autre qu'à la “condition de rigueur, quoique
tacite et non exprimée” (p. 986) que cet autre, directement ou non, se trouve à
l'origine de l'achat de celle qu’il vend. Dans une économie non encore
monétarisée, cette condition se réalise par le troc, direct ou indirect (ibid.) ; dans
une société scindée en classes, elle peut être rendue effective au moyen d’une
multiplicité d’échanges monétaires : un laboureur, par exemple,
qui vend du blé à un marchand de brocard, ne peut pas prendre de cette
denrée en échange, n’étant point de son usage ; mais il reçoit de l’argent
qu’il donne à un ouvrier de souliers ou de gros drap, lesquels [les
ouvriers], tenant leur maison à loyer d’un grand seigneur, ils lui remettent
cet argent du laboureur reçu du marchand de brocard, qui lui est restitué
ou compensé par ce propriétaire de maison, qui reçoit en contre-échange
ce brocard, suivant l’intention des deux premiers contractants ; et cette
circulation est toujours la même, quand le tout n’aurait été effectué
qu’après le passage de deux cents mains ou professions […] comme il est
même nécessaire que cela soit pour leur commun maintien. (p. 966)
Mais, à ce niveau, la “condition tacite” n’est que potentielle. L’analyse est
encore incomplète. En second lieu, en effet, Boisguilbert souligne le fait qu'un
équilibre d'opulence et (donc) des prix de proportion ne prévalent que si d'autres
Boisguilbert
14
conditions concernant les transactions sont vérifiées. D'un côté, il insiste sur le
fait que la concurrence doit être “équilibrée”, i.e. qu'il doit y avoir sur les marchés
un besoin égal de vendre ou d'acheter. Mais là n’est pas la condition la plus
importante. Le point essentiel, pour l’auteur, réside dans une concurrence libre de
toute entrave. Chaque vendeur, souligne-t-il, désire faire face au plus grand
nombre possible d'acheteurs et être libre de vendre sa ou ses marchandises partout
il le souhaite et à la personne de son choix. Chaque acheteur se trouve dans
une situation similaire : son intérêt est d’être en présence d’un grand nombre de
vendeurs et de pouvoir s’adresser à celui de son choix. Comme il est dans la
nature du comportement égoïste (maximisateur) des agents de chercher à vendre
une marchandise au prix le plus élevé possible, ou bien de l'acheter “pour rien”,
affirme Boisguilbert, une concurrence entièrement libre peut, seule, faire entendre
raison aux contractants : elle permet de balancer les forces opposées et d'éliminer
les successions de marchés d'offreurs et de demandeurs qui caractérisent les
crises. La conclusion est donc dépourvue de toute ambiguïté :
il n’est pas question d’agir, il est nécessaire seulement de cesser d’agir
avec une très grande violence que l’on fait à la nature, qui tend toujours à
la liberté et à la perfection. (p. 1005)
En d’autres termes, laissez faire, et laissez passer ! Un ministre (Colbert)
ayant mandé un grand négociant [sans doute Thomas Le Gendre] afin de
conférer avec lui des moyens de rétablir le commerce […], l’autre lui
répondit qu’il y en avait un très certain et très facile à pratiquer, qui était
que lui et ses semblables ne n’en mêlassent point, et que tout irait
parfaitement bien, parce que l’ardeur de gagner était si naturelle qu’il ne
fallait point d’autres motifs que l’intérêt personnel pour les faire agir. (p.
795)
Boisguilbert pense donc que, si la condition tacite des échanges est satisfaite
et si une concurrence libre et équilibrée règne dans l'économie, alors cette
dernière connaîtra un état d'opulence (que nous qualifierions aujourd'hui
d'équilibre optimal, au sens étymologique du terme bien entendu) : ce que l’auteur
appelle aussi une situation d'“harmonie” dans un État.
Ce point est important. On peut se demander, en effet, si le simple jeu des
forces économiques sur les marchés est bien suffisant à apporter la prospérité et à
maintenir la cohésion de la société. N’oublions pas l'action a priori
déstabilisatrice, dissociante, de l'“amour-propre”, de ce comportement égoïste des
agents sous-tendu, selon le vocabulaire moderne, par une hypothèse de
maximisation…
Boisguilbert
15
Dans beaucoup de passages, Boisguilbert semble admettre de manière
frappante que les agents économiques doivent être conscients du caractère
éminemment fragile d’un tel équilibre, et il paraît douter, même, de sa réalisation
spontanée. Chaque homme, écrit-il, ne peut attendre sa prospérité que de la
prospérité générale, de la réalisation de l'équilibre d'opulence : il ne doit donc pas
perdre de vue la nécessité de se comporter de manière équitable et juste dans les
échanges, de ne jamais oublier le bien commun. Mais, au lieu de cela, ajoute-t-il
immédiatement, tout homme se comporte “depuis le matin jusqu’au soir” de
manière exactement contraire, et, sous la pression de son égoïsme, de ses intérêts
immédiats, agit comme s'il s'efforçait, par tous les moyens, de ruiner cette
opulence générale.
Cependant, et malgré tout, Boisguilbert est d'avis qu'il est toujours possible
d’atteindre l’équilibre. Pour quelle raison ? C'est que, dit-il, “la Providence” veille
et jette un regard bienveillant sur le fonctionnement des marchés : elle assure en
permanence la réalisation de la justice dans les transactions économiques. Il parle
aussi d'une “autorité supérieure et générale”, d'une autorité “puissante” qui assure
le bon fonctionnement de l'économie “à la pointe de l'épée”. Il mentionne
“l'harmonie de la République, qu'une puissance supérieure régit invisiblement” (p.
621). Ne serait-ce là qu'une échappatoire, un tour de passe-passe ne résolvant
aucun des problèmes posés ? Pas plus que ne l’est la “main invisible” de Smith.
Pour bizarres que les expressions utilisées ici paraissent au lecteur moderne, il
faut prendre garde et ne pas les interpréter comme la preuve d'un échec
analytique. Car le mot “Providence” ne signifie pas ici “miracle” et ne désigne
pas un état de choses inexplicable, inaccessible à la raison. Dans la langue du
XVIIe siècle, ce mot se rapporte surtout aux causes secondes, aux lois objectives
que Dieu a instaurées et qui peuvent (et doivent même) être mises au jour par
l'activité scientifique. Boisguilbert ne tente donc pas ici de contourner un
problème analytique apparemment insoluble. Une lecture attentive de son oeuvre
révèle le contraire : sous l’appellation de Providence, il fait simplement référence
aux lois de la libre concurrence qu'il expose par ailleurs. La concurrence est cette
“autorité générale” qu'il mentionne toujours, cette “force coercitive” :
l’expression fera fortune et sera reprise, par Marx notamment.
Il est donc possible à présent de repérer la grande innovation théorique de
l'auteur. Si l'on se penche sur la proposition fondamentale de l'économie libérale,
en effet, on la voit émerger de manière non ambiguë du Détail de la France, du
Factum et de la Dissertation de la nature des richesses. La plus grande part de la
philosophie sociale janséniste de Nicole et de Domat est dépassée d'un coup.
L'homme n'a pas véritablement à être “éclairé” et l'amour-propre, de force
Boisguilbert
16
dissociante qu’il était, devient une force agrégatrice s'il se trouve inséré dans un
environnement économique de libre concurrence. L'équilibre d'opulence, les prix
de proportion, sont automatiquement atteints et réalisés dans de telles
circonstances. La société apparaît alors comme fondée sur le mécanisme du
marché où les opérations de ventes et d'achats forment le lien social fondamental
entre des agents économiques par ailleurs indépendants. Selon les termes mêmes
de Boisguilbert, “un royaume comme la France est un marché général de toutes
sortes de denrées” (p. 683). Turgot reprendra l’expression pour désigner le
marché mondial et, deux siècles plus tard, c’est encore “le monde” qui sera
considéré par Walras “comme un vaste marché général”.
Mais si l'ordre politique cher à P. Nicole disparaît du devant de la scène, cela
ne signifie pas pour autant que l'État voit son rôle réduit à néant : si celui-ci est
considérablement réduit, il n'en demeure pas moins important. Il consiste à veiller
au bon fonctionnement des règles de la libre concurrence et, dans cet esprit, il doit
“procurer de la protection et empêcher la violence” (p. 892).
4. Les causes de l’instabilité économique : le rôle de l’information
et de la scission en classes de la société
Le rôle de l'État dans la vie économique sera précisé. Il faut insister ici sur un
point que Boisguilbert souligne fortement : les gouvernants et tout l'appareil
administratif font partie de la classe oisive. Il convient de réintroduire cette classe
dans l'analyse : il faut comprendre son statut économique et la logique du
comportement de ses membres dans les affaires économiques ; il faut dégager la
position exacte du souverain, des ministres et de l'appareil administratif en
général en son sein afin de déterminer quel type de (nouveau) problème en
découle.
Fondamentalement, pour ce qui concerne la théorie économique, le principal
trait de la classe oisive est qu'elle se trouve déconnectée de l'activité ordinaire qui
consiste à produire et à vendre des biens et des services. Comme les membres de
cette classe “ne font que recevoir”, ils ne sont pas soumis au pouvoir coercitif et
régulateur de la concurrence. Il n'est donc pas difficile de voir, par conséquent,
que la simple existence d'une telle classe constitue une menace puissante pour
l’“équilibre”. Selon Boisguilbert, c'est dans cette situation, et dans cette situation
seulement, que l'“amour-propre éclairé” cher à Nicole a un rôle important à jouer.
Le but de l’auteur est précisément d’indiquer aux rentiers quel doit être leur
comportement afin de ne pas détruire la prospérité : il y parvient tout simplement
Boisguilbert
17
en leur enseignant (et au gouvernement en premier lieu) les règles authentiques du
jeu économique.
Cependant, si le problème est bien celui du comportement du rentier, la
théorie de Boisguilbert nous enseigne aussi, un peu malgré elle, que la classe
supérieure ne peut pas apprendre aisément ce qu'elle doit faire dans son propre
intérêt. Car le rentier est un pur consommateur qui, de par sa position sociale,
obéit à une logique radicalement différente de celle des membres de la classe
productive. La structure de classe engendre en effet d'importants phénomènes
d'opacité qui empêchent la véritable information de circuler et font en sorte que
les rentiers en général et / ou les gouvernants en particulier prennent des décisions
et des mesures dommageables à l’opulence. Ce problème d'information,
strictement lié à la structure sociale, est, Boisguilbert y insiste, l'origine unique
mais puissante de la déstabilisation économique.
Le premier problème d’information surgit à cause de l’existence de la
monnaie qui, loin d’être un simple moyen de circulation (sa seule fonction
légitime), engendre deux phénomènes d’opacité. Le premier est bien connu : la
monnaie se prête admirablement à une accumulation oisive de la richesse. Le
rentier, non impliqué dans la vie économique, ne réalise pas qu’il doit redépenser
tout ce qu’il reçoit. Il interrompt la chaîne des achats et des ventes et la “condition
tacite des échanges” n’est plus réalisée… Le second phénomène, plus subtil, n’en
est pas moins préjudiciable à la réalisation des “prix de proportion”. Il s’agit
(Boisguilbert s’insère ici dans une tradition ancienne) de l’illusion que la monnaie
engendre : celle d’être le bien suprême, le véritable but du commerce, renversant
ainsi les rôles “naturels” assignés aux marchandises et au moyen de circulation.
Au lieu de demeurer le “valet du commerce”, la monnaie en devient le “tyran”.
Elle est demandée pour elle-même, comme réserve de valeur ou comme simple
richesse oisive et interrompt ainsi la chaîne des échanges. De nouveau, la
“condition tacite” est rompue. Il y a plus : non seulement la monnaie détruit les
“prix de proportion” de cette manière indirecte, mais elle opère aussi plus
directement en induisant les rentiers ou leurs intendants, chaque fois que les
rentes sont payées en nature, à se défaire au plus tôt des marchandises livrées, et à
tout prix, troublant ainsi le fonctionnement “normal” des marchés.
Le second problème est plus directement lié à l’organisation de la société en
classes. Il découle du mode de fonctionnement de la classe oisive dont le
comportement ne répond pas aux normes du marché mais à ceux de la “civilité” et
de la “politesse” (au sens que l’on accorde à ces termes au XVIIe siècle). Selon
Boisguilbert, en effet, cette politesse possède quatre caractéristiques importantes :
Boisguilbert
18
deux sont communes à tous les membres de la classe oisive, les deux autres étant
spécifiques à la fraction qui la gouverne.
La première, et sans doute la moins importante, est le train de vie luxueux du
rentier. Soumis à la nécessité de modeler son attitude sur celle des autres, et
notamment des plus riches, le rentier s’insère dans une sorte de concurrence pour
la magnificence qui requiert toute son énergie et tout son temps et qui lui fait
négliger les activités plus importantes auxquelles il aurait pu prendre part (la
bonne gestion de son patrimoine par exemple). La seconde caractéristique de la
politesse est alors une conséquence de la première : il faut financer la
magnificence, et la recherche de ce financement devient une préoccupation
majeure ; l’intérêt immédiat du rentier prévaut donc toujours sur l’intérêt général
de la communauté chaque fois que les deux entrent en conflit. Pour toute mesure
d’importance, concernant par exemple l’imposition ou la réglementation du
commerce, les dirigeants devront compter avec des groupes de pression qui
induiront un biais systématique en faveur de leurs avantages immédiats.
Ces deux premiers aspects de la “politesse” ne sont que des étapes
préparatoires à l’analyse des obstacles auxquels le gouvernement doit faire face
dans un royaume comme la France où il n’existe aucun contre-pouvoir pour
balancer la volonté du souverain. Dans ce contexte, les troisième et quatrième
caractéristiques de la “politesse” traitent respectivement des relations qui existent
entre les classes, et de celles qui prévalent au sein de la classe oisive.
La troisième caractéristique dépeint le fossé non seulement matériel, mais
aussi et surtout culturel, qui sépare la classe productive de la classe oisive. Le
rentier ne peut simplement pas comprendre ce que les producteurs font et disent,
et les deux classes s’ignorent réciproquement comme si, selon l’expression même
de l’auteur, elles vivaient dans deux pays, le “pays du peuple” et la “contrée
polie”, aussi éloignés et différents que la France et la Chine. Là gît la raison pour
laquelle tous les dirigeants, intendants de Provinces comme ministres, qui
appartiennent à la classe oisive, sont inexorablement voués à prendre de
mauvaises décisions en matière économique. Ce point est incontournable : c’est
une question d’information et de communication. C’est pourquoi il n’est pas
surprenant de voir Boisguilbert se présenter comme un “nouvel ambassadeur” du
“peuple” auprès des gouvernants, chargé d’expliquer à ceux-ci les règles d’un jeu
qu’ils ignorent : celui du marché. Au langage de Cour doit se substituer la vérité
marchande.
Quant à la quatrième et dernière caractéristique, elle traite des rapports intra-
classe oisive, tous fondés sur un langage “faux” et une dissimulation générale des
Boisguilbert
19
pensées et des sentiments. Boisguilbert est ici à l’unisson avec la plupart des
moralistes du Grand siècle. Dans un tel environnement, sans cesse en proie aux
discours obséquieux et intéressés des courtisans et des “flatteurs” de toute espèce,
comment les dirigeants pourraient-ils distinguer aisément le vrai du faux, et
rassembler une information minimale permettant de prendre de bonnes
décisions ?
Pour conclure, il est bon de revenir sur le thème de l’“amour propre” : à
l’évidence, celui des rentiers doit, lui, être (fortement) “éclairé”. Il est de l’intérêt
de la classe oisive que l’équilibre de la classe productive ne soit pas troublé : le
flux des rentes en dépend. Mais l’analyse précédente montre également que la
mise en oeuvre de cet amour-propre éclairé est une chose extrêmement difficile à
réaliser. C’est pourquoi, dans ces circonstances, les chocs déstabilisateurs sont
inévitables et fréquents. A moins, bien entendu, que le roi ne soit capable
d’imposer des règles et des modèles de conduite qui remplacent, pour la classe
oisive, la force coercitive de la concurrence à l’œuvre chez les producteurs : mais
nous retrouvons là le problème général d’information dont il vient d’être question.
A cela, la solution proposée par Boisguilbert est double. En premier lieu, le
roi doit être conseillé par des membres de la classe productive, choisis
soigneusement parmi ceux qui ont fait leurs preuves dans la vie économique
(riches marchands ou artisans) : ce n’est certes pas une panacée, reconnaît
l’auteur, mais ce ne peut être pire que de confier le rôle à des “grands”, étrangers
aux préoccupations du commerce. En second lieu, enfin, le roi doit restaurer les
parlements dans leurs droits, ou, mieux encore, redonner leur rôle aux états
généraux du royaume. Dans l’esprit de Boisguilbert, cependant, la fonction de ces
assemblées ne doit pas être politique au sens étroit du terme : l’auteur est
absolutiste. L’intérêt se situe au plan de l’information et de sa circulation : le roi
et les gouvernants pourront alors entendre un discours différent de celui de la
Cour, et être mieux au fait des réalités économiques et sociales du pays.
5. Les déséquilibres économiques : les fluctuations et les crises
Après avoir souligné les conditions d’un équilibre économique et analysé la
position particulière de la classe oisive, Boisguilbert décrit le déroulement des
crises agricoles périodiques et des dépressions générales qu’elles induisent. Pour
comprendre l’originalité de ses écrits en la matière, il convient de dégager, tout
d’abord, les causes des crises agricoles ; décrire ensuite celles-ci et proposer un
moyen de les éviter ; analyser les phénomènes de propagation à partir de
l’agriculture vers les autres secteurs et noter comment ce type de crise d’abord
Boisguilbert
20
localisé se transforme en dépression générale ; et revenir, enfin, sur le rôle et la
nature des interventions de l’État en matière économique.
Les crises agricoles
Il est à présent évident que, pour Boisguilbert, les causes des fluctuations
économiques et des crises résident dans le comportement de la classe oisive, et
plus particulièrement dans les décisions gouvernementales en matière
économique. Deux types de décisions sont ici d’une importance particulière :
l’imposition et la réglementation du “commerce”, toutes deux susceptibles
d’engendrer des chocs déstabilisateurs. Dans les pages suivantes, nous insisterons
sur le second.
Précisons toutefois : (1) que si une réglementation du “commerce” doit
toujours être proscrite, l’impôt, lui, peut être nécessaire pour les besoins de l’État
si, pour diverses raisons que l’auteur condamne, le roi ne parvient pas à “vivre de
son domaine” ; toute forme d’imposition n’est donc pas mauvaise, seule devant
être évitée celle qui modifie, d’une manière ou d’une autre, les “prix de
proportion” ; (2) que l’auteur, en outre, prend bien soin de noter que tout choc, en
lui-même, n’est pas nécessairement déstabilisateur : l’équilibre économique est
stable localement, et seules des perturbations importantes et / ou répétées sont
susceptibles d’induire des crises ; (3) et que Boisguilbert, enfin, établit une
typologie de ces chocs déstabilisateurs sur laquelle il est malheureusement
impossible de s’attarder ici.
Etant donné, d’une part, les besoins et les habitudes de consommation des
agents (le salaire monétaire est dépensé en “blé”) et, d’autre part, le fait que
l’agriculture est la source des rentes de la classe oisive, le marché des produits
agricoles est fondamental. C’est la raison pour laquelle les crises qui s’y font jour
provoquent des dépressions générales par le biais des réactions en chaîne des
agents sur tous les marchés. La dépression qui s’ensuit est stable : elle est
caractérisée par un système inadéquat de prix relatifs, une activité stagnante, une
grande pauvreté et un sous-emploi des ressources.
Le point important à noter, cependant, est que s’il existe des crises agricoles
récurrentes, et si elles mènent à la dépression, ce n’est pas, à proprement parler, à
cause des variations climatiques ni en raison du comportement des agents
économiques de la classe productive. Pour Boisguilbert, la réalisation de la
prospérité comme de la dépression dépend de l’environnement de ces activités.
Les mêmes conditions climatiques et les mêmes comportements des producteurs
Boisguilbert
21
peuvent être stabilisateurs ou bien déstabilisateurs suivant que cet environnement
est celui d’activités économiques libres ou bien d’un “commerce” réglementé.
C’est la raison pour laquelle il faut étudier le fonctionnement du marché des
produits agricoles dans chacun de ces deux contextes.
Supposons que prévaut une réglementation importante, comme celle que
Boisguilbert avait sous les yeux : un fermier, par exemple, ne pouvait pas
conserver de stocks pour plus d’une période donnée ; un marchand devait opérer
sur des marchés particuliers et était obligé, au bout d’un certain temps, de vendre
tout le blé qu’il avait apporté sur ces marchés ; le commerce “extérieur” (entre
provinces du royaume comme avec l’étranger) était sujet à une réglementation
très stricte. Que se passe-t-il, dans ce cas, en situation de mauvaises récoltes ou
même, selon l’auteur, si de mauvaises récoltes étaient simplement supposées
devoir survenir ?
Les acheteurs, pour leur part, s’attendent à une hausse des prix, et, en
prévision, accroissent leurs demandes de blé. Une rumeur de mauvaise récolte est
ainsi suffisante à provoquer un comportement de constitution de stocks de
précaution pour la période à venir. Les vendeurs, de leur côté, amplifient le
mouvement ; ils confirment que les récoltes ne vont pas être bonnes, même si cela
n’est pas vrai, et, s’attendant aussi à une hausse des prix de leurs produits, ils ne
fournissent pas les marchés comme à l’habitude : ils constituent des stocks
spéculatifs qui accentuent le mouvement des prix. En présence d’une demande
plus forte et d’une offre en baisse, ces prix, souligne Boisguilbert, sont multipliés
par sept ou par dix et les consommateurs s’en trouvent grandement appauvris en
termes réels.
Ainsi, voilà aussitôt deux effets qui suivent le premier, savoir, que tous
les vendeurs de blé, dans l’espérance que le mal augmentera,
s’abstiennent de fournir les marchés à leur ordinaire […] ; et l’autre, que
ceux qui font leur provision de blé ordinairement de semaine en semaine,
ou de mois en mois, se hâtent au plus tôt de se fournir pour toute l’année,
et même davantage, le tout sur une terreur panique d’un mal qui n’est
grand que parce que la fantaisie et l’erreur font croire ce qui n’est pas. (p.
861)
Le point à noter, ici, est le mécanisme stock / flux décrit par l’auteur, qui entre
en jeu de chaque côté du marché en liaison avec les anticipations et les stratégies
des différents agents. Il faut aussi remarquer le rôle important joué par
l’information et les anticipations dans les prises de décision : c’est ainsi qu’une
stérilité “qui n’est souvent en la plus grande partie qu’en idée” possède “une suite
Boisguilbert
22
bien réelle”. Chaque agent, en effet, considère comme vraie l’information
recueillie et adapte son comportement en conséquence ; mais si tous les acteurs ne
possèdent pas nécessairement le même type d’information, chacun, en revanche,
forme ses anticipations à partir de l’ensemble des informations dont il peut
personnellement disposer.
L’analyse peut être menée, d’une manière similaire, en cas de bonne récolte.
Les acheteurs, prévoyant une baisse des prix, demandent des quantités de blé plus
faibles qu’à l’habitude ; les vendeurs, de leur côté, qui ne peuvent conserver des
stocks importants et qui s’attendent aussi à une baisse des prix, accroissent leur
offre. Dans ce cas, ce sont les “fermiers” qui sont conduits à la ruine.
Mais pourquoi, étant donné ces mécanismes, les crises agricoles sont-elles
récurrentes et possèdent-elles de si violents effets ? La raison en est, souligne
Boisguilbert, qu’il existe alors un lien direct entre l’abondance et la pénurie de
“blé”, i.e. entre les périodes de prix très faibles et très élevés. Il ne faut pas oublier
que le blé, comme toute autre denrée, n’est “pas un présent gratuit de la nature” :
“le labourage dépend d’une infinité de circonstances pour lesquelles il faut
presque toujours avoir l’argent au poing” (p. 781). Des avances sont nécessaires,
qui doivent être récupérées.
Dans ce contexte, l’abondance engendre nécessairement la disette. Une
période de prix bas (“avilissement”) provoque l’abandon de la culture des moins
bonnes terres, donc une baisse de la production future et une disette, en
conséquence, à la moindre variation climatique. D’un autre côté, la disette
engendre l’abondance : lorsque le prix du blé est très élevé (“cherté”), toutes les
terres sont alors cultivées, provoquant inévitablement une surproduction en cas de
bonne année climatique.
L’extrême cherté fait labourer avec profit les plus mauvaises terres, ce
qui produit une si grande abondance, d’où s’ensuit un avilissement de
prix lorsqu’il n’y a pas d’évacuation ; en sorte que l’on ne peut pas même
aménager les meilleures qu’avec perte, ce qui en faisant négliger la
plupart, au moins à l’égard des engrais, parce qu’ils coûtent des frais, à la
moindre stérilité il arrive un désordre effroyable. (p. 707)
C’est pourquoi les crises agricoles sont violentes et cycliques, causant, tour à
tour, la ruine des agents se trouvant de chaque côté du marché. Et contrairement à
la croyance commune, l’“avilissement” n’est pas plus favorable que la “cherté” :
“si l’une poignarde, l’autre empoisonne” (p. 847).
Il en va tout autrement dans un contexte de liberté du “commerce”. Car dans
ce cas les prix agricoles ne fluctuent jamais de manière importante et ne
Boisguilbert
23
provoquent donc pas de crise. Pour le montrer, l’auteur s’appuie toujours sur un
raisonnement en termes d’information disponible et de formation des
anticipations.
Lorsque de mauvaises récoltes surviennent, par exemple, ou sont supposées
se produire dans un avenir proche, la simple possibilité de pouvoir se fournir
ailleurs que sur les marchés locaux ou provinciaux retient les acheteurs
d’accroître leur demande et de constituer des stocks de précaution ;
simultanément, cette même possibilité fait entendre raison aux producteurs et les
empêche de former des stocks spéculatifs. Les prix agricoles ne fluctuent donc
pas de manière importante, et les prix de proportion sont maintenus. Le jeu des
anticipations est, ici aussi, essentiel : Boisguilbert souligne bien que, dans un tel
contexte, les prix seront stabilisés même si très peu de blé, ou même pas de blé du
tout, est importé des provinces voisines ou de l’étranger…
La propagation et l’approfondissement de la crise
Pour analyser la propagation et l’approfondissement de la crise, il faut
évidemment revenir au contexte de réglementation des activités économiques et
prendre en compte les autres types de marchés. Dans un tel environnement, les
mécanismes stock / flux à l’oeuvre sur le marché des produits agricoles
provoquent une importante amplification des mouvements des prix et des
quantités. Un mécanisme stock / flux similaire, mais lié à présent à des
anticipations en matière financière, va propager la crise de l’agriculture vers les
autres secteurs, tandis que, sur ces autres marchés, la rigidité à la baisse des prix
du travail et des biens manufacturés contribue grandement à l’approfondissement
de la dépression.
Le mécanisme stock / flux en matière financière tout d’abord. Les crises
agricoles possèdent des effets directs sur les rentes de la classe oisive. Comment
le rentier réagit-il face à une diminution de son flux de revenu ? Cette réaction,
souligne Boisguilbert, est double. D’un côté, à cause d’un revenu plus faible, le
rentier dépense moins sur les différents marchés : il s’agit là, en quelque sorte,
d’une réaction ex post. Mais, simultanément, une autre réaction, ex ante, est
autrement plus intéressante pour l’analyse et importante pour les faits. Le rentier
ne dépense pas moins uniquement en raison d’un revenu effectivement en baisse,
mais aussi, et peut-être surtout, “dans la juste crainte qu’il a de n’être plus payé à
l’avenir” (p. 803). S’attendant à des diminutions futures en raison de l’état
languissant des affaires et de l’information dont il peut disposer (transmise par les
fermiers notamment), il adopte une attitude de précaution et thésaurise. Pour cette
Boisguilbert
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catégorie d’agents, donc, comme pour les membres de la classe productive, les
prévisions sont déterminantes même si elles sont erronées ou fondées sur une
information pas toujours exacte que les fermiers ont intérêt à diffuser afin de ne
pas payer (toutes) les rentes.
Le résultat de ce mécanisme est clair : la crise se propage alors aux autres
marchés. Tout comme il y eut un ordre dans l’apparition des professions, il y aura
un ordre dans leur déclin en raison des effets de report dus, notamment, au
comportement des rentiers : ceux-ci diminueront leur consommation en
commençant par les biens et services les moins nécessaires (les spectacles…).
Mais à leur tour, les professions touchées par la baisse de la demande (les
comédiens…) réagiront de manière similaire, à leur niveau : “du moment que tous
ces sujets voient la certitude de la diminution de leur recette future, ils en font
autant de leur dépense, et par conséquent de la sortie de l’argent” (p. 969). C’est
ainsi que, rapidement, toutes les activités sont affectées par le jeu d’un
“multiplicateur” dans lequel les prévisions sont essentielles.
Reste le rôle joué par la rigidité de certains prix à la baisse. Si, par les effets
de report qu’elle induit, la constitution de stocks monétaires de précaution se
trouve être le vecteur initial de propagation de la crise, cette rigidité va permettre
son approfondissement. En effet, selon Boisguilbert, sur le marché des produits
manufacturés les producteurs préfèrent ne pas vendre plutôt que de diminuer un
tant soit peu le prix. Ils courent ainsi à leur perte car ils s’aperçoivent trop tard,
lorsque certains font faillite et cassent les marchés pour écouler leurs
marchandises, qu’ils agissent à tort : leur comportement ne fait donc qu’accentuer
la dépression.
Pour ce qui concerne le marché du travail, le raisonnement de Boisguilbert se
fait extrêmement précis. Il est mené en des termes semblables et précise même
l’analyse selon le secteur d’activité (agriculture ou manufactures et services).
L’accent est placé sur la rigidité à la baisse des salaires monétaires, sur le rôle
éventuel des coalitions d’ouvriers dans l’instauration et le maintien de cette
rigidité, et sur les conséquences négatives de celle-ci sur la régulation et
l’équilibre des marchés.
L’intervention de l’État en période de crise
Il faut revenir, en conclusion, sur le rôle de l’État en matière économique. En un
sens, selon Boisguilbert, ce rôle devrait être facile à tenir : il consiste simplement
à ne pas intervenir, sauf pour assurer les fonctions traditionnelles de justice,
Boisguilbert
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police et défense. Les crises étant imputables aux interventions publiques
déplacées, l’état d’opulence ne sera instauré que par la cessation de celles-ci.
Mais il est un autre cas de figure, très spécifique il est vrai, où l’État, malgré
tout, doit quand même intervenir directement sur les marchés : lorsqu’une ou
plusieurs conditions du libre “commerce” et, surtout, du libre-échange, font
défaut. Boisguilbert se penche sur une situation courante à l’époque : l’état de
guerre avec certains pays étrangers. Cette circonstance peut empêcher le libre-
échange, et donc agir négativement sur les anticipations des agents, rapprochant
ce cas de figure de celui, décrit plus haut, de la réglementation. Pour rétablir un
état de choses proche de la liberté entière, l’État doit alors intervenir de manière
spécifique en jouant sur l’information et donc sur les anticipations des agents afin
de créer artificiellement les conditions de la stabilité des marchés. Lors de
récoltes abondantes, par exemple, le gouvernement doit faire savoir qu’il achète
du blé sur les marchés et constitue des stocks en vue des mauvaises années. De
manière similaire, en cas de disette, il doit faire savoir qu’il vendra sur les
marchés toutes ou une partie des quantités ainsi mises de côté. Chaque fois,
l’information qu’il fournit aux agents a pour but de modérer leur comportement
de précaution et / ou de spéculation, de stabiliser les marchés et d’éviter la crise.
Et l’auteur de préciser, une nouvelle fois, que seule l’information transmise
importe véritablement. L’État peut bien faire semblant d’acheter ou de vendre, ou
n’acheter et ne vendre que très peu de blé : le résultat sera atteint si les agents y
croient, et, donc, même si les transactions gouvernementales n’existent “qu’en
peinture”…
Bibliographie sélective
L’édition de référence des œuvres économiques et de la correspondance de
Boisguilbert est celle qui a été établie par Jacqueline Hecht et publiée par
l’I.N.E.D. (Paris, 1966), en deux volumes, sous le titre : Pierre de Boisguilbert,
ou la naissance de l’économie politique. La correspondance et quelques petits
mémoires se trouvent dans le tome 1, pp. 245-478 ; l’oeuvre proprement dite est
recueillie dans le tome 2 : pp. 581-1020. Les citations renvoient à cette édition. La
pagination des deux volumes étant continue, le numéro de la page suffit à
désigner l’écrit cité et le volume.
Une réédition de quelques œuvres de Boisguilbert (orthographié
Boisguillebert) a bien été effectuée au XIXe siècle dans le premier volume de la
Collection des principaux économistes publiée à Paris chez Guillaumin
(Économistes financiers du XVIIIe siècle, 1843, par les soins d’Eugène Daire, pp.
Boisguilbert
26
155-431). Mais, outre le fait que cette réédition fut fort partielle (elle ne
comprend en effet que le Détail de la France, le second Factum de la France, le
Traité […] des grains et la Dissertation de la nature des richesses), elle se révéla
également fautive, Eugène Daire ayant modifié par endroits le vocabulaire de
l’auteur.
Les références qui suivent constituent un choix de titres susceptibles de
fournir une bonne introduction à la lecture et à la compréhension de Boisguilbert,
ou à l’histoire des interprétations de son œuvre. On trouvera une bibliographie
complète dans Faccarello (1986) et dans Hecht (1966b et 1989). Les volumes
publiés sous la direction de J. Hecht (1966c et 1989) comprennent également des
études ponctuelles.
* * *
Domat, Jean (1689), Traité des lois, dans : Domat, 1828-1829, tome 1, pp. 1-75
—— (1828-1829), Œuvres complètes, Paris : Firmin Didot
Faccarello, Gilbert (1986), Aux origines de l’économie politique libérale : Pierre
de Boisguilbert, Paris : Anthropos
Hecht, Jacqueline (1966a), “La vie de Pierre Le Pesant, seigneur de Boisguilbert”,
dans Hecht, 1966c, pp. 121-244
—— (1966b), “Bibliographie commentée des principaux ouvrages et articles
concernant Boisguilbert”, dans Hecht, 1966c, pp. 507-579
—— (1966c), (sous la direction de) Pierre de Boisguilbert, ou la naissance de
l’économie politique, Paris : INED, deux volumes (pagination continue)
—— (1989), (sous la direction de) Boisguilbert parmi nous, Paris : INED
Horn, Ignace Einhorn (1867), L’économie politique avant les physiocrates, Paris :
Guillaumin
Nicole, Pierre (1670), De l’éducation d’un Prince, édition revue et corrigée :
Paris, 1677 (vol. 2 des Essais de morale à partir de 1671)
—— (1671), Essais de morale, vol. 1, huitième édition revue et corrigée : La
Haye : Adrian Moetjens, 1700
—— (1675), Essais de morale, vol. 3, édition revue : La Haye : Adrian Moetjens,
1700
Van Dyke Roberts, Hazel (1935), Boisguilbert, Economist of the Reign of Louis
XIV, New York : Columbia University Press
Les citations renvoient à cette édition. La pagination des deux volumes étant continue, le numéro de la page suffit à désigner l
  • Tome Dans Le
l'oeuvre proprement dite est recueillie dans le tome 2 : pp. 581-1020. Les citations renvoient à cette édition. La pagination des deux volumes étant continue, le numéro de la page suffit à désigner l'écrit cité et le volume.
Aux origines de l'économie politique libérale
  • Gilbert Faccarello
Faccarello, Gilbert (1986), Aux origines de l'économie politique libérale : Pierre de Boisguilbert, Paris : Anthropos
La vie de Pierre Le Pesant, seigneur de Boisguilbert
  • Jacqueline Hecht
Hecht, Jacqueline (1966a), "La vie de Pierre Le Pesant, seigneur de Boisguilbert", dans Hecht, 1966c, pp. 121-244
De l'éducation d'un Prince
  • Pierre Nicole
Nicole, Pierre (1670), De l'éducation d'un Prince, édition revue et corrigée : Paris, 1677 (vol. 2 des Essais de morale à partir de 1671)