ThesisPDF Available

L'essence de la religion chez Emmanuel Kant : Analyses, critiques et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.

Authors:
  • Université Loyola du Congo

Abstract

Emmanuel Kant, avec La religion dans les limites de la simple raison, s’adonne à une réflexion analytico-critique sur la religion et les croyances. Par ce travail d’exposition d’une ‘‘doctrine philosophique de la religion’’, Kant se livre, lucidement, à une quête de réponse à la fameuse question « que m’est-il permis d’espérer ? ». Via La religion, le philosophe de Königsberg entend faire passer le phénomène religieux au scanner exclusif de la raison pure critique. Dans cet ouvrage où toutes les majeures données religieuses (le divin, la vie après la mort, la rédemption, la grâce, l’Eglise et le culte) sont convoquées au tribunal du criticisme, Kant développe un système religieux à la fois philosophique et théologique. Une théorie certes religieuse, mais où la juridiction exclut l’intervention de la foi. En réalité, ce que Kant cherche à étaler au grand jour, à travers La religion, c’est l’essence de la religion. Qu’elle est la véritable nature de la religion ? La foi et la raison sont-elles compatibles ? L’homme est-il responsable du mal dans la vie ? Toutes les données observées dans les religions et vantées par celles-ci sont-elles rationnellement dignes de foi ? Aussi, comment reconnaître une véritable Eglise et un vrai culte ? Telles sont, entre autres, des questions qui trouvent leurs réponses dans la philosophie religieuse de Kant, et qui jalonneront notre réflexion. L’actuel opuscule, consistera systématiquement en un examen réfléchi en trois facettes. Primo, je m’évertuerai, dans un essai de compréhension de La religion, à commenter judicieusement la pensée religieuse de Kant. Secundo, j’essayerai de mettre en perspective des tares que recèle cette pensée du philosophe de Königsberg. Et tertio, dans un dépassement des flèches lancées à la théorie religieuse du grand maître Kant, et surtout dans le souci de recenser dans cette philosophie de la religion des leçons nécessaires pour une positive compréhension contemporaine de la valeur que requiert la relation avec l’Absolu, je procéderai à une réinterprétation valorisante de cette remarquable religion morale, partie et fin du plan-projet kantien de philosophie pure transcendantale.
FACULTE DE PHILOSOPHIE
SAINT PIERRE CANISIUS
**********
Kimwenza Commune de Mont-Ngafula
B.P. 3724 KINSHASA-GOMBE
R.D CONGO
***********
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la
simple raison.
Par : Serge Nguiffo Kayim, sj
Mémoire
Présenté pour l’obtention du grade de
Bachelier en philosophie
Directeur : P. Crispin Mpululu, sj
Kimwenza, Juillet 2015
******************
REMERCIEMENTS
Je m’incline devant la providence, ‘‘modèle de moralité’’ qui, par la grâce, a
épaulé mon intelligence tout au long de mes cogitations. Mon égard munificent va
aussi à l’endroit du Père Crispin Mpululu sj, dont la disponibilité et la direction
ont permis de mener à bien cet opuscule, premier et initial manifeste de mon
amour incandescent pour le « révérable » maître Kant, et de ma passion éternelle
pour la « métaphysicité » de la philosophie pure transcendantale…
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
1
INTRODUCTION
Emmanuel Kant
1
, avec La religion dans les limites de la simple raison
2
, s’adonne à
une réflexion analytico-critique sur la religion et les croyances. Par ce travail d’exposition
d’une ‘‘doctrine philosophique de la religion’’
3
, Kant se livre, lucidement, à une quête de
réponse à la fameuse question « que m’est-il permis d’espérer ? »
4
. Via La religion, le
philosophe de Königsberg entend faire passer le phénomène religieux au scanner exclusif de
la raison pure critique. Dans cet ouvrage toutes les majeures données religieuses (le divin,
la vie après la mort, la rédemption, la grâce, l’Eglise et le culte) sont convoquées au tribunal
du criticisme, Kant développe un système religieux à la fois philosophique et théologique.
Une théorie certes religieuse, mais la juridiction exclut l’intervention de la foi. En réalité,
ce que Kant cherche à étaler au grand jour, à travers La religion, c’est l’essence de la religion.
Qu’elle est la véritable nature de la religion ? La foi et la raison sont-elles compatibles ?
L’homme est-il responsable du mal dans la vie ? Toutes les données observées dans les
religions et vantées par celles-ci sont-elles rationnellement dignes de foi ? Aussi, comment
reconnaître une véritable Eglise et un vrai culte ? Telles sont, entre autres, des questions qui
trouvent leurs réponses dans la philosophie religieuse de Kant, et qui jalonneront notre
réflexion.
L’actuel opuscule, consistera systématiquement en un examen réfléchi en trois
facettes. Primo, je m’évertuerai, dans un essai de compréhension de La religion, à commenter
judicieusement la pensée religieuse de Kant. Secundo, j’essayerai de mettre en perspective
des tares que recèle cette pensée du philosophe de Königsberg. Et tertio, dans un dépassement
des flèches lancées à la théorie religieuse du grand maître Kant, et surtout dans le souci de
recenser dans cette philosophie de la religion des leçons nécessaires pour une positive
compréhension contemporaine de la valeur que requiert la relation avec l’Absolu, je
procéderai à une réinterprétation valorisante de cette remarquable religion morale, partie et fin
du plan-projet kantien de philosophie pure transcendantale.
1
en 1724 et décédé en 1804, Emmanuel Kant est un philosophe idéaliste allemand du fameux siècle des
lumières (Aufklärung). Un siècle rationaliste qui, avec le piétisme, exercèrent une grande influence sur Kant.
Notre philosophe naquit et vécu toute sa vie à Königsberg, une ville prussienne. D’une érudition plurielle et
incomparable, se consacrant uniquement à l’étude, à la recherche et à l’enseignement, Kant publia beaucoup
d’ouvrages fondamentaux pour la culture philosophique, physique, théologique, logique, politique et morale.
2
La religion dans les limites de la simple raison est l’un des ouvrages cruciaux du kantisme. Kant le publia en
1793, donc douze années après la Critique de la raison pure, cinq ans après la Critique de la raison pratique et
trois ans seulement après la Critique du jugement. Dans ce travail, nous nous limitons aux références : La
religion dans les limites de la simple raison, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1979. Désormais, nous nous contenterons
simplement d’abréger tout le titre de ce livre par La religion.
3
Sous-titre de La religion dans les limites de la simple raison.
4
Kant faisait de cette question « que m’est-il permis d’espérer ? », la troisième question de son plan-projet de
philosophie pure transcendantale (cf. la IIème Partie de ce travail au II.B. 1).
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
2
Ière PARTIE : ESSAI DE COMPREHENSION DE LA CONCEPTION KANTIENNE
DE LA RELIGION
L’essai auquel nous nous livrons pour cerner de plus près la conception kantienne de la
religion, procèdera suivant l’enchaînement logique des grandes articulations de La religion.
Tour à tour, notre analyse des thèmes principaux de La religion explorera la différence
kantienne entre la religion rationnelle et la religion révélée, la nature morale de l’homme, le
mal radical, la conversion, la christologie kantienne, et enfin, la communauté éthique comme
établissement du royaume de Dieu sur terre.
I- La nécessaire différence entre religion rationnelle et religion révélée
Kant, avec La religion, donne une orientation très particulière à sa perception du concept
de religion. Bien que s’inscrivant, avec nuance, dans la perspective populiste de l’idée de
religion comme système de croyances définissant la relation de l’humain au divin, Kant
définit substantiellement la religion comme « l’intention sincère de remplir tous les devoirs de
l’homme comme des commandements divins ».
5
C’est une définition le devoir est baptisé
sacré. Pour Kant, « il n’existe qu’une religion, mais il peut exister beaucoup d’espèces de
croyances ».
6
Telles sont la définition et les particularités du concept de religion qui rythmera
la philosophie religieuse kantienne.
Dans la préface de son ouvrage, Kant commence sa doctrine philosophique de la religion
par une autre précision nécessaire à la compréhension de son exposé. Exactement comme déjà
amorcé dans un autre de ses écrits, Le conflit des facultés, Emmanuel Kant dément toute
opposition universelle entre religion rationnelle et religion révélée, et soutient des similitudes
entre elles. En substance, la religion de la raison telle que définie par Kant diffère
considérablement mais pas totalement, d’une part, de la religion aussi rationnelle prônée par
les philosophes des lumières comme Christian Wolff et, d’autre part, de la religion révélée.
Avec le déisme des lumières, la religion kantienne partage une même fin, celle d’atteindre et
d’accepter Dieu uniquement par la lumière naturelle. Cependant, la manière de procéder est
bien différente. Le déisme des Aufklärers a une connotation agnostique apparemment
modérée ; il repose sur et se déploie essentiellement dans le domaine de la spéculation
exclusive, que Kant critiquera en parlant des prétentions de la « raison pure théorique »
7
de
pouvoir dire Dieu. Chez Kant, la religion rationnelle n’est pas une religion pure théorique,
5
Idem, P 114.
6
Idem, P 144.
7
Le kantisme distingue deux facettes de la raison humaine. La « raison pure théorique », qui ne peut qu’abriter
les idées métaphysiques (Dieu, le moi et le monde) sans pour autant les expliquer ; et la « raison pure pratique »,
siège du devoir moral, et seule capable de conduire nécessairement à l’existence des idées métaphysico-
transcendantales (les postulats : Dieu, la liberté et l’immortalité de l’âme).
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
3
mais plutôt une religion pure pratique, autrement dit, c’est une religion exclusivement pratico-
morale
8
. Cette religion naturelle de Kant se fonde sur la loi morale
9
inscrite en nous. Face à la
religion révélée, la religion rationnelle kantienne ne cautionne pas les dogmes et les cultes
irrationnels
10
. Avec sa nature historique et entachée d’apports humains, la religion révélée
arrive, au fur et à mesure, à un brassage de plusieurs faits incompatibles avec les principes de
la religion rationnelle. Comme le souligne notre auteur, « la révélation peut au moins
comprendre en soi aussi une pure religion de la raison, mais non celle-ci inversement »
11
. En
d’autres termes, la révélation n’est pas à diaboliser comme pensaient les Aufklärers
12
. Si on
l’exorcise ou la fragmente, l’on se rendra compte qu’elle peut avoir un contenu rationnel ou
moral. Et c’est par ce contenu, que la religion révélée est familière à la religion morale de
Kant. L’image de deux cercles concentriques qu’utilise le philosophe de Königsberg pour
exprimer cette réalité est remarquable : « l’une (la religion révélée) comme une sphère plus
large de la foi, qui en elle-même enferme l’autre (la religion rationnelle) comme une sphère
plus étroite »
13
. Pour Kant, la religion révélée peut être prise comme le grand cercle à
l’intérieur duquel est logé le petit cercle, qui représente la religion morale. Par cette figure, il
fait découvrir que la raison et la révélation ne sont pas opposées sur tous les points, elles ont
une substance qui les lie. « Entre la raison et l’Ecriture il peut y avoir non seulement
compatibilité mais encore harmonie»
14
. Ce fait s’exprime par leur moralité commune, et par
conséquent, « une religion qui, sans hésiter, déclare la guerre à la raison, à la longue ne saurait
se maintenir contre elle »
15
. Foi et raison, comme religion révélée et religion rationnelle, ne
sont pas des ennemis radicaux ou totaux chez Kant, elles ont dans leur essence quelques
catégories communes inscrites dans la nature de l’homme, animal métaphysico-religieux.
II- La nature de l’homme, animal métaphysico-religieux
Plusieurs réalités intrinsèques à l’homme rendent crédibles la conception et la définition
de l’humain comme animal métaphysico-religieux. Parmi ces réalités de l’ontologie
anthropologique, Kant, dans La religion, en énumère deux fondamentaux. Primo, la
« disposition originelle au bien », ou l’innéité du devoir moral, essence de la religion.
Secundo, le « penchant naturel au mal », ascendance du mal radical qu’engendre le libre
8
A distinguer lucidement de la religion empirique qui est une autre appellation kantienne de la religion révélée.
9
On l’expliquera davantage au II,b qui suit).
10
Confère le VI-b « Du vrai et du faux culte » de cette Ière PARTIE.
11
Idem, P 31.
12
Voir la IIème PARTIE au II.B), sur les mérites de Kant (la section du dépassement de l’Aufklärung).
13
La religion, P 31.
14
Idem, P 32.
15
Idem, P 29.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
4
arbitre humain. Sur ces constats, le devoir moral conduit nécessairement à des représentations
religieuses.
a) Le devoir moral, essence de la religion
L’armature de tout le système kantien de philosophie transcendantale a le devoir moral
pour souche incontournable et inaliénable. Même la raison pure théorique, pour comprendre,
crédibiliser ou donner vie à ses Idées métaphysico-transcendantales (Dieu, le moi et le
monde), doit partir de la réalité morale que donne à découvrir avec évidence la raison pure
pratique. L’impératif catégorique est ainsi la règle-prémisse fondamentale du système kantien.
La religion étant une partie qui, à la fois, continue et clôture
16
le kantisme, ne saurait faire
exception à cette règle-prémisse. Ainsi, pour montrer la naturalité religieuse de l’homme,
différemment de ses devanciers
17
qui sombraient dans des « prétentieuses » spéculations pures
théoriques, Kant décolle de façon remarquable à partir d’un fait qui est à l’abri du doute, celui
de la réalité pratico-morale.
« Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en
loi universelle de la nature»
18
ou encore « agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi
bien dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais
simplement comme un moyen. »
19
. Les vérités morales ont ainsi une nature universelle et
éternelle. Tous les hommes raisonnables ne sont-ils pas d’accord que le courage vaut mieux
que la lâcheté et que la justice est à louer que l’injustice ? Notre conscience, sans besoin de
truchement, et parfois via des remords, ne nous apprend-elle pas que le bien vaut mieux que le
mal? Sûr de ce constat, Kant, dès le début de sa théorie religieuse, attire expressément
l’attention du lecteur sur la réalité naturelle en l’homme de l’impératif catégorique ou du
devoir pratico-moral. Cette bonté originaire, cette attraction naturelle vers l’universalisable
positif, cette disposition originelle à la perfection, ou cette innéité du Bien et du Bon dans
l’anthropos-nature est, chez Kant, un fait irrécusable de l’ontologie constituante de l’homme.
Même les plus sceptiques des disciples de Pyrrhon mettraient en quarantaine leur incrédulité
incrédule et s’accorderaient sur cette réalité impérieuse. Voilà pourquoi, pour comprendre la
théorie religieuse kantienne, on n’a pas besoin de grands efforts, «il suffit de la morale
commune, sans qu’on ait à se préoccuper de la Critique de la raison pratique et encore moins
16
La troisième partie de ce travail, dans son premier point, apporte beaucoup plus de précisions à ce sujet.
17
On peut citer Anselme ou Descartes, qui faisaient spéculativement de la religiosité une inclination innée en
l’homme. Ce que Kant réfutera à travers sa critique des preuves ontologiques de l’existence de Dieu.
18
Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, édition électronique réalisée
par Philippe Folliot, 2002, P 31.
19
La religion, P 36.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
5
de celle de la raison théorique »
20
. La philosophie religieuse du philosophe de Königsberg est
de l’ordre du commun des mortels, elle est compréhensible par tous sans exception. Le
kantisme religieux n’a pas une vocation métaphysico-théorique et n’est aucunement de l’ordre
de l’abstrait-spéculatif. Mais plutôt, il est de la sphère du pratico-moral ou de la praxis, une
idée très chère à Aristote
21
.
Revenant à l’universel impératif catégorique qui caractérise et fait l’homme, on
convient qu’il est si évident dans la constitution naturelle de l’humain, que ce dernier « n’a
besoin ni de l’idée d’un Etre différent, supérieur à lui pour qu’il connaisse son devoir, ni d’un
autre mobile que la loi même, pour qu’il l’observe »
22
. Autrement dit, le devoir moral dans la
philosophie transcendantale kantienne est antérieur aux idées religieuses et au tutélaire
paternalisme « minoritisant »
23
. Cependant, cet appel originaire à la pratique du bien que nous
lance éternellement et sans sédition l’impératif catégorique, est un couloir ou une porte à nous
grandement ouvert(e) vers l’absolu transcendant. « La morale conduit immanquablement à la
religion, s’élargissant ainsi jusqu’à l’idée d’un législateur moral tout puissant, extérieur à
l’homme »
24
. La réalité pratico-morale humaine implique ou sous-entend nécessairement des
idées et des représentations religieuses. En extension, le constat indubitable de la réalité
morale que nous laisse découvrir notre intuition psychologico-pratique ne peut être
existentiale et parfaitement vraie que si et seulement si on admet des propositions a priori et
métaphysico-religieuses pour la sous-tendre et la crédibiliser. Ces propositions a priori ou
représentations religieuses nécessaires à l’existentialité logique de l’impératif catégorique
logé en nous, sont ce que Kant appelle les postulats de la raison pure pratique.
b) Les postulats de la raison pure pratique ou de la nécessité indubitable des
représentations religieuses
Suivant l’exigence de donner sens, légitimité et existence au devoir moral de
l’impératif catégorique qui nous caractérise et nous meut, Kant pose des idées religieuses de
la raison pure, à savoir Dieu et l’immortalité de l’âme
25
, même l’au-delà. Ces idées
20
Idem, P 33.
21
Voir l’éloge aristotélicien de la praxis, Ethique à Nicomaque, Edition J. Vrin, Paris, 1987, VI, 5, 114 oa.
22
La religion, P 21.
23
Je pense ici à la « minoritisation » dont l’homme est objet par sa faute et que Kant condamne dans son
exhortation à sortir de la minorité à travers l’usage de la raison. (« Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors
de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son
entendement sans la conduite d’un autre. » Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les lumières ?, Trad. Jean-François
Poirier et Françoise Proust, Flammarion, coll. GF, Paris, 1991, P 1.)
24
La religion, P 24.
25
En réalité Kant dans la Critique de la raison pure, distingue essentiellement trois idées métaphysiques ou
transcendantales (Dieu, le moi et le monde) auxquelles se ramènent plusieurs autres sous-idées. Ces idées
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
6
métaphysiques, propres de la foi, deviennent, par leur « postulation » indispensable, des
données dorénavant dignes de croyance.
Le point de départ est la liberté, comprise comme autonomie de la volonté, d’une part, et
libre arbitre, d’autre part. En réalité, Kant a une conception ambivalente de l’idée de liberté.
Pour lui, la véritable liberté consiste à « être délivré de la servitude sous la loi du péché
[désobéissance au devoir moral] pour vivre selon la justice »
26
. On y voit une accaparation de
l’idée scolastique du concept de liberté. Cette autonomie positive est le postulat-souche du
kantisme. Il faut dire que dans l’univocité de sa conception élargie de la liberté, Kant fait
aussi appel au libre arbitre, une proposition sans laquelle l’impératif catégorique qui sous-
entend un agir volontairement choisi et sans mobile conditionnant, ne saurait exister. Si non,
les actes humains ne seraient qu’hypothétiques et jamais catégoriques. Ainsi, un acte, pour
être moral catégoriquement, doit émaner d’une personne qui a décidé par elle-même d’agir
par devoir et non conformément au devoir.
Toutefois, puisque la conscience ne saurait rester indifférente à la question normale de
savoir où mène l’impératif catégorique qui nous interpelle éternellement, on arrive à : « de la
morale une fin se dégage […], l’idée d’un souverain bien »
27
. Ce souverain bien n’est autre
que l’homogénéité proportionnelle entre la vertu et le bonheur, ou l’infini mariage cohérent
entre l’ordre de la morale et celui de la nature. Et, compte tenu du fait qu’en cette vie terrestre
le fruit de la vertu n’est pas toujours le bonheur et que habituellement c’est le vicieux qui
prospère, il faut donc admettre une autre vie après la mort terrestre, c’est-à-dire l’au-delà.
Une vie l’injustice terrestre entre la vertu et le bonheur ou l’ordre de la morale et celui de
la nature, n’existera pas. Il ne s’agit pas ici d’un lieu, mais d’une demeure-état où l’âme
humaine continuera d’exister
28
pour enfin savourer la normale récompense (bonheur)
29
à
laquelle débouche son impératif catégorique. Aussi, vu que « la puissance de l’homme ne
suffit pas pour réaliser dans le monde l’harmonie de la félicité avec le mérite d’être
heureux »
30
, et surtout, vu la complexité surhumaine que requiert l’homogénéité de la vertu et
du bonheur ou le mariage éternel entre l’ordre de la morale et celui de la nature, il faut donc
postuler, en troisième lieu, « un Etre suprême, moral, très saint, et tout puissant pouvant seul
transcendantales régulatrices sont des noumènes (choses en soi), résidants dans le raison pure théorique mais
inexplicables par elle. Seule la raison pure pratique par l’impératif permet de les atteindre rationnellement.
26
Idem, P 125.
27
Idem, P 23.
28
Postulat de l’immortalité de l’âme.
29
Chez Kant, le bonheur du souverain bien, que mérite l’homme moralement bon n’est point un fondement de sa
maxime mais plutôt une suite, une fin ou un effet nécessaire du devoir moral de celui-ci.
30
Idem, P 27.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
7
unir les deux éléments »
31
et garantir ainsi le souverain bien dans l’au-delà. Avec
l’établissement des trois postulats (liberté, immortalité de l’âme et Dieu), vérités de foi
nécessairement établies, nul ne saurait démentir l’orientation à la croyance que mène la
morale vers la religion, ou la raison vers la foi. Pour André Tremesaygues, à la suite de Kant,
l’homme en agissant moralement, « agit aussi religieusement, s'il se regarde, en accomplissant
son devoir, comme obéissant aux ordres de Dieu, et la religion, comme la morale, vise à nous
conduire à la sainteté.»
32
Ainsi, l’impératif catégorique génère des vérités de foi, tout comme
l’existence du mal stimule elle aussi la religion.
III- Le mal, stimulus de la religion
L’ambiante réalité sociétale ou individuelle de la perversion ne saurait laisser une
cogitation sur l’essence de la religion indifférente. Kant en était très conscient et a su viser
juste en consacrant la première partie de sa théorie religieuse à cette triste réalité. Comme le
souligne Jean-Louis Bruch, « cette démarche, courante dans l’apologétique chrétienne, nous
paraît au contraire exceptionnelle dans les théories philosophiques de la religion ».
33
Même
les textes sacrés comme la Bible commence leur démarche par une explication du mal et de sa
source. La cacologie est une préoccupation fondamentale en matière de religion. Elle nous fait
convenir à l’idée selon laquelle l’expérience quotidienne du mal, face à la réalité du bien,
exprimant la vulnérabilité et l’imperfection de l’Homme, donne à penser le suprahumain. En
effet, comme l’imparfait est un fait, cela sous-entend que, le parfait ne saurait être une
chimère. Car, mathématiquement, l’existence de non-A sous-entend celle de A, si non, de
quoi le non-A serait-il alors la négation ? C’est fort de ce constat que le philosophe de
Königsberg commence La religion par un traité sur le mal radical. Un traité qui « ne pouvait
être écarté de cet ouvrage [La religion] qui en offre le développement entier grâce aux trois
autres dissertations [qui constituent la suite de l’ouvrage] »
34
. La religion suit donc un
enchaînement logico-argumentatif avec pour prémisse et point de départ la théorie du mal
radical ou de l’inhérence du mauvais principe à côté du bon dans la nature humaine.
a) Le mal comme préexistence à l’avènement humain.
« Que le monde est mauvais »
35
, constate Kant, c’est un fait incontestable, une « plainte
aussi ancienne que l’histoire »
36
et l’apparition de l’homme sur la terre. Regardons un instant
31
Idem, P 23.
32
André Tremesaygues, « Avant-propos » in Kant, La religion dans les limites de la raison, Ed. Félix Alcan,
Paris; 1913, (Édition électronique de la bibliothèque virtuelle Les Classiques des sciences sociales, réalisée par
Pierre Tremblay), P 11.
33
Jean-Louis Bruch, La philosophie religieuse de Kant, Aubier, Paris, 1968, P 46.
34
Idem, P 30.
35
Idem, P 37.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
8
la vie quotidienne de nos sociétés. Les guerres mondiales, les conflits entre les nations, la
course acharnée aux armements, les luttes entre les peuples, le déchirement entre frères et
sœurs, le banditisme, le racisme, l’insécurité ambiante ou les assassinats réguliers sont, entre
autres, quelques-uns des faits continus qui justifient la réalité dommageable du mal dans la
vie. Certes, cela laisse déjà voir l’être humain à l’œuvre, mais avant qu’il ne soit à l’œuvre, le
mal comme réalité négative du bien existait déjà. Kant est convaincu que le mal préexiste
extérieurement à l’homme. L’être humain est naturellement parfait. A la naissance,
ontologiquement, l’homme n’a pas de mal en lui, il ne naît pas pécheur comme prône le
dogme chrétien du péché originel
37
. L’homme par nature est « sain et bon en son âme »
38
, ce
n’est que culturellement qu’il subit la tentation du mal et y succombe par « séduction ».
L’humain n’est pas un faiseur de mal, il est plutôt une victime de celui-ci, déjà présent dans la
vie.
Mais, d’où vient alors ce mal dans la vie ? Selon Kant, « le commencement premier de
tout mal est représenté pour nous comme incompréhensible d’une manière générale ».
39
En
d’autres termes, l’origine primordiale du mal dans la société dépasse l’investigation de la
raison humaine. Bien que ne pouvant donner une explication rationnelle à la source du mal
dans la vie, on peut cependant, rationnellement, comprendre ou expliquer la cause du mal
radical humain, dont l’homme lui-même est l’auteur.
b) Le mal radical humain, œuvre de l’homme
Comme avec la réalité de l’impératif catégorique qui justifie la bonté originaire, le
philosophe de Königsberg ne doute aucunement de celle du mal radical. « Le mal est radical
parce qu’il corrompt le fondement de toutes les maximes »
40
. En termes similaires, Kant
entend par « mal radical », la profonde corruption des intentions morales, dans laquelle
l’homme se noie par son choix d’agir contrairement à l’impératif catégorique. Car, « il
[l’homme] a conscience de la loi morale et cependant admet dans sa maxime de s’en
écarter »
41
. Sur ce, l’homme est mauvais. Et cette cruauté de l’homme est le fruit du libre
arbitre
42
. Imputer moralement la bonté ou la méchanceté à un homme n’a de sens moral que si
36
Idem
37
Kant raille sans cesse le péché originel. Pour lui, l’explication la plus « inadéquate » à donner à « la diffusion
et la continuation » du mal dans les sociétés humaines, est celle de l’hérédité. (P 61)
38
Idem, P 38. Il faut dire ici qu’il y a du rousseauisme chez Kant. Notre philosophe emboîte les pas à Rousseau
pour qui « l’homme naît bon et c’est la société qui le corrompt ».
39
Idem, P 66.
40
Idem, P 58.
41
Idem, P 52.
42
Chez Kant, le libre arbitre est, avec l’autonomie de la volonté, les deux orientations univoques de la
compréhension kantienne du concept de liberté. Toutefois, l’essence de la liberté proprement dite chez Kant est
la sortie de la servitude du péché. (Voir plus haut, la partie sur les postulats de la raison pure pratique.)
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
9
et seulement si celui-ci est le décideur-acteur de l’acte-stimulus du jugement porté sur son
agir. Dire qu’un homme est moralement bon ou moralement mauvais par nature ne veut pas
dire qu’il agit mécaniquement sous un mal qui lui est inné, ou qu’il subit plutôt une
prédétermination au mal ; cela signifie qu’ «il a en lui un principe premier lui permettant
d’admettre de bonnes ou de mauvaises maximes »
43
. Autrement dit, le fondement du mal ou
du bien est le libre arbitre humain, et l’homme dans son agir moral est le seul méritant de ses
bons actes ou le seul coupable de ses mauvaises attitudes. Pour comprendre davantage cette
autonomie qui fonde le mal et le bien moraux de l’homme, Kant parle, d’une part, de la
« disposition » originelle au bien et, d’autre part, du penchant au mal dans la nature
humaine
44
.
Même si convaincu de la vie moralement conflictuelle de l’homme, Kant reconnaît
néanmoins la prééminence du bien radical sur le mal radical, car, « en l’homme qui malgré la
corruption de son cœur garde encore la bonne volonté, demeure l’espérance d’un retour au
bien dont il s’est écarté »
45
. Quel que soit le degré de perversité ou de méchanceté que l’on
peut atteindre, quelle que soit la propension au vice que l’on peut développer, le mal ne sera
jamais seul dans l’univers intérieur de l’homme. Pour le kantisme, même si affecté par le
corrupteur mal radical, l’homme ne perd cependant pas totalement sa bonté originelle. La
disposition au bien dans la nature humaine est perpétuelle, et le mal ne vient qu’amoindrir ce
bien radical. Comme dit Kant, « malgré la chute, le commandement ‘‘que nous avons
l’obligation de devenir meilleur’’ retentit toujours très fort en nous»
46
. Ainsi, « le mobile qui
consiste dans le respect de la loi morale nous n’avons jamais pu le perdre »
47
, si non le devoir
moral perdrait son universalité qui, avec la nécessité, constituent les deux caractéristiques
fondatrices de l’impératif catégorique.
Il est vrai, pour Kant, que le bien, en cessant d’être roi ou maître dans sa propre maison,
ne disparaît pas du tout. Il est toujours présent et souffre malheureusement d’étouffement.
La prétention de certains comme le Marquis de Sade
48
à diviniser et à totaliser le mal en
l’homme demeure une pure illusion. Aussi, c’est vraiment une aberration et une dérive de
langage que de qualifier quelqu’un d’incarnation du mal. Même un personnage comme
Adolphe Hitler en qui on voit une préfiguration du paroxysme de la méchanceté
43
Idem, P 40.
44
Ici, Kant entend par « nature de l’homme », non pas une innéité ontologico-humaine du mauvais ou du bon,
mais plutôt « le fondement subjectif de l’usage de sa liberté d’une manière générale qui précède toute action
tombant sous les sens », P 39.
45
Idem, P 66.
46
Idem Pp 68-69.
47
Idem
48
Sade dans Justine ou les malheurs de la vertu, divinise le mal et désacralise la vertu.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
10
incompréhensible, avait toujours en lui la disposition originelle au bien et l’idée de la vertu.
En tout être humain, l’impératif catégorique, disposition originelle et source de l’humaine
bonté originaire est, différemment du mal radical, inné, ontologique, nécessaire, universel et
éternel. Compte tenu de l’oscillation réelle entre la bonté et la méchanceté, l’homme, pour
étreindre sa destinée originaire susdite, doit s’adonner continuellement à un exercice de
conversion.
IV- Conversion et sainteté morales
Pour reconquérir la bonté originelle infectée, et redevenir un homme de bien ou un
« homme moralement bon », en vue du rétablissement en sa force de la disposition primitive
au bien corrompue par le mal radical, ou de la restauration en nous de la disposition primitive
au bien, l’être humain, après sa chute, doit se résoudre à une école de conversion du cœur.
Une conversion qui, avant de bénéficier par mérite et nécessité de l’aide divine indispensable
à l’effectivité de la sainteté, consistera primordialement et essentiellement en un inlassable
effort personnel.
a) L’effort personnel, un progrès moral vers la sainteté
La théorie kantienne de la conversion part du constat de la chute
49
dont l’homme est
objet. A partir du moment historique de cette chute, l’homme devient le temple d’un
télescopage estomaquant, une sorte de conflit à caractère incessant. Son for intérieur, autrefois
paisible, devient un siège de lutte entre le bon principe et le mauvais nouvellement installé.
Cette lutte acharnée vise un seul objectif, celui de dominer l’homme. Pour étayer cette
conviction, Kant fait une réflexion analogique très étonnante si on doit considérer la
réalité existentielle; il s’agit du bon arbre qui donne de mauvais fruits. En effet, l’homme
« chuté » ou devenu pécheur est comme « un arbre bon à l’origine (d’après sa disposition) qui
produit de mauvais fruits (car l’arbre bon par disposition naturelle, ne l’est pas encore en
fait) »
50
. En d’autres termes, la disposition originelle au bien ne fait pas de l’homme un être
moralement bon, ce n’est que quand il admet librement la bonne maxime dans son agir qu’il
devient un homme bon ou «l’arbre tout court un bon arbre »
51
.
Le travail de l’homme soucieux de retrouver sa bonté après la situation de « chute»
consistera en un effort-retour de « relèvement», c’est-à-dire en une « réforme successive » ou
49
La chute selon Kant renvoie au premier moment de la vie personnelle l’homme, entré dans la vie sociale,
par son libre arbitre, décide d’admettre en sa maxime et pour son agir des mobiles différents ou contraires au
devoir moral. C’est à cet instant de son existence que l’individu humain perd sa perfection originelle et accueille
en lui le mal radical.
50
Idem, P 67.
51
Idem
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
11
« un progrès constant du mal au mieux »
52
. Et ce n’est que par qu’il pourra reconquérir sa
naturalité positive. Il faut remarquer que le relèvement à opérer par l’homme pour se convertir
n’est pas une affaire aisée comme la chute. Chez Kant, la chute du bien dans le mal ou le
péché, a cette qualité de ne pas rencontrer d’obstacle pour son effectivité. Or, le
relèvement du mal au bien pour être effectif doit pouvoir vaincre les multiples obstacles qui
lui font face. Le philosophe de Königsberg nous expose par là une indubitable réalité
quotidienne qui nous accompagne. Celle de l’aisance que l’on a beaucoup plus à faire ce qui
n’est pas bien que ce qui est bien. La difficulté du relèvement par rapport à la chute est surtout
au fait qu’il s’agit de « restaurer la pureté du mobile en tant que fondement dernier de
toutes nos maximes »
53
. C’est donc un travail de restauration qui revient au converti de
développer. Une restauration pour se réapproprier la sainteté originelle des maximes censées
orienter l’action. Le converti ou « l’homme nouveau »
54
, c’est celui-là qui sera capable de
« régénération » ou de « révolution de la mentalité » en vue de retrouver l’intention (maxime)
pure de l’agir.
Toutefois, l’homme ne se contentera pas seulement de révolutionner ses motifs
moraux, il devra aussi toiletter et redresser son agir pour devenir un homme moralement bon,
vertueux ou « agréable à Dieu ». Redresser son agir ou son attitude, voilà un engagement qui
demande une ascèse, ce n’est guère un travail aisé. La difficulté réside au niveau de la
délicatesse que renferme cet exercice. Comme le dit un proverbe camerounais, c’est comme
s’engager à redresser un poisson sec. L’exercice de conversion est certes difficile, mais il
n’est pas du tout impossible, puisque le devoir moral nous l’exige. Logiquement, l’impératif,
de par sa moralité, ne saurait nous demander ce qui n’est pas en notre pouvoir.
Comme le souligne Kant, « la formation morale de l’homme ne doit pas commencer
par l’amélioration des mœurs, mais par la transformation de la mentalité et par la fondation
d’un caractère »
55
. La renaissance révolutionnaire dont il est question ici n’est pas un fait
qu’on réalise une fois pour toujours. Tant qu’on est encore dans ce sensible monde spatio-
temporel, en proie à nos sens et aux étonnantes lois de la nature, la conversion ou la
renaissance révolutionnaire sera toujours un processus de combats et de progrès continu, que
Kant appelle « une progression allant à l’infini du mal au mieux »
56
. Le caractère « infini »
que Kant attribue au progrès dans la conversion est dû à la conscience qu’il a de la difficulté
52
Idem, P 71.
53
Idem, P 69.
54
Kant pour faire comprendre ce qu’il entend par « homme nouveau », donne ici la référence de Jean 3,5 (où
Jésus demande à Nicodème de renaître de nouveau). (P 71)
55
Idem, P 71.
56
Idem, P 75.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
12
ou de l’impossibilité terrestre d’une effective renaissance totale. Vu l’exigeante cause finale
de la vertu kantienne, ou l’atteinte de la sainteté kantienne proprement dite savoir le stade
de bonté morale on ne serait plus en mesure de rechuter), la conversion radicale ne peut
être réalisée par l’homme seul et ne saurait être effective en ce monde de sensibilité et
d’ « obstacles » (causes des chutes). Pour ne pas sombrer dans l’illusion de devenir (en partie
ici-bas et entièrement dans l’au-delà) totalement saint par soi, ou dans la « prétention
d’amélioration de soi-même »
57
, Kant présuppose nécessairement une aide providentielle
qu’est la grâce divine.
b) La grâce divine, une aide complémentaire à mériter, pour une sainteté effective
La grâce divine, dans la théorie religieuse de Kant, est une intervention providentielle,
pas du tout gratuite, mais plutôt méritoire par un incessant effort personnel de conversion. La
grâce présupposée est essentiellement, d’une part, pour l’effectivité de la sainteté à laquelle
aspire le converti à travers son agir et, d’autre part, pour l’avènement du souverain bien. Si
Kant pense et postule la grâce, c’est fort de la conviction selon laquelle l’homme, par la chute,
devient radicalement pécheur et corrompu dans sa substantialité morale. En effet, « comment
lui [l’homme] serait-il possible d’effectuer cette révolution [conversion] par ses propres forces
et de devenir par lui-même un homme de bien »
58
?
Le philosophe de Königsberg est convaincu que « la possibilité pour un homme
mauvais par nature, de se rendre bon par lui-même dépasse toutes nos idées »
59
. Ceci parce
que le renversement de la donne ne saurait être radical ou total sans obstacles et difficultés
incessantes. Il faut donc « supposer que pour devenir bon ou meilleur une coopération
surnaturelle soit aussi nécessaire »
60
. Cette coopération divine supposée n’a pas pour rôle de
s’imposer comme conditionnement de notre futur ; elle n’est pas non plus une force qui
viendrait nous sauver indépendamment de nous, comme penseraient les adeptes fidéistes de la
foi-sauve. L’intervention surnaturelle présumée par Kant consiste uniquement, soit en la
réduction des obstacles, soit en une « aide positive ». Toutefois, l’effectivité de la grâce, selon
Kant, a un stimulus méritocratique, une véritable exigence inaliénable. En effet, « l’homme
[le destinataire de la grâce] doit auparavant se rendre digne de la recevoir et accepter cette
assistance »
61
. La grâce prônée par Kant ne vient que compléter un effort préalablement
57
Idem, P 75.
58
Idem, P 71.
59
Idem, P 67.
60
Idem, P 67.
61
Idem, P 67.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
13
réalisé par l’homme, elle vient achever le processus de renaissance qui ne saurait être total par
l’action exclusive de l’homme seul.
« C’est un principe fondamental que chacun doit, selon ses forces, faire son possible pour devenir
meilleur et ce n’est que lorsqu’il n’a pas enfoui la mine qui lui a été donnée en propre [Luc 19,12-16],
lorsqu’il a employé sa disposition originelle au bien, pour devenir meilleur, qu’il peut espérer, que ce
qui n’est pas en son pouvoir, sera complété par une collaboration d’en haut »
62
.
Notre philosophe, avec cette théorie de la grâce exigeante, va à l’encontre de la
passivité qui caractérise les quiétistes et les piétistes radicaux. C’est une illusion de croire
qu’on est racheté sans efforts personnels au préalable. La rédemption kantienne ne profite pas
à ceux qui ont les bras croisés et qui vivent sans culte de l’agir moral; elle est bien différente
de celle prônée par le protestantisme fanatique qui parle du salut par la grâce exclusive. En
bref, sans effort individuel, on ne se doit pas de parler de rédemption ou de rachat divin (e).
Kant, de façon indirecte, met en garde et condamne tous ceux-là qui croient ou croiraient que
Dieu qui nous a créés sans nous, pourrait nous sauver aussi sans nous. Si tel est le cas, la
justice qui, par nature et définition, exige la réparation des dommages qu’on a commis, ne
saurait être une qualité de Dieu. Il faut donc donner le dos à l’hallucination que génère
l’inertie pratico-morale, et dépasser l’illuminisme notoire dans lequel fait sombrer la passivité.
Et même si on n’acceptait pas cette conviction théorique de dépassement de toute passivité, il
faudrait au moins faire taire son pyrrhonisme face à l’exemplarité pratique et historique de
dépassement incarnée par le Christ, modèle de pratique morale.
V- Le Christ, modèle de moralité
Nous connaissons tous que Kant fut un chrétien piétiste de naissance, d’éducation
familiale et de culture théologique. Cette ambiance chrétienne a eu une influence considérable
sur la personnalité intellectuelle de notre philosophe. Comme le souligne André
Tremesaygues, «l'auteur des Critiques a toujours été sincèrement et profondément religieux.
Élevé par sa mère dans le piétisme le plus rigide et dans la plus pure moralité, il demeura
toujours persuadé […], de l'accord nécessaire entre les croyances religieuses et les vérités de
raison »
63
. Dans La religion, on remarque considérablement l’espace de choix qu’occupent la
christologie et l’apologie du christianisme comme unique véritable religion. On le sait bien,
cet espace de choix accordé par l’auteur de La religion n’est guère anodin, il est le fruit d’une
conviction rationnelle et croyante que l’auteur porte sur le Fils de Dieu qu’il aime appeler
62
Idem, P 76.
63
André Tremesaygues, « Avant-propos » in Kant, La religion dans les limites de la raison, Ed. Félix Alcan,
Paris; 1913, (Édition électronique de la bibliothèque virtuelle Les Classiques des sciences sociales, réalisée par
Pierre Tremblay), P 5.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
14
« sage maître ». L’intuition que Kant a du « maître de l’évangile » et qu’il développe dans sa
théorie religieuse est essentiellement entachée de perspectives rationnelle et éthico-
apologétique.
Si Kant évoque la personne du Christ dans sa théorie religieuse, c’est pour une raison
fondamentale, celle de montrer concrètement l’effectivité à la fois idéologique (Evangile) et
pratique (vie du Christ) de la moralité, à travers l’exemple d’un être ayant vécu et triomphé
dans ce monde problématique. Avec l’exemple du Christ, personnification du bon principe
moral, Kant quitte la spéculation religieuse pour la pratique religieuse. Le Christ, c’est
« l’idéal de perfection morale »
64
, « l’archétype de l’humanité agréable à Dieu »
65
. En d’autres
termes, la vie de Jésus-Christ est l’exemple parfait de l’homme moralement bon. Son
existence auréolée d’incessantes pratiques morales (aides aux souffrants, pardon accordé à ses
ennemis…), de victoires sur les tentations du « mauvais principe, prince de ce monde »
66
(tentation au désert) et aussi de prédications d’exhortations morales (amour de Dieu [devoir
moral] et du prochain), fait de Lui, un parangon à imitation pour les hommes. Kant reconnaît
dans le « maître de l’évangile », un être exemplaire et admirable dont la vie terrestre nous
démontre qu’il est « possible de réaliser et d’atteindre un bien moral aussi pur et aussi
élevé »
67
.
Cependant, la conception du Christ comme modèle à imitation ne tient lieu que dans le cas
où celui-ci est pris uniquement dans sa nature humaine, les actions morales ne sont que le
fruit de l’effort et du travail exclusivement personnel. Si les admirables œuvres morales du
Christ ont été, si peu soit-il, influencées ou conditionnées par sa nature divine ou une
quelconque force surnaturelle, il ne serait plus considéré comme un être moralement
extraordinaire. Ceci, parce que « l’écart entre lui et l’homme naturel deviendrait à nouveau
par là même si grand que cet homme divin ne pourrait plus lui être proposé comme
exemple »
68
. Si au contraire, conscient de sa divinité, le Christ n’en a pas fait usage dans son
agir moral, en vue de faire face sans auto-favoritisme aux réalités (même aux tentations de
transgression du devoir) de la condition humaine, il mérite alors une glorification et une
imitation de notre part. Dans ce cas, le « sage maître » est un exemple de moralité dans tous
les sens du terme. Son caractère et sa bravoure contre le mauvais principe ne peuvent que
nous interpeller à persévérer dans la conversion. Il faut le reconnaître, même avec un tel
64
Idem, P 85.
65
Idem
66
Idem, P 113.
67
Idem, P 90.
68
Idem, P 89.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
15
exemple d’édification parfaite, la pratique morale du devoir demeure toujours un problème
pour l’homme. Voilà pourquoi Kant pense et prône aussi une institution capable de faire non
pas le gendarme, mais plutôt le pédagogue. Et cette institution au rôle uniquement
pédagogique est la communauté éthique, établissement d’un royaume de Dieu sur terre.
VI- La communauté éthique, établissement d’un royaume de Dieu sur terre
Kant s’inspire du contrat politico-social de Thomas Hobbes
69
pour montrer
l’avènement, par contractualisme, de la communauté éthique. Avant l’état civique éthique,
l’homme, selon Kant, vit dans un état de nature éthique, une situation de péché entamée à la
chute. L’état de nature éthique est « une lutte mutuelle et publique, contre les principes de la
vertu et une condition d’immoralité intérieure dont l’homme naturel doit s’efforcer de sortir le
plus tôt »
70
; c’est la situation de l’homme moralement mauvais, l’étape momentanée, parfois
même élargie, de la vie humaine l’on est sous l’emprise du mauvais principe et de ses
tentations incessantes. Pour sortir de cet état de servitude et entrer dans l’état civique éthique
où le mauvais principe est anéanti et le bon principe redevenu maître dans sa propre maison,
l’homme doit faire des efforts continus de renaissance. Mais, en plus de ce culte obligatoire de
l’effort individuel, il doit pouvoir compter aussi sur la grâce divine
71
et le soutien de ses
congénères avec qui il partage le même objectif d’« une fin commune, à savoir l’avancement
du bien suprême en tant que bien commun »
72
. C’est logiquement à ce niveau qu’intervient la
communauté éthique ou l’Eglise, préfiguration terrestre du règne des fins.
a) L’Eglise, préfiguration terrestre du règne des fins
André Lalande, dans son extraordinaire Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, déclare que « Kant entend par règne des fins ‘‘la liaison systématique des êtres
raisonnables par des lois [morales] objectives communes’’ ». Cette association est légitime et
essentiellement éthico-juridique pour Kant. Elle est le manifeste souci commun des hommes
de tourner la page à l’état de nature éthique et l’inquiétude matérialisée d’instaurer une société
où il fait beau vivre sous la gouverne de la vertu. Dans cette société, si les lois éthiques qui la
définissent sont considérées comme des commandements divins et Dieu comme le législateur
juridique ou le « souverain moral de l’univers »
73
, alors elle est l’Eglise chrétienne. Kant parle
de l’Eglise chrétienne parce que, selon lui, elle est la seule institution religieuse qui incarne
69
Kant connaissait parfaitement la théorie hobbesienne du contractualisme politico-social. Avant de s’inspirer
d’elle en lui donnant une orientation morale, il la cite, la critique et la commente abondamment. Voir La
religion, P 131.
70
Idem, Pp 131-132.
71
Voir la Ière PARTIE de ce travail, au IV- b.
72
Idem, P 132.
73
Idem, P 134.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
16
avec son fondateur (« fils de Dieu et sage maître de l’Evangile ») la rigoriste déontologie de
l’impératif catégorique.
L’Eglise chrétienne, pour être véritablement l’établissement du royaume de Dieu sur la
terre, doit respecter la pédagogie d’organisation positive, c’est-à-dire être uniquement
canalisatrice et garante des données pratico-morales de la religion éthico-rationnelle.
Toutefois, cette pédagogie de canalisation ne doit pas perdre de vue les caractéristiques
fondamentales de l’Eglise-règne des fins. Primo, l’universalité. L’Eglise doit être
universellement unie
74
, car les principes moraux qu’elle s’est données comme canon juridique
ont une nature universelle. Secundo, la pureté. Comme la mère-morale, indépendante de la
corruption et de l’irrationalité, l’Eglise doit être « purgée de l’imbécilité de la superstition et
de la folie du fanatisme »
75
. Tertio, la liberté. Cette vertu est le principe-souche de l’impératif
catégorique. L’Eglise se doit donc de l’incarner et de le démontrer via les rapports
qu’entretiennent ses membres entre eux-mêmes et avec leur hiérarchie. Sur ce, la coercition
ne doit jamais faire partie du vocabulaire ecclésiastique. Quarto, l’invariabilité de sa
constitution. Ce n’est que dans ces sillages lucides que l’Eglise-règne des fins pourra
s’inscrire dans la promotion du vrai culte et éviter l’illusion éveillée du faux culte.
b) Du vrai et du faux culte
Même si Kant loue le christianisme, il n’ingurgite cependant pas tout ce qui est contenu
dans cette confession religieuse. Il est conscient que « la foi chrétienne est d’une part comme
une pure foi de la raison, d’autre part comme une foi révélée »
76
. Autrement dit, le
christianisme est comme ce cercle évoqué précédemment, avec un rationnel noyau aux
périphéries irrationnelles. C’est ce noyau rationnel que Kant exalte dans la religion chrétienne
et présente comme modèle. Il rejette tout ce qui est contre la morale, principalement les
miracles et les dogmes comme le péché originel. Le philosophe de Königsberg pense que, à
cause du mauvais principe (« prince de ce monde ») éveillé et prompt à dérouter, à cause du
sacerdoce exagéré, à cause des clercs devenus « fonctionnaires » de l’Eglise alors qu’ils sont
censés être « serviteurs », l’Eglise chrétienne n’est pas toujours véritablement le reflet du
royaume de Dieu, car on y voit et du vrai, et du faux culte. Le vrai culte qui plaît à Dieu est le
74
Kant regrette et condamne les divisions répétées que vit le christianisme, « unique véritable religion ». Les
catholiques, les orthodoxes, les protestants et les autres confessions chrétiennes n’ont fait qu’amoindrir la
grandeur du christianisme avec leur scission honteuse.
75
Idem, P 137.
76
Idem, p 215.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
17
vécu scrupuleux de la vertu, « ce ne sont pas ceux qui disent Seigneur Seigneur qui entreront
dans le royaume, mais plutôt ceux qui font la volonté [pratique du devoir moral] de Dieu »
77
.
Le vrai culte peut aussi consister en des pratiques de foi comme les prières, pèlerinages,
pénitences et mortifications, mais dans le seul cas où ces pratiques aident à améliorer l’agir et
le progrès moral. Si ces pratiques ne nous stimulent pas à un redressement de notre manière
morale d’être, ou consistent plutôt à une pieuse flatterie de Dieu en vue de quémander avec
les bras croisés un quelconque salut, cela reviendrait au faux culte illusoire. Par faux culte,
Kant entend la « persuasion de servir quelqu’un par des actions qui en réalité lui font manquer
l’objet qu’il se propose »
78
. En d’autres termes, la vocation primordiale et unique de l’homme
ou du croyant est la pratique du devoir moral, commandement absolu de Dieu. Toutes les
actions de l’homme doit concourir à cet impératif et à rien d’autre. Le culte du temple et le
culte d’église doivent être subordonnés aux exigences de la raison pratique prise comme
commandement divin. Ces cultes à caractère fanatique et parfois irrationnel courent des
grands risques du fétichisme
79
, de l’idolâtrie
80
et de l’illuminisme
81
. Au lieu d’être des
stimulations religieuses, ils ont plus de chance à être de l’ordre des superstitions religieuses.
Ainsi, le croyant, selon Kant, se doit de faire preuve de lucidité quant aux choix de ses
dévotions, car, « tout ce que l’homme pense pouvoir faire, hormis la bonne conduite, pour se
rendre agréable à Dieu, est simplement folie religieuse et faux culte de Dieu »
82
.
Bref, tout essai de compréhension de la conception kantienne de la religion ne doit
aucunement se passer d’un fait : la réalité pratico-morale. Kant, avec l’impératif catégorique,
était arrivé à asseoir une théorie métaphysico-religieuse toutes les majeures données qui
font la religion (Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté, l’au-delà, la grâce, l’Eglise, le culte),
répondent nécessairement présentes. Cependant, l’œuvre qui nous permet d’embrasser cette
théorie religieuse, est un écrit, paradoxalement, digne de méfiance, d’une part, et plein
d’admiration, d’autre part.
77
Idem, Pp 207-208.
78
Idem, P 199.
79
Kant entend par fétichisme, le fait de « se servir d’actions, n’ayant en elles-mêmes rien d’agréable à Dieu.» et
d’avoir par-là, « l’illusion de posséder un art permettant de produire par des moyens purement naturels un
effet surnaturel ». (P 232.)
80
Le fait de se faire soi-même un dieu qui convient à ses goûts personnels, et de lui rendre un culte à la place
du vrai Dieu. (P222.)
81
« Illusion des adeptes ». (P 77.)
82
Idem, P 224-225.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
18
IIème PARTIE : LES TARES ET LES MERITES DE LA RELIGION DANS LES
LIMITES DE LA SIMPLE RAISON
La soumission de La religion au jugement d’appréciation laisse percevoir dans cet
ouvrage un caractère étrange. Un tempérament oscillant entre le négatif et le positif. Loin de
voir dans ce mouvement fluctuant un signe de déshonneur, la lucidité après jugement donne
plutôt de déceler un indice de grandeur. Une sorte de fleuron appâtant, qui se manifeste à
travers les tares de La religion en amont, et ses mérites en aval.
II. A) LES TARES DE LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA SIMPLE
RAISON
Pour toute personne dotée d’esprit critique, et au nom de l’amour de la vérité très
chère à la philosophie, on ne doit aucunement taire son intuition de réfutation face aux
lacunes remarquées de quelque écrit que ce soit, et même venant de quelque auteur hyper-
érudit que ce soit. Alexis Philonenko, dans sa glorification de Kant, exagère en faisant croire
que « ce serait faire preuve d’un esprit borné »
83
que de critiquer le grand philosophe de
Königsberg. En réalité, dire que La religion satisfait à l’idéal de perfection auquel aspire tout
auteur engagé dans un exercice de matérialisation de sa pensée, serait un péché contre
l’indubitable imperfection qui caractérise tout homme et toute activité humaine. Sur ce,
l’étude assidue et lucide de La religion fait découvrir quelques tares justificatives du principe
d’imperfection qui régit l’humanité terrestre. Parlant des limites remarquées de La religion,
on peut souligner, premièrement, l’idée d’un ouvrage de circonstance. Ensuite, l’indifférence
vis-à-vis des devanciers, la substitution de la morale à la religion, le jugement imprudent du
supra-moral, le dogmatisme caché et enfin l’apologie discriminatoire du christianisme comme
unique véritable religion.
I- Un ouvrage de circonstance, recueil d’articles plein de répétitions
ennuyeuses
Mettre sur pied un ouvrage exclusivement consacré à la réflexion sur la religion faisait
certainement partie du projet philosophique élaboré par Kant à travers les trois fameuses
questions
84
de la philosophie transcendantale. Mais on se rend compte que cette mise sur pied
semble avoir été précipitée par une circonstance inattendue qui agita le milieu intellectuel
allemand à l’époque Kant faisait la une de l’Aufklärung. Pour Philonenko, à la fin de la
83
Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant, tome second, Vrin, Paris, 1981, P 17.
84
Cette précision sur l’apport de La religion au plan-projet kantien de philosophie pure transcendantale sera
développée au II.B.1.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
19
dernière décade du XVIIIème siècle, « tandis que Kant conquiert la célébrité -et pour lui cela
signifiait l’audience- un géant se prépare à entrer dans le monde : Fichte ; et Kant l’a
connu »
85
. En effet, La critique de toute révélation, publiée sous l’anonymat en 1792,
connaissait un grand succès en Allemagne et dans les environs. Les milieux universitaires
estomaqués, bouillonnaient à cause du tact, de la lucidité et du courage critique qui
accompagnaient cet ouvrage. Conscients de la popularité philosophico-critique dont, déjà,
jouissait Kant dans l’univers de l’écriture en ce temps, et des touches criticistes typiquement
kantiennes qui apparaissaient dans La critique de toute révélation, les gens estimèrent et
attribuèrent cet ouvrage sans nom d’auteur au philosophe de Königsberg qui, honnêtement,
démentit cette rumeur. Peu de temps après, on découvrit l’auteur anonyme de La critique de
toute révélation : c’était Johann Gottlieb Fichte, un jeune philosophe de 30 ans très peu connu
à cette période. La découverte valut une dépopularisation à Kant et une grande popularité à
Fichte qui, aussitôt, fut nommé professeur de philosophie à l’université prestigieuse d’Iéna.
Moins d’une année après ces événements préjudiciables à Kant, notre philosophe publiait La
religion dans les limites de la simple raison (1793). Une publication qui fit penser
certainement à la réponse très attendue au « que m’est-il permis d’espérer ? »
86
, mais aussi à
une riposte indirecte de Kant, visant à rivaliser en contenu critico-religieux la populaire
Critique de toute révélation, et dans le but de reconquérir l’admiration du public allemand
tourné vers Fichte.
Notre hypothèse-critique d’ « occasionnisme » et de précipitation circonstancielle de
La religion peut être émise aussi parce que cette œuvre de Kant est un assemblage d’articles
indépendants, bien que interconnectés. Il faut le remarquer, à la fin de la première préface de
La religion, Kant, par honnêteté intellectuelle, fait comprendre clairement que son ouvrage de
philosophie religieuse est constitué d’articles réunis, dont le premier (théorie du mal radical)
fut publié longtemps auparavant (en avril 1792) dans la Revue mensuelle de Berlin. En faisant
cette précision, notre auteur souligne cependant que les quatre articles dont il s’agit, dans son
livre, ont entre eux une « étroite connexion »
87
qui les lie. Cependant, même si les différents
articles regroupés sont interconnectés et harmonieux, nous restons convaincus que cet
ouvrage aurait été plus cohérent
88
s’il n’était pas question d’une collecte de textes détachés.
Comme le dit Alexis Philonenko, sans critiquer, La religion est simplement une « réunion
85
Alexis Philonenko, Op cit, P 16.
86
Troisième question du projet kantien. (Voir au II.B.1.)
87
La religion, P 30.
88
C’est du superlatif cohérent qu’il est question ici, c’est-à-dire une approche plus proche à l’idéal de cohérence.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
20
d’articles »
89
. Elle répond à un degré inférieur de l’architecture logique et linguistique
impressionnant des autres livres fondamentaux de Kant. Un coup d’œil comparatif des
ouvrages majeurs de notre philosophe, ne serait-ce qu’au niveau de leurs tables de matières
respectives, laisse voir que La religion par rapport à la Critique de la raison pure, Critique de
la raison pratique, Critique de la faculté de juger, jouit d’un déficit de rigueur logico-
linguistique aux multiples répétitions ennuyeuses et parfois non nécessaires, qui fusent
régulièrement dans les titres de ses parties constituantes. Par exemple, les vocables « bon
principe » et « mauvais principe » apparaissent partout. A force de les rencontrer en tout lieu,
on arrive à se lasser. Kant aurait gagné beaucoup de points linguistiques en y affectant des
synonymes ou des expressions véhiculant la même idée. Un apport important que doit
connaître tout auteur, pour que, pendant la lecture de son livre, les lecteurs sensibles aux
rabâchages ne soient pas à la merci de la lassitude. Dans son analyse du kantisme religieux,
Bohatec s’inscrit dans cette même perspective critique du vocabulaire de La religion. Pour lui,
cet ouvrage est doté d’une « terminologie fluctuante »
90
.
Comme cette submersion de répétitivités dommageables, l’autre facteur qui dévalorise
le contenu de La religion est l’indifférence manifestée de Kant vis-à-vis de ses devanciers en
réflexion philosophico-religieuse.
II- L’indifférence vis-à-vis des devanciers en réflexion philosophico-religieuse
Habituellement dans ses livres, Kant cite, critique et parle en grande quantité de ceux
qui ont eu à explorer avant lui le sujet-thème de son ouvrage. Dans La religion, la tradition est
vraisemblablement rompue, ce qui rend la situation très différente. En effet, le philosophe de
Königsberg cite et parle rarement des auteurs qui l’ont précédé dans le questionnement du
phénomène religieux. On ne saurait dire qu’il ne les connaissait pas ou qu’il n’avait jamais
entendu parler de leurs philosophies religieuses. L’amour réputé de Kant pour les recherches
et les lectures nous oblige à accorder très peu de crédibilité à cette idée-hypothèse
d’ignorance.
Certes, en passant, Kant, dans La religion, fait allusion une fois seulement à
Malebranche
91
, à Mendelssohn
92
, à Lavater
93
, à Bahrdt
94
, à certains de ses contemporains peu
89
Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant, tome second, Vrin, Paris, 1981, P 15.
90
Cité par Alexis Philonenko, in Op cit, P 225.
91
Prêtre de l’oratoire et disciple rationaliste de Descartes, Malebranche ayant vécu entre 1638 et 1715, fut un
philosophe et théologien français. Kant le cite pour faire allusion à son refus d’âme aux animaux privés de
raison. (La religion P 101.)
92
Moses Mendelssohn (1729-1786) est un philosophe allemand. Kant dans le livre parle de la relation qu’il
faisait entre le judaïsme et le christianisme. (La religion, P 218.)
93
Lavater (1741-1801) était un philosophe suisse. Kant critique son soutien à la possibilité des miracles (116).
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
21
connus, et deux fois à Michaelis
95
. Mais ces références passagères, en plus de penseurs moins
influents en philosophie religieuse qu’il mentionne, sont loin de l’abondance des repères aux
auteurs populaires auxquels il nous a habitués dans ses autres livres majeurs. En réalité, ce qui
étonne et pousse à l’interrogation, c’est l’absence des grands géants de la réflexion
philosophico-religieuse d’avant Kant. Comme le souligne Jean-Louis Bruch, « les
philosophes qu’il [Kant] connaît le mieux -Leibniz, Locke, Shaftesbury, Hume, Rousseau- et
qui ont tous écrit sur la religion, il ne les cite jamais dans sa philosophie religieuse, alors qu’il
les cite et les discute abondamment dans ses autres ouvrages »
96
. Et pourquoi ne les cite-t-il
jamais? Nous ne saurons connaître ces mobiles stimulateurs, mais nous restons convaincu que
La religion aurait eu beaucoup plus de poids si Kant avait convoqué à la barre ces quelques
incontournables monuments de la pensée philosophico-religieuse. Des géants non
négligeables, qui ont aussi eu une lecture religieuse proche de la religion substituée à la
morale, touche fondamentale du kantisme religieux. Cette religion substituée à la morale n’est
pas non plus à l’abri de nos flèches.
III- La religion substituée à la morale
L’homme est fait de passion et de réflexion, il est existentiellement doté de cœur et de
raison. Nul ne saurait avoir le droit de se contenter d’une seule facette du composé humain
pour dire et peigner quoi que ce soit de l’univers intérieur très complexe de l’homme. La
raison, qu’elle soit « pure théorique » ou « pure pratique », ne peut comprendre totalement
l’être psycho-affectif de l’homme. L’ignorer c’est mettre une croix rouge sur les remarquables
découvertes psychanalytiques des personnalités scientifiques comme Sigmund Freud et Carl
Gustav Jung ; c’est aussi oublier ou méconnaître cette pertinente pensée très chère à Blaise
Pascal : « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ; on le sait en mille choses »
97
.
Kant, dans La religion, se livre à un travail très épineux de déménagement. En effet,
notre philosophe transporte les données religieuses de l’univers métaphysico-transcendantal
pour les loger dans la sphère pratico-morale, il délocalise les éléments ou articles de foi pour
les abriter dans une maison construite par la raison. On voit clairement qu’en substituant
l’essence de la religion au devoir moral exclusif, Kant réduit fatalement le domaine de
définition du phénomène religieux. Par définition originelle (étymologique), le concept
94
Bahrdt (1741-1792) fut un pasteur et théologien allemand. Kant parle de sa pensée sur la prétention de
domination qu’a le mauvais principe sur l’homme.
95
Jean-David Michaelis (1717-1791) fut un orientaliste et théologien protestant. Kant fait appel à lui pour
montrer les similitudes existantes entre La religion et le livre Morale de cet auteur qu’il admirait. (La religion Pp
32 et 147.)
96
Jean-Louis Bruch, La philosophie religieuse de Kant, Montaigne, Paris, 1968, Pp 35-36.
97
Blaise Pascal, Pensées, Ed. Philosophie, Paris, 2008, IV, 277.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
22
« religion » vient du latin ‘‘religare’’ qui, translittéralement en français, donne le verbe ‘‘lier’’
ou ‘‘relier’’. C’est donc une relation ou une liaison avec le divin. La tradition fait comprendre
que le vocable ‘‘religio’’, ancêtre du terme français ‘‘religion’’, fut défini pour la toute
première fois par l’orateur Cicéron comme étant « le fait de s'occuper d'une nature supérieure
que l'on appelle divine et de lui rendre un culte »
98
. Cette liaison met en scène plusieurs
facteurs entre le croyant et le divin. Et parmi ces facteurs, on n’a pas que l’impératif pratico-
moral, on a aussi d’autres données qui peuvent être des révélations dictées et des croyances
intuitives, possiblement inaccessible par la raison « pure théorique » et « pure pratique » de
Kant. En allant dans les fondamentaux pluriels qui lient le croyant avec le divin, et en ne
crédibilisant que le pratico-moral et tout ce qui lui est profitable, la théorie kantienne de la
religion exposée dans notre ouvrage d’étude, fait perdre à la foi religieuse son caractère supra-
moral. Et c’est ce constat qui nous fait douter de l’irréfutabilité de tout jugement et tout
discrédit portée sur le supra-rationnel ou le supra-moral.
IV- Le jugement et le discrédit du supra-rationnel/supra-moral (révélations,
dogmes, grâce, miracles, rédemption, péché originel, etc…)
La Critique de la raison pure, mettait en valeur la conviction kantienne de
l’impossibilité pour la raison de tout comprendre et tout dire. Kant en était arrivé
majestueusement à abolir le savoir pour lui substituer la foi. Malheureusement, cette vérité
kantienne élaborée dans son plus grand ouvrage semble juste pour un temps. Il est vrai qu’il
faisait allusion à la raison spéculative et non forcément à la raison pratique. Mais toutes ces
deux « raisons » sont le recto et le verso d’une seule pièce qu’est la « raison ». Dans La
religion, la conviction ou le principe kantien (ne) de substituer le savoir par la foi, est
vraisemblablement oublié, ne serait-ce que dans ses positions sur les données supra-morales.
La raison pure pratique dans cet ouvrage est quasiment exemptée de cette loi, car elle passe en
revue tout ce qu’elle rencontre sur son chemin d’investigation du phénomène religieux.
Regardons attentivement : le titre de l’ouvrage ‘‘La religion dans les limites de la simple
raison’’ mentionne lui aussi les bornes de la raison. Une raison sans univocité cette fois-ci,
parce que non spécifiée comme habituellement par « pure théorique » ou « pure pratique ».
Puisqu’étant conscient de ces « limites » de la « raison », comment Kant se permet-il alors de
prendre parti et de se prononcer avec exclusivité sur ce qui dépasse la raison? Kant aurait-il
98
Cicéron, De l'invention oratoire, II, 53 (Cité par www.wikipedia.com , article « religion ») : « Religio est,
quae superioris cuiusdam naturae, quam divinam vocant, curam caerimoniamque affert ». Pour un commentaire
de cette définition, cf. Jean Grondin, La Philosophie de la religion, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2009, Pp. 66-
73.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
23
perdu la vigilance qu’on lui connaît ? Aurait-il, entre la Critique de la raison pure
99
qui
habilite la foi et La religion dans les limites de la simple raison
100
qui déshabilite
constamment la foi, oublié l’impératif de non contradiction ? Les confrontations
101
avec la
censure allemande avant la mise sur pied de La religion auraient-elles infecté la lucidité
exceptionnelle du philosophe de Königsberg ? En tout cas, le jugement et le discrédit du
supra-moral portés par Kant dans sa philosophie religieuse, lui font perdre beaucoup de
points. Les principes de prudence voudraient qu’on reste rationnellement neutre sur toute
question qui dépasse l’investigation et le champ d’application de la raison. Sur ce, la
philosophie religieuse kantienne exposée dans La religion, renferme un pur caractère
rationnellement dogmatique.
V- Une théorie religieuse à caractère rationnellement dogmatique
L’un des virulents combats engagés par Kant dans ses critiques portait sur le
dogmatisme
102
érigé avant lui par la théologie scolastique et le rationalisme cartésien
103
. C’est
l’avènement de Thomas Hobbes, John Locke, David Hume et Jérémie Bentham qui permettra
à l’empirisme anglais de faire péricliter le dogmatisme régnant à la fin du XVIIème siècle et au
début du XVIIIème. Kant lui-même en avait subi l’influence et ne se lassait pas de dire que
c’est Hume qui l’a réveillé de son sommeil dogmatique. Cet effet subi, sera très profitable à la
formation du kantisme, car dorénavant, l’un des maître-mots de Kant sera qu’il n’y a rien dans
la raison qui n’eut été au préalable dans les sens. Cependant, en combattant le dogmatisme de
ses devanciers, notre philosophe, apparemment, ne se rendait pas compte qu’il faisait lui aussi
une forme moins rigide de dogmatisme. En réalité, cette remarque nous convainc de
l’impossibilité d’une éradication absolue du dogmatisme dans l’élaboration des théories et des
pensées. Car, le scepticisme et l’empirisme qui sont ses opposés, sont eux aussi des formes de
dogmatisme, mais à tendance indirecte et non intentionnée. La religion donne assez
d’arguments pour justifier cette réalité. En effet, Kant développe, dans sa théorie religieuse,
une juridiction rationaliste à caractère non libéral et non nuancé. Notre philosophe, à travers
sa « doctrine philosophique de la religion », met sur pied une armature idéologico-religieuse
99
Ecrit en 1781.
100
Ecrit en 1793.
101
Rappelons que la « théorie du mal radical » apparue dans la Revue mensuelle de Berlin en Avril 1792 attirait
déjà des ennuis à Kant. Et de la part de la censure allemande, et de la part de certains collègues Aufklärers
comme Johan Von Goethe.
102
Il est vrai que Kant reprochait essentiellement au dogmatisme, sa prétention de tout dire par la raison, sans
soumettre au préalable cette raison au crible de la critique.
103
Le cartésianisme de René Descartes (1596-1650), tiré et déployé sur le « cogito », est le père fondateur du
rationalisme moderne. Avec lui, la raison devient la mesure de toute chose. Une vérité qui, propulsée par des
grands esprits comme Baruch Spinoza, Leibniz et surtout Christian Wolff, donnera naissance aux virulentes
critiques de Kant et à l’établissement kantien d’un procès permanent de la raison.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
24
dogmatique et exclusive. Dans ce système logiquement organisé, la raison qui joue la
fondation est quasiment une panacée
104
. Seulement, cette raison ne pouvant démontrer
spéculativement Dieu, l’immortalité de l’âme ou la grâce, arrive cependant par voie pratico-
morale à la contrainte de les imposer par postulats. Ce dogmatisme dissimulé et non-dit de
Kant, se voit aussi dans l’éloge apolotico-discriminatoire que notre philosophe-chrétien fait
du christianisme comme « unique véritable religion ».
VI- L’apologie discriminatoire du christianisme comme unique véritable
religion
La religion, dans sa troisième partie consacrée au « triomphe du bon principe sur le
mauvais et l’établissement d’un royaume de Dieu sur terre », se livre à un éloge
discriminatoire du christianisme comme unique véritable religion existante sur terre. Pour
Kant, parmi toutes les confessions de foi au divin, le christianisme est la seule qui mérite
d’être appelée « religion »
105
, les autres ne sont que des « croyances »
106
ou des folklores
organisés. Selon le philosophe de Königsberg, la communauté éthique reconnaissant le devoir
moral comme commandement divin ne commence véritablement qu’avec le christianisme. En
d’autres termes, « dans toutes les croyances publiques, l’homme a imaginé certains usages
comme moyens de grâce, bien qu’ils ne se rapportent pas dans toutes les religions, comme
dans la religion chrétienne à des concepts pratiques de la raison »
107
. Ces affirmations laissent
voir un manque de considération manifesté par Kant à l’endroit des autres sociétés de
croyance que la sienne. Kant n’ignorait pas les religions rivalisant du christianisme. Dans La
religion, il fait bon nombre de fois allusion au judaïsme, à l’hindouisme et à l’Islam, que nous
reconnaissons tous comme des confessions religieuses au même titre que le christianisme,
même si les contenus de foi sont bel et bien différents. Kant en les invoquant, son objectif
n’est pas de les encenser, au contraire, c’est très souvent pour les critiquer et les diaboliser. Si
la religion révélée contient au moins un noyau rationnel, comme nous a dit le philosophe au
début de La religion, pourquoi ne reconnaît-il pas aussi cette qualité aux confessions
religieuses suscitées ? Autrement, vu cette idée primaire de Kant, n’est-ce pas une
contradiction qui apparaît dans la phrase kantienne selon laquelle « le judaïsme par suite, pris
en son intégrité, ne contient pas de foi religieuse »
108
? En réalité, comme le Christianisme, les
autres religions (Judaïsme, Hindouisme, Islam, etc…) ont elles aussi un noyau rationnel.
104
Voir des détails dans les paragraphes précédents.
105
La religion, Pp 144 et 169.
106
Idem
107
Idem, P 252.
108
Idem, P 167.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
25
C’est-à-dire qu’elles sont aussi constituées d’« une sphère (révélation) plus large de la foi, qui
en elle-même enferme l’autre (raison) comme une sphère plus étroite »
109
.
En conclusion, les limites de La religion, loin d’être exhaustives, nous permettent de
comprendre davantage que toute œuvre humaine ne peut guère satisfaire à l’idéal de
perfection. Toutefois, en sondant de fond en comble ce livre de Kant, on se rend compte qu’il
fait apparaître, étrangement, une panoplie de mérites dignes d’admiration.
II. B) : LES MERITES ET L’ACTUALITE DE LA THEORIE KANTIENNE
DE LA RELIGION
En dépit de quelques tares énumérées et étudiées précédemment, il faut avouer que La
religion est aussi une œuvre qui regorge beaucoup de qualités remarquables. A la suite de
Jean-Louis Bruch, reconnaissons que « la Religion dans les limites de la raison est le texte
fondamental autour duquel doit s’ordonner toute la théorie kantienne de la religion, les textes
manuscrits ou épistolaires devront eux-mêmes intervenir comme des explications, des
prolongements »
110
. Autrement dit, La religion est une pièce maîtresse de la pensée kantienne.
Elle constitue, tour à tour, l’aboutissement du plan-projet kantien de philosophie pure
transcendantale, une spécifique théologie rationnelle, un dépassement de l’Aufklärung et enfin
une véritable interpellation contemporaine.
I- L’aboutissement du plan-projet kantien de philosophie pure
transcendantale
Même si La religion ne fait pas partie de la période criticiste
111
que clôt la Critique du
jugement publiée trois années auparavant, il est néanmoins évident, au regard des dires de
Kant, que cet ouvrage sur le phénomène religieux a un mérite, apparemment plus élogieux :
celui de l’aboutissement du plan-projet kantien de philosophie pure transcendantale. En effet,
dans le Canon
112
, texte-ancêtre de la Critique de la raison pure, et aussi dans bon nombre de
ses lettres comme celle à Staudlin
113
du 04 mai 1793, Kant expose la feuille de route de sa
biographie intellectuelle. Pour notre extraordinaire philosophe, sa philosophie pure
transcendantale vise la résolution de trois problèmes fondamentaux auxquels se ramènent
109
La religion, P 31.
110
Jean-Louis Bruch, La philosophie religieuse de Kant, Paris, Aubier, 1968, P 18.
111
Selon Kant, la Critique du jugement est la clôture de son criticisme. Et tous les écrits qui viendront après ne
seront que des œuvres doctrinales. Il le mentionnait à la fin de la préface de la Critique du jugement en ces
termes : « Je termine ici toute mon œuvre critique. J’aborderai sans retard la doctrine, afin de mettre à profit, s’il
est possible, te temps favorable encore de ma vieillesse croissante». (Critique du jugement, trad. Barni,
Ladrange, Paris, 1846, P 9).
112
Cité par J-L Bruch, in La philosophie religieuse de Kant, Aubier, Paris, 1968, P 22.
113
Idem
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
26
toutes les questions métaphysico-existentielles : que puis-je savoir ? (métaphysique), que
dois-je faire ? (morale) et que m’est-il permis d’espérer ? (religion). Ces interrogations
fondamentales se résument en une principale : qu’est-ce que l’homme ? (anthropologie). La
théorie de la religion de Kant est donc une réponse longuement planifiée à la question « que
m’est-il permis d’espérer ? », dernière préoccupation de la triade du plan-projet
anthropologique de la philosophie transcendantale. La Critique de la raison pure en 1781
répondait déjà au « que puis-je savoir ? » et la Critique de la raison pratique en 1788
assumait le « que dois-je faire ? ». Avec ces deux précédents ouvrages, La religion de 1793
fonde et sous-tend le système kantien dans sa programmation planifiée. Kant lui-même,
magnifiait cet aboutissement du plan-projet de sa philosophie en ces termes :
« Avec l’ouvrage […] La Religion dans les limites, […], j’ai essayé de mener à bien la
troisième partie de mon plan. Dans ce travail, une conscience scrupuleuse et un véritable respect pour
la religion chrétienne, mais en même temps le principe de la franchise qui s’impose m’ont conduit à
ne rien cacher, mais à exposer ouvertement comment je crois comprendre l’union possible de la
religion avec la raison pratique la plus pure »
114
.
Ainsi, toute personne engagée dans l’étude de la pensée kantienne globale, et
soucieuse de l’étude systématique du kantisme, ne devra aucunement oublier de se consacrer
aussi à une exploitation sérieuse de La religion. La négliger, serait comme se complaire à
travailler avec une main ne contenant pas tous les cinq doigts. La religion est donc une des
majeures œuvres non négligeables de Kant, et son contenu laisse voir, ipso facto, le
développement d’une originale théologie à caractère rationnel.
II- Une spécifique et originale théologie rationnelle
Une réflexion ou une analyse comparée sur les historiques philosophies théologiques
qui nous ont précédés, nous permet de déceler davantage les mérites de La religion et de
donner par ce fait un coup de chapeau à son auteur. En effet, depuis Anselme de
Canterbury
115
avec qui commencent véritablement les efforts philosophiques de dire « Dieu »
exclusivement par la raison, en passant par Thomas d’Aquin
116
, René Descartes
117
, Baruch
Spinoza
118
, Wilhelm Leibniz
119
, et même Christian Wolff et sa metaphysicae specialis
120
,
114
Idem
115
Anselme de Canterburry (1033-1109) avec la preuve ontologique qui dit Dieu par la seule analyse de sa
définition et de son essence (cf. Proslogium).
116
Thomas d’Aquin (1225-1274) avec la philosophie comme « ancilae theologiae », pense que la raison, œuvre
du créateur, travaille de concert avec la foi pour dire Dieu (cf. Somme théologique).
117
René Descartes (1596-1650) emboîte les pas de la preuve ontologique d’Anselme (cf. Discours de la
méthode, 4ème partie ; ou Méditations, V, 2-3).
118
Baruch Spinoza (1632-1677), lui, stipule que rationnellement « Deus sive natura », c’est-à-dire que Dieu
s’identifie à la nature. C’est l’argument rationnellement panthéiste de l’existence de Dieu (cf. Spinoza, Ethique).
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
27
pour ne citer que ceux-ci, personne n’avait, avant Kant, établi un système théologico-rationnel
qui repose uniquement sur la morale pratique.
Avec Kant, le révolutionnaire de la pensée sous toutes ses formes, l’essence de Dieu se
démontre ou se fait découvrir uniquement par l’entreprise de l’impératif catégorique. Tels
sont l’apport et le mérite de Kant dans l’univers des théories et des systèmes théologico-
rationnels. En spéculant ainsi sur la théologie rationnelle, Kant lui donne, à travers sa
philosophie religieuse exposée dans La religion, une touche spécifique et très originale. Pour
notre philosophe, quiconque veut atteindre Dieu, doit tout simplement regarder la loi morale
que la nature a inscrite en lui, et tourner le dos aux ‘‘illusionnantes’’ preuves ontologique,
cosmologique et physico-théologique. Ceci dit, en étudiant La religion, ce serait ne pas
pousser loin la réflexion en n’y voyant uniquement qu’une simple théorie religieuse. Elle est
certes une philosophie typiquement religieuse, mais qui, en réalité, véhicule, à travers les
postulats de la raison pratique, un système théologico-rationnel bien structuré et soudé.
Rappelons-nous que Martin Heidegger, dans ses catena aurea, à travers sa cogitation exposée
dans Kant et le problème de la métaphysique, affecte le « que m’est-il permis d’espérer ? »
(auquel répond La religion) à la « théologie »
121
. En d’autres termes, Kant dans La religion
fait indirectement une théologie à caractère rationnel. Une investigation théologique en
sourdine et à reculons qui, dans son déploiement sous la religion pratico-morale, manifeste,
par ses remarquables réquisitoires, un dépassement de l’aufklärung et, mutatis mutandis, les
jalons de la contemporaine postmodernité.
III- Le dépassement de l’Aufklärung ou les jalons de la postmodernité
L’histoire des idées qui ont auréolées notre humanité nous démontre distinctement que
l’aufklärung en Allemagne au XVIIIème siècle avait Emmanuel Kant pour un des pères
fondateurs. Dans Qu’est-ce que les lumières ?, nous pouvons remarquer l’enthousiasme de
notre philosophe face à ce siècle de l’illuminisme rationnel qui gnait dans toute l’Europe.
Selon notre auteur, l’homme doit sortir de la minorité dans laquelle il s’est délibérément
installé, il doit s’échapper de l’aliénant épaulement tutélaire et développer un auto-usage de
son entendement, afin d’arriver à penser par lui-même. L’aufklärung, en quelque sorte, fut la
version prussienne de l’idéologie rationaliste française en particulier et occidentale en général.
119
Wilhelm Leibniz (1646-1716) avec la preuve a contingentia mundi ou du meilleur des mondes possibles (cf.
Monadologie), qui s’inscrit dans la preuve cosmologique qualifiée par Kant.
120
Christian Wolff (1679-1754) est le père et le promoteur de la subdivision en trois branches de la
métaphysique spéciale. Pour lui, la metaphysicae specialis se divise en trois parties : la théologie rationnelle, la
psychologie rationnelle et la cosmologie rationnelle. Dans « l’architectonique de la raison pure », un sous-
chapitre de la Critique de la raison pure, Kant reprend et soutient la tripartite subdivision wolffienne de la
métaphysique spéciale.
121
Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. de Waehlens et Biemal, P 263.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
28
En étudiant de plus près La religion et les autres œuvres majeures de Kant, on se rend
paradoxalement compte que la philosophie criticiste du philosophe de Königsberg embrasse,
tout en le déconstruisant, le rationalisme-panacée des lumières. En effet, l’optimisme
rationaliste, maître-mot des lumières, que proclamaient les Aufklärers comme Leibniz ou
Christian Wolff, apparaît en procession multilatérale et dialectique
122
dans le kantisme. La
philosophie transcendantale de Kant, avec La religion qui la clôture
123
, consiste
systématiquement en un procès de la raison par la raison, une sorte d’autocritique de
l’intuition rationaliste divinisée autrefois par les lumières. Dans ce tribunal très organisé de
l’esprit, la raison, à la fois législatrice et sujet, est simultanément absolutisée et non-
absolutisée, donc établie à cheval des deux extrêmes.
Toujours dans le dépassement kantien de la modernité, signalons que la positive
réhabilitation du christianisme diabolisé par les lumières autrefois, l’affirmation des limites de
la raison quant à la démonstration purement rationnelle de Dieu et de l’origine primordiale du
mal dans le monde, sont quelques exemples qui, face à l’optimisme rationaliste des lumières,
justifient le négationnisme positif de Kant. En réalité, La religion, comme chacun des livre-
critiques de Kant, est un manifeste d’optimisme pessimiste. Kant y promeut, tout en la
transcendant, l’idéologie rationaliste de l’Aufklärung, donc de la modernité. Par ce fait, le
kantisme est, sui generis, comme le sturm und drang
124
de Johan Von Goethe et Friedrich
Von Schiller, l’un des modérés jalons précurseurs de la postmodernité. Un avant-coureur qui,
aussi, est une véritable interpellation contemporaine.
IV- Une véritable interpellation contemporaine
Même si elle a été publiée pour répondre à un des problèmes de l’époque moderne
précédente à la nôtre, La religion est d’une richesse intarissable pour les temps
contemporains. Sa valeur interpellatrice, pour notre ère, réside dans le fait qu’elle véhicule
des idées qui, à la fois, condamnent et décrédibilisent certains maux en plein essor
aujourd’hui. Parmi ces vices dommageables qui minent notre époque et la fragilisent
jusqu’aux os, on peut citer le fidéisme, le rationalisme absolu, le fanatisme et le pluralisme
122
Je pense ici à la dialectique hégélienne de procession par contradiction surmontée. Le fonctionnement
rationnel de la raison dans La religion, laisse voir une synthèse manifestée la raison pratique dit tout (thèse)
sans toutefois pour autant dire tout (antithèse). Telle est une indirecte triangulation thèse-antithèse-synthèse. Ici,
Kant est un précurseur de Hegel, j’y vois un hégélianisme d’avant Hegel (cf. Phénoménologie de l’esprit). En
extension, réfléchissons en profondeur sur la nature des jugements synthétiques a priori. On remarque que Kant
y fait, à la manière hégélienne masquée, une synthèse impressionnante du rationalisme et de l’empirisme, deux
doctrines substantiellement opposées.
123
Voir précédemment, le premier point ( I ) de cette sous-partie II.B).
124
Courant littéraire et culturel allemand qui, sous l’influence des Passions du jeune Werther de Goethe et des
travaux de Schiller, poussa en extension l’Aufklärung dès la fin du XVIIIème siècle.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
29
religieux, les divisions dans les religions, la peur de penser « Dieu » ou de critiquer les
croyances, l’athéisme et aussi l’indifférence religieuse.
a) Le fidéisme et le rationalisme absolu
Le fidéisme et le rationalisme sont deux courants de pensée qui, individuellement,
aujourd’hui comme hier, mettent à mal l’épanouissement intégral du croyant dans sa relation
avec le divin. A en croire le dictionnaire Larousse, le fidéisme est « la doctrine selon laquelle
la foi dépend du sentiment et non de la raison ». C’est donc du sentimentalisme pur et dur.
Quant au rationalisme absolu, volte-face du fidéisme, rien de ce qui est inaccessible par la
raison ne vaut la peine. Avec la théorie kantienne de la religion, nous remarquons que le
fidéisme et le rationalisme absolu ne sont que des leurres et des dérives de l’esprit. L’Eglise
catholique est ainsi sur la bonne voie, puisque l’un de ses combats vise effectivement
l’éradication de ces deux « hérésies ». La foi et la raison ne doivent pas entrer en conflit, elles
sont censées être, comme le disait saint Jean Paul II, « les deux ailes qui permettent à l'esprit
humain de s'élever vers la contemplation de la vérité »
125
. Rappelons-nous de ces paroles de
Kant dans La religion : « une religion qui sans hésiter déclare la guerre à la raison, à la longue
ne saurait se maintenir contre elle »
126
. Un bon croyant, c’est celui- qui sait user
méthodiquement de son sentiment et de sa raison. Ce n’est que par là qu’il pourra échapper à
la prison du fanatisme religieux.
b) Le fanatisme religieux
Le fanatisme religieux est un sentimentalisme poussé à l’extrême et qui peut même
aboutir à la folie religieuse. Il est une sorte d’extension non négociable du fidéisme. Soit !
Pour le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, il est question d’ « intolérance,
passion pour le triomphe de sa propre foi, insensible à toute autre chose, prêt à employer la
violence pour convertir ou pour détruire ceux qui ne la partagent pas »
127
. Autrement dit, le
fanatisme religieux est synonyme de fondamentalisme religieux. On croit à la véracité
inaliénable de sa religion et à la fausseté absolue des autres religions. C’est cette attitude qui a
engendré l’une des plus grandes terreurs de nos sociétés actuelles, à savoir le terrorisme
islamiste. Comme le christianisme pendant les croisades du moyen âge, l’islamisme radical
semble résolu de nos jours à instaurer le K.O et à mettre l’humanité à feu et à sang. Comment
des individus et des communautés, peuvent-ils, au nom de la foi religieuse, perpétrer des
exacerbations allant jusqu’aux tueries de tout ordre ? Comment des personnes, parfois
125
Jean Paul II, à l’introduction de l’encyclique Fides et ratio.
126
La religion, P 29.
127
André Lalande, « fanatique » in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1980.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
30
cultivées, et très souvent bardées de diplômes, arrivent-ils dans des mosquées et des églises à
professer des prédications dépouillées de bon sens ? Il est bien évident que Kant, dans La
religion, a vu clair contre cet obscurantisme qu’il qualifie lui-même de « folie du
fanatisme »
128
. La philosophie religieuse de notre philosophe, en rationalisant les croyances,
contre-attaque carrément le dramatique fanatisme, tout en ne jetant pas des fleurs au
pluralisme religieux.
c) Les divisions et le pluralisme religieux
L’une des raisons d’être du fanatisme est le non cautionnement du pluralisme
religieux. Une raison que partage la théorie kantienne de la religion. En effet, au regard des
idéaux et de la richesse de La religion, la division et la multiplicité des religions s’avèrent une
extrême dérive. Prenons l’exemple triste du christianisme qui connut dans son histoire des
multiples schismes et des divisions apparemment irréparables. Catholiques romains,
monophysites, orthodoxes, coptes, protestants, vieux catholiques, et bien d’autres, restent
séparés et désunis alors qu’ils professent tous un même Christ. Regardons l’islam et les
scissions qui s’y vivent entre shiites, sunnites, radicaux et modérés. Observons de plus près
nos sociétés actuelles, caractérisées par une floraison de mouvements religieux et d’églises
dites « de réveil ». Pourquoi toutes ces divisions sans cesse croissantes ? Et pourtant, la
caractéristique universelle du devoir moral, essence de la religion, sous-entend une
universalité de la foi religieuse. Et la nature de la communauté éthique, préfiguration du
corpus mysticum et du règne des fins, ne renvoie-t-elle pas aussi à une indispensable
unification des confessions religieuses ? Kant est, par ce fait, une sommité de l’actuel difficile
œcuménisme et un grand précurseur du dialogue interreligieux. Avec La religion, notre
vénérable philosophe sauve l’unicité de la foi, et manifeste au grand jour son courage face à la
peur de penser Dieu et de critiquer les croyances.
d) La peur de penser « Dieu » et de critiquer les croyances
Le IVème siècle, sous l’impulsion du roi Constantin, avait favorisé un mariage épanoui
entre l’Eglise chrétienne et l’Etat. Au moyen âge, cette alliance se perpétua par des coalitions
signées entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Une entente qui, pour son maintien,
limita la liberté de pensée chez tous ceux- qui étaient habités par un esprit de
questionnement des données théologiques ou scientifiques pouvant fragiliser la religion et les
croyances. Cette mission confiée d’abord à la défunte inquisition et plus tard aux censures de
tout ordre, fit beaucoup de victimes comme Jeanne d’Arc, Bruno Giordano et Galilée. Le
128
La religion, P 137.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
31
regrettable sacrifice de ces géants aux intuitions érudites créa la psychose dans bon nombre de
milieux intellectuels, une peur qui emmena même plusieurs auteurs à renoncer à certaines de
leurs publications. A l’époque de Kant, la situation était évidemment devenue moins sévère,
l’inquisition n’existait plus, mais la censure était là et veillait bien aux publications et aux
écrits. Kant s’était même déjà frotté avec elle à cause de sa théorie du mal radical publiée
dans une revue de Berlin longtemps avant La religion. Il était donc conscient du danger qui le
guettait s’il persévérait dans ses réflexions ayant trait à la foi chrétienne et aux mœurs. Malgré
ce danger d’anathème et le collimateur de la censure prussienne, Kant a pu braver la peur et
promouvoir la libre-pensée. A la suite de Socrate qui préférait mourir mille morts plutôt que
de vivre sans philosopher, Kant a laissé triompher le courage et l’amour des idées. Une qualité
que manquent plusieurs humains aujourd’hui à cause du pouvoir religieux et même politique.
Très souvent, on se cantonne servilement et hypocritement à faire le moine ou le béni oui-oui.
La religion, pour toujours, est une expression de courage qui interpelle notre peur, une
véritable victoire de la bravoure sur l’appréhension. Bref, elle est une dénonciation de la
crainte, tout comme de l’athéisme et de l’indifférence religieuse.
e) L’athéisme et l’indifférence religieuse
L’athéisme ou la négation de Dieu, et l’indifférence religieuse ambiante, apparaissent,
au regard du kantisme, comme une attitude dénuée de sens. Selon Kant, l’être humain
imparfait et perverti ne pourra jamais arriver à reconquérir tout seul sa bonté originelle
perdue. Il lui faut nécessairement un secours divin qui complétera ses efforts. Nous voyons
bonnement qu’avec la nécessité kantienne de l’existence de Dieu qui s’offre à la raison,
l’athéisme devient un simple mythe, et les athées des individus adonnés à l’ignorance et à la
pure naïveté. La religion, sur ce, est un livre à faire lire et relire aux adeptes de Ludwig
Feuerbach qui, dans sa lutte contre les religions, voyait en l’idée de Dieu une illusion
fabriquée et colportée par les hommes eux-mêmes.
Bref, La religion à travers ces multiples mérites qui permettent de tourner le dos aux
lacunes remarquées auparavant, nous donne remarquablement de saisir la place spéciale
qu’elle occupait dans l’agenda auto-bibliographique du philosophe de Königsberg. Avec son
actualité, son urgente interpellation, et surtout, son véritable apostrophe éberluant, La religion
fait d’Emmanuel Kant à travers cette conception originale de la religion, un messie, non
seulement pour notre siècle, mais aussi pour les temps à venir.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
32
CONCLUSION
Au terme de cette réflexion sur La religion dans les limites de la simple raison, il en
ressort que, l’essence de la religion chez Emmanuel Kant repose essentiellement sur
l’impératif catégorique. En d’autres termes, pour Kant, la religion, telle que développée dans
son livre de 1793, se calque exclusivement sur le devoir pratico-moral. Dans cette doctrine
philosophique du phénomène religieux, notre philosophe, à travers l’éternité du bien en nous,
la chute radicale de l’homme dans le mal, la conversion, et le rétablissement moral de
l’humain, parvient immanquablement à la religion, donc aux représentations métaphysico-
religieuses. Aussi, notre étude critique nous a permis de remarquer que La religion, écrit
opportuniste, assemblage d’essais indépendants, ouvrage imprudent et discriminatoire, est un
opus philosophique marqué par le principe d’imperfection humaine. Toutefois, en dépit des
limites et des prétentions remarquées au niveau de la forme et du fond de La religion,
l’ouvrage de Kant ne perd guère sa grandeur. Il est l’aboutissement de tout le système de
philosophie transcendantale et une mine de valeurs nécessaires pour notre époque. A la suite
des autres œuvres majeures du philosophe de Königsberg, La religion a son mot à dire dans le
cercle des meilleurs livres de philosophie de tous les temps. Nous restons donc estomaqué et
convaincu que, « tout ce que Kant a écrit est profondément intelligent et, pour être exact
génial. Jamais un lecteur ne doit loublier-encore moins un interprète. On peut être déconcerté
par la mobilité intellectuelle, l’agilité d’un esprit comme celui de Kant »
129
. Bref, si les
hommes d’hier, et surtout ceux d’aujourd’hui, avaient tous lu le maître Kant, ne serait-ce que
La religion, plusieurs vices religieux et même non religieux qui nous submergent aujourd’hui,
se seraient dissipés et recroquevillés dans les poubelles de l’histoire depuis longtemps.
129
Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant, tome second, Paris, Vrin, 1981, P 16.
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
33
BIBLIOGRAPHIE DE RECHERCHES:
Œuvres d’Emmanuel Kant :
- La religion dans les limites de la simple raison, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1979.
- Fondement de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, édition électronique
réalisée à la bibliothèque virtuelle ‘‘Les Classiques des sciences sociales’’ par Philippe Folliot,
2002.
- Critique de la raison pure, trad. par A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, Félix Alcan,
1905.
- Critique de la faculté de juger, trad. Barni, Paris, Ladrange, 1846.
- Qu’est-ce que les lumières ?, Trad. Jean-François Poirier et Françoise Proust, Flammarion,
coll. GF, Paris, 1991.
- Lettres sur la morale et la religion, Réalisé par Jean L. Bruch, Paris, Aubier, 1969.
Ecrits sur Kant et sa pensée :
- Jean L. BRUCH, La philosophie religieuse de Kant, Aubier, Paris, 1968.
- Charles SENTROUL, La philosophie religieuse de Kant, Bruxelles, Librairie de
l’action catholique, 1910.
- Alexis PHILONENKO, L’œuvre de Kant, la philosophie critique. Tome 2, Vrin, Paris,
1981.
- André TREMESAYGUES, « Avant-propos » in Kant, La religion dans les limites de
la raison, Ed. Félix Alcan, Paris, 1913. (Édition électronique de la bibliothèque virtuelle
‘‘Les Classiques des sciences sociales’’, réalisée par Pierre Tremblay.)
Autres œuvres :
- Aristote, Ethique à Nicomaque, Edition J. Vrin, Paris, 1987.
- Anselme de Canterburry, Monologiun-Proslogiun, trad. Michel Corbin, Paris, Cerf,
1986.
- Wilhelm Leibniz, Monadologie, Ed. Delagrave, Paris, 1881. (Édition électronique de la
bibliothèque virtuelle ‘‘Les Classiques des sciences sociales’’, réalisée par Daniel Banda.)
- Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, Desclée, 1957.
- René Descartes, Discours de la méthode, France, Imprimerie Ian Marie, 1637. dition
électronique de www.wikipedia.com.)
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
34
- René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, 1641. (Édition électronique de
www.wikipedia.com.)
- Blaise Pascal, Pensées, Ed. Philosophie, Paris, 2008.
- Baruch Spinoza, Ethique, trad. de Saisset, 1849. (http://spinozaetnous.org)
- Johan Von Goethe, Passions du jeune Werther, Paris, Cazin, 1776.
- Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. Jean Hypollite, Paris,
Aubier, 1941.
- Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. de Waehlens et Biemal.
- André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1980.
- Jean Paul II, Fides et ratio, Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 1998. (Site du
Vatican : http//www.vatican.va)
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
35
TABLE DES MATIERES
REMERCIEMENTS................................................................................................................0
INTRODUCTION……….........................................................................................................1
Ière PARTIE : ESSAI DE COMPREHENSION DE LA CONCEPTION KANTIENNE
DE LA RELIGION………………………………….......................................2
I- La nécessaire différence entre religion rationnelle et religion vélée…............2
II- La nature de l’homme, animal métaphysico-religieux........................................3
a) Le devoir moral, essence de la religion…………………………………….4
b) Les postulats de la raison pure pratique, ou la nécessité indubitable des
représentations métaphysico-religieuses…………………………………...5
III- Le mal, stimulus de la religion ...........................................................................7
a) Le mal comme préexistence à l’avènement humain……………………….7
b) Le mal radical humain, un propre de l’homme…………………………….8
IV- Conversion et sainteté morales .........................................................................10
a) L’effort personnel, ou le progrès moral vers la sainteté…………………..10
b) La grâce divine, une aide complémentaire à mériter, pour une sainteté
effective…………………………………………………………………...12
V- Le Christ, modèle de moralité………………………………………………...13
VI- La communauté éthique, établissement d’un royaume de Dieu sur terre.........15
a) L’Eglise, préfiguration terrestre du règne des fins ……………………….15
b) Du vrai et du faux culte …………………………………………………..16
IIème PARTIE : LES TARES ET LES MERITES DE LA RELIGION DANS LES
LIMITES DE LA SIMPLE RAISON...………...…………………………18
II. A : LES TARES DE LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA SIMPLE RAISON...….18
I- Un ouvrage de circonstance, de recueil d’articles et plein de répétitions
ennuyeuses…………………………………………………………………..18
II- L’indifférence vis-à-vis des devanciers en réflexion philosophico-
religieuse…………………………………………………………………….20
III- La religion substituée à la morale…………………………………………...21
IV- Le jugement et le discrédit du supra-moral ou supra-rationnel (révélations,
dogmes, grâce, miracles, rédemption, péché originel, etc…)……………….22
L’essence de la religion chez Emmanuel Kant.
Analyse, critique et actualité de La religion dans les limites de la simple raison.
36
V- Une théorie religieuse à caractère rationnellement dogmatique…………….23
VI- L’apologie discriminatoire du christianisme comme unique véritable
religion………………………………………………………………………24
II. B : LES MERITES ET L’ACTUALITE DE LA THEORIE KANTIENNE DE LA
RELIGION…………………………………………………………………………….25
I- L’aboutissement du plan-projet kantien de philosophie pure
transcendantale…………………………………………………………….25
II- Une spécifique et originale théologie rationnelle………………………….26
III- Le dépassement de l’Aufklärung ou les jalons de la postmodernité……….27
IV- Une véritable interpellation contemporaine……………………………….28
a) Le fidéisme et le rationalisme absolu…………………………………….29
b) Le fanatisme religieux…………………………………………………….29
c) Les divisions et le pluralisme religieux…………………………………...30
d) La peur de penser « Dieu » et de critiquer les croyances………………....30
e) L’athéisme et l’indifférence religieuse……………………………………31
CONCLUSION .......................................................................................................................32
BIBLIOGRAPHIE DE RECHERCHES..............................................................................33
TABLE DES MATIERES......................................................................................................34
ResearchGate has not been able to resolve any citations for this publication.
est-ce que les lumières ?
  • Qu
Qu'est-ce que les lumières ?, Trad. Jean-François Poirier et Françoise Proust, Flammarion, coll. GF, Paris, 1991.
Édition électronique de la bibliothèque virtuelle ''Les Classiques des sciences sociales'', réalisée par Daniel Banda.) -Thomas d'Aquin, Somme théologique
  • Wilhelm Leibniz
  • Ed Monadologie
  • Paris Delagrave
-Wilhelm Leibniz, Monadologie, Ed. Delagrave, Paris, 1881. (Édition électronique de la bibliothèque virtuelle ''Les Classiques des sciences sociales'', réalisée par Daniel Banda.) -Thomas d'Aquin, Somme théologique, Paris, Desclée, 1957. -René Descartes, Discours de la méthode, France, Imprimerie Ian Marie, 1637. (Édition électronique de www.wikipedia.com.)