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REINHARD OLSCHANSKI
UN ESPACE POUR L’ÉCOLOGIE DANS
L’HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES
Etopia – Revue d’écologie politique, Février 2020, N° 15, p. 203-214
L´ÉCOLOGIE POLITIQUE -
POUR INVENTER LE XXIè SIÈCLE
Etopia centre d’animation et de recherche en écologie politique
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Editeur responsable : Christophe Derenne
Imprimé en Belgique
Février 2020, N° 15
ISBN : 978-2-930558-22-6
UN ESPACE POUR L’ÉCOLOGIE DANS
L’HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES
[ REINHARD OLSCHANSKI | Docteur en philosophie ]
Longtemps, les trois grands courants que sont le libéralisme, le
conservatisme et le socialisme ont défini les attitudes politiques du
grand public, des intellectuels et des institutions universitaires. Les
développements survenant à travers le monde confirment cependant
qu’un autre système d’idées les a rejoints. Les Verts incarnent la
quatrième idée politique de la modernité, l’écologie, qui englobe au
sens large l’écologisme en tant que mouvement politique et en tant
qu’idée.
À quoi ressemblerait une image plus détaillée de cet accomplissement ?
Quelles conclusions les Verts peuvent-ils en tirer ? Comment pourrait se
décrire un parti écologiste tel que Bündnis 90 / Die Grünen, les Verts
allemands ?
Avant de répondre à ces questions, il est nécessaire de comprendre
comment un nouveau concept tel que l’écologie peut entrer dans
le panthéon des idées. Les paradigmes de la modernité n’ont pas
toujours été solidement ancrés. Ils ne sont ni des idéaux platoniques,
ni des « idoles » éternelles. Ils doivent leur position de premier plan à
des processus séculiers et historiques.
Le paradigme écologique
Le libéralisme est l’aîné des idées politiques associées à la modernité. Il
était le fer de lance politique de la pensée des Lumières et d’une nouvelle
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bourgeoisie. Le conservatisme, bien qu’il se drape dans la dignité et
l’immuabilité, est arrivé en second lieu. Il a constitué une réaction au
libéralisme, aux Lumières et à la transition vers la société bourgeoise. Le
conservatisme, aussi nostalgique de l’ancien qu’il ait pu être, n’en était
pas moins une étincelle dialectique, une réflexion obstinée sur le coût
du changement. Le socialisme est arrivé en troisième lieu, rejoignant
ce qu’il faut bien appeler une union profondément antagoniste. Il
répondait à la détresse de tous ceux qui se retrouvaient libérés des
anciennes relations de production féodales et s’agglutinaient dans les
villes du xixe siècle. Si nous laissons de côté les régimes autoritaires de
la première moitié du xxe siècle, il faudra plus d’une centaine d’années
avant que naisse une nouvelle idée fondamentale, cette fois sous
les traits de l’écologie. Comme les précédentes, elle est apparue en
réponse à un problème spécifique de son époque.
Tandis que les réponses à la question sociale reposaient sur une
critique des relations de production modernes et se concentraient
sur l’exploitation systématique présente dans les relations entre
personnes, la nouvelle approche écologique s’est intéressée au
contexte technologique ayant engendré le conflit entre les êtres
humains et la nature. La surexploitation de la nature et la pollution de
l’environnement en étaient ses thématiques centrales. La technologie
et les processus matériels de production et de consommation ont
cessé d’être acceptés comme neutres ou ne présentant aucune
alternative ; il est devenu possible de les critiquer et de les modifier. La
critique environnementale, plaidant en faveur d’alternatives « vertes »
plus écologiques et plus proportionnelles, a été popularisée par des
expériences telles que les catastrophes nucléaires de Tchernobyl et de
Fukushima, mais aussi par la preuve qu’une action efficace est possible.
De nombreux cours d’eau ont été ressuscités et l’interdiction mondiale
des chlorofluorocarbones (CFC) a mis un point d’arrêt à la disparition
rapide de la couche d’ozone.
Si le paradigme écologique n’a pas été dans son essence même une
réponse aux urgences matérielles du xixe siècle, il ne faut cependant
pas le réduire à un idéalisme dépourvu de toute envergure. En effet,
dans la mesure où l’écologie place la relation entre les êtres humains
et la nature au centre de l’attention, elle est davantage « matérialiste »
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que le paradigme social. Le changement climatique porte clairement atteinte aux
intérêts matériels des pauvres, comme le rappellent et le démontrent les millions
de « réfugiés climatiques ». L’écologie n’est pas
seulement une idée « pour des riches », qui sont par ailleurs à l’abri de
toute inquiétude ou de toute adversité.
La technologie et les processus matériels de production et de
consommation ont cessé d’être acceptés comme neutres ou ne
présentant aucune alternative ; il est devenu possible de les critiquer
et de les modifier.
Le paradigme écologique n’est pas non plus un paradigme de classe.
Il n’exprime pas, comme le libéralisme des premiers temps, la position
d’une bourgeoisie ambitieuse. Il n’est pas non plus une réaction
conservatrice de la classe supérieure féodale face à la révolution
bourgeoise, pas plus qu’une idéologie de la classe ouvrière pour lutter
contre le capitalisme. Une vie et une activité économique durables ont
quelque chose à offrir à tout un chacun. La durabilité équivaut aux
éléments universels d’une bonne vie – un air propre, une nourriture
saine, un développement durable – qui doit être accessible à tous.
L’approche écologique est donc universelle et va bien au-delà des
idées mondialistes du libéralisme économique et du libre-échange. Le
mouvement ouvrier s’est opposé au mondialisme libéral par la solidarité
internationale de la classe ouvrière – du moins là où il n’a pas succombé
à la drogue du nationalisme. L’écologie, pour sa part, se préoccupe de
problèmes qui ne s’arrêtent pas aux frontières nationales, tels que les
retombées radioactives et les émissions de gaz à effet de serre. En parallèle
avec la mondialisation de l’économie, le réchauffement climatique est
le processus mondial ultime. Son caractère mondial explique pourquoi
le populisme national pratique la politique de l’autruche dès qu’il est
question d’enjeux écologiques, en particulier climatiques. En effet,
admettre toute responsabilité humaine mènerait de facto à une solidarité
par-delà les frontières des États-nations.
Le réchauffement climatique actuel est un effet secondaire de notre
confrontation avec la nature. Il est une contre-attaque dirigée contre
l’activité humaine et obéissant aux lois de la nature, son facteur
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déclencheur étant le niveau trop élevé de gaz à effet de serre émis
dans l’atmosphère. À cet égard, l’écologie, souvent rejetée comme
manquant quelque peu de substance, semble au contraire plus
concrète que les idées de ses contempteurs. Jean-Paul Sartre définissait
des événements tels que le réchauffement comme des « contrefinalités
», c’est-à-dire des conséquences d’interventions humaines sur
la nature qui s’avèrent hostiles aux humains, étant entendu que cette
hostilité n’émane pas d’un ennemi humain. En effet, ni la nature ni ses
lois ne sont des adversaires personnels. Le combat contre les contrefinalités
n’implique pas seulement une lutte où des groupes sociaux se
regroupent au nom de la solidarité pour opérer ensuite dans le cadre
d’un modèle « nous contre eux ». Il s’agit plutôt d’une lutte « nous
contre lui », c’est-à-dire contre le pouvoir impersonnel des processus
naturels, même si le facteur déclenchant est humain.
En une génération et demie, ce nouveau paradigme a su atteindre le
coeur et l’esprit de millions de personnes. Il est un des canaux essentiels
par lesquels nous comprenons le monde vivant et s’exprime à travers
une forme politique différentiée. Son champ d’action peut s’observer
dans les domaines avec lesquels il entretient un lien immédiat et qui
concernent directement neuf des quatorze ministères fédéraux allemands
actuels : l’environnement, la conservation de la nature, la sûreté
nucléaire, l’alimentation, la protection des consommateurs, l’agriculture,
la recherche et la science, la santé, la construction et le logement, les
transports, l’économie, l’énergie, la coopération économique et le
développement. Même si les Verts allemands travaillaient exclusivement
sur des sujets « écologiques », ils ne sont pas ce parti « de niche »,
comme on les a longtemps qualifiés. Leurs thèmes principaux suffisent à
eux seuls à les doter d’un portefeuille politique capable de concurrencer
sans difficultés – et même souvent de surpasser – les offres clés de leurs
compétiteurs, tant en termes d’ampleur que d’urgence.
L’apparition de technologies, normes et procédures alternatives est le
fruit d’un long travail de réflexion sur l’impact des processus humains
sur l’environnement. La croissance des énergies renouvelables est un
exemple triomphant de cette évolution. La transition énergétique est en
voie de réorganiser un secteur clé de l’économie et une transformation
écologique complète est à l’agenda. Autant de signes qui démontrent
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que l’écologie – « l’identité de marque principale » novatrice et attrayante
des Verts – est devenue l’une des idées principales de l’époque moderne.
Élargir l’horizon
L’accent que les Verts placent sur l’environnement leur fournit une
base solide à partir de laquelle toucher un public encore plus large.
Le parti revendique depuis longtemps déjà son statut de « formation
généraliste » positionnée sur l’ensemble des enjeux politiques. Et cette
intention est déjà mise en pratique, comme le prouve le gouvernement
écologiste du Bade-Wurtemberg, la région techniquement la plus
novatrice d’Europe. Les Grünen ont eu la sagesse de ne pas se laisser
tenter par l’idée risquée de devenir un « parti populaire ». Ce concept
fonde le parti sur des publics cibles relativement homogènes qui ne
sont présents que dans des proportions limitées au sein de la société
allemande. Les Verts allemands ont aussi évité d’autres pièges comme
devenir une formation qui aurait représenté des intérêts restreints,
ou devenir un parti « fourre-tout ». Des choix qui ont conduit l’Union
chrétienne-démocrate et les sociaux-démocrates à un brouillage
marqué de leurs messages, ainsi qu’à un penchant marqué pour
les lobbyistes, le syncrétisme politique et bien d’autres compromis
nonchalants et conventionnels.
Or, si les Verts allemands ne sont pas un parti populaire, que sont-ils
et quelle voie doivent-ils suivre pour gagner davantage de pertinence ?
Reinhard Bütikofer a apporté à ce débat une contribution importante.
Il recommande aux Verts de se percevoir comme un « Orientierungs-,
Bewegungs- und Dialogpartei » (ndt : un parti d’orientation, de
mouvement et de dialogue). Le parti doit conserver une conscience
très nette du fait qu’il a été à l’origine un mouvement social et qu’il doit
s’engager dans des processus institutionnels sans y perdre son identité
(Bewegung). En parallèle, le parti doit proposer une orientation destinée
à la société dans son ensemble et définir un courant dominant à la
fois nouveau et orienté vers l’avenir (Orientierung). Pour reprendre les
termes de Reinhard Bütikofer, il est nécessaire « d’identifier des projets
de réformes fondamentales et de se battre pour les faire advenir, quel
que soit l’état des forces politiques en présence ». Cet objectif requiert
un style politique particulier et inclusif (Dialog). Il ne faut pas confondre
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la capacité de devenir et de conserver l’hégémonie politique avec celle
de pouvoir apporter une réponse à tout. Dans cet ordre d’idées, le
dialogue doit servir « à créer consciemment des points de connexion
dans ses propres opinions, et ce au profit des autres ». En démocratie,
l’objectif de la communication politique n’est pas d’exprimer sa
propre esthétique. Il faut être capable d’exprimer ses points de vue
de façon à ce qu’ils soient compréhensibles, convaincants, pour qu’ils
correspondent aussi étroitement que possible aux préoccupations de
votre interlocuteur.
Le parti doit proposer une orientation destinée à la société dans son
ensemble et définir un courant dominant à la fois nouveau et orienté
vers l’avenir.
L’hégémonie se construit également à travers la « force déployée vers
l’extérieur ». Les Verts allemands doivent jeter des ponts intellectuels
et culturels vers divers milieux sociaux, et doivent développer une
utilisation à la fois plus indépendante et plus consciente des contenus
et de la sémantique apparus dans d’autres courants politiques. Dans
son livre Wer wir sein könnten (ndt : « Ce que nous pourrions être »), le
coprésident du parti montre comment le langage peut créer des réalités
et permettre simultanément le traitement de ces réalités. Si les Verts
veulent porter leur revendication d’autonomie et de pertinence accrue
avec sérieux, ils doivent s’engager dans un travail sémantique consistant
à recréer ou à reformuler le langage et les concepts traditionnels qui
peuvent se révéler utiles aujourd’hui – même si à l’origine ces concepts
sont issus des traditions libérale, sociale ou conservatrice.
Un bon point de départ peut consister à analyser l’histoire récente des
forces libérales, sociales et conservatrices en Allemagne, puisqu’elles
« incarnent » d’autres paradigmes politiques.
Le libéralisme : la seconde corde de l’arc
Le représentant traditionnel du libéralisme dans le paysage des partis
politiques allemands est le Parti libéral-démocrate (FDP). Mais le
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libéralisme est plus ancien que le FDP et existait dès avant la création de
la République fédérale – et ses manifestations sont multiples. Comme
pour tout paradigme politique, il est raisonnable de se demander « qui
sommes-nous » et, immédiatement après, « combien sommes-nous à
penser comme cela ? »
Aux premiers jours de la République fédérale, le FDP était un petit
parti et un refuge pour les nationalistes alors en quête d’influence.
La progression des nationalistes s’étant arrêtée au cours des années
1960, le parti est devenu un lieu de débats animés et s’est rallié à la
ligne libérale de gauche traditionnelle en matière de libertés sociales et
civiles. Après la victoire du libéralisme de marché radical, au tournant
des années 1980, le FDP s’est détourné du libéralisme de gauche, une
inflexion qui l’a affaibli pour longtemps.
Le parti vert allemand, tout juste constitué à l’époque, fut un des
principaux bénéficiaires du tournant radical du FDP vers le libremarché.
Les Jeunes démocrates, l’ancienne aile jeunesse du FDP, se
sont rapprochés des Verts. Mais ils n’étaient pas les seuls. Les Verts
étaient en phase avec un large Zeitgeist (ndt : « l’esprit du temps »)
démocratique et radical, effectivement libéral mais, dirions-nous, avec
un « l » minuscule. Les militants des droits civiques et les membres
des mouvements pour les droits des femmes, des lesbiennes et des
gays, et des mouvements pacifistes et antiracistes ont fait des Verts
allemands le parti en charge d’une « libéralisation fondamentale »
qui allait faire date, et qui pourrait être qualifiée, pour reprendre une
expression heideggérienne, d’ « éclaircie de l’être » (ndt : Lichtung).
Les Vert sont ainsi devenus les héritiers légitimes tant du libéralisme
de gauche allemand que de sa force novatrice. Nous pourrions même
parler d’une seconde identité comparable à l’écologie qui a relié les
Verts aux Lumières ainsi qu’aux mouvements pour la liberté et la
démocratie de l’époque moderne.
Les Verts étaient en phase avec un large Zeitgeist (ndt : « esprit du
temps ») démocratique et radical, effectivement libéral mais, dirionsnous,
avec un « l » minuscule.
Le libéralisme vert n’équivaut pas à un clientélisme politique favorable
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aux loups solitaires du marché. Il est bien davantage associé à des
revendications universellement applicables. Les Verts allemands sont
profondément animés par une aspiration kantienne qui les porte
à agir selon des maximes qui pourraient être acceptées comme
des lois universelles. Le paradigme écologique, enraciné dans une
préoccupation pour un monde naturel commun et partagé par tous,
y compris par les générations futures, contenait déjà certains aspects
de cet universalisme. De la même façon, les solutions socio-politiques
doivent être universalisables – acceptables pour tous ou du moins
pour le plus grand nombre de personnes possible. Elles doivent être
inclusives et bénéficier aux membres les plus défavorisés de la société.
Le libéralisme et l’individualisme verts représentent l’autodétermination,
depuis une perspective universalisante et résolument pro-sociale.
Cette revendication libérale particulière a été mise en évidence lors du
débat sur les réfugiés. Alors que d’autres flirtaient avec le populisme,
les Verts sont restés fidèles à leurs croyances fondamentales. Ils en
recueillent les fruits aujourd’hui. De plus en plus, ils représentent une
« réaction contre la réaction », une large majorité démocratique qui
s’oppose au discours de haine et à l’esprit régressif du populisme,
ainsi que d’un camp « libéral » élargi qui s’étend au-delà du libéralisme
traditionnel.
Cela étant, le libéralisme vert se préoccupe également de mettre en
place une réglementation efficace du marché afin de créer les conditions
nécessaires pour orienter les forces du marché vers des formes de
production écologiques. Les Verts doivent être la force qui soutient
l’innovation intelligente et durable de façon générale, englobant la
numérisation, l’intelligence artificielle et les véhicules autonomes. En
ce sens, le libéralisme vert est un synonyme plus large d’ordolibéral. Il
s’oppose au radicalisme du marché qui veut réduire la réglementation
et exclure les coûts écologiques et sociaux de la production.
La conceptualisation écologique du social
À l’instar du FDP, les sociaux-démocrates allemands (SPD) ont gâché
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des opportunités stratégiques. Le parti s’est battu contre les nouveaux
mouvements sociaux des années 1970, y compris contre le mouvement
écologique. Le déficit écologique du parti peut sembler surprenant
dans la mesure où la transformation des sociétés industrielles est en
réalité assez proche des préoccupations de ce parti établi de longue
date. Mais son implication corporatiste dans la politique industrielle
de la République fédérale a ralenti sa réorientation écologique – et
continue de le faire, comme en témoignent les récents accrochages
autour de l’arrêt progressif de l’exploitation de la lignite.
Le mouvement en direction du New Labour de Tony Blair, sous
le chancelier Gerard Schroeder, a plongé le parti dans d’autres
complications. Les réformes du marché du travail Hartz IV menées
par le gouvernement rouge-vert de Gerard Schroeder ont déclenché
une longue querelle, non résolue, au sein du SPD et de l’ensemble
de la gauche allemande – y compris chez les Verts. Les dirigeants du
SPD ont procédé à cette tentative de modernisation pour répondre
aux bouleversements socioéconomiques de l’époque. Mais cette
« avancée » procédait davantage d’un glissement profond dans l’idée
de l’être humain, depuis la notion classique de l’homo solidaritus de
la tradition social-démocrate vers l’homo economicus de la tradition
économique libérale. À partir de 2005, la participation du SPD à trois
grandes coalitions successives a érodé plus encore l’identité socialdémocrate
du parti. Désormais piégé dans une profonde mélancolie, il
est incapable d’expliquer la tâche de la social-démocratie au xxie siècle.
Les enjeux sociaux restent très présents dans la vision des Verts
allemands. À la différence du SPD, ils n’ont jamais été un parti fordiste.
Il leur manquait pour cela la pléthore de membres des sociauxdémocrates,
leur relation symbiotique avec les syndicats et leur
pensée organisationnelle hiérarchique. Les Verts vivent et pensent en
hiérarchies horizontales, ce qui implique une vision où la subsidiarité a
un rôle à jouer, où l’État refuse de prendre des décisions sur un mode
paternaliste et autoritaire, préférant encourager l’autodétermination
et la responsabilité personnelle. Les Verts sont à cet égard les
détenteurs d’un héritage « social libéral » particulier, qui correspond à
l’individualisation de la société d’aujourd’hui, mais tout en s’écartant
de l’individualisme traditionnel et orienté vers la classe moyenne du
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FDP, qui préférerait laisser le travail de l’universalisation politique à la
main invisible du marché.
Les Verts vivent et pensent en hiérarchies horizontales, ce qui implique
une vision où la subsidiarité a un rôle à jouer, où l’État refuse de
prendre des décisions sur un mode paternaliste et autoritaire, préférant
encourager l’autodétermination et la responsabilité personnelle.
Les politiques sociales et de protection sociale des Verts s’appuient
sur trois piliers : des revendications en matière d’autodétermination et
d’universabilité basées sur la citoyenneté kantienne, une empathie pour
les divers problèmes sociaux de notre époque (le logement, la pauvreté
chez les enfants et les personnes âgées, la crise des soins de santé,
l’exclusion sociale) et la conscience que les plus pauvres souffrent le
plus des conséquences de la dégradation de l’environnement.
Les Verts utilisent une conception de la justice qui regroupe un certain
nombre d’aspects différents. L’absence de justice de genre n’est pas
perçue comme une « contradiction secondaire » du social, pour utiliser
un terme marxiste. Ils défendent l’égalité des chances et un accès
équitable à l’éducation, ainsi qu’une « politique de reconnaissance »
qui aide les individus à développer leur identité particulière et à vivre
libre de la contrainte et de la discrimination. Ils savent par ailleurs que la
demande de justice distributive n’est pas obsolète – pas plus qu’elle ne
peut être remplacée par un accent sur l’ethnicité. Les problématiques
sociales ne doivent pas être désarticulées et prises comme la lutte de
« notre groupe » contre les migrants, les réfugiés et les « travailleurs
étrangers ». Cette approche du social, résolument anti-populiste,
anti-nationaliste, et attachée aux Lumières, est un point de friction
important entre les Verts et certaines sections du parti de la gauche
allemande (Die Linke).
Perspectives conservatrices
Les chrétiens-démocrates représentent le camp conservateur en
République fédérale. L’Union chrétienne-démocrate plonge ses racines
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dans trois traditions : conservatrice, social-chrétienne et libérale. Pour
l’heure, cette formation subit une guerre sur deux fronts déclenchée
par son parti-soeur bavarois, l’Union chrétienne-sociale (CSU), qui
a aiguisé son profil conservateur en se positionnant contre « les
réfugiés », une attitude qui a fatalement renforcé l’Alternative pour
Allemagne (AfD), formation populiste d’extrême droite. Une autre
discorde, interne au parti, a visé Angela Merkel – la chancelière issue
de ses propres rangs. Sa politique concernant les réfugiés en a été la
cible principale, tandis que des critiques plus générales ont été dirigées
contre la modernisation (rudimentaire) imposée par Angela Merkel au
parti.
Quelles sont les conséquences sur les Verts – si du moins il y en a – des
luttes intestines du camp conservateur ? Durant les premières années
d’existence des Verts allemands, les tentatives visant à orienter le parti
vers une forme d’écologie droitière et conservatrice, basée sur « le
sang et le sol », ont heureusement échoué. Les Verts sont allés dans la
direction opposée, vers une écologie libérale à visage social. Dans ces
conditions, pourquoi les Verts d’aujourd’hui devraient-ils mener une
réflexion sur le conservatisme ?
Le ministre-président écologiste de l’État de Bade-Wurtemberg, Winfried
Kretschmann, répond à cette question dans son livre paru en
2018, Worauf wir uns verlassen wollen (ndt : « Ce sur quoi nous
voulons compter »). Il y plaide en faveur d’une « nouvelle idée des
conservateurs » et souligne combien sont remarquables les intersections
entre le conservatisme cosmopolitain et non réactionnaire d’une part,
et de l’autre, l’écologie et le libéralisme centré sur les libertés civiles et
sociales des Verts. En réalité, l’écologie plonge ses racines dans une
dialectique des Lumières qui s’est tout d’abord nourrie au lait de la
pensée conservatrice – c’est-à-dire la conscience que le changement
révolutionnaire génère des conséquences non seulement positives,
mais aussi négatives. La réflexion sur les effets potentiels de la
technologie, si centrale dans le paradigme écologique, est bien établie
dans la pensée conservatrice également.
Les motifs qui conduisent un individu à protéger l’environnement, le climat
ou la biodiversité peuvent être alimentés par différents types d’idées.
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Les conservateurs chrétiens imprègnent l’environnement de leur
propre sens et parlent de « préserver l’intégrité de la création ». Les
motifs qui conduisent un individu à protéger l’environnement, le
climat ou la biodiversité peuvent être alimentés par différents types
d’idées : des connaissances scientifiques, des considérations morales,
philosophiques ou esthétiques, ou encore des positions théologiques.
Le recours à ces recoupements doit être au centre de la « politique des
idées » des écologistes. Parmi les notions autour desquelles orienter
ce travail figure le « consensus par recoupement » de John Rawls,
selon lequel des groupes aux points de vue apparemment divergents
peuvent se retrouver sur des principes de justice fondamentaux.
La préservation d’une société ouverte est une seconde signification du
conservatisme, dans la ligne de sa racine latine, conservare, maintenir
intact. L’histoire montre que la stabilité des démocraties dépend du
soutien conservateur, et que des risques apparaissent lorsque les
conservateurs changent d’allégeance et passent au camp populiste ou
nationaliste ethnique.
Une approche écologique pour le xxie siècle
Les Verts allemands ont compris depuis longtemps qu’ils sont
davantage que le mouton noir de la démocratie sociale ou la chair
et le sang libertaire/anarchique ou encore romantique/conservateur
des classes moyennes. Les Verts revendiquent leur indépendance.
Avec l’écologie, ils incarnent une préoccupation humaine essentielle
qui façonne les modes de vie modernes et détermine les demandes
éthiques, esthétiques et socioculturelles de millions de personnes. Leur
approche, associée au cosmopolitisme et à l’empathie sociale, est
suffisamment viable et soutenable pour fournir les lignes directrices
d’une approche politique constructive en vue du xxie siècle, comme le
firent en leur temps des courants politiques plus anciens.
Il n’est plus temps pour les Verts de refuser leur statut de force politique,
ni la place que leur courant de pensée occupe au sein du panthéon des
grandes idées de la modernité.
La version originale de cet article a été publiée dans le Green European
Journal
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