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Réapproprions-nous le management : organisations et post-croissance

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Réapproprions-nous le management : organisations et post-croissance La question de l'organisation Que ce soit à travers les communs, les coopératives, les groupes autogérés, le municipalisme radical ou encore la solidarité internationale, l'imagination et l'expérimentation des sociétés de post-croissance passent nécessairement par une multiplicité de formes d'organisations et de mise en organisation (en anglais organizing). Ces organisations, qu'elles soient de nature économique, politique ou sociale, doivent, selon les principes démocratiques, être collectives et autogérées. La question est alors de savoir quels types et structures d'organisation nous souhaitons mettre en place. Et surtout, quelles formes de gestion correspondent aux valeurs de démocratie, de solidarité et de soutenabilité prônées par les projets de post-croissance ?
Lachapelle, Marc D. (2020). « Réapproprions-nous le management : organisations et post-croissance »
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Lachapelle, Marc D. (2020). « Réapproprions-nous le management : organisations et post-croissance »,
Possibles, v44, no.1, p.36-44
Réapproprions-nous le management : organisations et post-croissance
La question de l’organisation
Que ce soit à travers les communs, les coopératives, les groupes autogérés, le municipalisme radical ou
encore la solidarité internationale, l’imagination et l’expérimentation des sociétés de post-croissance
passent nécessairement par une multiplicité de formes d’organisations et de mise en organisation (en anglais
organizing). Ces organisations, qu’elles soient de nature économique, politique ou sociale, doivent, selon
les principes démocratiques, être collectives et autogérées. La question est alors de savoir quels types et
structures d’organisation nous souhaitons mettre en place. Et surtout, quelles formes de gestion
correspondent aux valeurs de démocratie, de solidarité et de soutenabilité prônées par les projets de post-
croissance ?
Réfléchir les sociétés de post-croissance sous l’angle de l’organisation soulève de nombreux défis en termes
de structures organisationnelles à élaborer, de processus de décision à mettre en place, d’activités de
planification et de direction collective, d’évaluation des pratiques et effets, etc. Les organisations
alternatives devront à la fois être conçues non seulement en cohérence avec les valeurs des projets post-
croissancistes, mais aussi être capables de composer avec les incertitudes environnementales, économiques
et sanitaires du monde contemporain. De plus, cette transition et transformation des organisations devra
composer avec nos héritages institutionnels et éducationnels. À titre d’exemple, « démocratiser » une
organisation implique pour le collectif les objectifs suivants : définir quelle forme de démocratie mettre en
place (autogérée, participative, représentative) ; élaborer un processus de décision suffisamment réactif à
son environnement et aux enjeux rencontrés ; transformer la structure de l’organisation et modifier les
procédures de fonctionnement ; désapprendre à travailler en silo avec un patron et apprendre à travailler
collectivement. Cet exemple générique nous démontre à quel point la question de l’organisation mérite
d’être approfondie si l’on souhaite concevoir et mettre en œuvre des sociétés post-croissance.
La pandémie mondiale a révélé la réponse limitée et inadaptée des organisations publiques et privées ; nous
avons assisté à l’effondrement et à la paralysie de tous les secteurs (santé, services sociaux, éducation,
transport, économie, démocratie…). La pandémie de Covid-19 a aussi fait ressortir une gestion de crise à
la fois très autoritaire et technocratique par les institutions publiques. Certain.e.s diront qu’une action rapide
et effective des gouvernements et de la santé publique était nécessaire en raison du contexte mondialisé, de
l’incertitude rattachée à la crise et aussi de la structure bureaucratique de nos services de santé et sociaux.
Une position valable, certes, mais qui ne nous empêche pas de nous questionner sur les effets d’une telle
gestion de crise. Le contexte d’incertitude et de crainte engendré par la propagation rapide du virus a fait
en sorte que plusieurs citoyen.ne.s approuvent et suivent les directives du gouvernement et de la santé
publique avec peu d’esprit critique (Corbeil, 2020). De plus, ces moments de crise sont aussi pour les
gouvernements et les grandes organisations l’occasion d’imposer des réformes néolibérales majeures
(Klein, 2007), de mettre en place des dispositifs de surveillance de masse (privés et publics) et de mettre
sur pause les instances démocratiques. Le récent projet de loi 61 du gouvernement Legault en est un
exemple parlant. Si la pandémie ouvre des voies vers des projets de transformation de nos sociétés, le
courant néolibéral et autoritaire demeure dominant en matière de politiques publiques.
Nous devons alors activement envisager des alternatives et considérer que tout projet de transition vers des
sociétés post-croissance doit entreprendre une transformation des organisations et des institutions afin
de répondre adéquatement aux crises futures, sous les principes de démocratie et de solidarité. Or, il reste
que nous faisons face à de grandes institutions complexes et qu’en temps de crise ou même de crise
imminente, la réforme de ces institutions demeure complexe et ardue. Nous héritons de ces systèmes qui
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assurent la production et reproduction de nos sociétés, comment organiser des alternatives tout en étant pris
à l’intérieur de ces immenses organisations ?
Ce que la pandémie nous apprend : notre monde d’organisation et de management
Le management est une discipline centrale de notre monde d’organisations, celle qui performe, contrôle,
organise une discipline technique du gouvernement des humains. En effet, lorsque nous pensons à
« organisation » et plus particulièrement aux « expert.e.s de l’organisation », les managers, consultant.e.s
et business schools nous viennent rapidement à l’esprit. Plusieurs critiques ont porté sur rôle et la
performativité des techniques de management dans l’établissement de l’idéologie néolibérale et du « nouvel
esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999). Effectivement, depuis les années 1980, nous faisons
face à une « révolution managériale » pour reprendre le terme des sociologues Vincent de Gaulejac et
Fabienne Hanique (2015), où les discours et les pratiques du management performent une vision néolibérale
de l’être humain au travers de l’organisation par projet, l’entrepreneuriat de soi, la gouvernance, la culture
des résultats, l’excellence, la responsabilisation… Les conséquences de ce monde manégérialisé,
répertoriées en organisations selon les deux sociologues, sont de l’ordre du paradoxe, de l’épuisement, du
burn-out, de l’aliénation et de l’impuissance.
Si nous souhaitons abolir ces pratiques et dispositifs répressifs , cela ne peut se faire du jour au lendemain.
Par exemple, le passage d’une organisation hiérarchique de seulement 50 personnes vers un mode
d’organisation plus démocratique est déjà très laborieux, particulièrement pour des personnes qui n’ont
jamais été socialisées dans ce mode d’organisation. Par ailleurs, le passage vers un mode d’organisation
démocratique peut être tout aussi oppressant et anxiogène dans certains contextes. À titre d’exemple, une
organisation anglaise, World Education, a récemment tenté de démocratiser sa structure et son
fonctionnement hiérarchiques. Or l’expérience s’est révélée un échec ; les membres ont rejeté la démocratie
pour de multiples raisons. Et cela malgré une proximité avec les milieux anarchistes, la volonté forte de
l’équipe d’être en cohérence avec les valeurs de l’organisation et le processus de transformation
démocratique mis en place. Le collectif a expérimenté de multiples tensions entre les membres ainsi
qu’entre l’organisation et son environnement qui rendaient difficile de concevoir une gestion démocratique
(King & Land, 2018).
Ce que nous souhaitons souligner ici n’est pas l’impossibilité de la transition vers des organisations
autogérées, mais plutôt l’idée que cette transition doit être réfléchie et organisée graduellement. Nous
devons composer avec un important bagage institutionnel et sociologique : nous avons toutes et tous été
formaté.e.s dans un monde d’entreprises, de bureaucratie et de management. La crise de la Covid-19 nous
en montre l’ampleur.
En effet, la pandémie a exacerbé les inégalités sociales; les femmes, les personnes racisées, autochtones,
les personnes en situation de vulnérabilité économique et/ou physique, migrant.e.s, travailleur.euse.s
précaires et les ainées ont été affectés toujours de façon plus marquée et différenciée. De plus, cette
pandémie a aussi fait ressortir les limites et contre-effets de notre modèle, en termes d’organisation et de
gestion. Au niveau de l’administration publique, nous avons vu que notre modèle est à la fois autocratique
et technocratique. D’un côté, la très grande majorité des décisions qui ont été prises pour l’ensemble de la
société québécoise se prenaient dans une cellule de crise très restreinte. Deux représentant.e.s élu.e.s y
siégeaient, le premier ministre et la ministre de la Santé, le reste étant constitué de l’entourage politique et
des experts de la santé publique. Si certain.e.s peuvent argumenter que la situation de crise l’exigeait,
nous pouvons cependant constater des limites importantes : directives non ou mal adoptées sur le terrain,
manque d’informations et de considération de la réalité vécue par les employé.e.s et citoyen.ne.s,
déresponsabilisations d’autres acteurs (la Ministre des aîné.e.s par exemple), réajustement et changement
d’orientation, opacité des processus de prise de décision… Ces limites nous questionnent donc sur le rôle
et l’efficacité d’une approche autoritaire et technocratique en contexte d’incertitude, alors que l’approche
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privilégiée du gouvernement, comme nous l’avons vu plus tôt, est de profiter de la crise pour s’approprier
du pouvoir et imposer des réformes.
Au niveau des entreprises privées, au-delà des contrecoups économiques menant aux pertes d’emplois, nous
avons tout aussi noté, chez la majorité des entreprises, une centralisation forte des décisions. Que ce soit
concernant les conditions de travail, des mesures de sécurité mises en place, de la réduction des heures de
travail et de l’effectif, des procédures de télétravail, les décisions ont été prises par l’exécutif de
l’organisation, conseillées par une multitude de consultant.e.s en bonnes pratiques (best practices) en temps
de crise. Si le contexte de travail a été grandement bouleversé par la pandémie, dans le secteur privé, le
business as usual s’est pourtant maintenu : pression à la performance, responsabilisation, autonomie,
épuisement professionnel… En somme, la pandémie met en relief notre gestion de la crise et donc des
crises à venir sous un modèle à la fois centralisé, hiérarchique et autoritaire, appuyé sur des dispositifs,
un discours et une rationalité managériale qui tend à responsabiliser encore plus les employé.e.s sur les
performances et contre-performance des organisations.
Repenser nos organisations : un travail collectif d’ingénierie sociale ?
Certes, nous devons mettre en place des alternatives à ces modes d’organisation et de gestion et de
nombreux exemples existent. Mais la difficulté réside dans le fait de transformer ces immenses structures
organisationnelles privées et publiques, vers des modèles décentralisés, démocratiques et autonomes. À
titre d’exemple, les CHSLD ont été le lieu le plus gravement et atrocement touché par la pandémie; que ce
soit en termes de personnes décédées, conditions de vie inhumaines et conditions de travail infernales et
dangereuses. La détresse vécue par les résidant.e.s, les employé.e.s et l es gestionnaires est le résultat des
années de désinvestissement du gouvernement, mais aussi de la structure même de ces organisations, des
directives et des pratiques de gestion imposées due à leur imbrication dans le gigantisme du ministère de la
Santé. Des alternatives telles que les cliniques communautaires ancêtres des CLSC des soins et
hébergements à domicile ne peuvent être que rédemptrices, mais la transition institutionnelle sera une route
longue et ardue. En effet, « déconstruire » les CHSLD demande non seulement de relocaliser les
résidant.e.s, mais aussi les employé.e.s, les ressources monétaires et matérielles, les procédures de
coordination avec les hôpitaux et CIUSS qui devraient eux aussi suivre ce même processus. De plus,
si nous souhaitons rebâtir ces centres de soins sur de nouvelles bases plus solidaires et démocratiques, il
faudra en faire des organisations autonomes, développer des structures adaptées, accompagner et donner le
pouvoir d’agir aux soignant.e.s et résidant.e.s, établir des mécanismes d’évaluation des pratiques afin d’être
conscient.e.s et réflexif.ve.s des effets de nos changements.
L’exemple des CHSLD dans cette pandémie nous montre que, tout comme face à l’héritage de nos méga-
infrastructures techniques, la déconstruction, la transformation et parfois l’obligation de maintenir nos
« infrastructures institutionnelles » seront un travail nécessaire et continu dans les sociétés post-
croissance. Développer des alternatives est fondamental, mais il faut aussi réfléchir et organiser la
transformation de ces immenses organisations qui constituent nos sociétés (organisations tant publiques
que privées). Le management a contribué à développer et organiser notre monde d’entreprises et de
bureaucraties, qui se retrouve parsemé de dispositifs de gestion. C’est de ce monde que nous héritons et
dans lequel nous avons appris à naviguer. L’élaboration de nouvelles sociétés sur des bases différentes se
fera à coup d’expérimentations et de nouveautés, mais surtout de dé-apprentissage, de déconstruction et de
bricolage. Si le management comme discipline de l’organisation a contribué à l’ingénierie du monde
néolibéral, peut-il nous aider à construire et surtout à organiser le monde de demain ?
Les apports du management : le management comme praxis
Le management est fortement critiqué, avec raison, pour sa contribution aux crises que nous vivons. I
l faut toutefois reconnaître que cette discipline s’intéresse d’emblée à la pratique (praxis) de l’organisation
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et donc à l’action collective. La perspective dominante du management scientifique en a fait une discipline
instrumentale et naturalisée ; son principe opérateur, jamais remis en question, serait l’efficacité. Ainsi, les
effets des pratiques managériales de rationalisation, d’instrumentalisation et de contrôle répondraient
au seul besoin d’être plus efficace. Bien souvent, c e principe entre en contradiction avec la notion de
care ou de qualité d’un service/relation nécessaire à la survie d’une organisation. En ce sens, la perspective
dominante du management peut se résumer à assurer « la perpétuation d’activités productives en organisant
les groupes chargés de les accomplir » (Le Textier, 2016, p. 46) et non la perpétuation du groupe en soi.
Cependant, réduire le management à cette définition scientifique fait fi de toute une conception de cette
discipline comme véritable praxis de l’organisation.
Quels sont les apports possibles du management pour les sociétés post-croissance ? D’abord, il faut
reconnaître que toute pratique managériale n’est pas neutre, mais toutefois nécessaire. En effet, tout
collectif s’organise autour de dispositifs de gestion qui ont des effets sur l’action collective. Une pratique
managériale organise un collectif, performe une vision du monde, établit des arrangements socio-matériels
et normatifs… c’est une ingénierie du social. Reconnaître cet aspect nous permet alors de comprendre le
management comme une discipline technique non-neutre, non-naturelle et normative. Dans ce cas, il est
possible de questionner, critiquer, discuter des valeurs et des effets portés par le management afin d’en
modifier la teneur. Pour reprendre les termes de Martin Parker (2018), le management est ce qu’on pourrait
appeler la politique de l’organisation (politics of organizing).
Que ce soit pour structurer nos organisations ou encore assurer la transition de nos grandes institutions
bureaucratiques, nous devrons mettre en place des dispositifs, des cadres et des outils afin d’orienter et
coordonner nos actions. Ces derniers, même s’ils sont élaborés collectivement, ne seront pas sans effets
négatifs. Au contraire, certains contre-effets ou ambivalences ressortiront et il sera alors de notre
responsabilité d’être suffisamment réflexif pour ajuster le tout. Le management devient alors la praxis
organisationnelle, à la fois travaillant sur les moyens et les fins tout en développant le pouvoir d’agir
du collectif. Ainsi, en considérant l’essence du management comme une pratique d’organisation, nous
pouvons dès lors mieux structurer l’organisation et la gestion de nos projets et et de nos collectifs.
À titre illustratif, reprenons une catégorisation classique du management technique développée par Henri
Fayol (planifier, organiser, diriger, contrôler), afin d’analyser les pratiques d’organisation mises en place
par les collectifs. En termes de planification, comment déterminons-nous nos actions à mettre en place ?
Nos finalités visées ? Et, de façon collective, en tenant compte des visions partielles et partiales que nous
portons tou.te.s (Juteau-Lee, 1981), afin d’éviter toute planification universaliste et prétendant à la neutralité
? Pour l’organisation, comment structurons-nous nos actions, les moyens mis en place, afin de coordonner
et de décider collectivement et en cohérence avec nos valeurs précédemment établies ? Comment
dirigeons-nous l’action collective, afin de communiquer , motiver orienter le collectif en vue d’agir
ensemble et avec cohérence? Comment évaluons
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-nous nos actions, les effets et contre-effets de nos
pratiques ? Des questions toutes aussi importantes à se poser au sein d’un collectif. (Vous remarquerez que
nous avons préférez le concept « d’évaluation » à celui contrôle; en effet le premier n’exclut pas la
dimension qualitative et s’éloigne de la vision de validité et de discipline que peut insuffler le dernier.)
Ainsi, les collectifs mettent en place des arrangements sociaux-matériels, des dispositifs de gestion et
d’organisation : processus de planification, système de prise de décision, organigramme, rencontres
hebdomadaires, intervention et gestion de conflits, évaluation des pratiques, retour sur l’expérience…
L’holocratie, la sociocratie, l’adhocratie, la gestion participative, l’autogestion sont tous des dispositifs de
gestion de planification, d’organisation, de direction et d’évaluation. Chacun de ces modèles porte une
philosophie et des caractéristiques de gouvernance qui leur sont propres. Les collectifs se retrouvent à non
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Concernant le contrôle, nous préférons mobiliser le concept d’évaluation qui n’exclut pas la dimension qualitative
et qui s’éloigne de la vision de validité et de discipline que peut insuffler le contrôle.
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seulement opter pour un modèle particulier, mais surtout à se l’approprier… et bien souvent l’adapter et
l’hybrider avec d’autres structures qui leur sont spécifiques.
Cependant, les collectifs qui s’organisent à préfigurer des sociétés post-croissance se frappent à des
difficultés majeures en termes d’organisation. D’une part, leurs projets sont confrontés à une multitude de
structures contraignantes qui les forces à performer une gestion managériale et capitaliste l’obligation
d’avoir un conseil d’administration pour les OBNL, les évaluations d’impact social, la course au
financement en sont des exemples bien communs. D’autre part, dès notre plus jeune âge, nous sommes
confronté.e.s et éduqué.e.s dans des modèles de gestion « traditionnelle » et hiérarchique ; de la petite école
à l’université, en passant par nos jobs étudiants et même nos expériences bénévoles, le respect des structures
hiérarchiques, la valorisation des savoirs experts, la spécialisation du travail ainsi que la prise de décision
rationnelle dominent. La question de l’organisation n’est donc pas seulement celle de développer des
alternatives, mais surtout de développer une pratique réflexive qui met en œuvre une organisation qui soit
dans la position paradoxale d’être à la fois à l’intérieur, contre et au-delà de la société qu’elle souhaite
transformer (Lachapelle, 2019).
Bref, sous cette définition, le management comme praxis, mais aussi comme discipline académique
(recherche et enseignement), nous permet de travailler, d’expérimenter, de réfléchir et de dépasser des
tensions organisationnelles vécues lors de la mise en œuvre. À titre d’exemple, avec des étudiant.e.s en
management à HEC Montréal, nous travaillons en collaboration avec des organisations et collectifs.
L’exercice vise non pas à poser des diagnostics et proposer des solutions bancales comme le fait le domaine
de la consultation en management mais plutôt à co-développer avec les partenaires des pratiques de gestion,
des outils de planification et d’évaluation, des analyses réflexives sur le parcours d’un organisme. L’objectif
est de les outiller dans leur processus d’organisation en fonction de leurs aspirations, réalités et contraintes.
Plus précisément, un mandat a récemment mené à un outil d’évaluation des bailleurs de fonds en fonction
de leur contribution à la transformation émancipatrice de la société. Cet outil cadre, évalue et aide à diriger
l’action et choisir les partenaires en termes de financement, mais surtout ouvre un dialogue avec les bailleurs
de fonds en mobilisant une grille commune qui est celle de l’évaluation d’impact (pour plus d’informations,
voir le site de ideos.hec.ca).
L’organisation dans les sociétés post-croisssance : entre préfiguration et éthique du care
Quelles formes doivent prendre les organisations dans les sociétés post-croissance ? Les expériences
militantes d’organisations « alternatives » sont vastes et offrent un savoir pratique qui doit être mobilisé. Il
est possible de tracer les caractéristiques d’une organisation alternative dans les sociétés post-croissance.
Tout d’abord, cette organisation est nécessairement préfigurative, c’est-à-dire que l’organisation et la mise
en organisation instituent ici et maintenant les relations sociales, de production, de reproduction, entre
humains et non humains. Par exemple, par sa dimension démocratique, l’organisation autogérée crée les
espaces nécessaires, outille le collectif, et contribue ainsi à « démocratiser » notre monde. Pour Martin
Parker et ses collègues (2014), l’organisation alternative repose aussi sous les principes suivants : l
autonomie au sens de l’autogestion, la capacité de se « gérer nous-mêmes », de décider collectivement de
notre organisation; la solidarité envers les camarades de l’organisation, mais aussi avec les humains (et
non-humains); la responsabilité envers le futur, mais aussi les effets de nos décisions.
Afin d’être en cohérence avec les principes de solidarité et de responsabilité, nous devons voir le
management comme une praxis qui s’ouvre dans une position d’écoute et de relation aux autres. Elle ne
doit pas être une pratique froide et technique de gestion des ressources humaines qui mène à l’épuisement
et des situations telles que vécues dans les CHSLD . Ainsi, il serait intéressant de croiser le management
avec l’éthique du care. Cette dernière privilégie les réponses contextuelles et spécifiques plutôt que des
principes universels (Garrau & Le Goff, 2010). Ainsi, le care est « une attitude envers autrui » d’attention
et de soin ; à la fois disposition et activité, le care établit un lien d’interdépendance entre les personnes et
Lachapelle, Marc D. (2020). « Réapproprions-nous le management : organisations et post-croissance »
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leur vulnérabilité (Bourgault & Perreault, 2015). Sous cette perspective, le management n’est plus une
simple technique du gouvernement des personnes en vue d’accomplir une activité. Au contraire, le
management devient une mise en organisation de relations, la formation d’un collectif et donc d’une identité
collective et de subjectivités, entre les participant.e.s et leur environnement. Gérer en collectif, dans une
optique de care (Gilligan, 1982), devient alors à la fois le souci de soi dans le souci d’autrui, au travers
d’une activité collective. Une posture qui devra être mise de l’avant et développée face aux prochaines
crises que nous rencontrerons collectivement.
La question de l’organisation de nos sociétés post-croissance est donc un chantier à explorer davantage,
tant en termes de pratiques que de théories. Non seulement, devons-nous concevoir et préfigurer des
organisations « post-croissancistes » sous les principes d’autonomie, de solidarité et de responsabilité. Mais
en plus, nous devons entreprendre une déconstruction de nos grandes organisations et institutions qui
caractérisent notre monde moderne tout en faisant face aux crises à venir. Nous devons mettre en œuvre
des pratiques et processus, créer des structures et des outils, tout en étant réflexifs sur les effets qu’ils
engendrent. Et surtout, en réponse à la pandémie que nous vivons et aux oppressions que peuvent engendrer
des structures démocratiques, le management des organisations alternatives devra se fonder sur la
vulnérabilité des membres du collectif et de son environnement. Le management doit être vu comme une
praxis qui institue des collectifs, des identités collectives et participe au processus de subjectivation des
personnes. En ce sens, toute participation à la gestion d’une organisation doit porter une attention envers
autrui tout en préservant le souci de soi afin d’éviter de se perdre dans le projet auquel on participe.
Marc D. Lachapelle est chargé de cours au département de management à HEC Montréal et ainsi qu’à
l’École d’innovation sociale Élizabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul. Ces recherches portent
principalement sur la gestion des organisations alternatives et démocratiques, les paradoxes
organisationnelles de mise en œuvre de projet alternatif et la pédagogie en innovation sociale.
Références
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... The characteristic of the apparatus thus resides in our capacity to reveal the existence of this network and illustrate its strategic function. In the management field, some scholars have identified risk management (Huber & Scheytt, 2013), excellence management (Aubert & de Gaulejac, 2007) or even autogestion (self-management) (Lachapelle, 2020) as an example of apparatus. The relation between discourse and apparatus is crucial in our opinion. ...
Article
Social innovation (SI) is a promising concept that has been developed and mobilized in academia, government policies, philanthropic programs, entrepreneurial projects. Scholars propose multiple conceptions and categorization of what is SI (trajectories, approaches, theoretical strands, paradigms, streams). Some recent work has also addressed the question of who is doing SI. In both cases, the what and the who remain the key characteristic of SI. Two approaches are confronted: one where SI is more presented as a concept that reproduces the neoliberal–capitalist societies; a second that conceives SI as a transformative and emancipatory pathway. With this article, I contribute to the possibilities to conceive SI as performative concept. My proposition is to analyze SI as a discourse with precise performative practices and apparatus. By doing so, it allows scholars and practitioners to better reflect and identify the effects, tensions and ambivalence and possibilities of SI. Moreover, it gives us few key aspects of what might constitute an emancipatory social innovation.
Conference Paper
Full-text available
Cette communication s’inscrit dans les recherches sur les espaces d’autonomie (Chatterton & Pickerill, 2010; Polletta, 1999); c’est-à-dire des lieux alternatifs comprenant deux dimensions complémentaires, le retrait de certains aspects oppressants de la société dominante et la création de nouvelles formes d’interactions collectives (sociales, politiques, économiques…). En nous plongeant dans le cas d’un espace d’expérimentation montréalais, le Bâtiment 7, nous verrons comment ce collectif de groupes communautaires et de citoyens de Pointe-Saint-Charles arrive à mettre en œuvre leur initiative tout en étant pris dans la société qu’ils souhaitent transformer. Notre objectif sera de mieux comprendre les mécanismes organisationnels adoptés par un collectif, informel au départ, soumit à des structures de contraintes imposées par divers acteurs (municipalité, promoteur immobilier, normes et règlementations, impératifs financiers…). Le projet d’appropriation collective d’un ancien bâtiment industriel doit apprendre à jouer avec et jouer contre le jeu de la société dominante risquant de s’éloigner de ses valeurs fondatrices ou bien d’imaginer un projet irréaliste. L’enjeu consiste à concilier ces deux positions en adoptant une posture réflexive et en constituant une identité commune forte ancrée dans un territoire. L’espace et le lieu deviennent alors un moyen pour le collectif de développer son autonomie et de préfigurer une transformation de la société qui l’entoure.
Article
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Résumé L'irruption du discours des minoritaires en sociologie fait éclater le discours des majoritaires en provoquant la remise en question de leurs explications à tendance naturaliste, culturaliste et psychologisante. Affichant le caractère partiel et partial de leurs visions, les femmes et les "ethniques" favorisent l'éclosion de synthèses provisoires, susceptibles de rendre compte des formes multiples de l'oppression.
Article
‘How do we introduce democracy democratically to people who are not sure they want it?’ This question was posed to us at the outset of what became a three-year experiment in seeking to implement more democratic organizational practices within a small education charity, World Education (WE). WE were an organization with a history of anarchist organizing and recent negative experiences of hierarchical managerialism, who wanted to return to a more democratic organizational form. This was an ideal opportunity, we thought, for the type of critical performative intervention called for within Critical Management Studies. Using Participant Action Research, which itself has a democratic ethos, we aimed to democratically bring about workplace democracy, using a range of interventions from interviewing, whole organization visioning workshops through to participating in working groups to bring about democratic change. Yet we failed. WE members democratically rejected democracy. We reflect on this failure using Jacques Derrida’s idea of a constitutive aporia at the heart of democracy, and suggests the need to more carefully unpack the difficult relationship between power and equality when seeking to facilitate more democratic organizational practices. The article presents an original perspective on the potential for, and limits of, critical performativity inspired interventions in organizations.
Consensus sur la réponse québécoise à la crise : où est passé notre esprit critique? Ricochet
  • R Corbeil
Corbeil, R. (2020, 24 mars 2020). Consensus sur la réponse québécoise à la crise : où est passé notre esprit critique? Ricochet. Retrieved from https://ricochet.media/fr/3003/consensus-sur-la-reponsequebecoise-a-la-crise-ou-est-passe-notre-esprit-critique-
Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou
  • V De Gaulejac
  • F Hanique
de Gaulejac, V., & Hanique, F. (2015). Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou. Paris: Éditions du Seuil.
Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale
  • Le Textier
Le Textier, T. (2016). Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. Paris: La Découverte.