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Mouvances Francophones
Pédagogies
Dir. Servanne Woodward
Volume 6, Issue-numéro 1 2021
Le colorisme et le noirisme dans le
contexte haïtien
Amour de Marie Vieux-Chauvet
Brigid Enchill
bridigenchill@ku.edu
DOI: 10.5206/mf.v6i1.13521
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Le colorisme et le noirisme dans le contexte haïtien
Amour
de Marie Vieux-Chauvet
Le roman Amour de Marie Vieux-Chauvet (1969) peint un portrait de la société haïtienne en mettant
en scène la vie politique, économique et sociale ainsi que les relations tendues entre les populations
noires, mulâtres et blanches. Dans cette œuvre, l’auteure dénonce la discrimination et la ségrégation
basées sur les caractéristiques physiques des individus. Elle aborde notamment le noirisme et le
colorisme en Haïti. À présent, il n’existe aucune étude à ce sujet, car la majorité des analyses du roman
Amour se penchent sur les représentations de la violence, du désir, du contexte politique et de la
sexualité. Lucienne Serrano, par exemple, parle de la psychologie de l’amour dans le roman, et son
impact sur ses victimes (Serrano 2005). Elle révèle la relation intime comme paradoxe entre la cruauté
et la volupté. Jean-Charles Régine (2006), quant à lui, démontre dans quelle mesure la violence sexuelle
est liée à l’instabilité politique. Il note que, dans le roman, les femmes agressées, telle que Dora
Soubiran, n’obtiennent jamais justice, étant donné que leurs bourreaux représentent le système du
pouvoir. Les hommes qui commettent le viol ne le considèrent pas comme tel. À leurs yeux, il s’agit
plutôt de la sanction justifiée d’un ennemi de l’état. Laurie K. Lavine, en revanche, avance que Claire
utilise l’écriture, la colère et la violence comme armes pour se rebeller contre l’oppression par le
patriarcat (Lavine 1994).
L’objectif de cet article est d’explorer comment les deux systèmes de discrimination, à savoir le
noirisme et le colorisme, se manifestent dans le roman et dans le contexte haïtien en général. Je me
propose, en premier lieu, de définir les deux termes, d’examiner en quoi consistent ces deux pratiques
discriminatoires et d’identifier les conséquences dans la vie des victimes. En second lieu, je sonderai
les convergences et surtout les divergences du noirisme et de la négritude afin de démontrer que leurs
objectifs n’étaient pas les mêmes. En troisième lieu, j’analyserai en détail la représentation de ces deux
pratiques dans le roman Amour de Marie Vieux-Chauvet, en me concentrant particulièrement sur le
personnage principal, Claire.
Le colorisme et le noirisme
Nous entendons souvent parler du racisme en tant que discrimination entre différents groupes
ethniques. Cependant, il existe d’autres types de discrimination qui se manifestent au sein d’un même
groupe. Un tel exemple est le colorisme qui s’accompagne de préjugés de la part de membres de la
communauté noire envers d’autres membres de cette communauté. Dans son livre La Condition noire :
Essai sur une minorité française, Pap Ndiaye (2008) affirme que la notion de colorisme est étroitement liée
à l’histoire de l’esclavage qui serait, selon lui, à l’origine « de la construction des imaginaires radicalisés »
et du racisme, puisque les Européens ont promu l’idéologie selon laquelle l’homme blanc représente
la civilisation, la norme, le progrès, et l’universel (Ndiaye 64). Par conséquent, la plupart des Noirs
« ont grandi avec l’idée qu’une belle peau était une peau claire » (Kane 2017). Ndiaye poursuit que le
colorisme désigne « les distinctions et hiérarchies sociales qui existent depuis l’esclavage entre les Noirs
selon leur degré de mélanine. Il permet de réfléchir à la corrélation entre couleur de peau et position
sociale, au-delà de la distinction entre ‘noir’ et ‘blanc’ » (Ndiaye 68).
Le terme « colorisme » a été introduit par l’écrivaine et l’activiste Alice Walker en 1983 dans son
ouvrage In Search of Our Mothers’ Garden. Dans cet essai, elle définit le colorisme en tant que « prejudicial
or preferential treatment of same-raced people based solely on the color of their skin » (Walker 291). Walker nous
réfère ici aux divisions qui existent parmi les femmes afro-américaines, basée sur leur couleur de peau
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soit plus claire ou plus foncée. Elle dénonce le colorisme arguant que cette attitude nuit autant à la
société que le colonialisme, le sexisme et le racisme.
What black women would be interested in, I think, is a consciously heightened awareness on the part of
light black women that they are capable, often quite unconsciously, of inflicting pain upon them; and
that unless the question of Colorism […] is addressed in our communities and definitely in our black
“sisterhoods” we cannot, as a people, progress. (Walker 291)
Jose Sarzi Amade (2017) reprend la citation de Fabricio Balcazar constantant que le colorisme
« consiste à marquer une différence entre les individus à la peau claire et ceux, a contrario, à la peau
sombre. Les sujets plus foncés sont considérés suivant ce critère, comme moins aptes ou moins
nobles » (Sarzi 10). Qui plus est, avoir une peau très foncée ne correspond pas aux normes de beauté
dans certaines sociétés et peut provoquer des moqueries. Toutefois, dans le monde du football
européen par exemple, une peau plus foncée dénote une aptitude physique et la fortitude, raison pour
laquelle Damont et Pégard (2017) affirment que « dans l’industrie de football européen, le colorisme
est un trait d’attractivité et de rayonnement international » (Damont et Pégard 137). Ce qui demeure
est le fait que la couleur de la peau ainsi que d’autres traits phénotypiques sont considérés comme
marques de différence, le plus souvent conjugués à une hiérarchisation sociale.
Quant au noirisme, il s’agit d’une politique et idéologie en Haïti qui était censée contrecarrer « la
domination des mulâtres sur la vie économique, sociale et politique en Haïti, et […] l’acceptation d’une
culture et d’une esthétique européenne » (Nicholls 1975 : 655). Le noirisme exigeait de placer le
pouvoir entre les mains de la communauté noire et de promouvoir les croyances et coutumes d’origine
africaine en Haïti. Selon Nicholls, c’est l’intelligentsia noire de classe moyenne, tels que les avocats, les
enseignants et les médecins, qui a fait naître le noirisme. Pour bien comprendre le contexte historique
du noirisme en Haïti, il est nécessaire d’examiner le système sociopolitique de ce pays. À la fin des
années 1920, trois jeunes hommes surnommés « les trois D », puisque leurs noms de famille
commençaient par la lettre D, s’étaient réunis afin de trouver un moyen de promouvoir l’identité
haïtienne dans son expression africaine. Influencés par le mouvement de l’indigénisme en Haïti, les
trois hommes - Louis Diaquoi, Lorimer Denis et François Duvalier – ont introduit l’idée du noirisme.
François Duvalier deviendra en effet le président d’Haïti en 1957, et se donnera comme mandat de
mettre le noirisme à l’œuvre. Étant donné que la majorité des Haïtiens sont des descendants d’esclaves,
il était question de valoriser le côté africain de la culture haïtienne, dont le vodou, et de construire une
identité propre. Alors est née une idéologie associée, au moins au départ, à la négritude, qui prône la
fierté d’être noir et rejette les valeurs européennes. Toutefois, l’objectif de Diaquoi, Denis et, surtout,
de Duvalier allait au-delà des principes de la négritude. Duvalier revendiquait notamment
l’africanisation de la société haïtienne et la répression des communautés blanche et surtout mulâtre.
La fracture entre les Noirs et les mulâtres existait déjà avant la révolution haïtienne à cause du système
des plantations et de l’esclavage. Elle s’est perpétuée ensuite par la fondation du Royaume du nord et
de la République du sud. Dominique Rogers (2003) postule que: « [l]’histoire de la république d’Haïti
est marquée par un fort antagonisme entre ceux que l’on appelle les ‘mulâtres’, assimilés aux anciens
libres de couleur, et les ‘Noirs’, perçus comme les descendants des anciens esclaves » (Rogers 83).
D’après Duvalier, « [l]es Haïtiens doivent […] accepter le fait qu’ils sont africains, et cesser
d’essayer d’être de ridicules petits blancs » (Nicholls 663). Ce mimétisme a été également critiqué par
Frantz Fanon (1965) dans Peau noire masques blancs, surtout à propos de l’importance pour les Noirs de
récupérer la dignité que les Blancs leur ont pris lors de la colonisation et la Traite négrière. Fanon
écrit : « En face du Blanc, le Noir a un passé à valoriser » (Fanon 182). Cependant, Fanon explique
que l’homme noir demeure un esclave, même après sa libération, tant qu’il aspire à faire partie de la
société des Blancs, puisque malgré ses efforts, il ne sera jamais accepté comme égal. Le Noir ainsi, est
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enfermé dans son désir d’être blanc : « Le Noir veut être comme le Blanc. Pour le Noir, il n’y a qu’un
destin. Et il est blanc. Il y a de cela longtemps, le Noir a admis la supériorité indiscutable du Blanc, et
tous ses efforts tendent à réaliser une existence blanche » (Fanon, 185). Le noirisme visait à inverser
cette situation d’infériorité vis-à-vis des Blancs que les Noirs ont occupé pendant trop longtemps. Il
s’agissait de lutter pour l’égalité et de demander des réparations pour les mauvais traitements du passé.
Il y avait aussi le désir de jouir des droits fondamentaux accordés à chaque être humain. L’histoire de
l’oppression systémique de l’homme noir dans la société haïtienne a longtemps freiné son avancement
social, politique et économique. À l’origine, le noirisme a été donc conçu pour mettre fin aux inégalités
et rendre à l’homme noir toute sa dignité. Par la suite, il s’est transformé en idéologie politique rigide
et raciste.
Le noirisme exprime la lutte contre le pouvoir politique de la bourgeoisie mulâtre qui, selon la
propagande noiriste, poursuivait ses propres intérêts, collaborait avec les Blancs et ne représentait pas
la majorité du peuple. Nicholls remarque que les noiristes « attaquaient le libéralisme et la démocratie,
démontrant que ce dont Haïti a besoin c’était une dictature noire énergique, exercée dans l’intérêt des
masses » (Nicholls 664). Même si l’objectif initial des noiristes était de solidariser tous les Noirs d’Haïti
pour lutter contre le racisme et la suprématie des mulâtres, plusieurs sympathisants de la négritude,
par exemple, refusaient d’adhérer au mouvement noiriste. Selon eux, il s’agissait d’une idéologie
extrême. Pour Édouard Boulogne, le noirisme « c’est d’abord l’idée d’une radicale altérité de l‘homme
noir, d’une essence nègre » (Boulogne 2009), et l’écrivain haïtien Sauveur Etienne déplore que les
noiristes « entendaient réduire tout le débat politique de leur époque à une simple vision manichéenne,
une opposition entre Noirs et Mulâtres, une confrontation entre les bons Noirs et les méchants
Mulâtres » (Étienne 2018 : 166).
En Haïti, le colorisme et le noirisme constituent alors deux formes de discrimination à l’intérieur
d’une communauté qui n’est pas blanche. Dans l’idéologie noiriste, ceux qui ont la peau plus foncée
sont privilégiés, ce qui est le contraire du colorisme. Quant à la perspective de l’Européen, toutefois,
Dominique Rogers affirme que :
[P]our l’Européen peu familier des sociétés antillaises traditionnelles, […] S’il peut concevoir un
éventuel racisme des Blancs par rapport aux Noirs, il ne comprend pas bien les subtiles différences que
les Noirs font entre eux. Dans toute l’histoire de la république d’Haïti, la couleur et éventuellement le
phénotype des individus sont des critères de différenciation politique, économique et sociale
forts. (Rogers 83-84)
Le noirisme et la négritude
La négritude, en revanche, est un mouvement fondé par trois hommes qui, à cette époque, se
sont focalisés sur la nécessité d’une prise de conscience de la valeur et la reconnaissance de l’homme
noir. Les trois pères fondateurs étaient Léon Gontran Damas de Guyane, Aime Césaire de la
Martinique, homme politique et poète, ainsi que Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal
de 1960 jusqu’en 1980 (« La Négritude, une littérature de combat »). Le mouvement de la Négritude a
émergé à Paris à l’époque de l’entre-deux guerres, vers 1930. Selon Varner (1999), au début, ce
mouvement représentait « un mouvement littéraire et culturel à Paris dont les fondateurs […]
voulaient définir l’esthétique noire et la connaissance noire contre le fond de l’injustice raciale et de la
discrimination dans le monde entier » (Varner 17).
Léopold Sédar Senghor définit la négritude comme l’« ensemble des valeurs de civilisation du
monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les œuvres des Noirs » (Senghor 1967 : 4). Abiola
Irele (1981) note que pour Césaire, « Negritude is the simple recognition of the fact of being black, and the
acceptance of this fact, of our destiny as black people, of our history, and our culture » (Abiola 67-68). Il est donc
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important de noter que « c’est à l’encontre du colonialisme que la Négritude est née » (Varner 17). En
allant plus loin, Césaire dans son Discours sur la négritude (1955), définit la Négritude en tant que « Prise
de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité » (Césaire 83). Il
exprime dans son discours que ce mouvement n’est pas passif mais une « attitude active et offensive
de l’esprit » et à la même fois « refus de l’oppression » et combattre « contre l’inégalité » (Césaire 84).
Césaire révèle que l’idée derrière la fondation du mouvement de la négritude a été souvent mal
comprise. Il affirme que la négritude n’est pas « l’ordre du pâtir et du subir », ce mouvement n’est « ni
un pathétisme ni un dolorisme », mais « sursaut de dignité » (Césaire 84).
Senghor, de ce fait, remarque « [v]oilà quelles sont les valeurs fondamentales de la négritude :
un rare don d’émotion, une ontologie existentielle et unitaire, aboutissant, par un surréalisme mystique,
a un art engage et fonctionnel, collectif et actuel, dont le style se caractérise par l’image analogique et
le parallélisme asymétrique. Voilà ce que nous apportons au ‘rendez-vous du donner et du recevoir,
en ce siècle de la Civilisation de l’Universel’ » (Senghor 13). Tout ceci pour démontrer que l’homme
noir a quelques dons et valeurs à contribuer au monde, et qu’il ne doit pas être confiné au rôle de
l’esclave ou du primitif. En outre, la négritude qui avait l’intention d’éveiller la prise de conscience de
la communauté noire se voulait, selon Senghor, une idéologie qui, « fondée sur des réalités physiques
et spirituelles, a soutenu bien des peuples : toute une race depuis la fin de la première guerre mondiale »
(Senghor 3).
Le noirisme, en revanche, est la glorification extrême de la peau noire au détriment des autres
communautés. Il est important de noter que les deux mouvements ont des objectifs différents. Tandis
que la négritude combat l’exploitation des Noirs et célèbre la valeur des cultures de la diaspora
africaine, le noirisme sous Duvalier a pour but d’opprimer ceux qui n’ont pas la peau noire, ce qui fait
de lui une forme de discrimination. Senghor, lui, déclarait que la négritude est un pilier de la Civilisation
de l’Universel, à savoir un « mouvement anti-raciste », ce qui n’est pas le cas du noirisme. Dans le
contexte du noirisme, il s’agit de l’oppression de ceux qui ont la peau plus claire, sans forcément être
blancs. Force est de constater que la lutte du mouvement noiriste se retourne contre les citoyens de
leur propre pays, les Haïtiens dits mulâtres. La négritude, en revanche, s’adresse à tous les membres
de la communauté noire, que leur peau soit foncée ou plus claire. Qui plus est, la négritude se voulait
plutôt un mouvement littéraire, même philosophique selon Senghor, moins une biopolitique. Le
noirisme se développe et s’établit principalement en Haïti où il se transforme en un mouvement
nationaliste et identitaire.
Amour
de Marie Vieux-Chauvet
Ce roman dépeint implicitement le règne de François Duvalier, période pendant laquelle l’œuvre
a été écrite. Président d’Haïti de 1957 à 1971, Duvalier était un despote qui faisait peur aux citoyens et
étouffait toute voix de dissidence. Il était un des pères fondateurs du noirisme haïtien et son plus
ardent avocat. Duvalier insistait beaucoup sur la nécessité de célébrer l’africanité, de renoncer aux
valeurs européennes et de légitimer la domination politique des Noirs. Or, en fin de compte, il a
opprimé non seulement les mulâtres mais la population haïtienne en général, raison pour laquelle
beaucoup d’Haïtiens se sont exilés, y compris l’auteure Marie Vieux-Chauvet, suite à la parution
d’Amour. Dans son roman, Marie Vieux Chauvet dénonce autant le noirisme de Duvalier que le
colorisme au sein de la bourgeoisie mulâtresse. Le personnage principal, et la narratrice, est Claire
Clamont, l’aînée de trois sœurs qui ne se ressemblent pas physiquement. Claire écrit dans son journal :
« Je suis née en 1900. Époque à laquelle les préjugés battaient leur plein dans cette province » (12).
« Tiraillée par l’ambiguïté d’une situation particulièrement délicate, je commençai dès mon jeune âge
souffrir à cause de la couleur foncée de ma peau, cette couleur acajou héritée d’une lointaine aïeule et
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qui étonnait dans le cercle étroit des Blancs et des Mulâtres-blancs que mes parents fréquentaient »
(12). La peau foncée de Claire la distingue des autres membres de sa famille.
La scène suivante entre Claire, sa sœur Félicia et ses parents révèle la puissance des préjugés
dans la société haïtienne:
-Pourquoi Claire est noire, maman ? dit-elle.
-Mais elle n’est pas noire, répondit ma mère, baissant ses yeux.
-Pourquoi elle est noire ?
-Le soleil l’a un peu brûlée, fit encore ma mère, c’est une jolie brune.
-Non, elle est noire et nous somme blancs
-Assez, Félicia, hurla mon père. (Chauvet 140)
L’humiliation par sa petite sœur, même si elle n’est pas intentionnelle, et la prise de conscience de sa
différence s’avéreront un véritable traumatisme pour Claire, et qui marquera sa vie pour toujours. Elle
réagit par des sentiments de tristesse, d’infériorité et même de haine :
Félicia pleura, ma mère la prit dans ses bras et je courus jusqu’à ma chambre. La seule, je restai de longues
minutes, face à mon image devant le miroir de ma coiffeuse. –Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
sanglotai-je en abattant mes poings sur le miroir. Et je mis à haïr l’aïeule dont le sang noir s’était
sournoisement glissé dans mes veines après tant de générations. (140)
Au lieu d’enseigner à sa fille d’être fière de son apparence physique et de voir sa beauté, peu importe
la couleur de sa peau, la mère de Claire essaie de trouver des excuses pour justifier la raison pour
laquelle sa fille est un peu « brune ».
Le refus de la mère d’admettre, devant Félicia, l’existence d’une aïeule noire – et donc
probablement esclave – révèle sa honte à l’égard des différences qui existent dans sa famille, acceptant
tacitement le colorisme. Le malaise de la mère et l’agitation du père font comprendre au lecteur qu’il
existe un complexe d’infériorité associé à la peau foncée non seulement dans la famille Clamont, mais
au sein de la bourgeoisie des mulâtres en général. Dans le contexte des années 1930, Jacques Roumain,
célèbre auteur haïtien, remarque qu’en Haïti « [l]e préjugé de couleur est une réalité qu’il est vain de
vouloir escamoter » (Roumain 1934 : 1). Il affirme que « [l]e préjugé de couleur est l’expression
sentimentale de l’opposition des classes, de la lutte des classes : la réaction psychologique d’un fait
historique et économique : l’exploitation sans frein des masses haïtiennes par la bourgeoisie [des
mulâtres] » (Roumain 1). Plus loin, il souligne que « un prolétariat noir, une petite bourgeoisie en
majorité noire est opprimee impitoyablement par une infime minorité: la bourgeoisie (mulâtre en sa
majorité) et prolétarisée par la grosse industrie internationale » (Roumain 1).
Étant donné le colorisme et la hiérarchisation sociale, il n’est guère surprenant que Claire se
sente inférieure à ses sœurs et commence à les mépriser. Son mécontentement, surtout éprouvé à
l’égard de sa sœur Félicia, se révèle lorsqu’elle dit « Elle me déplait, Félicia. Elle est trop blanche, trop
blonde » (21). La haine qu’elle ressent pour sa sœur ne résulte pas d’un mal qu’elle aurait fait mais de
la jalousie à l’égard de la couleur de sa peau. Qui plus est, très tôt, Claire a dû assumer le rôle d’un fils
parce que son père voulait lui confier la gestion de la plantation familiale. Plus tard, elle devient la
femme de ménage de la famille. Même Jean Luze, le mari français de Félicia, la perçoit comme telle
lors de sa première rencontre avec Claire « Comme elle est ‘mal sortie’ » (23). Son complexe
d’infériorité l’empêche même de se marier. Elle avait pourtant reçu l’attention de plusieurs hommes
dans sa jeunesse, dont Frantz Camuse, fils de Mme Camuse, une bonne amie de la famille Clamont.
Claire avoue que « [l]e contraste de nos mains réunies m’avait bouleversée » (141). Elle pense que
Frantz ne peut pas vraiment l’aimer parce qu’elle est plus « brune » que lui. Par conséquent, Claire
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décide que « Je ne veux pas que l’on m’épouse pour mon argent, je ne me marierai jamais, jamais »
(141). Le complexe de l’infériorité a donc poussé Claire à rejeter Frantz et le concept du mariage en
général.
La relation entre Claire et sa sœur Félicia est d’abord tendue et ensuite malsaine. Claire est en
fait amoureuse du mari français de Félicia, Jean Luze. Lorsque Félicia accouche d’un garçon, Claire
commence à s’imaginer que Jean Luze et le bébé sont plutôt à elle, et non à Félicia qui affiche des
symptômes d’une dépression postpartum. Étant donné que c’est Claire qui s’occupe du bébé et qu’elle
passe ainsi plus de temps avec Jean Luze, elle adopte de plus en plus le rôle de mère et d’épouse. Elle
envisage alors (de façon imaginaire) de tuer Félicia pour garder son mari et son enfant : « Ils sont
tellement à moi que j’ai envie de pleurer de bonheur. Personne ne me les reprendra jamais » (168). Le
lecteur s’aperçoit ici du côté sadique de Claire qui nourrit sa haine pour Félicia tout en manipulant son
autre sœur Annette. Pour se venger de Félicia, Claire compte la remplacer par sa petite sœur, Annette,
qu’elle pousse dans les bras de Jean-Luze. C’est donc à travers Annette que Claire veut vivre sa passion
pour Jean Luze. Ce dernier ne reste d’ailleurs pas indifférent au charme de la jeune femme. Félicia
découvre leur secret mais refuse d’en parler ce qui provoque chez elle des complications pendant la
grossesse. Suite à cet incident, Jean Luze décide de mettre fin à sa relation avec Annette. Le plan de
Claire n’aboutit pas, d’où son désir de se débarrasser une fois pour toute de sa sœur trop blonde. Or,
c’est finalement Calédu qu’elle tue, avec le poignard destiné à Félicia.
Quant au noirisme, il se manifeste chez Chauvet par le personnage Calédu qui incarne la milice
des Tontons Macoutes qui ont opprimé la population sous le régime des Duvalier. Selon Amnesty
International, les « tonton macoutes » était un terme « pour désigner les Volontaires de la Sécurité
Nationale (VSN), une milice armée qui relevait directement du président et dont les membres étaient
considérés comme les principaux agents de la répression politique » (Bloncourt 2011 : 6). Ils
représentent l’un des groupes déployés par les Duvaliers pour perpétrer des crimes contre l’humanité
et torturer les prisonniers. La narratrice présente Calédu comme « un nègre féroce qui nous terrorise
depuis tantôt huit ans » (26). Les affirmations de Claire évoquent le noirisme et la haine qui existe
entre les mulâtres et les Noirs: « Calédu aime qu’on le craigne et qu’on le lui montre » (26); « ce dernier
a la réputation d’un sadique » (26). En témoigne également l’assassinat du personnage Jacques par
Calédu (62). Jacques est considéré comme fou par les habitants du village, mais il dénonce la cruauté
de Calédu en l’appelant le diable. Jacques fait partie de la communauté des mulâtres alors que Calédu
est un homme noir investi des pouvoirs de l’état. Son but est d’humilier les mulâtres et de se venger.
La haine de Claire pour Calédu, la manière dont Calédu terrorise les citoyens, le meurtre de Jacques
ainsi que le viol de Dora Soubiran amènent le lecteur à comprendre les relations conflictuelles entre
les Noirs et les mulâtres.
Le noirisme est également illustré lorsque Calédu fait chanter la famille de Claire, donnant
l’impression de connaître leurs secrets intimes: « J’ai entendu dire, Miss Clamont, me chuchota-t-il
méchamment, qu’il s’était passé dans le temps un drame sanglant sur vos terres, là-haut, au ‘morne au
lion’. Vous et moi avons donc des morts sur la conscience. Les miens me tracassent peu. Et vous ? »
(73). Jean Luze, le beau-frère de Claire, croit que c’est l’obstination et l’arrogance de Claire face à
Calédu qui provoquent la colère de celui-ci. Calédu lui fait comprendre que si Claire décide de lutter
contre lui, il a le pouvoir de détruire sa famille. Jean Luze conseille à Claire d’être prudente, « joue le
grand jeu et baisse la tête devant le commandant et sa clique » (29), étant donné que Calédu est
dangereux et peut faire beaucoup de mal. En témoigne le cas de Dora Soubiran qui a été emprisonnée,
torturée et violée par les gardiens de prison et Calédu lui-même parce qu’elle a affiché son antipathie
envers ce dernier (30) : « Elle trottine encore sur ses jambes ouvertes comme une bête estropiée » (30).
Maculée et humiliée, Dora est désormais exclue de la société, y compris la communauté des mulâtres.
Il convient de souligner que derrière sa façade, Calédu cache son propre complexe d’infériorité
et la honte de ses origines. Il désire faire partie de la bourgeoisie, mais cette communauté le rejette de
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façon véhémente. Aux yeux des mulâtres, surtout des gens comme Dora Soubiran, Calédu ne sera
jamais un des leurs à cause de sa peau foncée. Par conséquent, on pourrait dire que la discrimination
dont Calédu fait l’objet de la part des mulâtres – donc le colorisme – provoque en lui une réaction
sous forme de la discrimination par le noirisme pour se venger de ceux qui le méprisent. Il est
également intéressant que Claire soit attirée par la masculinité de Calédu, même si Calédu n’appartient
pas à sa classe sociale et même si elle le déteste pour ce qu’il représente. Il est possible qu’en regardant
Calédu, Claire reconnait une partie d’elle-même, à savoir le rejet, l’humiliation, le désir et la
descendance honteuse. À l’instar de Calédu, Claire, elle aussi, est finalement descendante d’esclave,
notamment de cette aïeule à la peau foncée que sa famille veut oublier.
Pour Claire, Calédu représente « l’objet d’un désir inconscient », un tabou, la volupté du danger,
qui forme un contraste frappant à l’amour, d’ailleurs non-réciproque, qu’elle ressent pour son beau-
frère français (et blanc) Jean Luze, un personnage de va-et-vient engagé « dans un mouvement sans
cesse » (Seranno 2005 : 103).
Claire a notamment un rêve bouleversant dans lequel figure Calédu : « Tout a coup, je vis se
dresser devant moi une statue de pierre [...] La statue pourvue d’un phallus énorme tendu dans un
spasme de voluptueuse souffrance était celle de Calédu » (145). Les images érotiques la bouleversent
et demeurent enfouies. Claire ne procède jamais à une analyse pour comprendre pourquoi Calédu
apparaît dans ses rêves ou pourquoi elle est obsédée par Jean-Luze – deux hommes si différents.
Cette dynamique triangulaire permet à l’auteure d’exprimer « le noyau chaotique qui habite
Claire » (Seranno 103). Claire est toujours vierge à trente-neuf ans, enfermée à la maison et prise en
otage par une société hypocrite qui veut qu’elle maintienne l’apparence d’une femme célibataire et
pure, alors que son corps « brûle » de désir. Claire essaie d’assouvir ses passions par les photos
pornographiques qu’elle cache « sous son matelas » (Seranno 103) : « Claire est prise entre son corps
qui demande a vivre et une éducation rigide, sévère, qui lui fut infligée par un père cruel et borné et
une mère incapable de la défendre. N’ayant jamais connu l’amour, comment peut-elle, pourrait-elle,
aller vers le plaisir et l’amour ? » (Serrano 103). Cette description révèle le conflit intérieur de Claire et
son incapacité d’échapper aux normes imposées par sa famille et la société.
Cottenet-Hage (1984) remarque qu’il y a un lien étroit entre la cruauté dont Claire fait preuve
(surtout envers ses sœurs mais aussi envers Calédu) et son attirance physique pour Calédu. Elle postule
que ces sentiments se situent à « l’intersection de l’axe politique et de l’axe proprement passionnel »
(Cottenet-Hage 19). Claire nourrit une haine pour Calédu parce qu’il représente une menace pour sa
famille, mais cette haine s’accompagne d’un désir charnel refoulé. Qui plus est, elle s’identifie
inconsciemment au Commandant Calédu, puisque les deux souffrent de l’aliénation et de la
discrimination de la part de la bourgeoisie des mulâtres. Claire est souvent considérée comme « mal
sortie » à cause de la couleur de sa peau, faisant en sorte qu’elle-même est convaincue que sa couleur
l’éloignerait toujours de l’amour. Calédu, quant à lui, souhaite être accepté par, et intégré à, cette classe
supérieure, raison pour laquelle il s’approche de Claire, mais face à cette impossibilité il est rongé par
le désir de se venger. Claire aussi veut se venger de sa famille à cause de l’oppression vécue dès son
enfance : « un éclair en forme de poignard qui me sort de la tête… devant mes yeux comme un
symbole » (103). Serrano a donc raison lorsqu’il remarque que « la douleur » de Claire « appelle la
vengeance symbolisée par le poignard » (Serrano 105). Dans un sens, Claire et Calédu partagent un
penchant pour la violence, le sadisme et la vengeance même si leurs motivations et leurs cibles ne sont
pas les mêmes.
Conclusion
Il convient de convoquer la déclaration de Rogers (2003) : « […] selon les historiens, le préjugé
de couleur impose que l’on ne se fréquente qu’entre gens de même nuance de couleur » (Rogers 97).
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Il poursuit que « chaque sous-groupe de la communauté libre de couleur se veut et se sent étranger à
ceux que l’éthique raciste lui indique comme étant situés à des niveaux inférieurs au sien » (Rogers 97).
Vieux-Chauvet analyse avec justesse les effets néfastes de la discrimination et des préjugés en révélant
la ségrégation, le conflit social et le complexe d’infériorité de certains personnages. La discrimination
et le racisme en Haïti sont l’héritage de l’esclavage qui a divisé la société, même après l’abolition.
Jacques Roumain (1934), marxiste ardent, note qu’il « s’agit, on le voit, d’une oppression économique
qui se traduit socialement et politiquement. Donc la base objective du problème est bien la lutte des
classes » (Roumain 2). Il affirme que « le problème du préjugé de couleur […] est le masque sous lequel
politiciens noirs et politiciens mulâtres voudraient escamoter la lutte de classes » (Roumain 2). En fin
de compte, Calédu désire être accepté dans la société bourgeoisie surtout pour avancer dans la société,
et non pas parce qu’il a honte de sa couleur de peau.
Brigid Enchill
University of Kansas
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