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[p. 487-507] Dimitri COURANT Arch. phil. droit 62 (2020)
Des mini-publics délibératifs pour sauver le climat ?
Analyses empiriques de l’Assemblée citoyenne irlandaise et
de la Convention citoyenne française
Dimitri COURANT
Doctorant en science politique, Université de Lausanne & Université Paris 8
RÉSUMÉ. — Outre les constats sur la crise du gouvernement représentatif insistant sur la défiance des
citoyens, la crise climatique est perçue comme révélant l’impuissance de cette forme politique basé sur
l’élection. Des voix s’élèvent dans le champ académique, militant et politique, en faveur de l’utilisation
de mini-publics tirés au sort pour résoudre divers enjeux politiques, en particulier le changement
climatique. Si les assemblées citoyennes sur le climat se sont récemment multipliées, il convient
d’examiner leur précurseur : l’assemblée citoyenne irlandaise (ACI). Ce dispositif délibératif a certes
proposé la légalisation de l’avortement en 2017, approuvée par référendum, mais il a également traité du
climat. Grâce à une longue étude de terrain, on analyse les délibérations de l’ACI sur le climat, et
notamment la tension entre pouvoir des citoyens participants et contrôle par les organisateurs et experts.
Puis, on comparera le cas irlandais à la Convention Citoyenne pour le Climat française, qui a également
fait l’objet d’une étude de terrain intégrale.
MOTS-CLÉS. — Assemblée citoyenne – climat – délibération – démocratie – innovation démocratique –
Irlande
LE TIRAGE AU SORT AU SECOURS DE LA DÉMOCRATIE ET DE L’ÉCOLOGIE
En juin 2020, la Convention Citoyenne pour le Climat française composée de 150 citoyens
tirés au sort vote ses 149 propositions dans l’enceinte du palais d’Iéna, avant de les transmettre
à la ministre de l’Environnement puis au président de la République qui les reçoit au palais de
l’Élysée
1
. Trois ans plus tôt, à l’automne 2017, c’est l’Assemblée citoyenne irlandaise et ses 99
1
Je remercie les participants au colloque de Cerisy « La pensée indisciplinée de la démocratie
écologique » de mai 2019 pour leur questions et réactions à ma présentation d’une version prélimi-
naire de ce papier. Recherche en partie soutenue par une bourse de recherche de la fondation Evens.
Cet article est une version fortement remaniée, augmentée et allongée de mon chapitre « Délibérer
pour sauver la planète ? », à paraître dans Bourg D., Blondiaux L. et Fourniau J-M. (dirs.), La Pensée
indisciplinée de la démocratie écologique, Paris, Hermann. J’exprime ma gratitude aux directeurs de
l’ouvrage pour leur soutien. Enfin, je remercie Bernard Reber pour sa relecture attentive et ses
conseils.
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citoyens tirés au sort qui délibéraient sur les mesures à prendre contre le changement clima-
tique. Comment expliquer que des élus et des exécutifs se soient départis d’une part de leurs
prérogatives et aient mandaté des assemblées tirées au sort pour traiter d’un des plus grands
défis politiques de l’histoire de l’humanité ?
Un élément de réponse est qu’après 200 ans de pratique, le bilan de la « démocratie
représentative » est peu enviable, avec d’une part une explosion des inégalités sociales, et
d’autre part un effondrement du vivant. Outre ce constat sur les résultats d’autres indicateurs
sont également dans le rouge : taux d’abstention élevé, taux de défiance envers les partis et les
élus croissant, et taux d’encartement très bas (Rosanvallon, 2006 ; Tormey, 2015)… Une partie
de cette défiance envers le système politique provient de son ambiguïté. Fondés en opposition
à la démocratie pour être une « aristocratie élective », nos systèmes ont ensuite été qualifiés
par ce qui fut longtemps considéré comme un oxymore : « démocratie représentative »
(Dupuis-Déri, 2013). Or, ces systèmes ne sont ni vraiment démocratiques ni vraiment
représentatifs ; d’une part car déléguer son pouvoir à des candidats présélectionnés lors
d’élections périodiques ne donne pas le pouvoir au peuple ; d’autre part car le « principe de
distinction » sur lequel se fondent les élections ne permet pas d’obtenir une assemblée ressem-
blant à la population représentée (Manin, 2012). Ainsi, plutôt que « démocratie représen-
tative » on préférera le terme « électocratie représentationnelle », pour la distinguer des
expérimentations de « démocratie délibérative » dont il sera question dans ce chapitre qui
permettent une expression démocratique et une représentativité de nature différentes
(Courant, 2019c).
Pour résoudre cette « crise de la représentation », différentes innovations démocratiques
ont vu le jour, des budgets participatifs aux civic techs en passant par les référendums et
surtout les mini-publics tirés au sort (Blondiaux, 2008 ; Smith, 2009). Le tirage au sort,
historiquement lié à la démocratie athénienne, possède divers principes démocratiques :
l’égalité, l’impartialité, la représentativité, l’inclusion et produit une forme de « légitimité-
humilité » propice au pouvoir des représentés (Courant, 2018a). Cette légitimité-humilité
signifie que les représentants n’ont pas remporté une « épreuve » prouvant leur « mérite » ou
leur « compétence », être tiré au sort n’est dû qu’au hasard ce qui maintient le lien entre
représentants et représentés grâce à trois éléments : la similarité, l’horizontalité et la non-
supériorité (Courant, 2018a). De nombreuses expérimentations délibératives basées sur la
sélection aléatoire se développent à partir des années 1970 : jurys citoyens, cellules de
planification, conférences de citoyens, sondages délibératifs… Viennent ensuite les assemblées
citoyennes, initiées au Canada en 2004 puis aux Pays-Bas pour proposer une réforme
électorale, elles seront reprises en Islande, en Belgique, en Australie et en Irlande. Enfin, à
partir de 2010 dans des États américains, les citizens’ initiative reviews (CIR) articulent
démocratie délibérative et démocratie directe en permettant à un jury tiré au sort de produire
une information neutre envoyée à tous les votants avant un référendum
2
. À chaque fois, on
s’assure que le panel respecte bien les quotas de représentativité (âge, sexe…) et qu’il s’informe
en auditionnant des experts et des groupes d’intérêts contradictoires mais aussi en délibérant
collectivement (Courant et Sintomer, 2019).
2
Sur tous ces dispositifs voir : Dimitri Courant & Yves Sintomer, « Le tirage au sort au XXIe siècle.
Actualité de l’expérimentation démocratique », Participations n° 23, 1 (2019), p. 5‑32.
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Depuis dix ans, la démocratie délibérative irlandaise constitue un laboratoire pour des
transformations politiques majeures. Quatre assemblées citoyennes tirées au sort se sont
succédées, faisant la preuve que l’inclusion de citoyens ordinaires dans les processus de
décision permettait d’avancer sur des enjeux complexes et clivants. L’étude de l’Irlande est
particulièrement pertinente car il s’agit du seul pays où des assemblées ont été répétées ainsi
mais aussi où certaines de leurs propositions ont été approuvées par référendum. À l’origine,
en 2010-2011, un collectif de citoyens a organisé des débats participatifs ouverts afin de
construire un agenda politique « par le bas ». Puis, un panel diversifié de 100 citoyens tirés au
sort a été constitué pour délibérer sur les trois thèmes qui avaient émergé des réunions partici-
patives. Le gouvernement a ensuite mis sur pied en 2013 une convention constitutionnelle,
réunissant 66 citoyens tirés au sort et 33 élus. Celle-ci a délibéré sur dix enjeux et trois propo-
sitions ont été soumises à référendum. Deux d’entre elles ont été approuvées par la popu-
lation : le mariage homosexuel et la fin de l’interdiction du blasphème. Une sera rejetée : la
réduction de l’âge minimal pour les candidats à la présidence du pays. Par la suite, en 2016, un
nouveau dispositif a réuni 99 citoyens tirés au sort, un week-end par mois pendant un an et
demi, pour traiter cinq autres enjeux : le droit à l’avortement, le vieillissement de la popula-
tion, le changement climatique, les référendums et les parlements. Sous la pression de
manifestions massives, le gouvernement a accepté de soumettre le premier thème à
référendum. Puis, en mai 2018, les Irlandais votaient à 66 % en faveur de la légalisation de
l’IVG (interruption volontaire de grossesse), suivant ainsi la recommandation du panel
(Courant, 2018b, 2019a). Enfin, en 2020 une quatrième assemblée, véritable « copié-collé
procédural » de la précédente, est mise en place sur le thème de l’égalité de genre.
Cependant, ces récents référendums, issus des propositions des assemblées et ayant permis
la légalisation du mariage pour tous, du droit à l’IVG et du blasphème, ont monopolisé
l’attention médiatique et académique, au point de faire oublier les autres sujets traités par les
mini-publics irlandais. En effet, la troisième assemblée citoyenne a également délibéré sur
d’autres enjeux, notamment celui de la lutte contre le réchauffement climatique, sur lequel on
se concentrera ici.
On peut distinguer au moins huit missions délibératives pour les mini-publics tirés au sort
(Courant, 2018a) :
1- Intégration de quelques citoyens, ex : conseils citoyens locaux ;
2- Consultation de la population, ex : sondage délibératif ;
3- Information des votants à travers la rédaction d’un avis, ex : CIR pour référendums ;
4- Élaboration de propositions de politiques publiques, ex : jury citoyen ;
5- Contrôle et évaluation des élus, hauts fonctionnaires et des politiques publiques ;
6- Allocation de financements, ex : certains budgets participatifs ;
7- Législation, avec une chambre du Parlement tirée au sort ;
8- Constitution, pour les réformes et l’écriture d’un nouveau texte ;
9- Enjeux de long terme, tels le changement climatique ou les risques techno-
scientifiques
3
.
Ce dernier point, celui du long terme, repose sur un argument théorique important.
L’« électocratie représentationnelle » s’appuie sur un cycle d’élections répétées à courtes
3
D’autres buts peuvent êtres considérés, voir par exemple : (Reber, 2011)
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échéances, tous les 4 ou 5 ans, ce qui entraîne des politiques court-termistes, souvent au
mépris du principe de précaution, pour permettre aux élus d’obtenir un bilan favorisant leur
réélection. Cela vise prétendument à ce que les représentants puissent défendre les intérêts
des représentés, bien qu’en réalité les élus votent en suivant avant tout les préférences
politiques des riches donateurs finançant leurs campagnes, souvent au détriment de la
majorité de la population (Achen et Bartels, 2016 ; Cagé, 2018 ; Gilens et Page, 2014 ; Page et
Gilens, 2018). Mais même en prenant l’argument électif au sérieux, un problème se pose : qui
représente les intérêts de générations futures et des non-humains, qui par définition ne
peuvent pas voter (Latour, 1999) ? Certains proposent donc le tirage au sort des représentants
pour les enjeux de long terme, affectant des générations à venir n’ayant pas encore le droit de
vote, afin de garantir le principe de précaution. C’est notamment la démarche de Dominique
Bourg et ses collègues (2011, p. 16) :
« Il faut encore tirer les conséquences de l’entrée inédite en politique de la nature en
instaurant une nouvelle chambre parlementaire dédiée aux enjeux environnementaux,
l’assemblée du long terme, composée de personnalités qualifiés et de citoyens tirés au sort. Sa
légitimité ne repose pas sur le principe électif, mais sur sa capacité à se dégager du court terme.
Préserver le climat ou la biodiversité est un objectif à caractère universel et ne relève donc pas
d’intérêts catégoriels. Le problème n’est donc pas de représenter tels intérêts contre tels autres.
En conséquence, cette troisième chambre ne vote pas la loi […]. Elle peut uniquement, en amont
concevoir et proposer des projets de loi liés au long terme […]. En aval, elle dispose d’un droit de
veto constructif sur les lois avant leur promulgation, qui contraint les assemblées (élues) à
délibérer de nouveau. »
En effet, outre les constats sur la crise du gouvernement représentatif insistant sur la
défiance des citoyens, la crise climatique semble révéler l’impuissance de cette forme politique
basée sur l’élection. Des revendications s’intensifient pour confier les politiques climatiques à
des assemblées non élues. Des universitaires ont été pionniers, en plus de Bourg et ses
collègues (2011, 2017), on compte aussi les apports d’Eckersley (2000), de Read (2012) ou de
MacKenzie (2016). Ces demandes sont désormais portées par des mouvements sociaux à
l’échelle internationale, en particulier Extinction Rebellion (Darby, 2019). Enfin, de nombreux
pays mettent en place de telles assemblées citoyennes sur la question écologique au niveau
local en Australie (Niemeyer, 2013) et dans plusieurs villes anglaises, régional en Écosse et au
Pays de Galles, et national en Irlande (2017), au Royaume-Uni (2020) et en France (2019), avec
la Convention Citoyenne pour le Climat ; cette dernière étant le dispositif le plus imposant
avec un effectif, un budget et une durée supérieure aux autres. Ces mini-publics délibératifs
restent cependant bien moins puissants que les propositions institutionnelles formulées par
certains théoriciens ou militants. Néanmoins, un phénomène politique de grande ampleur est
en cours, et pour le comprendre une étude empirique apparaît nécessaire.
À partir de deux enquêtes qualitatives sur l’Assemblée citoyenne irlandaise, d’une part, et
sur la Convention citoyenne française, d’autre part, je tenterai de répondre aux questions
suivantes : Peut-on délibérer pour sauver le climat ? Et si oui comment ? Quels sont les effets
de la tension entre cadrage du dispositif par le haut et autonomie des tirés au sort par le bas ?
Ces mini-publics permettent-ils l’expression d’une parole citoyenne ou bien ne font-ils que
refléter les orientations des organisateurs et des experts impliqués ? Je me base sur mes
données empiriques de première main produites lors d’enquêtes de terrain, d’une année et
demie en Irlande, et de neuf mois en France, comprenant : des centaines d’heures
d’observations ethnographiques directes pendant l’intégralité des week-ends de délibération
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ainsi qu’en amont lors de la mise en place des processus, 35 entretiens semi-directifs, et des
analyses de discours et de documents (lois et règlements, documents internes au dispositif,
communications, débats parlementaires, articles de presse, etc.).
DÉLIBÉRER POUR LUTTER CONTRE LE CHANGEMENT CLIMATIQUE
DANS L’ASSEMBLÉE CITOYENNE IRLANDAISE
Comme indiqué, l’Irlande est un cas exceptionnel en termes d’expérimentation
démocratique, toutefois la préoccupation écologique ne fut pas au centre de la majorité des
délibérations de ses trois panels tirés au sort. Seul le dernier, nommé Assemblée Citoyenne
Irlandaise (ACI), consacra deux week-ends en 2017 à ce thème et aucun référendum n’en sortit,
contrairement à l’âge du président, au blasphème, au mariage homosexuel ou à l’avortement ;
ces deux derniers thèmes suscitant une attention médiatique bien plus forte avant même
l’annonce d’un référendum (Courant, 2018b, 2019a). Ainsi faire délibérer des panels tirés au
sort pour « sauver la planète » ne va pas de soi, les enjeux sociétaux semblant avoir eu plus de
succès politique dans la République d’Irlande marquée par sa tradition catholique.
Un changement d’agenda par le bas
L’agenda établi par le gouvernement et le parlement irlandais plaçait la question du
changement climatique en cinquième et dernière position. En réalité, l’item ne faisait même
pas partie du mandat initialement prévu. Le programme du gouvernement Fine Gael (parti de
centre droit) s’engageait à « établir une assemblée citoyenne […] pour examiner un nombre
limité d’enjeux clés ». Il était précisé que « les enjeux ne seront pas limités à ceux se rapportant
à la Constitution et pourront inclure des enjeux comme, par exemple, comment […] le mieux
répondre aux opportunités et défi du vieillissement de la population ». Le programme ajoutait
immédiatement : « ceci étant dit, nous demanderons à l’assemblée citoyenne de faire des
recommandations au Parlement sur de nouveaux changements constitutionnels, notamment
sur le huitième amendement (avortement), sur les fixed term parliaments et sur la façon dont
se tiennent les référendums » (Government of Ireland, 2016, p. 153). En juillet 2016, lors du
vote au parlement pour approuver ce projet d’assemblée citoyenne, le Green Party réussit à
faire passer un amendement pour ajouter à l’agenda l’enjeu : « Comment l’État peut-il faire de
l’Irlande un champion dans la lutte contre le changement climatique ». En revanche, les
amendements des partis de gauche Sin Féin et Alliance contre l’austérité furent rejetés. Dû à
son ajout tardif, la question climatique figurait donc en dernière place sur l’agenda de
l’assemblée (Dáil debates, 2016).
Cependant, les citoyens tirés au sort demandèrent eux-mêmes un changement de l’ordre,
en faisant passer le climat en troisième position, et une extension du calendrier de travail. Lors
d’une séance délibérative consacrée à la gestion de l’assemblée, les citoyens firent la requête
d’obtenir trois week-ends supplémentaires : un sur l’IVG, un sur le vieillissement de la popu-
lation et un sur le climat. Le secrétariat et le parlement acceptèrent, malgré l’augmentation
du budget que cela entraînait. Au total, dans l’ordre, cinq week-ends furent consacrés à la
question de l’avortement, deux au vieillissement, deux au changement climatique, un au
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référendum et un au parlement. L’agenda l’ACI mêlait des enjeux sociétaux, de long terme et
constitutionnels, ou institutionnels. En effet, si les référendums et le parlement renvoient
logiquement au domaine constitutionnel, ce n’est pas toujours le cas de l’avortement qui dans
de nombreux pays fait partie du domaine législatif. En revanche, en Irlande la restriction de
l’IVG, tout comme celle du mariage homosexuel, enjeux sociétaux par excellence, étaient dans
la Constitution, or toute modification constitutionnelle nécessite une approbation par
référendum, ce qui explique en partie la genèse des mini-publics irlandais (Courant, 2018b,
2019a). La logique générale reste cependant la même : il s’agit d’enjeux sur lesquels les élus
ont du mal à délibérer, soit car le sujet est sensible (IVG, mariage pour tous), soit car il y a
conflit d’intérêts pour les élus car renvoyant à leur position même (référendum, parlement)
(Thompson, 2008), soit car les cycles électifs bloquent une vision de long terme (changement
climatique) (Bourg, 2011).
En priorisant la question écologique par son passage en tant que troisième thème et en
doublant le temps délibératif qui lui était consacré, les citoyens font preuve de leur agency, ou
pouvoir d’agir, et de leur préoccupation pour la question. De plus, ils vont manifester des
résistances initiales au cadrage qui leur était imposé, en remettant en cause la formulation de
la question transmise par le parlement : « Comment l’État peut-il faire de l’Irlande un cham-
pion dans la lutte contre le changement climatique ? ». De nombreux citoyens vont critiquer
cet objectif en disant : « Avant de prétendre être un leader, respectons déjà nos engagements
en termes de gaz à effet de serre (GES) »
4
. Ce constat sera appuyé par des chiffres sans appel
présentés par des experts auditionnés, en effet l’Irlande est nettement un des pays les plus « à
la traîne » en matière de réduction des GES au niveau européen. La critique envers l’État et les
gouvernements sera également manifeste dans le produit final de l’assemblée : 9 de ses 13
recommandations mentionnent explicitement « l’État » et le pressent à agir. Cependant, cela
se fait au détriment d’une critique de l’économie de marché, de la mondialisation, de la finance
et des grandes firmes nationales et multinationales.
Outre l’implication du mini-public pour l’enjeu climatique, on peut noter que parmi le
« maxi-public » c’est-à-dire les citoyens non-tirés au sort, un « midi-public » s’engage lui aussi,
c’est-à-dire des citoyens non-tirés au sort mais qui se mobilisent néanmoins pour participer
en faisant des propositions. Ainsi, 1 185 submissions ou argumentaires écrits sont récoltées
entre juin et août 2017, le secrétariat laissant un délai de deux mois pour qu’associations,
groupes d’intérêts ou individus puissent participer au débat sous la forme de messages ou de
rapports écrits. Cependant, il n’est pas facile de savoir en quoi ces propositions vont être utiles
ou utilisées par l’ACI. Il est clair que les citoyens ne les lisent pas toutes, et le secrétariat les
résume dans un « document indicateur » plus concis. Des 1 185 argumentaires, 1 032 viennent
d’individus et 153 de groupes comme des associations ou des lobbys (Devaney et al., 2020). De
nombreuses ONG se portent volontaires pour être auditionnées par l’ICA mais seules
quelques-unes sont retenues par l’Expert Advisory Group. Au total, l’ICA consacre 26 heures
au sujet climatique, et auditionne 15 experts et 6 entrepreneurs de la cause climatique, dont
une partie vient d’autres pays afin de donner des pistes basées sur des expériences concrètes ;
à l’inverse la Convention citoyenne française que l’on analysera plus bas auditionnera quasi
exclusivement des Français.
4
Notes d’observations, ACI, Malahide, 30/09/2017.
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La force du cadrage
Ce changement d’agenda, faisant passer le changement climatique de la dernière à la
troisième place et doublant son temps de délibération, par les citoyens tirés au sort ne doit
pourtant pas donner l’illusion qu’ils seraient souverains de leur assemblée. En réalité, les mini-
publics sont en général très cadrés. Cela conduit-il à des « débats publics d’élevage » pour
reprendre l’expression de Laurent Mermet (2007), parfois « trop disciplinés » ? On constate
en tout cas une forte « division du travail délibératif » distinguant :
1) Le commanditaire : demande un dispositif et choisit les thèmes et les questions
soumis à délibération ; ici Gouvernement et Parlement.
2) Le secrétariat : sélectionne les prestataires et gère la logistique ; composé de civil
servants, fonctionnaires d’État, nommés par le Premier ministre.
3) L’institut de sondage : tire au sort le panel, effectue le recrutement des participants et
de leurs remplaçants ; choisi par le secrétariat suite à appel d’offres public.
4) L’Expert Advisory Group : veille à l’intégrité du processus et propose les experts ;
composé de spécialistes du sujet choisi par le secrétariat.
5) La Chair : préside les débats ; ancienne juge de la Cour Suprême nommée par le
gouvernement.
6) Le Steering Group : ratifie le programme et les experts ; composé du secrétariat, de la
Chair, de l’Expert advisory group et de quelques citoyens volontaires de l’assemblée.
7) Facilitateurs et preneurs de notes : aident à la bonne délibération des citoyens ;
cabinet choisi par le secrétariat suite à appel d’offres.
8) Experts et stakeholders (porteurs d’intérêts) contradictoires : informent l’assemblée
en envoyant des rapports concis à l’avance et en faisant des présentations d’une ving-
taine de minutes puis en répondant aux questions.
9) Citoyens tirés au sort : lisent les rapports, écoutent les présentations, délibèrent et
votent.
Les citoyens arrivent donc dans un dispositif qui leur laisse une marge de manœuvre
restreinte. D’abord, les politiciens opèrent le cadrage initial, ce sont les veto players (Tsebelis,
2002). Ils décident s’ils veulent mettre en place un dispositif délibératif, quand, sur quel sujet,
qui le présidera, qui l’organisera, quel sera son budget et sa durée, et surtout, ce qui adviendra
de ses recommandations. Ensuite, le choix des experts auditionnés, des thématiques et du
programme de travail est essentiellement déterminé par le haut ; par le secrétariat, la Chair et
l’Expert Advisory Group (EAG). Les tirés au sort peuvent faire des demandes soit par écrit entre
ou pendant les sessions, soit par oral lors de « méta-débats » à huis clos qui ont lieu en plénière
au début de chaque session pour discuter du fonctionnement de l’assemblée ; ce qui entraîne
parfois des votes sur les modifications, comme ce fut le cas pour le changement de l’ordre des
items ou sur l’allongement de la durée de délibération. Quant au maxi-public, il peut regarder
les débat, et les membres mobilisés du « midi-public » peuvent déposer leurs « propositions »
et se porter candidats pour être auditionnés par l’ACI, mais in fine les organisateurs décident.
Si quelques citoyens sont inclus dans le Steering Group (SG), sa mission est avant tout
« d’aider la Chair dans la gestion de l’assemblée […], de ratifier les experts auditionnés par
l’assemblée en suivant les recommandations de l’EAG » (Citizens’ Assembly of Ireland, 2018,
p. 52) ; ratifier et surveiller (monitoring) sont ses tâches explicites, bien plus que co-construire
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ou co-décider. Le rapport final de l’assemblée précise que « toute proposition du SG était
discutée par l’EAG et incorporée si possible » (Citizens’ Assembly of Ireland, 2018, p. 53).
Cependant, lors de mes entretiens avec des citoyens ayant fait partie du SG, aucun n’a réussi
à me donner un exemple d’un changement significatif opéré à leur demande. De même, pour
la première Convention constitutionnelle irlandaise en 2013, malgré la possibilité de
« proposer des modifications de programme […] il est cependant rare que ce groupe de
pilotage fasse usage de ce droit et […] 50 % des participants jugent que le groupe s’est avéré le
“moins utile” parmi les aspects du processus » (Suiter et al., 2019).
Concernant le thème du changement climatique, le SG s’est réuni trois fois en amont des
sessions de délibération contre huit fois pour l’EAG. Aucune de ces réunions n’est diffusée ni
même enregistrée, ce qui pose un problème de transparence. De même, la procédure de sélec-
tion des membres est floue, si le rapport de l’Assemblée prétend que les citoyens du SG sont
élus par leurs pairs, mes entretiens et observations indiquent qu’il s’agit en réalité d’un volon-
tariat. Quant aux membres de l’EAG, leur mode de désignation n’est pas explicité dans le
rapport officiel, seulement qu’ils « ont été choisis en fonction des critères suivants : expertise
et expérience pertinentes ; impartialité/objectivité sur les sujets traités […] ; volonté/
disponibilité pour participer » (Citizens’ Assembly of Ireland, 2018, p. 54). L’EAG est paritaire
en termes de genre, il comporte six membres, dont trois professeurs et trois docteurs dans
différents champs : « science politique ; politiques climatiques et énergétiques ;
consommation durable/gouvernance environnementale ; droit de l’environnement ; sciences
du climat » (Citizens’ Assembly of Ireland, 2018, p. 54). Tous sont enseignants-chercheurs
dans différentes universités irlandaises, à l’exception d’une Research Specialist de l’Agence de
protection environnementale d’Irlande. Si la procédure de sélection des experts au sein de la
Convention citoyenne française est également obscure et les réunions des « experts internes »
du Groupe d’appui sont également à huis clos et sans enregistrement, en revanche on compte
beaucoup moins d’universitaires dans ses rangs.
Il est clair que les dispositifs délibératifs nécessitent un cadrage et une organisation,
notamment car ils ne tirent pas leur légitimité de la quantité de participants, contrairement
aux élections et aux votations, mais de la qualité de leurs procédures et de la diversité de leurs
panels ainsi que de leurs experts. Trouver l’équilibre entre une gouvernance très verticale et
une autogestion des tirés au sort est un exercice difficile mais lourd de conséquences.
Des résolutions modérées ?
À l’issue de ces deux week-ends de délibération sur le climat, en septembre et novembre
2017, les citoyens de l’ACI votent individuellement et à bulletins secrets. Mais outre la prépa-
ration des auditions, de leurs thèmes et de leurs intervenants, l’EAG, la Chair et le secrétariat
préparent également les formulations des questions qui, après ratification du SG, sont
soumises aux délibérations puis au vote des citoyens. Certes, ces propositions émanent des
délibérations des tirés au sort mais ils ne les rédigent pas directement, contrairement à
d’autres mini-publics comme les citizens’ initiative reviews dit CIR (Knobloch, Gastil et
Reitman, 2019). Lors du dernier jour du dernier week-end sur le thème du changement
climatique, un débat au sein de l’assemblée a lieu pour amender, ajouter ou supprimer des
questions soumises au futur vote. Cependant, la Chair, le secrétariat et l’EAG rejettent
l’essentiel des demandes de modifications, plutôt que de laisser l’assemblée, censée être
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souveraine, en décider. Contrairement à la procédure d’amendement du bulletin de vote pour
l’enjeu de l’avortement, la Chair ne procède pas systématiquement à des votes à main levée ;
la plupart du temps elle se contente des réponses des experts qui défendent le bulletin de vote
qu’ils ont réalisé, et parfois, quand elle le souhaite, consulte vaguement l’assemblée pour une
expression orale non numérique : « Merci pour votre explication (à un citoyen venant de
critiquer une formulation)… cela change-t-il l’opinion des autres tables ? (Quelques citoyens
disent « non » à l’oral). Non ? Bien passons à la suite »
5
.
Un citoyen s’en plaint lors d’un entretien, notant le contraste avec la rigueur procédurale
d’amendement lors des thèmes précédents (l’IVG et le vieillissement) :
« Là (pour le changement climatique), j’ai trouvé la procédure d’amendement du bulletin très
bâclée… On fait une suggestion et quelques personnes crient “non” et… c’est tout. Pas de vote à
main levée ! Des membres à ma table ont réagi, on se demande combien ont dit “non”. On ne sait
pas. C’est très décevant […]. C’est une erreur de procédure qui va endommager la crédibilité du
processus. L’EAG a trop de pouvoir sur le bulletin. Ce n’est pas juste
6
. »
Ce déclin de la rigueur procédurale s’explique par plusieurs facteurs. De façon générale,
alors que la tension était perceptible lors de séances sur l’enjeu de l’avortement, les organi-
sateurs et les citoyens ont eu tendance à se relâcher ensuite, considérant que « le plus dur était
fait ». Si les organisateurs étaient conscients que l’attention médiatique autour des
recommandations sur l’avortement était énorme et que la moindre erreur compromettrait la
crédibilité de l’ACI, cela n’était plus le cas au moment des délibérations sur le climat. Ce
dernier était perçu comme un enjeu consensuel, ou pour reprendre l’expression de Dominique
Bourg et ses collègues (2011, p. 16), « un objectif à caractère universel » qui « ne relève pas
d’intérêts catégoriels. Le problème n’est donc pas de représenter tels intérêts contre tels
autres ». Cela s’est notamment traduit par des débats moins contradictoires et par un EAG
moins enclin que les précédents à prendre en compte les critiques et les demandes des
citoyens. Par ailleurs, les organisateurs de l’ACI avaient reçu des éloges sur leurs précédentes
délibérations et ont donc décru leur vigilance, en se « reposant sur leurs lauriers » et leur
désormais bonne réputation.
De façon notable, le bulletin de vote pour l’enjeu de l’avortement était hautement sophis-
tiqué, en ce qu’il envisagerait différentes « routes » menant à des options différentes en fonc-
tion des réponses initiales ; par exemple si l’on répondait « oui » à la question « êtes-vous en
faveur de l’avortement ? », la question suivante portait sur la durée légale pour un avortement.
À l’inverse, le ballot pour l’enjeu climatique se présente comme une série de questions sans
lien nécessaire les unes avec les autres, une liste de propositions sans articulations ni ordre
logique explicite. C’est également sous cette forme que se présentent le vote et les
recommandations de la Convention Citoyenne française, malgré l’insistance de ses
organisateurs selon lesquels : « toutes les propositions sont liées et forment un tout cohérent,
pas un menu à la carte »
7
.
5
Notes d’observations, ACI, Malahide, 05/11/2017.
6
Entretien avec un membre de l’ACI, homme d’une cinquantaine d’année, Malahide, 05/11/2017.
7
Notes d’observation, CCF, plusieurs occurrences, Paris et en ligne, 2020.
494 INS TI TUT IO NN AL IS AT IO N D E LA P AR TI CI PA T IO N CI TO Y EN NE
[p. 487-507] Dimitri COURANT Arch. phil. droit 62 (2020)
Au final, les 13 questions de l’EAG sont donc conservées, et parfois amendées à la marge.
Cependant, elles sont soutenues très largement avec des scores de 80 % à 100 %, devenant
ainsi les 13 recommandations officielles de l’assemblée
8
:
1) Créer une institution indépendante transparente, avec des pouvoirs réglementaires,
pour s’assurer que le changement climatique est au centre des politiques publiques.
Elle pourra examiner toutes propositions de lois pertinentes et les ministres devront
publiquement lui répondre. Elle pourra attaquer l’État en justice pour assurer le
respect des obligations liées au climat - 97 %.
2) L’État doit prendre des mesures d’atténuation (véhicules publics bas carbone, énergies
renouvelables sur les bâtiments publics) et d’adaptation (résilience des infra-
structures) - 100 %.
3) 80 % des membres disent qu’ils seraient prêts à payer des taxes plus élevées sur les
activités intensives en carbone. Tous les revenus récoltés devront uniquement être
dépensés pour aider la transition. La hausse de taxe ne doit pas être payée par les plus
pauvres.
4) Faire un audit des infrastructures vulnérables en prévision d’événements climatiques
extrêmes - 96 %
5) Autoriser la revente d’électricité produite par des particuliers au prix de vente - 99 %
6) Assurer le plus haut niveau de propriété communautaire des productions d’énergies
renouvelables - 100 %
7) Supprimer progressivement les subventions pour l’extraction de tourbe et protéger les
travailleurs impactés – 97 %
8) Augmenter les voies de bus et cyclables - 93 %
9) Encourager la transition vers les véhicules électriques. Soutien supplémentaire pour
les zones rurales. Taxes sur les véhicules carbones - 96 %
10) Prioriser l’investissement dans les transports publics par rapport aux routes, en faisant
attention aux zones rurales - 92 %
11) Taxer les GES émis par l’agriculture. Tout revenu doit être investi pour soutenir les
pratiques agricoles non climatiquement nocives - 89 %
12) Créer un indicateur obligatoire pour réduire le gaspillage alimentaire - 93 %
13) Diversifier les terres en soutenant la création de forêts et l’agriculture biologique -
99 %
Ces mesures vont certainement dans le bon sens et se focalisent, en suivant le programme
de délibérations, sur les secteurs clés « transport, énergie et agriculture ». Cependant, il serait
irréaliste de penser qu’elles sont suffisantes face à l’enjeu, d’autant plus qu’elles en restent à
de vagues recommandations. Ici, le « transport » n’inclut pas le transport maritime ou aérien
malgré son importance dans la connexion de l’île d’Irlande avec le reste du monde ; la baisse
de la croissance et de la consommation n’est pas traitée ; le système économique n’est pas
remis en cause, et pourtant selon une étude 70 % des émissions de gaz à effet de serre émanent
de seulement cent entreprises
9
. La responsabilité principale n’en revient pas aux citoyens mais
au cadrage, car l’input détermine l’output : les résolutions sont le reflet des auditions. La Chair
le dira même explicitement à plusieurs reprises lors de la présentation des propositions
8
Traductions raccourcies et simplifiées.
9
Carbon Disclosure Project, rapport, 2017.
AN AL YS E E MP IR IQ UE D E DE U X AS SE MB LE ES C IT OY EN NE S 495
[p. 487-507] Dimitri COURANT Arch. phil. droit 62 (2020)
soumises au vote (pour la 10, 11 et 12) : « cette recommandation vient de la présentation de
l’intervenant X ». Or, les intervenants, choisis par l’EAG, ont dans leur majorité adopté un ton
« positif » insistant sur les « opportunités » : « Je veux une technologie verte qui soit bonne
pour l’industrie » ; « comment avoir une économie fleurissante et répondre aux enjeux
environnementaux ? […] Les véhicules à hydrogènes et la finance verte sont une partie de la
solution » ; « mon troupeau de vaches augmente mais je réduis mes émissions et j’économise
de l’argent », etc. Et la Chair commentera : « N’est-ce pas réconfortant d’avoir des récits de
situations gagnant-gagnant ? »
10
. L’accent est mis sur un « solutionnisme technologique » au
détriment d’une critique du système productiviste, consumériste et capitaliste, ces mots
n’étant d’ailleurs (quasiment) jamais prononcés. Cependant, une étude des argumentaires
soumis à l’ACI révèle que cette orientation blâmant l’État plus que le marché ou le secteur
privé est aussi dominant dans ces contributions du « midi-public » (Devaney et al., 2020),
c’est-à-dire de la frange mobilisée mais non tirée au sort du maxi-public.
En termes d’output, ou de débouchés politiques, les recommandations de l’ICA furent
étudiées par un comité spécial du parlement irlandais, et par la suite en partie mises à profit
dans « plan action climat » publié en juin 2019, mais sans qu’un référendum sur cet enjeu ne
soit annoncé (Government of Ireland, 2019). L’Irlande a été un des premiers pays a déclarer
« l’état d’urgence climatique », validant en discours le principe de précaution, mais sans pour
autant radicalement transformer sa politique écologique.
LA CONVENTION CITOYENNE POUR LE CLIMAT EN FRANCE :
DES ORIGINALITÉS ET DES PROBLÈMES
La Convention citoyenne sur le climat française (CCF) et ses 150 citoyens tirés au sort
débute ses travaux en octobre 2019 dans l’enceinte du Conseil économique social et environ-
nemental (CESE). Elle est le fruit de négociations menées entre des militants, des « entre-
preneurs en civic techs », des responsables gouvernementaux et le CESE ; dans un contexte
exceptionnel, celui du mouvement des « Gilets jaunes » initié contre la hausse de la taxe sur
les carburants (souvent appelée « taxe carbone ») lancée par le président Macron. Face à cet
intense mouvement populaire, le gouvernement joue sur deux tableaux : répression policière
et concertation sans engagement sur sa prise en compte avec le Grand Débat National (GDN).
Le GDN comporte quatre volets : une plateforme en ligne où les internautes peuvent remplir
des questionnaires mais pas délibérer, des réunions d’initiative locale sous une forme ouverte
et participative, des conférences thématiques avec les partenaires sociaux, et enfin des
conférences citoyennes tirées au sort (Courant, 2019b)
11
. Au total, 19 conférences citoyennes
régionales permettent à des citoyens tirés au sort de délibérer pendant une journée et demie.
Par ailleurs,également lors du GDN, le CESE met en place un panel de 28 citoyens, également
tirés au sort pour deux week-ends de délibération. Le GDN ne produira pas de changement
politique majeur mais aura permis à la majorité présidentielle de « reprendre la main » sur le
10
Notes d’observations, ICA, Malahide, 30/09/2017 et 04/11/2017.
11
Le GDN intègre également ex-post des « cahiers citoyens » ou « de doléances » initiés à l’origine par
des élus locaux, mais dans le même temps restreint la plateforme en ligne pour rendre les échanges
entre internautes impossible. Pour plus de détails voir : (Courant, 2019b)
496 INS TI TU TI ON NA LI SA TI O N DE L A PA R TI CI P AT IO N CI TO YE NN E
[p. 487-507] Dimitri COURANT Arch. phil. droit 62 (2020)
plan de la communication et d’occuper l’espace médiatique. On peut dresser un parallèle avec
l’analyse de Laurent Mermet sur un autre sujet (2007, p. 373‑374) :
« Dans l’exemple […] du débat sur les OGM, il ressort que la conférence de citoyens de 1998
relève d’un effort pour affaiblir les vigoureuses manifestations des mouvements anti-OGM, pour
rendre la discussion plus gérable pour les pouvoirs publics. […] Selon les cas, le débat conduit à
stimuler l’expression du public, ou à calmer (ou à essayer de calmer) la dynamique sauvage (et
non moins citoyenne) de la contestation. »
Pourtant, alors que la « transition écologique » est l’un des quatre thèmes du Grand Débat
et que le président E. Macron annonce son projet de CCF lors de la conférence de presse
concluant le GDN, aucune connexion ne sera réalisée entre les deux expériences. Les milliers
de contributions sur l’enjeu écologique émises lors du GDN ne seront pas évoquées lors des
travaux de la Convention qui réalise sa propre consultation numérique ; on pourrait en
déduire en partie l’inutilité du GDN. De même, la conférence de citoyens sur le changement
climatique réalisée en France en 2002 (Testart, 2015) ou encore le Grenelle de l’environnement
voient leurs résultats ignorés par la CCF. De plus, la consultation numérique de la CCC ne
nourrit pas vraiment ces travaux, tout comme le millier de submissions reçu par l’ACI sur la
question climatique qui n’avaient pas été très utiles aux délibérations de l’assemblée
irlandaise. On peut donc s’interroger sur l’intérêt d’investir dans ces exercices de consultation
du « midi-public », à part pour avancer la justification rhétorique que le processus était
« inclusif » et que « tout le monde pouvait participer ».
Analyse comparative de l’ACI et de la CCF :
procédures et design délibératif
Au départ, le cas irlandais est explicitement revendiqué comme un modèle par les promo-
teurs de la CCF, bien que très peu d’entre eux en possèdent une réelle connaissance. Ainsi, les
membres des collectifs poussant pour la CCF vont souvent faire des erreurs factuelles,
mélangeant « Irlande » et « Islande », se trompant sur la composition des assemblées, les
sujets traités, le nombre d’assemblées, de référendums ou sur les résultats des votes.
Cependant, une fois le projet de CCF accepté par le Président, le discours change, passant de :
« reproduisons le modèle irlandais », à : « la CCF est une innovation radicale, unique en son
genre ». L’insistance sur la dimension de « nouveauté » et « d’expérimentation » est en partie
utilisée pour répondre aux critiques, en prétendant « qu’on ne pouvait pas faire autrement »,
certains promoteurs de la CCF ignorent ou prétendent ignorer qu’en réalité d’autres designs
et options sont possibles, et ont souvent été testés ailleurs. Si, par bien des aspects, la CCF
reprend des éléments de design classiques des mini-publics, les différences procédurales entre
les assemblées irlandaise et française sont importantes.
AN AL YS E E MP IR IQ UE D E DE U X AS SE MB LE ES C IT OY EN NE S 497
[p. 487-507] Dimitri COURANT Arch. phil. droit 62 (2020)
Tableau 1 – Comparaison entre l’Assemblée Citoyenne Irlandaise (ACI) et la Convention
Citoyenne Française (CCF)
Assemblée Citoyenne irlandaise
Convention Citoyenne française
Sujet
Multiple (IVG, vieillissement, climat…)
Unique (climat)
Mandat
Proposition du gouvernement et vote du
Parlement
Lettre du Premier ministre
Durée
11 week-ends au total sur un an et demi,
dont 2 sur le sujet "Climat"
9 week-ends sur 9 mois
Budget
2,5 millions d'euros
Plus de 5 millions d'euros
Organisateurs
Statut "apolitique" et "indépendant" ;
juge de la Cour Suprême, civils servants,
professeurs
Orientation "politique" et "engagée" ;
présidents de think tank, militants,
membres de corps intermédiaires,
professeurs
Effectifs
99 citoyens (pour une population de
5 millions d'habitants)
150 citoyens (pour une population de
65 millions d'habitants)
Découpage en
sous-groupes
Une seule pièce, 14 tables de 7 citoyens.
Toutes les tables entendent les mêmes
experts et délibèrent en même temps sur
la base des mêmes informations
Moments en plénière mais majorité
du temps en 5 groupes thématiques
(GT) de 30 personnes, plus une
"escouade" transversale. Une partie
des auditions d'experts a lieu en
plénière, une autre en GT, tous les
citoyens n'entendent pas tous les
mêmes experts
Facilitation
Un facilitateur et un preneur de note
professionnels par table de 7 citoyens
Deux animateurs professionnels par
GT de 30 citoyens. Volonté de ne pas
avoir d’animateurs aux tables ou dans
les sous-groupes de GT
Intervenants
Temps de parole identique, 20 minutes ;
grande majorité de chercheurs et
d’experts, quelques stakeholders ; focus
sur des faits scientifiquement avérés
Temps de parole variable, 50 minutes
pour certains, 10, 7 ou 5 minutes pour
d'autres ; divers : ministres,
syndicalistes, PDG, experts… ; focus
sur des propositions
Outre la différence entre les cinq thèmes de l’ACI et l’aspect monothématique de la CCF,
ce qui permet à cette dernière de consacrer plus de temps à l’enjeu climatique, on note qu’en
Irlande un débat parlementaire a établi, et élargi, le mandat de l’assemblée alors qu’il est défini
par le seul Premier ministre en France. Les organisateurs irlandais sont des hauts fonction-
naires et une juge de la Cour suprême, tous ayant une obligation d’apolitisme à plein temps
12
,
quand les organisateurs français constituant le Comité de gouvernance (CG) sont surtout des
12
Ce qui se traduit notamment par la non-affiliation à un parti politique ou à un groupe de pression, la
non-expression publique de soutien ou de critique d’une option politique ou d’une pétition, etc.
498 INS T I TU TI ON NA LI SA TI O N DE LA P AR T IC IP AT IO N CI TO YE NN E
[p. 487-507] Dimitri COURANT Arch. phil. droit 62 (2020)
militants, des représentants de corps intermédiaires
13
(syndicats, lobbys…) ou des responsables
de think tank, presque tous orientés politiquement.
Mais les points de divergences les plus significatifs se situent sur le plan de la délibération.
En Irlande, à l’instar des précédentes assemblées citoyennes (canadiennes, néerlandaise…), les
citoyens de l’ACI auditionnent tous ensemble les experts, dont le temps de parole est égal (20
minutes), puis délibèrent par table, chacune comportant 7 citoyens, un facilitateur et un
preneur de notes professionnels. Les facilitateurs assurent l’égalité d’opportunité de parole
des citoyens, malgré les inégalités sociales, d’âge, de genre et d’aptitude à prendre la parole.
De plus, la composition des « tables » change à chaque week-end, permettant le brassage des
citoyens qui délibèrent donc avec une grand variété d’autres membres au fil des mois.
Cependant, en France, la CCF alterne entre moments en plénière à 150 et moments en groupes
thématiques (GT), cinq GT de 30 personnes chacun ayant été définis : se déplacer, se loger, se
nourrir, consommer, travailler. Ces GT sont fixes et ne changent pas d’une session à l’autre.
Ce découpage à une conséquence importante : « l’intelligence collective » en délibération est
davantage celle de cinq groupes de 30 citoyens que d’une assemblée de 150 personnes, ou de
99 comme en Irlande. En effet, les GT, modérés par deux animateurs professionnels, ne fonc-
tionnent pas tous de la même façon ni au même rythme, n’auditionnent pas les mêmes
experts, ne traitent pas des mêmes sujets, ne permettent pas un brassage complet et régulier
de l’intégralité des citoyens…
Ainsi, ce ne sont pas 150 citoyens qui délibèrent en même temps sur un enjeu mais 30
citoyens en cas de délibération au sein du GT, et le plus souvent 4 ou 6 citoyens seulement
dans le cas des sous-groupes. En effet, assez rapidement, les GT vont eux-mêmes se diviser en
sous-groupes traitant différentes propositions, n’ayant souvent aucun lien direct entre elles.
Dans le groupe que j’ai observé du début à la fin, « Travailler et produire », les moments de
délibérations à 30 sont rares, et souvent les citoyens ont un ou deux sous-groupes de prédilec-
tion car liés aux enjeux qui les intéressent, ils en changent donc rarement au cours des 9 mois
d’existence de l’assemblée. Quant aux 120 citoyens appartenant aux autres GT, ils ne
découvrent les propositions de leurs collègues que brièvement et sporadiquement lors de
courtes restitutions en plénière ou de « moment intergroupes ». En réalité, le moment où la
CCF commence à fonctionner comme une assemblée arrive à la session 6, soit officiellement
l’avant-dernière, sans compter les sessions 6bis et 6ter qui ont lieu en ligne à cause de
l’épidémie de Covid-19.
En France, même en plénière, les différents intervenants bénéficient de temps de parole
inégaux, allant de 50 minutes pour un représentant du ministère de l’Écologie à 5 minutes
pour un ingénieur ou une ONG, soit dix fois moins. On note aussi que parmi les personnes
auditionnées, les chercheurs sont moins présents qu’en Irlande, et ce au profit de membres
d’instituts privés, de chefs d’entreprise, de syndicalistes, de militants, de membres de
ministère, etc. ; ce qui reflète en partie la composition du CG. Cela se traduit notamment par
une plus forte focalisation sur les faits scientifiques objectifs et avérés en Irlande, et, à l’inverse,
sur des propositions de réformes que les intervenants suggèrent aux citoyens en France.
Pourtant, l’aspect contradictoire des débats est rarement présent dans la CCF, ce qui amène à
des présentations parfois sans appui argumentatif ou analytique. Le principe du contradictoire
13
Ce qui est la vocation du CESE, représenter la « société civile organisée », or de nombreux conseillers
du CESE font partie du CG.
AN AL YS E E MP IR IQ UE D E DE U X AS SE MB LE ES C IT OY EN NE S 499
[p. 487-507] Dimitri COURANT Arch. phil. droit 62 (2020)
est certes sans doute moins facile à mettre en œuvre dans le cadre de débats sur des
« questions ouvertes » (Dienel, 2010), mais il n’en reste pas moins un socle essentiel pour une
délibération sérieuse et prime sur les discussions, comme le note très justement Bernard
Manin (2011).
Les experts et stakeholders auditionnés en Irlande envoyaient au moins deux semaines à
l’avance un rapport sur leur future présentation, rédigé en « plain English » c’est-à-dire sans
jargon et dans une langue compréhensible pour tous, afin que les citoyens puissent lire ces
présentations à tête reposée et éventuellement faire des recherches avant la session. Ces
rapports et ces powerpoints sont également mis sur le site de l’ACI immédiatement afin que le
maxi-public puisse les lire. À l’inverse, en France, non seulement nombre de citoyens se
plaignent de ne pas recevoir les diaporamas des experts à l’avance, mais également a posteriori.
Ainsi, un groupe de citoyens du GT « Travailler et Produire » s’énerve : « Ça va trop vite la
présentation… Pourquoi on n’a pas reçu les slides avant comme on l’avait demandé ? Même
celles de la dernière session on ne les a pas reçues ! Ça fait plus d’un mois ! »
14
. Lors de la
session 4, un expert confesse au début de sa présentation : « les slides sont en anglais, j’en suis
désolé mais j’ai reçu l’invitation hier, je n’ai donc pas eu le temps de les traduire »
15
. Le début
de la session 5 est consacré à la lecture silencieuse d’un document massif résumant les
propositions et les analyses du Groupe d’Appui, le groupe d’experts internes, que nous allons
étudier à présent.
La neutralité introuvable ? Expertises et influences
La moindre rigueur procédurale de la CCF ainsi que l’orientation « politisée » de la majorité
de ses organisateurs a pour conséquence un rapport plus distant avec l’idéal de neutralité, qui
est à l’inverse fortement valorisé dans le cas irlandais, et perçu comme essentiel dans la
majorité des mini-publics (Crosby et Nethercut, 2005 ; Gastil et Levine, 2005 ; Smith, 2009).
Ainsi, au milieu de la procédure, un Groupe d’appui est constitué par le Comité de
gouvernance (GC) afin que les citoyens puissent s’appuyer de façon régulière sur un groupe
« d’experts internes », en plus de ceux auditionnés. Toutefois, une bonne partie des experts de
ce Groupe a déjà été auditionnée lors des sessions précédentes, alors en tant « qu’experts
externes », certains exprimant à cette occasion leurs propres recommandations sur les politi-
ques publiques à adopter. De nouveau, la majorité d’entre eux ne sont pas des chercheurs et
des universitaires dans une position d’indépendance formelle vis-à-vis du pouvoir politique et
économique, mais des experts travaillant pour des agences, instituts et des cabinets, tantôt
liés à l’État, tantôt privés.
Ce groupe, constitué d’experts sélectionnés sans critères publics clairs, avait accès aux tirés
au sort de façon quasi permanente à partir de la quatrième session. Ainsi, le rapport des
citoyens à ces « experts internes » va devenir ambigu au point qu’il devient difficile de dire si
les propositions de la CCF sont celles des citoyens ou des experts, et dans quelles proportions.
Dans les séances de délibérations en petits groupes, certains experts vont à de nombreuses
reprises dire aux citoyens quoi proposer, allant parfois, certes plus rarement, jusqu’à leur
14
Notes d’observations, CCF, session 3, Paris, 16/11/2019.
15
Notes d’observations, CCF, session 4, Paris, 11/01/2020.
500 IN ST IT UT IO NN AL IS AT IO N DE L A PA RT IC IP AT IO N CI TO YE NNE
[p. 487-507] Dimitri COURANT Arch. phil. droit 62 (2020)
dicter mot à mot ce qu’il faut écrire, voire parfois leur prendre le stylo des mains pour écrire
les recommandations eux-mêmes
16
. De façon plus problématique encore, une minorité de
membres du Comité de gouvernance fait de même, et suggère avec plus ou moins de retenue
ou de finesse ses propres propositions et préférences politiques aux citoyens ; par exemple sur
le cas de la réduction de la consommation de viande. Ces moments d’influence s’effectuent
hors du cadre des auditions mais dans les délibérations en petits groupes aux tables, ils ne
sont pas publics.
Certains rétorqueront peut-être que ces pratiques d’influence sont anodines, voire posi-
tives, car les tirés au sort ne bénéficiant pas d’expertises propres, il est alors nécessaire de
s’appuyer sur des experts. Cependant, d’une part les citoyens possèdent une forme d’expertise,
en particulier « le savoir d’usage » (Sintomer, 2008), d’autre part, cette pratique d’influence
remet en cause l’intérêt d’inclure des citoyens dans la délibération. Si les experts prennent à
ce point la main, pourquoi ne pas faire une convention d’experts ? À quoi servent les citoyens ?
A une simple « caution démocratique » ?
De plus, cette pratique peut devenir également problématique quand certains membres de
la Convention se mettent à répéter les idées que des personnes influentes leur soufflent
17
, car
cela affaiblit le principe même du mini-public : l’égal accès à l’attention du panel pour des
experts opposés. Ainsi, en Irlande, les experts avaient l’interdiction formelle de discuter seuls
avec un citoyen, ils n’avaient le droit que de faire leur présentation pendant 20 minutes, puis
de répondre aux questions de l’assemblée. Cette égalité de parole est nécessaire pour garantir
l’impartialité, la publicité et la transparence du processus. Si certains experts peuvent
échanger des heures en privé avec certains citoyens, leur influence devient injuste par rapport
à ceux qui n’ont pas cet accès et leurs arguments ne peuvent pas être entendus par le grand
public, ni étudiés par l’assemblée dans son entier, ce qui est pourtant la condition de
« l’intelligence collective »
18
. Dans la logique délibérative, un argument doit l’emporter car il
est plus convaincant que les autres, et non pas parce qu’il est répété plus souvent ou par des
acteurs ayant une plus forte proximité avec les délibérants.
Ce manque de neutralité se déploie aussi dans les interactions que les citoyens de la CCF
vont avoir hors de l’assemblée. Les Irlandais veillaient à préserver les tirés au sort de la presse
et à garantir leur anonymat, interdisant toute interview ou communication sur les réseaux
sociaux avant le vote de l’ACI sur l’IVG. Cela n’a pas nui pour autant à l’exposition médiatique
de l’ACI, les chaînes nationales de télé et de radio mentionnaient systématiquement
l’Assemblée à chaque week-end de délibération et se concentraient sur les arguments plus que
sur le profil des citoyens. À l’inverse de la France, où malgré les encouragements des
organisateurs à ce que les 150 interviennent sur les réseaux sociaux, dans les médias et obtien-
nent un article dans la presse (souvent locale) avec leur vrai nom et leur photo, la CCF ne fait
pas la une des journaux.
Plus encore, les organisateurs ont encouragé les citoyens de la CCF à consulter des experts,
des élus, des chefs d’entreprise et des associations entre les sessions délibératives.
Possiblement en réaction à la création du Groupe d’appui, certains citoyens ont décidé de
16
Notes d’observations, CCF, Paris, plusieurs occurrences, 2020.
17
Même si le « discours d’emprunt » existera toujours qu’elle que soit la forme, ce qui pose problème ici
c’est l’inégalité entre les experts et l’impossibilité pour l’ensemble du panel citoyen et du maxi-public
d’entendre et de peser les arguments.
18
Cette notion « d’intelligence collective » est complexe et contestée.
AN AL YS E E MP IR IQ UE D E DE U X AS SE MB LE ES C IT OY EN NE S 501
[p. 487-507] Dimitri COURANT Arch. phil. droit 62 (2020)
consulter des experts externes afin de ne pas être dépendants du seul avis des membres du
GA, voire de leur opposer une opinion contraire, bénéficiant du « prestige » de l’expert
externe. En soi cela peut ne pas poser problème, cependant, cette forme d’appui extérieur a
eu tendance, d’une part à devenir un « argument d’autorité »: « tel expert externe a dit cela »,
et d’autre part, à s’effectuer sur le mode de la répétition au détriment d’une réelle
compréhension et réappropriation des arguments et des faits exposés, que les citoyens ont
souvent du mal à présenter eux-mêmes. Certains experts externes vont ainsi soigner leurs
relations avec les citoyens pour avancer leurs propres idées au sein de la CCF, ce qui sera
parfois explicité clairement, « on a consulté des juristes et elles nous ont dit de dire… », parfois
moins ce qui renforce l’opacité de ces influences. Quelques « experts internes » vont aussi
signer des tribunes encourageant la CCF a reprendre telle ou telle option politique, tout en
affirmant lors des délibération « être neutre » et « pas là pour donner son avis personnel ». De
nouveau, ces pratiques soulèvent des questions épineuses sur la place du citoyen et de l’expert
dans les mini-publics.
Si cette « innovation » par la moindre neutralité et la plus faible rigueur procédurale peut
avoir ses partisans, je considère pour ma part que la place des experts ne devrait pas être aussi
« proche de la plume », aussi directement à dicter leurs propres propositions. Inclure les
experts comme organisateurs du programme de formation et comme intervenants lors
d’auditions publiques, filmées et transparentes, avec un temps de parole égale et si possible
dans un débat contradictoire apparaît bien plus en phase avec les idéaux de la démocratie
délibérative (Fishkin, 2009 ; Girard et Le Goff, 2010 ; Manin, 2011). Cependant, il faut
reconnaître que le design de la CCF avec sa durée totale beaucoup plus importante, renforcée
par des « webinaires » en ligne entre les sessions, et la proximité des experts avec les
délibérations permet à l’assemblée française de produire 150 propositions bien plus détaillées
et complètes que les 13 « recommandations » de son homologue irlandaise. De plus, les
citoyens français ont pu être impliqués plus directement dans le processus de rédaction, en
rédigeant et amendant directement une grande partie des textes, mais avec des apports et
interventions de facilitateurs, d’experts et d’organisateurs.
Une ambiguïté en termes d’impact et de projet politique
Outre l’aspect procédural, il sera intéressant de comparer les propositions substantielles
des deux panels citoyens, nous n’en avons pas la place ici mais y consacrerons un futur article.
On peut néanmoins évoquer le moment des votes. La session finale de la CCF, la 7, en
juin 2020, est une succession de votes ayant des allures de « chaîne d’usine », avec une délibé-
ration collective pour les 150 citoyens de 6 minutes chronométrée au total et souvent
interrompue par les organisateurs. La qualité délibérative est donc particulièrement réduite.
Une jeune citoyenne appelle ses collègues à « faire confiance aux GT qui ont bossé les
propositions alors que les autres non », d’autres demandent de « faire preuve de solidarité »,
ce qui est apparemment la démarche suivie pour la quasi-totalité des votes sur les 150
propositions car toutes sont approuvées avec des majorités nettes, d’aucuns diront
« staliniennes », à deux exceptions près : la réduction de la vitesse sur les autoroutes qui est
approuvée à « seulement » 60 % des voix, et la réduction du temps de travail qui est la seule
proposition rejetée.
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Le débat avant le vote sur cette proposition de la « réduction du temps de travail » est assez
révélateur de ce que la CCF n’a pas fonctionné pleinement comme une assemblée. La plupart
des citoyens qui prennent la parole n’ont jamais délibéré sur cette proposition, ils en appellent
plus au pathos, aux émotions en particulier la peur ou la colère, qu’ au logos, aux arguments
et à la raison. Il faut noter que cette proposition fut l’une des rares à ne bénéficier d’aucune
audition propre d’expert, même si certains l’évoquèrent rapidement. De même, lors des votes
sur l’opportunité de soumettre les mesures de la CCF à référendum, la rhétorique de la peur
domine largement, ce que note et déplore d’ailleurs une jeune membre de la Convention. La
principale raison pour refuser de faire voter le peuple français est que celui-ci « va forcément
dire non » et qu’il « ne va pas comprendre les propositions car lui n’a pas passé 9 mois à
travailler dessus »
19
. Cependant, on l’a vu, les 150 citoyens n’ont pas tous passé 9 mois sur les
150 propositions, en réalité ils ont seulement pu délibérer et pleinement s’approprier une
minorité des propositions. De plus, des sondages révèlent que la quasi-totalité des
propositions de la CCF faisait consensus dans la population, le maxi-public aurait donc sans
doute approuvé les propositions du mini-public. Mais alors, à quoi bon une assemblée tirée
au sort si « le peuple » était déjà favorable à ces mesures ? N’y a-t-il pas là une perte de temps
et d’argent public ? Nuançons cependant, en précisant que la CCF a néanmoins permis une
procédure de « mise à l’agenda » et de construction de propositions détaillées.
Il faut noter une tension concernant l’enjeu de la taxe carbone. En Irlande, de nombreux
citoyens avaient exprimé des réticences en plénière : « La neutralité carbone coûte trop cher
pour les gens normaux, surtout ruraux. Nous n’avons pas d’autre choix que d’avoir une voiture.
(Applaudissements) » ; « Les ministres pourraient-ils arrêter d’utiliser leurs voitures et
prendre les transports publics pour un mois ? »
20
. Un expert en particulier insistait pour la
taxe ce qui suscita des réactions hostiles : « Votre réponse c’est des taxes et rien d’autre ! », à
quoi l’expert répondit : « Sans taxe, le gouvernement n’a plus d’argent pour investir »
21
. Au
même moment, l’Irlande refusait les 13 milliards d’euros dus par Apple « contre la décision de
la Commission européenne, qui avait “obligé” le pays à récupérer les impôts non payés par la
firme »
22
. La proposition portant sur la taxe carbone de l’ACI se distingue d’ailleurs par le plus
faible taux de votes positifs et par sa formulation étrange, « 80 % des membres disent qu’ils
seraient prêts à payer des taxes plus élevées sur les activités intensives en carbone », une
opinion individuelle relevant du sondage et non une mesure issue de la délibération collective,
à l’inverse des 12 autres propositions. Sur la taxe carbone on demande aux membres de l’ACI
ce qu’ils sont prêts personnellement à faire, alors que sur les autres propositions ont leur
demande ce qu’il convient collectivement de faire et d’imposer à tous au niveau de l’Etat
irlandais. Cependant, la proposition de l’ACI précise ensuite que « Tous les revenus récoltés
devront uniquement être dépensés pour aider la transition. La hausse de taxe ne doit pas être
payée par les plus pauvres ».
En France, la question est encore plus sensible suite au mouvement des « Gilets jaunes »
et des réactions similaires s’observent dans la CCF. Pour ne prendre qu’un seul exemple, lors
du deuxième week-end de la Convention, en plénière, une professeur d’économie avait fait
19
Notes d’observations, CCF, session 7, en ligne, 19, 20 et 21/06/2020.
20
Notes d’observations, ACI, Malahide, 04/11/2017.
21
Notes d’observations, ACI, Malahide, 05/11/2017.
22
Jean-Baptiste de la Torre, « Apple conteste le remboursement de 13 milliards d’euros à l’Irlande
devant la justice européenne », Le Figaro.fr, 17 septembre 2019.
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l’apologie de la taxe carbone, « utile, puissante et nécessaire », disant le terme « taxe carbone »
12 fois dans ses 5 minutes de temps de parole. Un citoyen de la CCF, la coupa alors dans son
exposé, fait rarissime : « Vous nous prenez pour des enfants et c’est insupportable. On veut
des choses concrètes. (Applaudissements) ». Une autre citoyenne abondant en ce sens :
« Nous parlons trop de la taxe carbone […]. Dites-nous où vous voulez nous emmener »
23
. La
crainte des tirés au sort est claire : servir d’alibi au gouvernement et endosser la responsabilité
de mesures impopulaires ; au final ils écarteront totalement la taxe carbone de leurs
recommandations. Cette stratégie « d’évitement du blâme » (Hood, 2010 ; Weaver, 1986) en
confiant à des panels citoyens les dossiers problématiques (IVG, climat…) pourra peut-être se
retourner contre « l’électocratie représentationnelle », si les tirés au sort se révèlent efficaces
pour gérer les enjeux les plus brûlants cela légitimerait une pratique plus régulière et massive
de ces dispositifs délibératifs (Bouricius, 2019 ; Gastil et Wright, 2019). Les analyses empiriques
produites sur l’ACI et la CCF ne permettent pas de valider de telles hypothèses.
Toutefois à l’inverse, le risque demeure que les mini-publics tirés au sort deviennent des
outils de « gouvernementalité » des populations, permettant de donner l’image d’une
consultation du public, mais d’un public particulier, un « public d’élevage » étroitement
encadré (Mermet, 2007). Comme le notent positivement Lascoumes et Le Galès (2012, p. 53) :
« Le recours à des processus de délibération peut rendre gouvernables des situations
bloqués ». Or, les politiques climatiques ont tendance à être fréquemment bloquées. Face au
mécontentement de la population à l’encontre de mesures jugées injustes et pénalisantes,
comme l’augmentation de la taxe carbone, exprimé de façon paradigmatique à travers le
mouvement des Gilets jaunes, les gouvernants se tournent parfois vers les mini-publics
délibératifs. Ainsi, récemment divers élus du parlement de l’État de Washington aux États-
Unis ont lancé un appel pour mettre en place une assemblée citoyenne sur le climat. Ils
justifient notamment le projet comme une issue hors du blocage politique :
« Nous avons travaillé depuis de nombreuses années pour voter des politiques climatiques
ambitieuses au sein du parlement de l’État. Si nous avons eu du succès dans certains domaines,
comme exiger 100 % d’énergie propre […], nous avons eu moins de succès pour réduire les
émissions liées au secteur des transports ou à instaurer un prix sur la pollution carbone
24
. » (Fey
et al., 2020).
De même, le lobby Eumans, comptant plusieurs élus européens, fait simultanément
pression pour obtenir une taxe carbone et une assemblée citoyenne tirée au sort au niveau
européen
25
. De façon comparable, le mouvement Extinction Rebellion demande à la fois des
mesures fortes contre le changement climatique et des assemblées citoyennes pour en décider,
tout en prédisant que ces mini-publics proposeront des mesures qui conviendront audit
mouvement. De manière plus problèmatique, au Royaume-Uni les appels à organiser une
assemblée citoyenne sur le Brexit émanent de politiciens et d’acteurs qui étaient pro
« remain » et souhaitent donc casser le résultat du référendum qu’ils ont perdu (Benedictus,
2019 ; Brown, 2019 ; Caldwell, 2019). Dans cette optique, l’idée n’est-elle pas tant que les tirés
au sort puissent arriver à leurs propres conclusions mais plutôt aux mêmes conclusions que
23
Notes d’observations, CCF, Paris, 25/10/2019.
24
Fey et al., “Commentary: Citizens assembly would seek consensus on climate”, HeraldNet.com, 31 mai
2020.
25
Voir leur site Internet : https://www.eumans.eu/.
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les initiateurs et/ou organisateurs du processus délibératif ? Bien que des buts (surtout
écologiques) puissent apparaître louables à certains, il s’agirait alors de donner ainsi un
« vernis démocratique » et l’image d’une forme « d’onction populaire » à des options
politiques prédéterminées. Si cette tendance se vérifiait, cela porterait fortement atteinte à la
crédibilité et à la légitimité des mini-publics. D’ailleurs, l’exemple irlandais aurait-il été mis
en avant comme un « succès démocratique » dans le champ médiatique, politique et
académique si la recommandation avait été de maintenir l’interdiction de l’avortement ou du
mariage homosexuel ? Il est probable que non, et cela même si la qualité délibérative et
l’approbation parlementaire et référendaire avaient été également présentes dans ce scénario
contrefactuel.
Il semble que certains voient dans les mini-publics la possibilité de dire « les citoyens sont
avec moi », comme on pouvait dire « Dieu est avec moi » à des époques précédentes, et ainsi
de renforcer leur propre légitimité, plutôt que d’accepter l’hypothèse que l’assemblée adoptera
peut-être des mesures qui ne sont pas conformes aux souhaits de ces promoteurs, même au
terme d’une délibération de grande qualité. Cela est clairement manifeste dans les
propositions d’assemblée citoyenne sur le Brexit dont le but est de renverser l’expression
populaire du référendum tout en donnant une apparence démocratique à l’opération grâce à
une poignée de citoyens tirés au sort. Or, il est essentiel d’accepter cette possibilité : que le
mini-public ne s’alignera pas nécessairement sur les préférences et convictions politiques de
celles et ceux qui ont milité ou organisé cette assemblée. Faute de quoi ces dispositifs seront
condamnés au déclin. De plus, les mini-publics tirés au sort ne peuvent pas être le seul lieu de
la démocratie mais doivent s’inscrire dans une écologie démocratique plus globale (Chambers,
2011 ; Parkinson et Mansbridge, 2012), dont beaucoup reste à penser et à imaginer.
CONCLUSION
Sur bien des enjeux, les assemblées tirées au sort ont produit des délibérations de grande
qualité, mais peuvent-elles sauver la planète ? L’analyse empirique tend à relativiser cette
prétention qui est devenue une sorte de slogan suite au succès irlandais : « il suffit d’une
assemblée citoyenne pour régler ce problème » (Benedictus, 2019 ; Brown, 2019 ; Caldwell,
2019 ; Darby, 2019 ; Farrell, 2019). En réalité, le diable est dans les détails, tout dépend de la
procédure, du contexte et de la configuration dans lesquelles les citoyens délibèrent.
Les questions ouvertes (ex : changement climatique) sont plus complexes que les questions
fermées (ex : pour ou contre le droit à l’IVG) (Dienel, 2010), car les options ne sont pas
délimitées, mais également parce que l’aspect contradictoire des présentations d’experts est
moins clair, voire nié. Or, le principe du débat contradictoire est essentiel pour une
délibération de qualité (Manin, 2011). Ni en Irlande ni en France, les tirés au sort n’ont été
interrogés sur des changements de paradigmes profonds et fortement controversés,
impliquant des choix clairement distincts d’orientations politiques, comme par exemple la
sortie du capitalisme ou de la mondialisation. Le cadrage, censé être impartial, délimite avec
une part d’arbitraire les sujets considérés « légitimes » ou « rationnels » et en écarte d’autres,
créant de fait un espace de « ce qui est pensable ». L’influence des commanditaires et des
organisateurs, déterminant l’input par le choix des thèmes et des experts, est un angle mort
régulier pour la théorie politique qui néglige souvent l’analyse des exemples empiriques des
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usages délibératifs du sort. Le dilemme demeure : une autogestion totale d’un groupe tiré au
sort n’est pas possible car c’est précisément la qualité des procédures délibératives qui lui
donne en partie sa légitimité, mais à l’inverse, le danger d’une gouvernance verticale
d’organisateurs nommés par le gouvernement ne doit pas être sous-estimé.
Trois pistes sont à privilégier, pour permettre le développement de « mini-publics
critiques » pour reprendre le terme de Böker et Elstub (2015). D’une part, créer des espaces de
« méta-délibérations » pour rendre transparents les choix de cadrages des organisateurs et
leurs arguments afin que le maxi-public puisse les comprendre et que le mini-public puisse
les modifier, par exemple lors de débats sur l’organisation en début et en fin de séance. D’autre
part, institutionnaliser les dispositifs délibératifs afin que les procédures ne soient plus arbi-
trairement modifiées d’une fois sur l’autre, mais au contraire systématiquement coupler les
assemblées citoyennes à des référendums afin de développer une culture de la participation
et une véritable connexion entre mini et maxi-public afin de transformer la société dans son
ensemble et non pas seulement une centaine de tirés au sort (Courant, 2018b, 2019c). Enfin, il
ne faut pas retomber dans une forme de « fétichisme politique » (Bourdieu, 2001), passant du
« fétichisme des élections » à celui du tirage au sort. Les mini-publics ne sont qu’un élément
du « système délibératif » pour reprendre le concept de Parkinson et Mansbrige (2012),
d’autres éléments contribuent aussi à la vitalité politique de nos sociétés. Ainsi, il ne faut pas
que les assemblées tirées au sort servent à délégitimer d’autres formes d’expressions démo-
cratiques, notamment le référendum ou la manifestation. Comme le souligne Mermet (2007,
p. 380) à propos du débat public : « L’institution du débat public ne peut donc pas être
interprétée simplement comme une addition (“plus de démocratie”) à un système qui resterait
par ailleurs inchangé. S’il y a “plus de démocratie” à cet endroit-là, il y en a peut-être “moins”
ailleurs ». Oser une démocratie radicale dans toutes ses composantes, y compris mais pas
seulement avec et au sein de mini-publics délibératifs, apparaît alors nécessaire, car sans
changement politique de fond, une sortie de la crise écologique et politique semble peu
probable.
Dimitri.courant@unil.ch
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