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ANNI ALBERS
ou les ls
de la modernité
FRÉDÉRIC
VINCENT
IMMANENCE, Paris
ANNI ALBERS
ou les ls de la modernité
FRÉDÉRIC VINCENT
Anni Albers, South of the Border, 1958, coton et laine, 10,5 x 38,7 cm.
Coll. The Baltimore Museum of Art.
ANNI ALBERS
ou les ls de la modernité
Anni Albers est une artiste qui a placé la tapisserie au
rang d’art à part entière.
Restée dans l’ombre pendant de longues années, elle est
(re)découverte aujourd’hui1, la plaçant d’emblée comme
une artiste majeure du XXème siècle. Sa tâche ne fut pas
simple car la tapisserie est un choix difcile pour une artiste
d’avant-garde, ce médium étant relégué au rang de technique
traditionnelle pour femmes d’intérieur.
Différentes étapes jalonnent le parcours et la vie
d’Anni Albers, la première étant l’école du Bauhaus à
Weimar. Née Annelise Fleischmann, le 12 juin 1899 à Berlin.
Issue d’une famille bourgeoise berlinoise, dont le père est
fabricant de meubles tandis que la mère vient d’une famille
d’éditeurs. Après le lycée, elle étudie avec le peintre pos-
timpressionniste Martin Brandenburg qui avait son atelier
au-dessus de celui de Clovis Corinth. Malgré l’admiration
que lui porte Anni Albers, elle quitte son cours le jour où
celui-ci lui interdit l’utilisation de la couleur noire, qu’elle
avait remarquée sur le fond du tableau Eve de Lucas Cra-
nach. C’est la mère d’Anni qui la persuada de reprendre ses
cours chez Martin Brandenburg. Celui-ci meurt en 1918, date
à laquelle Anni décida de travailler avec le peintre Oskar
Kokoschka.
Ci-contre, Anni Albers chez elle, présentant quelques
échantillons de tissus, circa. 1950-60. Photographe inconnu pour le
New Haven Register.
1. Notamment
grâce à l’exposition
organisée par la
Tate Modern de
Londres et La
Kunstsammlung
.Nordrhein-West-
falen de Düs-
seldorf en 2018.
Kunstsammlung
Nordrhein-West-
falen de Düssel-
dorf, du 9 juin au
9 septembre 2018
et Tate Modern,
Londres, du 11
octobre 2018 au
27 janvier 2019.
Catalogue Anni
Albers, Londres
Tate Publishing,
2018.
Anni venait d’acheter une lithographie de ce dernier.
Avec sa mère, elle se rend à Dresde an de le rencontrer.
Kokoschka était un homme fuyant, changeant d’hôtel
fréquemment, après un jeu de piste inouïe, Anni et sa mère
se retrouvent devant la porte du peintre. La rencontre ne
durera pas plus de cinq minutes, après un bref coup d’œil au
portfolio d’Anni, le peintre la renvoya expressément.
Anni s’inscrivit à l’école d’arts appliqués de
Hambourg où elle ne restera que deux mois. Une des rares
amies d’Anni, Olga Redslob était la sœur d’Edwin Redslob,
président de la Commission des arts en Allemagne et fervent
défenseur du Bauhaus, école aux méthodes novatrices
ouverte depuis trois ans.
Après deux tentatives, Anni est acceptée au Bauhaus2.
Elle va d’abord s’essayer aux techniques du bois et du métal,
mais la station debout lui est pénible. Elle est atteinte de la
maladie de Charcot-Marie-Tooth. Au Bauhaus, elle suit les
cours de couleur de Paul Klee. L’inuence du peintre se fait
ressentir à travers l’orientation créatrice d’Anni qui utilise
dès lors des grilles colorées, des motifs abstraits. Au départ,
elle n’était pas très enthousiaste à l’idée d’intégrer l’atelier
textile, qu’elle jugeait être une activité de femme de maison.
2.Nicholas Fox
Weber, La bande
du Bauhaus, Pa-
ris, Fayard, 2015.
Au Bauhaus, Anni rencontre un étudiant plus âgé que
les autres qui forçait l’admiration de ses professeurs, Josef
Albers.
Josef Albers est ls de peintre en bâtiment,
auparavant, il avait suivit une formation d’éducateur
artistique. Le directeur Walter Gropius conera rapidement à
Josef Albers, l’atelier de verrerie et un cours de formation à
l’artisanat. Josef et Anni se marient en 1925.
En 1926, alors qu’elle est étudiante au Bauhaus,
Anni réalise la tapisserie intitulée Schwarz, Weiss, Gelb
(Noir blanc jaune). Large de un mètre vingt et haute de plus
de deux mètres. Celle-ci est réalisée en coton et soie. Sept
rectangles horizontaux composent cette tapisserie. Chacun
de ces rectangles est structuré par douze rectangle verticaux,
ces même rectangle verticaux sont eux aussi redécoupés en
rectangle horizontaux, six au total par rectangle vertical.
Cette suite de rectangles les uns dans les autres créé un jeu
de forme accentué par l’utilisation de la couleur.
Ici la dominante est noire, gris jaune et blanc.
Lorsqu’un rectangle noir est disposé à coté d’un autre rec-
tangle noir, ceux-ci forment un rectangle plus grand. Il en est
de même pour les rectangles gris. Le jaune et le blanc sont
utilisés pour créer des rythmes de rectangle verticaux tandis
que le gris et le noir sont dévolus au horizontaux.
Tout comme la tapisserie Schwarz, Weiss, Gelb de
1926, Schwarz, Weiss, Rot de 1926 a été reconstruite en 1964
par Gunta Stölzl grâce à différents dessins préparatoires
d’Anni Albers. Schwarz, Weiss, Gelb et Schwarz, Weiss,
Rot sont deux réalisations des plus accomplies où un simple
système numérique engendre une composition répétitive des
plus pertinente.
Pendant plus d’une année, Anni travaille entre 1928,
1929 à un prototype de tissu. Une réalisation textile en
double épaisseur utilisant une combinaison de matériaux,
en coton uni et ls de cellophane. Ce prototype lui servira
à la réalisation d’une tenture acoustique qui recouvrira les
murs de l’auditorium de la Bundesschule des Allgemeinen
Deutschen Gewerkschaftsbundes. C’est avec cette réalisa-
tion qu’elle passera et obtiendra son diplôme au Bauhaus en
1930.
La tenture fera l’objet d’un intérêt particulier de la
rme Zeiss Ikon, qui en fera une analyse complète,
notamment sa capacité à rééchir la lumière.
Après se succès, Anni succède à Gunta Stölzl à la tête de
l’atelier de textile du Bauhaus.
Nous pouvons poser la question du processus même
du tissage et de l’effective lenteur du procédé. La lenteur est
souvent préférée à la vitesse, celle de l’esprit qui domine, qui
décide. La vitesse des corps, la vitesse d’exécution du travail,
la vitesse des transports et aujourd’hui des communications.
Le tissage relégué au rang de technique artisanale est dans
les main et l’esprit d’Anni Albers une technique digne de la
peinture. Malgré son attirance et sa préférence, la vitesse est
aussi ce qui fait peur, affole et déconcerte. La temporalité
apportée par la lenteur est un atout majeur du tissage.
Platon déjà nous éclairait sur « le long détour » provoqué par
la lenteur, un long détour dans lequel la pensée se perdrait.
Le chemin est d’ailleurs souvent utilisé comme métaphore
de la construction d’une pensée. Le cheminement de pensée
platonicien est aussi appelé odos3.
Mais rappelons que le tissage est une pensée en aller
et retour, la navette passant de droite à gauche effectuant des
allers et retour sur le métier à tisser, ne s’arrêtant que
lorsqu’il y a changement de forme ou de couleur.
Construit à travers une succession de blocs formes
et blocs couleurs, le tissage s’afrme bel et bien comme une
technique picturale. Ces objets traités picturalement sont
autant de blocs formes et de blocs couleurs, des espaces de la
pensée picturale. Ces composés de sensations pour reprendre
terminologie deleuzienne4 sont arrachés au chaos formant
ainsi des monuments. Ces monuments ne sont pas ici pour
commémorer le passé, ils sont un bloc de sensations.
3.Platon, La
République, Paris
Gallimard, Trad.
du grec ancien
par Pierre Pachet,
1993.
4.Gilles Deleuze,
Francis Bacon,
Logique de la
sensation, Paris,
Éditions de la
différence, 1981.
L’expérience du temps avec le tissage n’est pas seu-
lement celle du passage du l entre les ls de trame et les ls
de chaine. Mais les différents passages des ls, l’action des
pédales permet de soulever un certains nombres de lisses an
de réaliser des formes complexes, apportent une
coprésence de la lenteur et de la vitesse. Cette coprésence
forme un troisième rapport, celui d’une confrontation entre
vitesse et lenteur. Parfois les ls se déploient rapidement,
parfois le besoin d’arrêter un l ralenti le travail. Chaque
action contient une temporalité propre ; son rythme, qui est
les deux à la fois parce qu’en accord, en convenance, avec sa
nature et sa nalité.
Sous la pression des nazis, l’école du Bauhaus ferme
en 1933. Au mois de novembre, les Albers quitte
l’Allemagne pour les Etats-Unis, aidé par le directeur
du département architecture au Museum of Modern Art de
New York, Philip Johnson pourtant antisémite et
sympathisant nazi.
Josef Albers reçoit une lettre de John Andrew Rice
qui, après avoir démissionné du Rollins College de Winter
Park en Floride en réaction aux méthodes d’enseignement
trop traditionnelles à l’idée de fonder une nouvelle école,
lcela sera, le Black Mountain College.
Anni Albers, Schwarz, Weiss, Gelb, 1926, coton et soie, retissé en 1965 par Gunta
Stölzl, 203,8 x 120,3 cm. The Metropolitain Museum of Art, New York.
Atelier textile du Bauhaus en 1927. Anni Albers est en haut à droite.
Photo de Lotte Beese.
Métier à tisser de Anni Albers.
Photo de Frédéric Vincent.
L’idée directrice des fondateurs du Black Mountain
College, est de déconstruire les hiérarchies entre les arts, ce
qui rappelle fortement l’enseignement du Bauhaus5.
Dans son courrier, Rice souligne que les nancements
du Black Mountain College sont telles que personnes ne sera
pour le moment payer, mais seuls, les Albers le seront. Josef
Albers aura la charge du département des arts tandis qu’Anni
devient responsable de l’atelier Textile.
Sous l’impulsion des Albers d’autres membres du
Bauhaus intégreront la Black Mountain College, Marcel
Braueur, Walter Gropius, Xanti Schawinski ou encore
Lyonel Feininger.
Le décloisonnement des disciplines prôné par le
Black Mountain College apporte une forte émulation au
sein des étudiants, le tout accentué par la pédagogie axée
sur l’expérience et le travail manuel, nous retrouvons là, le
pivot d’un des fondateurs du Black Mountain College, John
Dewey.
Pour leur premier voyage au Mexique, les Albers
vont se rendre au mont Alban découvert en 1931. Anni est
frappée par la splendeur de l’art précolombien. Dès 1936,
elle réalise une tapisserie intitulée Monte Alban, en lin, soie
avec incrustation de bre de bois. Le motif est un zigzag de
forme pyramidale sur un fond sombre.
5.Black Mountain,
an inderdiscipli-
nary experiment,
1933-1957, Berlin
Nationalgalerie,
Spector Book,
2015.
Anni Albers et ses parents (Siegfried et Toni Fleischmann) avec
deux vendeurs, Teotihuacan, Mexique, 1937. Photo de Josef Albers.
Anni Albers, With Verticals, 1946, coton et lin, 154,9 x 118,1 cm.
The Josef and Anni Albers Foundation.
Une des œuvres des plus remarquables d’Anni
Albers est sans nul doute, With Verticals de 1946. Réalisée
avec du coton du lin, cette réalisation mesure un mètre
cinquante-cinq sur près de un mètre vingt.
Ce qui frappe au premier regard ce sont des bandes
verticales noires de différentes tailles. Ces bandes semblent
otter dans la composition. Rapidement le regard du
spectateur est attiré par un système de traits croisés rouge et
blanc. Ces traits provoquent un brouillage visuel.
Les bandes verticales noires semblent, elles, être situées
derrière les chevrons rouge et blanc. En se rapprochant, l’on
réalise que chaque bande fait partie intégrante des chevrons,
tout à été tissé en même temps, tout est intégré dans la même
structure et composition. With Verticals est une œuvre d’une
extrême dextérité et d’une connaissance profonde du métier
de tisserand.
Pour ces cours au Black Mountain College, Anni
propose des exercices où les motifs verticaux et horizontaux
à reproduire par les élèves sont réalisés avec des morceaux
de papiers froissés, de l’herbe, des bouts de métal ou encore
des graines. Elle réalise aussi des petits dessins perforés à
l’aiguille. Ces différentes études sont des univers en soi, une
voie plastique à la fois subtile et pertinente que nous retrou-
verons plus tard dans le travail de Frédéric Vincent ou
Dominique de Beir.
Anni et Josef Albers vont collectionner les textiles et
objet ancien préhispanique.
Anni Albers sera à l’origine des deux des plus
grandes collections sur le sujet : la Harriet Engelhardt du
Black Mountain College et la collection personnelle de son
mari, Josef.
Les Albers effectueront entre 1935 et 1967 quinze
voyages en Amérique latine, plus particulièrement au
Mexique, Cuba, Chili et Pérou. La majorité des objets
collectés par Anni Albers constitue un fonds conservé à
l’Université de Yale dans Connecticut. Plus de mille quatre
cents objets de leur collection personnelle sont eux déposés
au musée d’anthropologie à Yale Peabody.
Anni Albers, Red Meander, 1954, lin et coton, 52 x 37,5 cm.
Collection particulière.
Anni Albers, étude avec papier froissé et étude avec grains de mais, in Anni Al-
bers, On Weaving, p.117.
Harriet Engelhardt était une des étudiantes d’Anni
Albers, elle décédera tragiquement en 1945 alors qu’elle
effectuait son service dans la croix rouge.
Après la mort d’Harriet Engelhardt, ses parents
créeront un fond de dotation en faveur de l’enseignement
du textile au Black Mountain College. La première pièce
achetée par ce fonds par l’intermédiaire des Albers sera une
tenture du Guatemala. Dans une lettre adressée à Theodore
Dreier (co-fondateur du Black Mountain College), Anni
Albers décrit cette tenture : « C’est assez beau et je suis très
excitée à l’idée d’obtenir quelque chose de vraiment inté-
ressant ensemble ». Dans les deux mois qui suivirent, Anni
Albers dépensera 500 dollars (l’équivalent de 5400 dollars
actuel) dans l’achat de plusieurs textiles dont trois tentures
péruviennes est une en provenance de Bolivie.
Dans les années cinquante, les Albers vont poursuivre
d’alimenter le fonds textile de la collection Harriet
Engelhardt. Après la fermeture du Black Mountain College
en 1957, la collection sera achetée par Mrs Paul Moore pour
la galerie de l’Université de Yale.
Remarquons que la plupart des textiles de la
collection personnelle des Albers gurent dans l’ouvrage
On Weaving d’Anni Albers. La collection Harriet Engelhardt
bénéciera de deux expositions, l’une en 1948 au Black
Mountain College, organisée par Willie Jospeh et Nancy
Dunn, la seconde en 1958 à l’Université de Yale.
Anni Albers est l’auteure de deux livres important
sur le textile, On Designing (1959)6 et On Weaving (1965)7.
Ces deux ouvrages montrent la vivacité du tissage à travers
les âges. Elle y retrace toutes les possibilités du tissage. On
Weaving est d’ailleurs un véritable Atlas visuel, abordant
les techniques et l’histoire du tissage depuis 4000 ans. Plus
qu’un simple livre sur le sujet, il s’agit aussi à travers les
nombreuses photographies et diagrammes, d’une étude
approfondie avec des indications historiques du métier à
tisser, des indications techniques et des exemples de tissages
à travers le temps.
Sont cités, le travail des artistes dans l’ancien Pérou
qu’elle place au plus haut point d’excellence. Il en est de
même avec les textiles coptes, la dentelle mexicaine, le tapis
persan, la tapisserie d’Arras, les tentures hispano-mauresque,
la technique du Soumak au Japon ou les couvre-chefs du
Congo. On y trouve aussi des exemples de textiles de Jack
Lenor Larsen, Lenore Tawney, Sophie Tauber-Arp, Victor
Vasarely, Jean Arp, Auguste Herbin ou encore Michel
Seuphor.
Pour Anni Albers, toutes ces réalisations textiles
permettent de redonner un sens au toucher. Une perception
à la fois visuelle et tactile que nous retrouvons chez Alois
Riegl à travers son concept d’haptique. Il s’agit non plus de
transposer la peinture au textile comme cela existait déjà
auparavant, mais de rechercher la faculté de toucher par le
visuel. Tout comme il existe une corrélation entre vitesse et
lenteur dans le textile, il existe une corrélation entre visuel et
tactile qui « n’oppose pas deux organes de sens, mais laisse
supposer que l’œil peut lui-même avoir cette fonction qui
n’est pas optique8».
6.Anni Albers, On
Designing, Wes-
leyan University
Press, 1959.
7.Anni Albers, On
Weaving, Wes-
leyan University
Press, 1965.
8.Gilles Deleuze,
Mille Plateaux,
Paris, Éditions de
Minuit, 1980, p.
614.
Anni Albers, étude de papier perforé, 26,9 x 16,8 cm.
Anni Albers, Six Prayers, 1966-67, coton, lin et l d’argent,
186,1 x 297,2 cm. The Jewish Museum, New York.
En 1949, toujours grâce à Philip Johnson, le MoMA
consacre une première grande exposition personnelle à Anni
Abers. Elle est la première femme du Bauhaus et la première
tisserande a entrer au musée. Cette consécration lui apporte
de nombreuses commandes dont celle en 1951, de Florence
Knoll. Six ans plus tard elle réalise une tapisserie pour la
synagogue de Dallas et en 1967, c’est le Musée juif de New
York qui lui passe commande d’un ensemble de six
tapisseries pour le mémorial de la Shoah.
Les six tapisseries pour le mémorial de la Shoah
constituent un ensemble remarquable de six panneaux
intitulé Six Prayers furent exposées pour la première fois en
1967 au Jewish Museum.
Le critique Mark Stevens estime que cette pièce est
« des plus importante au sujet de l’holocauste qui possède
la présence digne du rituel religieux. Les six tissages res-
semblent à des châles de prières. L’entrelacement des lignes
discordantes suggère à la fois le contrôle et le chaos,
l’obscurité et la lumière; les êtres humains apparaissent tissés
de bien et de mal sur le métier à tisser de la nature9».
Ces six tapisseries mesurent en tout un mètre quatre-
vingt dix sur presque trois mètres. Chacun des trois panneaux
est encadré par un cadre en métal. Les tapisseries sont
réalisées en coton, lin et l d’argent.
Le jeu subtil des tonalités grises et argentés rappellent
le jeu optique de la tenture lors du diplôme au Bauhaus. Sur
un fond tramé jaune d’or et noir, des ls de coton noir et
blanc sillonnent l’espace des tapisseries, le regard du
spectateur se perd dans une contemplation et une méditation
spatiale en accord et empathie avec le devoir de mémoire.
9.Mark Stevens,
Dream Weaver,
new york ma-
gazine, 19 juin
2000.
En 1963, Anni Albers à 63 ans, elle tente une
nouvelle aventure artistique à l’atelier de lithographie
Tamarind de Los Angeles. Les techniques d’impression
permettent à Anni de s’essayer à une autre technique après
quatre décennies d’utilisation du métier à tisser. Après le
décès de Josef Albers en 1976, bien que diminué psychologi-
quement et physiquement, Anni continue d’explorer de nou-
velles techniques. « Nouvelles idées ! Nouvelles méthodes !
Nouvelles couleurs !, Nouvelle forme purement abstraite ! »
comme le rappelle justement Nicholas Fox Weber10.
Anni Albers va explorer toutes les possibilités des
techniques d’impressions, de la lithographie à l’offset en
passent par l’impression en relief11. L’utilisation de ces
techniques va non seulement lui ouvrir des nouveaux champs
de possibilité artistiques mais aussi occasionner des
expositions dans des lieux inédits pour Anni Albers comme
la galerie d’art graphique du Brooklyn Museum.
Cette reconnaissance tardive, fait d’Anni Albers une
pionnière dans le domaine du textile, elle devient
l’inspiratrice de jeunes artistes.
L’héritage d’Anni Albers est grandissant. Pensons
tout d’abord à ses étudiantes du Black Mountain College
comme Sheila Hicks, Dorian Zachai, Alice Adams et Claire
Zeisler. Toutes contribueront à donner les lettres de noblesses
à ce qui deviendra le Fiber Art aux Etats unis. Dont l’acmé
sera sans doute la grande exposition Wall Hangings organi-
sée en 1969 au MoMa par la curatrice Mildred Constantine et
l’artiste Jack Lenor Larsen.
10.Nicholas Fox
Weber ; Process
and Metamor-
phosis : Print-
making, in Anni
Albers, catalogue
Tate Modern,
2018, p. 153.
11. Voir aussi un
ouvrage intéres-
sant sur les notes
et dessins tardifs
de l’artiste. Anni
Albers: Notebook
1970–1980, New
York, David
Zwirner Books,
2017.
12.Mildred
Constantine
et Jack Lenor
Larsen, Beyond
Craft, Van Nos-
trand Reinhold
Company, 1973.
Cette exposition présentera non seulement des œuvres
d’Anni Albers, période Bauhaus et période
américaine, et aussi des pièces de Sheila Hicks, Françoise
Grossen, Magdalena Abakanowicz. Plus tard Mildred
Constantine et Jack Lenor Larsen publieront deux ouvrages
importants, Beyond Craft12 et The Art Fabric : Mainstream13.
Soulignons que Louise Bourgeois dira elle-même de cette
exposition de 1969 « Les pièces de cette exposition se sont
libérées comme rarement de la décoration et ont commencé à
explorer les possibilités du textile14».
Sheila Hicks fut une des élèves de Josef Albers au
Black Mountain College. Alors que la jeune Sheila Hicks
est assise par terre, comme elle le raconte : « J’avais fait de
la peinture sur des brancards, reliant les ls en tension et
essayant de comprendre les structures et les complications
de ce langage textile très riche15». Josef Albers lui demanda
ce qu’elle faisait et lui dit que s’il elle était intéressée par
ce genre de chose, c’était à sa femme (Anni) qu’il fallait
s’adresser. Josef conduit alors Sheila Hicks chez eux, dans
leur modeste maison en banlieue de New Haven. Sheila
Hicks y rencontra pour la première fois Anni Albers. À
travers son enseignement, Sheila Hicks va comprendre et
réaliser non seulement toutes les notions et techniques du
tissage mais à quel point Anni Albers était à la fois
intelligente et virtuose.
Parmi les nombreux artistes qui aujourd’hui utilise
le textile comme medium16 , citons Leonor Antunes, Sheila
Hicks, Sarah Sze, Andra Zittel, Katrin Mayer, Judith Raum,
Chiharu Shiota, Rieko Koga, Hélène Duclos Carolina Bassi,
Frédéric Vincent, Marinette Cueco, Christian Jaccard, Judith
Scott, Louise Bourgeois, Judy Chicago, Annette Messager,
Alighiero Boetti.
13.Mildred
Constantine
et Jack Lenor
Larsen, The Art
Fabric : Mains-
tream, Kodansha
America, Inc,
1986.
14. Louise
Bourgeois, Craft
Horizons, vol.
29, N°2, mars
1969, pp. 30-35.
15. Briony Fer,
Sheila Hicks,
Duro Olowu et
Leonor Antunes,
Weaving Magic
in Tate etc.,
Londres, Tate
Modern, 2018,
p 57.
16. Voir aussi
l’exposition
Decorum, bien
qu’incomplète,
elle donna un
bon aspect du
textile contempo-
rain, Decorum,
Tapis et tapisse-
ries d’artistes,
Paris, Skira
Flammarion,
Musée d’art mo-
derne de la ville
de Paris, 2014.
Intérieur de l’auditorium de la Bundesschule des Allgemeinen Deutschen
Gewerkschaftsbundes, 1930. Photo de Arthur Redecker.
Diagramme indiquant les analyses sur la reection, de la rme Zeiss-Ikon sur la
tenture de Anni Albers, 1929.
Photo probablement de Walter Peterhans
Anni Albers, échantillon de textile pour la rme Knoll.
The Josef and Anni Albers Foundation.
Anni Albers, Mountainous IV, 1978, gravure emboutie sur papier,
55,9 x 50,8 cm. The Josef and Anni Albers Foundation.
Anni Albers, étude pour une tapisserie, 1926, gouache sur papier, 30,8 x 22,2 cm.
The Museum of Modern Art, New York.
Vue de l’exposition Anni Albers Textiles, 1949, Museum of Modern Art, New
York. Photo de Soichi Sunami.
Anni Albers, Red and Blue Layers, 1954, coton, 61,6 x 37,8 cm.
The Josef and Anni Albers Foundation.
Anni Albers, sans titre, 1925, laine, soie, 236 x 96 cm.
ANNI ALBERS
ou les ls de la modernité
Collection Textile :
N°1, Anni Albers ou les ls de la modernité
N°2 Carolina Bassi (à paraitre)
Texte :
© Frédéric Vincent, Anni Albers ou les ls de la modernité, Paris, 2019
Images :
The Baltimore Museum of Art pp. 4,5 ; The Metropolitain Museum of Art,
New York, pp. 13 ; Lotte Beese, pp. 14 ; Frédéric Vincent, pp.15 ; Josef
Albers, pp. 17 ; The Josef and Anni Albers Foundation, pp. 18, 32, 33, 36 ;
The Jewish Museum, New York, pp. 26 ; Arthur Redecker, pp. 30 ; Walter
Peterhans, pp. 31 ; The Museum of Modern Art, New York, pp. 34 ; Soichi
Sunami, pp. 35 ; Harvey Campbell, pp. 39.
Création Graphique :
Immanence, Paris, 2019
Impression :
Papier Classic Demimatt - Couché Mat 170gr (pages intérieures), Classic
Demimatt - Couché Mat 300gr (Couverture)
Remerciements :
Frédéric Vincent remercie chaleureusement : Cannelle Tanc, Emma
Vincent, Nicholas Fox Weber, Ann Coxon, Maria Müller-Schareck
Relecture :
Stéphane Lecomte
ISBN : 9782914914116
Couverture :
détail de With Verticals, 1946, et
détail d’un échantillon de textile avec carte au nom de Anni Albers.
Étudiantes de l’atelier textile au Black Mountain College, 1945.
Photo de John Harvey Campbell.