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La nature a horreur du vide (Editorial)

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Editorial : La crise sanitaire bouleverse le monde entier : arrêt d'activité, confinement, les jours se suivent et se ressemblent, de nouveaux comportements s'installent et nos habitudes sont bousculées. Face à ce vide extérieur, les Français ont fait preuve de beaucoup d'imagination et de créativité pour développer des activités à l'intérieur, chez soi. Toutes ces activités ont été un moyen, pour beaucoup, de combler un vide imposé et illustrent l'idée que « la nature a horreur du vide » (Aristote) ou plus précisément que l'être humain a horreur du vide. Selon les cultures, le sentiment ou la sensation de vide est souvent perçu comme une condition négative voire un état psychologique dépressif. Le vide peut également être conçu comme un potentiel. Selon le taoïsme, le vide est quelque chose qui attend d'être rempli, et par extension d'être réalisé. C'est l'esprit vide de pensée dans lequel peuvent naître les idées, c'est le blanc de la feuille qui attend d'être dessiné. Face à cette période inédite qui a forcé l'arrêt de l'activité économique et plongé la société dans un certain vide, une sorte de silence, nous avons décidé pour cet édito de nous pencher sur cette quête d'équilibre entre le vide et le plein. Pour cela, dans un premier temps nous mettrons en lumière le texte de Pascal sur le divertissement et dans un second temps sur la base d'entretiens menés auprès de 12 personnes (Encadré 1) nous analyserons les ressentis et comportements des confinés sous l'angle de ce paradoxe entre l'envie de vide et de plein.
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Éditorial – 5
La nature a horreur du vide
Géraldine Michel et Isabelle Collin-Lachaud
Co-rédactrices en chef de Décisions Marketing
La crise sanitaire bouleverse le monde entier : arrêt d’activité, confinement, les jours se suivent et
se ressemblent, de nouveaux comportements s’installent et nos habitudes sont bousculées. Face
à ce vide extérieur, les Français ont fait preuve de beaucoup d’imagination et de créativité pour
développer des activités à l’intérieur, chez soi. En effet, pendant le confinement, la télévision, les
films et les séries sur Netflix ont pris une grande part des activités de loisir1 des Français (57 %),
surfer sur internet aussi (44 %), d’autres en ont profité pour dévorer des livres, des magazines
(19 %) alors que certains se sont adonnés à des activités sportives (14 %) ou manuelles comme la
cuisine (29 %), le bricolage (28 %) ou le jardinage. Le besoin de garder du lien avec ses proches
par téléphone ou via les réseaux sociaux a occupé également les journées et les soirées (38 %).
Les apéros et dîners via Zoom ou Skype ont été une nouveauté de ce confinement (3 %). Toutes
ces activités ont été un moyen, pour beaucoup, de combler un vide imposé et illustrent l’idée que
« la nature a horreur du vide » (Aristote) ou plus précisément que l’être humain a horreur du
vide. Selon les cultures, le sentiment ou la sensation de vide est souvent perçu comme une condi-
tion négative voire un état psychologique dépressif. Le vide peut également être conçu comme
un potentiel. Selon le taoïsme, le vide est quelque chose qui attend d’être rempli, et par extension
d’être réalisé. C’est l’esprit vide de pensée dans lequel peuvent naître les idées, c’est le blanc de
la feuille qui attend d’être dessiné.
Face à cette période inédite qui a forcé l’arrêt de l’activité économique et plongé la société dans
un certain vide, une sorte de silence, nous avons décidé pour cet édito de nous pencher sur cette
quête d’équilibre entre le vide et le plein. Pour cela, dans un premier temps nous mettrons en
lumière le texte de Pascal sur le divertissement et dans un second temps sur la base d’entretiens
menés auprès de 12 personnes (Encadré 1) nous analyserons les ressentis et comportements des
confinés sous l’angle de ce paradoxe entre lenvie de vide et de plein.
1/ https://fr.statista.com/statistiques/1110392/loisirs-les-plus-pratiques-pendant-le-confinement-covid-19/
https://www.sortiraparis.com/actualites/coronavirus/articles/214418-sondage-comment-les-francais-vivent-le-
confinement
DOI : 10.7193/DM.098.05.13 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.098.05.13
Michel G. et Collin-Lachaud I. (2020), La nature a horreur du vide, Décisions Marketing, 98, 5-13.
6 – Décisions Marketing n°98 Avril-Juin 2020
Le confinement face au divertissement pascalien
Depuis la fameuse formule : « La nature a horreur du vide » (Aristote), le vide n’a eu de cesse
d’occuper les esprits avisés. De là, se sont entretenus de riches débats à propos de l’existence du
vide et suivant les préceptes d’Aristote, de la nécessité de le remplir. Pourtant, en 1669, Pascal
dans les Pensées soulève alors un point essentiel de la nature humaine « j’ai découvert que tout
le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans
une chambre ». Il nous semble important de présenter ici un extrait pour contextualiser sa pensée.
Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes et les
périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de que-
relles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le
malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans
une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec
plaisir, nen sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une
charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ;
et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut
demeurer chez soi avec plaisir.
Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs,
j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans
le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous
consoler, lorsque nous y pensons de près.
S’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est,
cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le
menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévi-
tables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux et plus
malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit.
Blaise Pascal, Pensées, (éd. Brunschvicg n°139)
Le divertissement au sens pascalien, tel que les loisirs ou les activités sérieuses, détourne l’indi-
vidu de lui-même, brouille le sens du réel et restreint ou interdit l’introspection. En effet, dans
l’expérience du vide, l’homme face à lui-même, rencontre l’ennui, prend conscience de sa nature
périssable, et plonge dans un certain désespoir. Pour échapper à cela, l’homme se jette dans
l’agitation qui le détourne de ses préoccupations existentielles et de sa condition de mortel. Le
divertissement serait donc le mouvement qui entraîne l’individu hors de lui-même, préférant les
tourments d’un emploi ou d’une charge qui l’empêcherait de penser à ce qu’il est et doù il vient.
L’homme s’agite parce que le repos lui est insupportable mais paradoxalement il a une aspiration
profonde au repos et au bonheur. Cette apparente contradiction révèle, que lobjet du désir, n’est
point le repos mais bien la quête du repos. Croyant sincèrement chercher le repos, il ne cherche
en fait que lagitation. En effet, s’il atteint lobjet convoité lennui suivra toujours et il tentera de
réaliser d’autres désirs. Tout cela met en évidence la dualité de l’homme qui aspire au repos, mais
qui ne parvient pas à s’en satisfaire. Le divertissement procure de la joie mais celle-ci est fra-
gile. Ainsi, aujourd’hui, alors que l’on vit plus longtemps, en meilleure santé, que les loisirs sont
nombreux, quaucune menace pressante ne vient obscurcir les perspectives, le niveau de bien-être
subjectif stagne depuis cinquante ans (Heilbrunn, 2019, p. 142).
Éditorial – 7
Cette période de confinement propice au vide, au calme et au silence a été pour certains remplie
d’activités, par obligation ou pour faire passer le temps, voire pour tuer le temps. Pour d’autres,
il a peut-être été possible de transformer ce confinement en parenthèse enchantée en prenant le
temps de se poser, de réfléchir, toutefois les réseaux sociaux et les médias en général ont plutôt
laissé voir et entendre toutes sortes de recommandations d’activités pour remplir sa vie. Quel
enseignement peut-on tirer de ce regard philosophique2 sur la période de confinement dû à la
crise sanitaire ? Durant cette période inédite qui a touché le monde entier, lêtre humain a oscil
entre ce besoin de remplir le vide par de multiples activités et le plaisir de laisser une place au
vide. Cette dichotomie ressentie à la fois lors du confinement mais aussi du déconfinement inter-
roge sur le rapport au monde que nous étudierons ici sur la base d’entretiens menés auprès de
12 personnes.
Confinement, faire le vide et faire le plein
Depuis le début du confinement imposé pour lutter contre l’épidémie du coronavirus, comme
le montre les témoignages de nos répondants (Encadré 1), le vide extérieur interroge : remplir
l’espace ou au contraire laisser le vide envahir le quotidien ? Le vide extérieur imposé par l’arrêt
d’une partie de l’économie conduit à questionner (1) les relations sociales, (2) la relation au soi :
au corps et (3) au psychisme et enfin (4) la relation au temps.
Créer un espace vide rempli de relations sociales
En cette période de pandémie, chacun est tenu de maintenir une distance de sécurité d’au moins
un mètre avec autrui pour freiner la propagation du virus. C’est ce quon appelle la « distanciation
sociale ». Mais nous préfèrerons plutôt utiliser ici l’expression « distanciation physique » dans la
mesure où cette prérogative suggère l’éloignement « physique » entre les individus, mais ne vise
pas à défaire le lien « social ». La distanciation physique impose donc une idée de vide entre les
individus. Malgré cette distanciation physique, et cette notion de vide distanciel, depuis le début
du confinement les individus cherchent à entretenir leurs liens sociaux voire à créer de nouveaux
liens.
« J’ai 3 groupes WhatsApp : groupe de collègues, groupes famille, groupe d’amis et pour les
amis très proches finalement on s’appelle par téléphone, on se raconte nos vies. Ça rythme
les journées, les semaines. Ça m’a permis de renforcer des liens avec des collègues et j’en suis
sûre je n’aurai pas eu le temps de me rapprocher d’eux s’il n’y avait pas eu le confinement.
Finalement ça m’a permis de créer du lien. Même aussi avec mon boucher, on se met à parler
de choses plus intimes que d’habitude. » (Elise)
Ce témoignage montre que les relations humaines structurent, nourrissent et remplissent nos vies.
Une vie relationnelle vide est perçue de façon négative. Le besoin d’appartenance au groupe, à la
structure sociale s’est ainsi manifesté. Face à l’isolement, de nombreuses personnes ont ressenti le
besoin de créer ou recréer des communautés en créant des groupes WhatsApp ou en organisant
des apéros via Zoom ou autre plateforme comme le précise ici Bettina.
« J’ai 3 groupes avec qui je fais des apéros toutes les semaines et les autres personnes c’est
plus épisodique, l’apéro avec les collègues c’est sympa on reste en contact on ne parle pas trop
du boulot pour continuer à discuter de tout et de rien, avec la famille c’est sympa on prend des
nouvelles je voyais beaucoup moins ma sœur qui habite Bordeaux avant que maintenant, et
2/ https://www.franceculture.fr/philosophie/penser-lenfermement-avec-5-grands-philosophes
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un groupe d’amis avec qui on part en vacances ensemble, là c’est la rigolade, on se défoule. »
(Bettina)
Certes les échanges dont fait ici référence Bettina sont importants pour supporter le confinement,
mais le fait de poursuivre, voire de renforcer, ses relations sociales pendant le confinement est
aussi un moyen de se rassurer d’avoir une vie sociale bien remplie et de combler un vide. D’autres
personnes, comme Tom, expliquent également que le confinement leur a permis de renouer des
liens avec des relations lointaines.
« J’ai repris contact avec un ancien ami anglais que j’avais perdu de vue. C’était plus facile de
prendre des nouvelles dans cette période car on vit la même chose et on continue maintenant
à se parler car je suis au même niveau que ses autres amis qui sont plus proches géographi-
quement mais qu’il ne peut pas voir. » (Tom )
Ce témoignage rejoint l’idée qu’un évènement mondial (même négatif) rapproche les gens car ils
ont le sentiment de partager un moment inédit ensemble et de faire partie d’un seul et même tout
(Morin, 20203). Face à l’adversité, le besoin de rassemblement et de cohésion est plus pressant.
Par ailleurs, le fait de ne plus pouvoir se déplacer et rencontrer autrui lisse les relations sur un
même niveau d’accessibilité. L’ami à 1 000 km de chez soi devient aussi accessible que l’ami qui
vit à quelques kilomètres. La socialisation est originellement, un de nos meilleurs « outils » de
survie, elle redevient centrale dans les cas d’événements majeurs mettant en danger la survie col-
lective. Ici encore le vide distanciel a été rempli par une multiplication des contacts relationnels.
Habiter son corps et vider son esprit
Pennac (2012) disait « Mon corps réagit à tout mais je ne sais pas toujours comment il va réagir ».
Depuis le confinement l’individu est contraint de penser son corps différemment, et de l’habiter
différemment, coincé entre 4 murs, le corps semble moins utile, on se déplace moins, on bouge
moins. Le confinement induit une expérience corporelle plus restreinte. Comme le souligne le
sociologue Le Breton (2018), le corps c’est la permanence de notre rapport au monde, notre corps
n’est pas une possession, nous sommes notre corps. Le confinement met en lumière ce que le so-
ciologue a appelé l’Humanité assise4 qui réduit la mobilité du corps. Face à cette contrainte, cer-
tains cherchent une échappatoire en s’adonnant à de multiples exercices physiques qui « vident la
tête ». Le corps au repos est une contrainte qui remplit la tête, épuise l’esprit. Comme l’explique
Alain, se reconnecter à son corps, relancer le physique permet d’apaiser le psychique.
« J’ai commencé le yoga, le renforcement musculaire, le gainage, j’ai l’impression de re-
prendre le contrôle de mon corps, ça marche je me sens mieux, et ça fait du bien ça vide la
tête. J’ai oublié mon corps depuis de nombreuses années, je suis content de l’écouter, ça fait
du bien, je revis. » (Alain)
Malgré ce sentiment de liberté et cette prise de contrôle qui apporte une certaine harmonie
entre le corps et l’esprit, les injonctions sociales sont fortes : garder un corps mince et beau.
Que deviennent ces injonctions quand on reste chez soi et qu’il n’y a plus le regard des autres ?
Pour certains, cela a été l’occasion d’une remise à zéro, une forme de nettoyage du corps par
la maîtrise de ce corps et d’un reprise en main. Laurence témoigne de ses nouvelles activités
3/ https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-d-elodie/le-monde-d-elodie-edgar-morin-tout-ce-qui-
semblait-separe-est-lie-et-nous-avons-une-communaute-de-destin_3924461.html
4/ On se lève pour aller dans sa voiture, puis arrivé au bureau on s’assoie face à son ordinateur, et le soir on se
met sur le canapé en regardant la télévision.
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« cuisine », pendant le confinement, qui favorisent une alimentation plus qualitative, avec moins
d’excès alliée à une activité physique qui l’aide à habiter son corps.
« J’ai toujours eu des problèmes de poids, le confinement me permet d’éviter les excès habi-
tuels à la boulangerie ou au restaurant, le fait de faire la cuisine et d’avoir plus de temps pour
faire du sport me permet de rééquilibrer mon rythme, d’avoir une stabilité alimentaire que je
ne pouvais pas avoir en temps normal. J’ai l’impression de mieux maîtriser mon corps, d’être
plus en harmonie. » (Laurence)
Pour d’autres, ce fut le moment de tenter de nouvelles expériences comme le challenge de « la
boule à zéro », lancé au début du confinement par de nombreux Français. La boule à zéro intro-
duit le rien, le vide qui laisse découvrir le crâne des personnes qui ont osé passer à l’acte. Mais
le confinement c’est aussi l’occasion d’essayer tous les possibles quand le regard des autres est
moins oppressant. Le vide, aucun regard extérieur pour venir atténuer l’envie de Sabrina de chan-
ger de couleur de cheveux :
« J’ai tenté une nouvelle couleur de cheveux le blond, je suis brune à l’origine et là je me suis
dit, c’est le moment où jamais car quand tu es brune et que tu passes au blond il faut attendre
quelques semaines pour que la couleur soit moins jaune et pour avoir un beau blond, là c’était
l’occasion rêver je ne vois personnes pendant des semaines. » (Sabrina)
Mais le confinement c’est aussi l’occasion de soccuper de soi, de maintenir des routines quoti-
diennes telles que masques capillaires, yoga, c’est remplir ces journées de petits plaisirs. Allégés
des sommations extérieures, nos corps pourraient pour un temps nous appartenir5. Pendant le
confinement des millions de personnes se sont installées devant leur écran pour suivre des vidéos
de cours de yoga, de danse, de gymnastique, etc. à faire à la maison tandis que d’autres se sont
trouvés une passion pour la course à pied.
« Je n’ai jamais fait autant de sport de ma vie. J’en ai besoin c’est un défouloir car je me sens
contrainte toute la journée devant mon ordinateur à bosser… alors que moi j’aime le contact
voir les gens discuter. J’aime être entourée de vie, d’énergie et là cest le vide partout dans la
rue, partout. » (Juliette)
Juliette semble vouloir habiter son corps pour contrebalancer ce vide de mouvements d’actions
qui normalement animent les rues. Le corps devient le signe de vie, elle active son corps comme
pour activer la vie. Certes continuer une activité physique a toujours été recommandé mais en
cette période de confinement l’activité physique est devenue pour certains une nécessité vitale.
Besoin de se défouler ? Prendre soin de son corps ? Comme le dirait Alexis « je ne veux pas avoir
l’impression de m’encrouter ». Face au vide extérieur le corps est mis sur le-devant de la scène.
Ces témoignages suggèrent que l’exercice physique est comme l’élément d’un tout : le corps
vivant (Andrieu, 2010). Les individus aspirent à une sensation de bien-être qui les pousse à
cultiver une dimension plus fondamentale et écologique du corps. Comme s’ils construisaient la
beauté extérieure à partir du bien-être intérieur (Andrieu)6. On voit ici le lien entre le corps et le
psychisme. En ce sens, pendant le confinement, l’humour aussi a permis une certaine libération
du corps à travers « des fous rires, des éclats de rire, jusqu’à en pleurer » (Tom).
5/ https://www.letemps.ch/societe/racines-epilation-maquillage-confinement-redefinit-rapport-miroir
6/ https://www.letemps.ch/lifestyle/bernard-andrieu-corps-nouvelle-religion-xxie-siecle
10 – Décisions Marketing n°98 Avril-Juin 2020
S’évader symboliquement, la place de l’humour dans un contexte anxiogène
L’humour associé au rire est souvent considéré comme un moment ludique, de plaisir. On pense
donc souvent à l’humour épicurien qui favorise la convivialité, mais l’humour est aussi un réser-
voir d’énergie pour se protéger et affronter au mieux la difficulté. En cette période de confine-
ment l’humour peut être considéré comme un moyen de protection permettant de prendre de la
distance par rapport à un sujet anxiogène.
« Un ami en Belgique qui a créé un groupe WhatsApp spécialement pour s’envoyer des vidéos
ou messages humoristiques. Des vidéos et messages que je partage par la suite avec d’autres
amis. En général, ça me fait rire et ça fait donc plutôt du bien. Dans une certaine mesure, je
pense aussi que ça aide à prendre de la distance par rapport aux événements que nous vivons
actuellement. » (Jean)
Jean montre qu’au-delà de l’humour plaisir, l’humour devient une soupape qui permet de créer un
vide entre soi et un monde anxiogène. La dérision permet d’accepter la réalité tout en dénonçant
quelquefois l’absurdité de ce qu’il va falloir, bon gré, mal gré, appliquer, par discipline et principe
d’obéissance (Besson, 2010). L’humour protection peut ainsi mettre à distance d’un sujet grave
qui pourrait émotionnellement trop submerger. Le rieur fait donc comme s’il était insensible,
indifférent. Comme si… parce qu’en vérité bien sûr, il ne l’est pas. Son affectivité est donc mise à
distance, momentanément et volontairement. Mais l’humour n’a pas qu’une finalité individuelle,
il a aussi une finalité collective.
« Souvent cela procure du plaisir, de plaisanter un peu sur la situation et ça dédramatise un
peu. Je pense que depuis le début du confinement je suis davantage réceptif aux blagues que
je vois, surtout sur Instagram, et j’ai davantage l’habitude de les partager maintenant en les
envoyant à mes amis. Cest un réflexe que j’avais moins avant ; peut-être que l’idée au fond est
de partager avec d’autres personnes confinées quelque chose qui m’a égayé un peu moi-même.
Dans le feu de l’action de la vie quotidienne pré-confinement, j’avais une consommation plus
égoïste de ce type d’humour. » (Alexis)
Le plaisir est d’autant plus accru que l’humour peut être partagé. Alexis a un malin plaisir à
partager ses meilleures trouvailles humoristiques pour les envoyer à ses amis. L’humour permet
de rentrer en connivence avec ses proches en transgressant, parfois, un certain nombre de tabous
mais se pose toujours la question, peut-on vraiment rire de tout ? Que l’humour soit une échap-
patoire ou au contraire une capacité à regarder la réalité en face, il se fonde sur une forme de dis-
tanciation par rapport au sujet traité. Si l’on peut rire de tout cela signifie que lon peut également
se détacher de tout. Rire c’est se distancier du monde qui nous entoure, de nous-mêmes et du
sérieux de la réalité. La circulation des blagues et vidéos humoristiques pendant le confinement
a touché une multitude de sujets, de la politique aux blagues tournant en dérision notre quotidien
de confinés. L’humour a tenu une place importante mais au fil du temps cela s’est essoufflé :
« Les vidéos largement partagées ont fait rire… une semaine ou deux et puis ça lasse ! Depuis
j’en reçois de moins en moins et de toute façon je ne les visionne plus avec le même intérêt. On
a peut-être besoin de plus de face à face pour avoir de l’humour !
De la même manière, les apéros WhatsApp, si prisés les deux premières semaines, se sont
espacés. Je ne sais pas si on a moins à raconter ou si on a moins envie de rigoler ! » (Lydie)
« Au début, j’ai trouvé ça marrant, surtout les défis quotidiens. Mais au fur et à mesure que
cela s’est répandu, j’ai trouvé que ça devenait trop et presque je ne voyais plus que ça au point
de les ignorer tout simplement. » (Fabien)
Éditorial – 11
L’humour n’a pas résisté au temps. Cette parade à l’angoisse sest très vite essoufflée. Pour ré-
pondre au vide, il faut se donner l’impression de construire, de développer et la distraction seule
est une fuite qui ne suffit pas à répondre au vide.
Découvrir un espace temporel vide de sens
Distinguez-vous encore un mardi d’un vendredi ? Une soirée d’une autre ? Les journées s’en-
chaînent, se ressemblent, et les confinés expérimentent un emploi du temps inédit. Le confi-
nement nous aurait-il fait perdre la notion du temps ? Depuis les mesures de quarantaine, les
journées s’enchaînent avec une perte de repère et de marqueurs temporels. Sans repère, l’espace
temporel semble perdre de son sens. Serions-nous en train d’expérimenter un nouveau rapport
au temps ?7 Paradoxalement, le fait d’avoir du temps nous fait perdre la notion même de temps
(Klein, 2020). D’ordinaire, nous sommes confinés dans le temps puisque ce dernier est une
authentique prison sans barreaux au moins pour notre corps, nous habitons physiquement l’ins-
tant présent et ne pouvons pas en sortir, sauf peut-être par l’imagination. Mais pendant le confi-
nement, nous sommes en plus confinés dans l’espace, notre logement sest transformé en cage,
en petit vase beaucoup trop clos (Klein, 2020). Dans ce contexte, le temps ralenti ou dilaté pour
beaucoup, semble aussi s’accélérer pour d’autres.
« De manière générale, le confinement se passe bien. Si les premières annonces de prolonga-
tion ont été un peu difficiles, je trouve que finalement ça passe relativement vite. Certainement
aussi parce que je travaille, mon conjoint aussi et donc les journées sont bien cadencées. La
distinction travail / repos permet de garder un rythme à peu près normal en semaine. Les
week-ends en revanche n’ont plus vraiment de saveur et je travaille même un peu parfois. Il
m’arrive de me perdre dans les jours mais au global, le temps passe assez vite. » (Tiphaine)
« J’ai beaucoup de travail depuis le début donc je ne vois pas le temps passer, les journées
passent même très vite. » (Alain)
Bien que lépidémie actuelle et la peur quelle engendre ne puissent se faire oublier, tout d’un
coup, la course folle sest arrêtée, le temps à la fois ralentit et saccélère. Un temps qui réclame
d’être structuré et organisé, pour recréer des intervalles de vides. En s’imposant une structure
temporelle, de nouvelle routines (ex. : les applaudissements de 20h), nous pouvons de nouveau
« voler du temps, prendre du temps » car le temps donné est vécu comme subi, nous replongeant
dans cette enfance où désœuvrés, nous tournions en rond. Le temps donné n’a donc pas la même
valeur que celui que lon s’octroie dans un rythme effréné. Ces intervalles sont vitaux, ce sont de
vraies respirations temporelles, de potentielles sources de créativité, on peut passer une demi-
heure à boire son café, et simplement jouir du temps qui passe.
Conclusion
Le confinement aura mis en exergue le fait que cet emprisonnement temporaire, la restriction de
nos libertés nous demande d’équilibrer entre le plein et le vide. Un vide extérieur imposé que cer-
tains cherchent à remplir par de multiples activités ou à l’inverse un vide que d’autres accueillent
pour enrichir leur être intérieur selon l’éloge de la solitude de Schopenhauer (1880) qui invite à
une vie autonome : « Se suffire à soi-même, être tout en tout pour soi, (...) voilà certainement
pour notre bonheur la condition la plus favorable ». Nous nous remettons à penser le monde
7/ https://www.franceculture.fr/emissions/radiographies-du-coronavirus/sommes-nous-encore-les-maitres-
du-temps
12 – Décisions Marketing n°98 Avril-Juin 2020
d’après, en tenant compte d’une part de ce que nous voulons, d’autre part de ce que nous savons
déjà, mais aussi de ce que nous sommes en train d’apprendre et de comprendre dans l’étrange
situation que nous vivons.
Cette période inédite aura laissé voir comment les gens appréhendent ce vide d’activités et ce
plein de possibilités. Il y aura surement un avant et un après dans la (re)découverte des petits
bonheurs du quotidien. Tous ces gestes anodins tels que prendre un café à une terrasse, aller se
promener ou encore aller voir un ami prennent aujourd’hui une valeur inestimable. Notre ima-
gination nous projette à la campagne, vers d’autres horizons en dehors de ce dedans imposé et
beaucoup de choses jusque-là insignifiantes vont nous paraître miraculeuses. Il semblerait main-
tenant qu’un petit rien pourrait remplir nos vies.
Références
Alain (1978), Système des beaux-arts (1926), chap IV, Paris, Gallimard, coll. « Idées ».
Andrieu B. (2010), Philosophie du corps : expériences, interactions et écologie corporelle, ed. Vrin.
Besson G. (2010), L’humour, ressource personnelle et collective dans l’action sociale, Vie sociale, 2(2): 49-58.
Heilbrunn B. (2019), L’obsession du bien-être, Robert Laffont.
Klein E. (2020), Avec le confinement, notre espace-temps est chamboulé, The conversation. https://theconver-
sation.com/avec-le-confinement-notre-espace-temps-est-chamboule-137509?utm_source=twitter&utm_
medium=bylinetwitterbutton
Le Breton D. (2018), La sociologie du corps, Puf.
Morin E. (2020), Le monde d’Elodie. Edgar Morin: Tout ce qui semblait séparé est relié et nous avons une com-
munauté de destin, https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-d-elodie/le-monde-d-elodie-edgar-
morin-tout-ce-qui-semblait-separe-est-lie-et-nous-avons-une-communaute-de-destin_3924461.html
Pennac D. (2012), Journal d’un corps, Gallimard.
Schopenhauer A. (1880), Aphorismes sur la sagesse dans la vie (trad. Jean Alexandre Cantacuzène), Paris,
Librairie Germer Baillière et Cie.
Nous remercions tout spécialement Alexandre Nassar et Valérie Zeitoun pour l’aide précieuse
apportée à la rédaction de cet éditorial.
Encadré 1 : Méthodologie
12 individus ont été interrogés par mail ou par téléphone en avril 2020. Les réponses oscillent entre
1-2 pages Word et les entretiens ont duré entre 25 et 35 minutes. Le guide d’entretien s’organise autour
de 2 principales questions :
En cette période de confinement, nous souhaiterions vous poser quelques questions sur votre quotidien :
1) Racontez-nous un peu comment se passe le confinement, comment vous sentez vous ? Votre état
d’esprit a-t-il évolué ou changé ? Entre avant le confinement et maintenant ? Et depuis le début du
confinement à aujourd’hui ?
2) Depuis le début du confinement comment occupez-vous vos journées ? Y a-t-il des activités, des
situations qui vous font du bien ? Si oui, lesquelles et de quelle manière, que vous apportent-elles ?
(détente, évasion, bien-être…). S’il y a eu une évolution depuis le début du confinement, n’hésitez pas
à nous en faire part et à nous raconter.
Éditorial – 13
Tableau 1 : Echantillon
Prénom Statut Âge Région Profession
Tom Célibataire, sans enfant 26 Paris Doctorant
Alexis Célibataire, sans enfant 27 Ile-de-France Doctorant
Sabrina Célibataire, sans enfant 26 Paris Doctorant
Tiphaine Mariée, sans enfant 29 Ouest Enseignant-Chercheur
Fabien Célibataire, sans enfant 33 Ouest Informaticien
Alain Célibataire, sans enfant 38 Sud est Contrôleur de gestion
Bettina Mariée, 2 enfants 46 Nord-ouest Comptable
Laurence Mariée, 1 enfant 47 Paris Commerciale
Juliette Mariée, 1 enfant 47 Paris Chargé d’études
Elise Divorcée, 1 enfant 48 Sud-Est Enseignant-chercheur
Jean Célibataire, sans enfant 50 Centre Agent de l’armée
Lydie Célibataire, sans enfant 56 Ouest Comptable
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Article
Humour, personal resources and collective social action? Humour is both an expression in itself and a form of expression. It never happens by chance. Nevertheless, it is quite hard to deal with humour and to describe it without betraying it. We are only able to highlight its different tonalities and their meaning. In the field of social policy, and maybe in other fields, humour is a personal or collective means of overcoming the daily difficulties related to work and organizations. As an offensive or defensive tool shaped by men, humour is brandished as a weapon or pursued as an art. Humour is always a mark of a lucid and clear-sighted mind and also a mark of a singular sensitiveness to others. When it uses derision to tackle painful ordeals or absurd situations, humour simply means a certain refusal of submission
L'obsession du bien-être
  • B Heilbrunn
Heilbrunn B. (2019), L'obsession du bien-être, Robert Laffont.
Avec le confinement, notre espace-temps est chamboulé, The conversation
  • E Klein
Klein E. (2020), Avec le confinement, notre espace-temps est chamboulé, The conversation. https://theconversation.com/avec-le-confinement-notre-espace-temps-est-chamboule-137509?utm_source=twitter&utm_ medium=bylinetwitterbutton
Tout ce qui semblait séparé est relié et nous avons une communauté de destin
  • E Morin
  • Edgar Le Monde D'elodie
  • Morin
Morin E. (2020), Le monde d'Elodie. Edgar Morin: Tout ce qui semblait séparé est relié et nous avons une communauté de destin, https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-d-elodie/le-monde-d-elodie-edgarmorin-tout-ce-qui-semblait-separe-est-lie-et-nous-avons-une-communaute-de-destin_3924461.html
Aphorismes sur la sagesse dans la vie (trad. Jean Alexandre Cantacuzène)
  • A Schopenhauer
Schopenhauer A. (1880), Aphorismes sur la sagesse dans la vie (trad. Jean Alexandre Cantacuzène), Paris, Librairie Germer Baillière et Cie.