En 1934, Marcel Mauss exposait devant la Société Française de Psychologie (SFP), sa réflexion sur les techniques du corps, invitant son auditoire à les appréhender de manière pluridisciplinaire (déjà !) à partir d’un triple point de vue « physio-psycho-sociologique ». Une décennie plus tard, André Leroi-Gourhan (1943) dans un admirable travail de classification des « faits techniques » proposait de considérer le geste technique en termes « de moyens élémentaires
d’action sur la matière », prenant comme unité d’analyse non plus l’outil ou le produit perçus comme entités isolées, mais l’interface entre l’acteur manipulant l’outil et son milieu.
Où en sommes-nous 70 ans plus tard ? De nombreux travaux l’anthropologie abordent la question du geste technique de l’expert ou de l’apprenti. Le geste expert est souvent décrit comme incorporé, fluide, automatique (Marchand 2010, Sigaut 1994, Sola 2007, Warnier 2001), nécessitant un engagement avec la tâche, un corps à corps avec la matière, une synergie d’intention et de performance, un couplage de l’acteur et du dispositif technique, une incorporation de
l’outil (Naji 2009, Portisch 2009), ou encore relevant de la construction d’algorithmes moteurs (Warnier 2001). Ce qui pourrait être résumé par l’intéressante formule de Martine Mille et Joëlle Petit dans un article intitulé « La vie du geste technique » : « Il fait corps avec la matière
apprivoisée et domptée » (2014 : 44).
La question que tente d’approfondir ce texte est la suivante : qu’expriment ces différentes formulations ? Un ressenti, une sensation personnelle de l’acteur ou de l’observateur ? Si elles relèvent d’une dimension d’introspection, certes importante psychologiquement, que disent-elles du « geste expert » proprement dit, de sa forme, de sa structure, de sa dynamique d’exécution, de son efficacité fonctionnelle, de son résultat ? Nous renseignent-elles sur les mécanismes en jeu dans l’apprentissage ou l’expertise ? Répondre à ces questions n’est pas chose aisée et requiert une double démarche, un va-et-vient de la tâche technique vers l’acteur et inversement.