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Gestion de crise : clés de lecture et perspectives
Par Olivier Velin, auteur et expert en gestion de crises et Stéphanie Flacher, conseil en
transformation dans le domaine financier et numérique
Par son ampleur planétaire vitale et sa survenance sur un terrain déjà fragilisé sur le plan
social, économique et financier, la crise de la COVID-19 nous touche tous individuellement.
Notre statut de citoyen nous engage à cet égard à user d’intelligence et de responsabilité
individuelle dans le cadre de cette crise. Notre attention semble principalement orientée sur
sa gestion par les Autorités publiques, ce qui nous fige davantage dans une posture de
spectateur des événements en cours ou d’exécutant des mesures imposées.
En s’appuyant sur les enseignements connus et tirés des gestions de crises passées,
comment rester acteur et mieux appréhender la gestion d’une crise ? Comment s’ouvrir des
perspectives pour se projeter dans la sortie de crise ?
1. Une crise est un enjeu de prise de décisions sur la base d’analyses antérieures
Le sens du mot crise étant souvent imprécis, rappelons-en l'étymologie : en grec, « κρισισ »,
la crise, est une décision entre deux choix possibles. Une crise suppose donc une prise de
décision, une action pour s’en sortir. La crise est une situation insolite caractérisée par son
instabilité, qui oblige à adopter une gouvernance spécifique pour revenir au mode usuel de
vie. Par gestion de crise, on entend ce mode de gouvernance
1
.
Gérer une crise signifie donc prendre des décisions, bonnes ou mauvaises, pour sortir de
cette situation dans laquelle des événements néfastes, auparavant considérés comme des
risques, sont devenus réalité. Toute démarche liée à la gestion d'une crise se fonde avant
tout sur une appréhension préalable des risques potentiels et la préparation de mesures de
"mitigation" (réduction) de ces risques pour éviter de prendre des décisions imprécises car
principalement fondées sur l'improvisation.
2. Apprivoiser en amont la notion de risque pour anticiper l’improbable
Appliquée à toute nature de risque, la question n'est jamais de savoir si une crise, comme ici
pandémique, est susceptible de nous atteindre, mais l'unique question est : quand
surviendra la crise ? Cette nuance change toute l’efficacité d’une action en temps de crise.
L’approche dominante des risques par « si le risque se matérialise, alors… », plutôt que par
« quand le risque se matérialisera, alors… », est liée à l’importance accordée par notre
culture dominante aux probabilités mathématiques. Mener une analyse de risques, c'est en
effet tenter d'estimer la probabilité
2
de survenance d'un événement et d'évaluer quelle en
serait la gravité. Mais cette approche mathématique induit un piège mental.
Car s'il est vrai que les risques de gravité catastrophique ont une plus faible probabilité de
survenir que d'autres risques, il est faux de tenir pour acquis qu'ils ne se produiront pas.
C'est aussi simple que cela ! Le déni de la survenance d'un risque au motif de sa (très) faible
probabilité ne l'empêche pas de se produire, comme la présente réalité du COVID-19
3
le
démontre de manière flagrante.
L'erreur commise provient d'une mauvaise compréhension du résultat du calcul probabiliste :
la valeur obtenue par le calcul mathématique ne fournit ni une prévision ni une prophétie et
ne donne pas d'informations pour se préparer à ce qui peut se produire. En revanche, ce
1
Tiré de "Gestion de crise - La réponse de l'entreprise" - Simone Eiken & Olivier Velin - EFE - 2006
2
On tire grand profit à compléter cette approche par l'analyse d'événements similaires survenus par le passé.
3
Ainsi que celle de Tchernobyl (1986), de Fukushima et la liste est longue...
résultat de calcul donne la possibilité de faire des choix prioritaires pour se préparer
psychologiquement et préparer des plans d'action.
3. Détecter et interpréter les signaux d'apparition d'une crise potentielle
Appliqués à une pandémie, les signaux faibles de démarrage d'une potentielle crise
surgissent en présence d'une expansion rapide de la contamination et, le cas échéant, en
fonction de la létalité déjà constatée. A ce stade, nier l'éventualité d'une extension hors de la
zone déjà atteinte revient, telle l'autruche, à se mettre la tête dans le sable afin de ne pas
voir le soleil et de se persuader qu'il fait nuit. D'autres exemples comme le cas de la
catastrophe de Tchernobyl reste à cet égard dans beaucoup de mémoires.
Ces signaux nous indiquent plutôt le moment propice pour se mobiliser au cas où..., en
application de cette maxime attribuée à Confucius : « Se préparer au pire, espérer le meilleur,
prendre ce qui vient ». Et il faut agir vite car plus l'attente des décisions se prolonge, plus
forts seront les impacts sur la santé et plus laborieux le chemin pour prendre le dessus sur la
pandémie. Mais si « Le temps perdu ne se rattrape jamais »
4
, ce n'est certainement pas une
bonne excuse pour ne rien faire.
4. Se préparer psychologiquement à la non-permanence de l'être
Se mettre des oeillères est inutile. Se préparer par exemple psychologiquement à une
pandémie, c'est se préparer mentalement à être malade et peut être à mourir et à voir mourir
ses proches.
C'est reconnaître la fragilité du corps humain face aux forces de la Nature, accepter que la
technologie déployée au service de la santé soit potentiellement impuissante face à un des
organismes vivants les plus simples qui soit, admettre que toute civilisation est un colosse
aux pieds d'argile qu'un rien peut faire s'effondrer. Et que la non-permanence est dans la
nature de toute chose. Santé, économie, finance, nature.
5. Préparer un plan de réponse pour s’approprier la nature des risques
Préparer veut dire anticiper et réfléchir aux circonstances qui conduiraient à la survenance
de l'événement, aux conséquences qui en découleront et aux actions à mener pour, au
mieux éviter qu'il survienne ou au pire en limiter les impacts désastreux.
La meilleure manière de gérer une situation de crise est d'éviter, si c'est possible, qu'elle se
produise. A défaut, il s'agit d'identifier quelles actions mettre en oeuvre pour en limiter au
maximum les impacts.
De manière générale, en matière de gestion des situations de crise, l'improvisation est à
proscrire. Elle conduit à prendre dans l'urgence des décisions insuffisamment pesées, à
imposer des mesures dont les effets sont mal évalués, à se fourvoyer dans des impasses. Il
s'avère donc indispensable de préparer un plan qui anticipe les évolutions potentielles de la
crise et qui définit des réponses possibles pour en limiter les impacts. Pas de solution
miracle, pas de coup de baguette magique... et le moins possible d'improvisation.
6. Accepter la crise lorsqu'elle survient
Comme inhérentes à la condition humaine, les réactions constatées face à l'actuelle
pandémie paraissent similaires à celles qui ont cours depuis plusieurs siècles, au moins
depuis le 14
ème
siècle tel que l’a relevé Jean Delumeau
5
. Comme quoi Nihil novi sub sole
(Rien de nouveau sous le Soleil) !
4
"
Le temps perdu ne se rattrape jamais. Alors, continuons de ne rien faire". Jules Renard - Journal. 1935.
5
Voir : La peur en occident - Jean Delumeau - Fayard - 1978.
Quelles sont-elles ? Du côté des dirigeants, on observe en premier lieu une négation
préalable de l'existence du phénomène, avant de le présenter comme à peine plus grave
qu'une maladie bénigne, ensuite de réfuter des constats de médecins inquiets de l'expansion
de la pathologie par le biais de nouveaux diagnostics plus rassurants, puis d’attribuer un
nom à cette pathologie pour donner l'impression qu'il s'agit d'un phénomène déjà connu. On
observe ensuite la tenue de discours expliquant la lenteur à réagir, annonçant des mesures
d'urgence exceptionnelles à déployer, pour enfin réfuter sans appel les positions de ceux qui
ont un avis différent sur les mesures à appliquer.
Du côté des populations, on observe une propension à tenir le risque pour négligeable, à
tourner en ridicule ceux qui y croient et à continuer à vivre sans prendre la moindre
précaution.
Le schéma décrit ci-dessus relève donc du déjà-vécu et témoigne de symptômes liés à un
défaut de préparation, lui-même induit par l’application d’une dominante mathématique plutôt
qu’une confrontation psychologique au risque réel. Sans compter que ceux qui tentent
d'alerter à l'avance sur le risque encouru, se voient de facto considérés comme de doux
rêveurs qui s'alarment d'un rien. Cassandre reste hélas d’actualité !
7. Déployer des plans de réponse qui responsabilisent les acteurs
Pour s’affranchir du déni, il s'agit de préparer un plan de réponse qui, seul, permettra d'éviter
de nombreux tâtonnements dans la prise de décisions et des retards dans le déploiement de
mesures analysées dans leur cohérence, évaluées par anticipation, et déclinées sur le
moment en tenant compte des caractéristiques propres de la pathologie.
Une remarque s'impose : une gouvernance de crise qui ferait le choix de s'attribuer la pleine
responsabilité de la gestion d’une situation pandémique s’exposerait, de fait, à retirer à
chaque individu la responsabilité qu'il porte sur sa propre sécurité, sur celle de ses proches
et, de manière générale, sur celle d'autrui.
Cette déclinaison ultime de l’Etat protecteur peut néanmoins paradoxalement affaiblir
l’application d’un principe fondamental en gestion de crise, celui du respect de la règle du
consensus d'exécution. Ce principe énonce que même si les décisions prises ne semblent
pas les meilleures, il convient de les appliquer pour éviter que la situation s'aggrave. Ce qui
nous rend alors plus actifs et responsabilisés dans leur bonne application collective.
8. Prendre du recul pour analyser défaillances et déficiences
A rien ne sert la désignation de coupables sauf pour constater que certains choix faits depuis
de nombreuses décennies ont conduit à une impasse progressive d’un modèle politico-
socio-économique que nous tentons malgré tout de maintenir en vie.
Déjà moribond, il se délite par strates
6
ainsi que l'illustrent notamment ses remises en cause
sur les plans environnemental (depuis 1968), technologique (2000), sanitaire (1968, 2003,
2020), financier (2008), énergétique (1986, 2011 et 2015), social (2018 et 2019), sécuritaire
et solidarité internationale (2020), sans préjuger des effets sociaux et économiques qui
résulteront des décisions prises au cours de la crise en vigueur (années 2020 et suivantes).
Le moment du questionnement est nécessairement venu, et de prime abord chacun doit
tenter de répondre à cette question primordiale : voulons-nous continuer à vivre selon ce
modèle ? S'il est difficile d'apporter une réponse définitive à cette question, il est cependant
6
Les dates mentionnées, indicatives, se rapportent à : 1968 (prise de conscience mondiale de la
pollution), 2000 (bulle Internet), 1968 (grippe de Hong-Kong) et 2003 (canicule), 2008 (subprimes),
1986 (Tchernobyl), 2011 (Fukushima) et 2015 (Diesel gate), 2018 et 2019 (mouvements de défiance
sociale dans lesquels s'inscrit le mouvement des Gilets Jaunes en France), 2020 (Coronavirus).
possible d'examiner plusieurs perspectives à partir desquelles nous pourrons commencer à
bâtir un futur qui se conjugue au présent.
9. Considérer les alternatives traditionnelles de sortie de crise
Une première perspective se caractérise par un effort pour revenir au monde
antépandémique, en empruntant un sentier semé de nombreuses embûches parmi
lesquelles se dressent l'explosion des dettes des Etats, la destruction massive d'emplois, le
renforcement de mouvement de défiance civile confortés par le constat que des choix
malheureux privilégiant la rentabilité financière ont mis en péril la vie des populations.
Dans une seconde perspective, il s'agit de sauver les pans de l'économie qui peuvent l'être
et d'accepter le sacrifice d'autres activités, selon un ciblage qui sera sans doute en partie
fonction du consommateur et de ses choix. Car il est possible que nombre d'entre eux
recherchent en réaction un mode de vie différent, privilégiant les dépenses nécessaires à la
satisfaction des besoins essentiels de leur existence, au détriment du superflu destiné à
donner de l'importance au paraître et à éprouver, par la possession, le sentiment d'exister.
Emotion alors de bien faible intensité en regard de celle ressentie par ceux que la mort a
frôlé et qui goûte pleinement la joie de vivre encore. D'autres n'ont pas eu la même chance.
10. Tenir compte de l’évolution du terrain sous-jacent pour se projeter dans un
nouvel horizon
La troisième perspective nous fait plonger dans l'inconnu. Cette perspective part du constat
que les fondamentaux actuels qui animent nos organisations économiques et sociales sont
désormais obsolètes : production de masse, consommation de masse, rentabilité de masse,
gouvernance des masses. Obsolètes, non pas seulement par leur décalage avec les
attentes des populations ou les écueils sur la planète, mais surtout par leur déconnexion
structurelle avec l’évolution du terrain économique sur lequel se jouent désormais les
échanges, c’est à dire le monde de l’internet.
Dans le monde connecté et interactif, les rôles clés sont tenus par le big data, l’intelligence
artificielle, les objets connectés, les technologies distribuées, le cloud. Cela induit une
profonde évolution de notre façon de produire et de consommer qui devient de plus en plus
temps réel, sur mesure, à la demande. Ce bouleversement simultané de l’espace et du
temps dans nos échanges quotidiens est sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Cela
va continuer à bouleverser en profondeur nos organisations économiques, sociales,
politiques, comme la nature même du travail humain et de sa valeur. Pourquoi ? Parce que
dans cette économie interactive, le pouvoir est moins déterminé par l’impératif amont de
production que par l’impératif aval de maîtrise des contributions à l’usage des biens et
services. Les pôles d’attraction s’inversent. Et avec eux, les pouvoirs et les systèmes.
Le moment que nous vivons est un tournant qu'il faut négocier avec précision.
11. Comprendre que la transformation économique est déjà bien engagée
Sur les vingt dernières années, le numérique a déjà commencé à prendre une importance
majeure dans nos économies, au point d’équiper tous nos espaces quotidiens et d’être
incarné par des entreprises devenues les plus fortes capitalisations boursières au monde. Si
pour l’heure, ces plateformes sont encore très centralisées dans leur gouvernance et dans la
richesse créée, ce qui n’est pas sans poser de sérieuses questions d’éthique et d’équité, ce
mode de fonctionnement centralisé est condamné à évoluer par nécessité fonctionnelle.
Nos échanges réels se font en effet de plus en plus via ces plateformes numériques. En tant
qu’utilisateurs, nous attendons d’elles d’être efficaces tout en restant sécurisées et
protectrices de nos droits. Afin de répondre toujours mieux à cet impérieux désir, les réseaux
informatiques vont devoir de plus en plus distribuer leurs noeuds et leurs applications au plus
près des échanges et des utilisateurs. Pour respecter notre soif insatiable d’échanger
rapidement, en sécurité et avec confidentialité, les plateformes de nouvelle génération vont
devoir être programmées de façon plus interopérables et distribuées, comme des cellules,
en cassant toute la chaîne d’intermédiaires actuels et en donnant la main (la gouvernance)
davantage aux utilisateurs. Ce sont donc des raisons fonctionnelles qui vont pousser la
transformation de nos organisations et de leurs gouvernances vers plus de distribution des
données, donc des valeurs, donc des pouvoirs.
Dans le prolongement de ce que l’Internet a déjà initié comme changement social grâce au
partage de la connaissance et des informations, « l’Internet des valeurs » va bousculer la
mesure et la distribution des richesses et, ce faisant, toute la chaîne économique. La
contribution de chacun déterminera davantage le rôle et la valeur économique de chacun. En
fonction de critères et de consensus à écrire pour en fixer la valeur d’échange : contribution
sociale, économique, environnementale.
Cette évolution plus distribuée des architectures fonctionnelles de données se fera, en dépit
des résistances conscientes ou non de la part des intérêts dominants pour garder la main.
C’est une opportunité à saisir pour organiser nos échanges autrement, échanges de biens et
de services, et gestion de la valeur dans le temps (monnaie).
12. Voici venue l'heure du choix !
Puisque la crise pandémique actuelle est partie de Chine, relisons Confucius : « Celui qui ne
progresse pas chaque jour, recule chaque jour », nous dit-il. Du haut de ses 2 500 ans, le
Vieux Sage semble nous montrer le tao, c'est à dire la voie à suivre. Notre chemin passe
désormais par le numérique, soyons alors acteurs impliqués pour adapter fondamentalement
nos structures et nos méthodes aux caractéristiques de ce nouvel espace-temps ! Adapter
notre mode de pensée bloqué sur les axes « produire, consommer, rentabiliser » aux
nouveaux axiomes du monde connecté « distribuer, localiser, contribuer » et indexer la
valeur non plus sur la quantité produite mais sur la qualité de contribution.
C’est peut-être aussi cet enseignement que nous apporte le virus Covid-19. Celui-ci, par son
expansion dans l’espace et sa propagation exponentielle, prend en effet de vitesse les
décideurs et les modes de gestion habituels. Fondamentalement, notre monde, à l’image du
virus, est connecté et nécessite d’autres règles du jeu et d’autres organisations.
C’est une rupture intrinsèque de modèle à intégrer pour ne pas penser un monde d’après à
partir d’un terrain obsolète.
Ce changement du terrain est avant tout structurel, et non moral ou de leadership
managérial. Bien que plus globaux et connectés, les échanges et nos organisations, vont
reposer par nécessité sur des architectures fonctionnelles en bout de chaîne plus locales et
plus distribuées. C’est une opportunité pour poser les bases d’une économie plus circulaire
et écologique si nous nous impliquons, et c’est un risque de laisser libre cours à une guerre
technologique autour de la maîtrise de l’internet si nous nous en désintéressons.
La décision de plonger dans l'inconnu pour bâtir un monde fondé sur davantage de
distribution appartient à chacun de nous. Si nous décidons de la prendre, nous pourrons
comme César voici 2000 ans nous écrier: les dés sont jetés
7
!
7
Jules César, comme la plupart des lettrés à Rome, s'exprimait couramment en grec. En franchissant
le Rubicon, il se serait écrié : Ἀνερρίφθω κύϐος, ce qui a été traduit en latin (voir les pages "roses" des
dictionnaires) par : alea jacta est, et en français par : les dés sont jetés.