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Philosophie morale et économie politique chez Adam Smith

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Ce texte présente les différents liens qui unissent la philosophie morale et l'économie politique chez Adam Smith. Après avoir rappelé l'importance première de la Théorie des Sentiments Moraux dans son projet de science de la nature humaine et sa volonté de fonder une science morale ou sociale élargie regroupant économie, droit, morale et politique, nous développons trois axes pour penser les relations entre économie et morale chez cet auteur. Tout d'abord nous étudions l'anthropologie économique de Smith, soit les principes de la nature humaine qui expliquent l'enrichissement des nations, en montrant comment Smith naturalise la croissance. Ensuite nous présentons sa critique de l'hypothèse d'égoisme de la nature humaine et ses riches analyses du don et de la réciprocité. Enfin, la dernière partie étudie la moralité des sociétés commerciales pour Smith, en soulignant tout d'abord les vertus des sociétés marchandes puis les sources de corruption et les remèdes que Smith propose contre celle-ci.
Smith
Philosophie morale et économie politique chez Adam Smith
Benoît Walraevens1
Philopsis : Revue numérique
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Introduction : l’itinéraire intellectuel et le projet philosophique
d’Adam Smith
Il existe, comme nous allons le voir, de nombreuses manières d’appréhender les relations
de complémentarité, mais aussi de tension entre les analyses économiques et morales d’Adam
Smith, telles qu’elles sont exposées dans les deux grandes œuvres qu’il publia de son vivant2,
1 Maître de conférences en sciences économiques, Université de Caen-Normandie, chercheur au CREM (Unicaen),
chercheur associé à PHARE (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), benoit.walraevens@unicaen.fr
2 De son vivant, Smith a également publié deux articles dans l’Edinburgh Review, dont un soulignant et analysant la
publication des premiers tomes de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ainsi que le Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes, dont Smith traduit des passages et qu’il rapproche fort justement de la 2e
partie de la Fable des Abeilles de Mandeville (voir A. Smith 1982[1795], J.C Bryce (ed.) Essays on Philosophical
Subjects, Indianapolis, Liberty Fund, p. 242-256), mais aussi et surtout un essai sur l’origine des langues, ses
Considerations concerning the First Formation of Languages (voir A. Smith 1985[1762-3], J.C Bryce (ed.) Lectures
on Rhetoric and Belles Lettres, Indianapolis, Liberty Fund, p. 203-226), publiées tout d’abord séparément en 1761
dans une revue intitulée Philological Miscellany puis ajoutées, à la demande de Smith, à la Théorie des Sentiments
Moraux à partir de la troisième édition, publiée en 1767. Il est dommage que l’édition « de Glasgow » de la Théorie
des Sentiments Moraux par Raphael et Macfie, ainsi que l’édition française de Biziou, Gautier et Pradeau, toutes deux
très intéressantes par ailleurs, n’aient pas respecté cette volonté de Smith, car il existe des parallèles très importants
chez Smith entre la formation et l’évolution des jugements et des normes dans les domaines du langage et de la
morale (mais aussi de l’économie). Voir sur ce point J. Otteson 2002, Adam Smith’s Marketplace of Life, Cambridge,
Cambridge University Press. Soulignons cependant que ce n’est pas le cas de l’édition ancienne de De Grouchy et,
plus récemment, de celle de Ryan Hanley pour Penguin Classics. Sur l’intérêt et l’admiration de Smith pour
l’Encyclopédie, on consultera F. Kafker et J. Loveland 2013, « L’admiration de Smith pour l’Encyclopédie »,
Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 48, p. 191-202 ; R. Hanley 2017, « Adam Smith and the
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ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations3 et sa Théorie des
Sentiments Moraux4. L’une d’entre elle peut être de s’intéresser, brièvement, à l’itinéraire
intellectuel et au projet philosophique d’Adam Smith5. Un regard hâtif porté simplement sur les
dates de publication de ces deux œuvres, séparées de dix-sept années, laisse à penser que Smith
se serait d’abord consacré à la philosophie morale avant de bifurquer et de se focaliser, dans la
seconde partie de sa vie, post-universitaire, sur l’étude de l’économie. Ce raisonnement
simpliste est néanmoins trompeur. S’il est fort possible que Smith ait véritablement commencé
la rédaction de la RN lors de son Grand Tour sur le continent de 1764 à 1766 en tant que
précepteur du duc de Buccleugh, il n’a pas attendu sa rencontre avec les philosophes (Helvétius,
D’Holbach, Diderot, d’Alembert, Voltaire) et les économistes français (Quesnay, Morellet,
Turgot) lors de ce séjour pour s’intéresser à cette science nouvelle, en pleine formation au
XVIIIe siècle, de l’« économie politique » dont il est souvent considéré, à tort ou à raison,
comme étant le père fondateur6.
Considéré pendant longtemps et essentiellement, encore aujourd’hui, comme un
économiste, Smith était et se considérait avant tout comme un philosophe, au sens qu’avait ce
terme à son époque, bien avant la séparation et le cloisonnement des disciplines scientifiques7.
Encyclopédie », Adam Smith Review, 9, p. 218-236.
3 RN par la suite. Pour les citations, nous indiquerons la référence dans la version du Liberty Fund de l’édition de
Glasgow (indiquant numéro de partie, de section, de chapitre et de paragraphe) des œuvres complètes de Smith et
nous utiliserons nos propres traductions, si besoin est. On notera que Smith utilise le mote « inquiry » dans le titre de
son ouvrage, ce qu’on pourrait traduire également par « enquête », comme le fait par exemple Paulette Taieb,
contrairement à Germain Garnier. Ce qui semble intéressant surtout, est le fait que Smith n’utilise pas le terme
« traité ». Il ne cherche donc pas à définir ou identifier dans cet ouvrage des principes premiers de la nature humaine,
comme en atteste son traitement de la désormais fameuse « propension naturelle à l’échange », sur lequel nous
reviendrons plus loin.
4 TSM par la suite. Pour les citations, nous indiquerons la référence dans la version du Liberty Fund de l’édition de
Glasgow (indiquant numéro de partie, de section, de chapitre et de paragraphe) des œuvres complètes de Smith (A.
Smith 1982[1759-90], The Theory of Moral Sentiments, Indianapolis, Liberty Fund), puis la page dans la traduction
de Biziou, Gautier et Pradeau : Adam Smith 1999[1790], Théorie des sentiments moraux, Paris, Presses
Universitaires de France.
5 Pour plus de détails sur l’itinéraire intellectuel de Smith, on consultera l’excellente biographie intellectuelle de
Nicholas Phillipson, Adam Smith. An Enlightened Life, 2011, Penguin Books.
6 Les historiens de la pensée économique attribuent généralement plutôt à Quesnay (collaborateur de l’Encyclopédie)
et à ses disciples (Mirabeau, Dupont de Nemours, Lemercier de la Rivière, Le Trosne, Baudeau), les physiocrates, les
premiers à se faire appeler « économistes », l’acte de naissance de l’économie comme science autonome. Les
Réflexions sur la formation et la distribution des richesses de Turgot (1766), disciple de Gournay et proche des
physiocrates, peuvent également être vues comme une œuvre pionnière, ou bien encore l’Essai sur la nature du
commerce en général de Cantillon (rédigé en 1734 mais découvert deux décennies plus tard). Smith connaissait bien
tous ces auteurs (Quesnay et Turgot personnellement) et leurs œuvres, dont il possédait des exemplaires dans sa
bibliothèque (voir H. Mizuta 2008[1967], Adam Smith’s Library, Cambridge, Cambridge University Press) et qu’il
mentionne (pour Quesnay et Cantillon en tout cas). Il propose une critique du système physiocratique dans le 9e
chapitre du livre IV de la RN, consacré aux systèmes d’économie politique. S’il se retrouve, incontestablement, dans
leur défense du libéralisme économique, Smith leur adresse néanmoins quelques critiques. Une critique économique
tout d’abord, portant sur le fait que les physiocrates croient, à tort, que seule l’agriculture est véritablement
productrice de richesse(s). En outre, ils ne les suit pas dans leur défense du « despotisme légal » (expression de
Lemercier) et de la Chine comme modèle de société (Quesnay a publié en 1767 un essai intitulé Despotisme de la
Chine dans les Ephémérides du citoyen, le journal de propagande physiocratique, et que Smith a très certainement lu.
Voir sur point G. Sabbagh 2020, “Quesnay’s thought and influence through two related text, Droit naturel and
Despotisme de la Chine, and their editions”, History of European Ideas, 46(2), p. 131-156). Smith met quant à lui en
avant les colonies d’Amérique du nord, qu’il considère comme l’incarnation, bien qu’imparfaite, de son « système de
la liberté naturelle ». Sa critique est également philosophique, Smith dénonçant leur « esprit de système » qui les
pousse à vouloir réformer de manière radicale et, pour Smith, brutale, le système économique et le caractère partiel et
partial de leur système, survalorisant l’agriculture au détriment des manufactures et du commerce extérieur, où,
pour lui, le législateur doit être « impartial » et ne favoriser aucun secteur (ou entreprise) en particulier.
7 Pour plus de détails sur ce point, voir M. Bessone et M. Biziou 2009, « Introduction. Adam Smith : de la morale à
l’économie, la cohérence d’une philosophie », dans M. Bessone et M. Biziou (ed) Adam Smith philosophe. De la
morale à l’économie ou philosophie du libéralisme, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 7-10.
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Smith s’est ainsi intéressé à de nombreux domaines du savoir, comme en attestent ses Essais
philosophiques, relevant de l’épistémologie, de l’histoire des sciences, de la théorie de la
connaissance, en plus de ses travaux déjà cités sur l’économie, la morale et l’origine et
l’évolution des langues. En outre, le philosophe écossais a donné de nombreux cours sur la
rhétorique et les belles lettres ainsi que sur le droit et la jurisprudence (à la fois avant et pendant
son professorat à l’université de Glasgow), cours dont il nous reste des traces sous forme de
notes d’étudiants, découvertes tardivement mais qui ont permis une réévaluation considérable
du projet intellectuel de Smith, en particulier à la suite de la publication des œuvres complètes
de Smith dans l’édition « de Glasgow ». Si par conséquent Smith doit être vu comme un
philosophe, il doit l’être surtout comme un philosophe « systématique »8. Comme le montrent
les dernières lignes de la TSM, présentes dès la 1ère édition, Smith a forgé très tôt l’ambition de
proposer un « système de science sociale »9 ou « système de philosophie anthropique »10
réunissant économie, morale, politique11 et droit12. Dans son avertissement ajouté à la 6e et
dernière édition, Smith reconnait n’avoir pu que partiellement « tenir cette promesse »13
concernant « la police, les revenus et les armes » avec la publication de la RN mais que le
projet restera inachevé, faute d’avoir terminé sa « théorie de la jurisprudence » (TMS, trad p.
20). Nous en avons cependant une ébauche avec ses Leçons sur la jurisprudence14 évoquées
précédemment. Or, comme nous l’apprend John Millar 15, figure importante des Lumières
écossaises et étudiant de Smith à Glasgow, les trois ouvrages que ce dernier prévoyaient d’écrire
et de publier correspondent, peu ou prou, à trois des quatre parties de son cours de philosophie
morale, la quatrième portant sur la « théologie naturelle », de moindre intérêt pour Smith16. En
faisant de l’économie et du droit des branches de la philosophie morale, Smith suivait l’exemple
8 Sur l’importance de l’idée de « système » chez Smith, voir en particulier M. Biziou 2003, Adam Smith et l’origine
du libéralisme, Paris, PUF ; E. Schliesser 2017, Adam Smith. Systematic Philosopher and Public Thinker, Oxford,
OUP, en particulier p. 1-15. L’attrait de Smith pour les systèmes doit beaucoup à son admiration pour la mécanique
newtonienne (particulièrement visible dans son History of Astronomy), Smith souhaitant, comme nombre de
philosophes à l’époque, devenir le Newton de la philosophie morale. Pour J. Dellemotte, Smith présente le principe
de sympathie dans la TSM comme l’équivalent à la sphère sociale de ce qu’était, selon lui, le principe de gravitation
universelle au monde physique chez Newton. Voir J. Dellemotte 2002, « Gravitation et sympathie. L'essai smithien
d'application du modèle newtonien à la sphère sociale », Cahiers d’économie politique, 42, p. 49-74. Sur
l’influence générale de Newton et du newtonisme sur l’œuvre de Smith voir L. Montes 2013, « Newtonianism and
Adam Smith », dans C. Berry, M. Paganelli et C. Smith (ed.) The Oxford Handbook of Adam Smith, Oxford, Oxford
University Press.
9 Voir A. Skinner 1996[1979], A System of Social Science: Papers relating to Adam Smith, Oxford, Oxford University
Press.
10 E. Schliesser, op cité, p. 12.
11Sur la théorie politique de Smith, voir A. Fitzgibbons 1995, Adam Smith’s System of Liberty, Wealth and Virtue:
The Moral and Political Foundations of the Wealth of Nations, Oxford, Oxford University Press, et P. Sagar 2018,
The Opinion of Mankind. Sociability and the Theory of the State from Hobbes to Smith, Princeton, Princeton
University Press, chap 5, p. 166-210.
12 « Je tenterai dans un autre discours d’établir les principes généraux du droit et du gouvernement, ainsi que
les différentes révolutions par lesquelles ils sont passés dans les différentes époques de la société, non seulement
en ce qui concerne la justice, mais encore en ce qui concerne la police, les revenus, les armes, et toute autre
chose qui est l’objet du droit. Je n’entrerai donc ici dans aucun autre détail concernant l’histoire de la
jurisprudence. » (TMS, VII.iv.37, trad p. 454)
13 Dans ce qui suit, les citations en caractères gras sont extraites de la Théorie des sentiments moraux.
14 LJ par la suite. Nous citerons cet ouvrage en faisant référence à la pagination dans la version du Liberty Fund de
l’édition de Glasgow : A. Smith 1982[1762-6], R. Meek, D.D Raphael and P.G Stein (ed.) Lectures on Jurisprudence,
Indianapolis, Liberty Fund.
15 Ce témoignage se trouve dans la première biographie de Smith, rédigée par Dugald Stewart en 1793, Account of
the Life and Writings of Adam Smith, et rééditée par I. Ross dans l’édition de Glasgow. Voir A. Smith 1982, Essays on
Philosophical Subjects, Indianapolis, Liberty Fund, p. 274-5.
16
Il existe de nombreux débats dans la littérature sur Smith concernant la véritable nature de son rapport à la
religion. Voir sur ce point G. Kennedy 2017, An Authentic Account of Adam Smith, Palgrave Macmillan, en particulier
le chapitre “Smith’s Alleged Religiosity”, p. 163-196.
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de celui qu’il appelait le « never to be forgotten Dr. Hutcheson »17, dont il avait été lui-même
l’élève à Glasgow. Economie, droit, politique et morale sont des domaines du savoir
fondamentalement liés pour Smith, qui voit dès lors l’économie comme une science morale, au
sens large qu’il lui donne18. Dans ce système de science sociale, « la Théorie des Sentiments
Moraux se situe au degré de généralité le plus élevé », fournissant les « principes de cette
philosophie morale » tandis que les Leçons sur la jurisprudence et la RN « appliquent les
principes de la Théorie aux champs des relations juridiques, politiques et économiques entre les
hommes »19. La pierre angulaire du système smithien est donc bien la TSM, à laquelle il
consacre ses derniers efforts afin de publier une 6e édition contenant des ajouts notables20. Il
semblerait d’ailleurs que Smith ait « toujours considéré sa Théorie des Sentiments Moraux
comme une œuvre bien supérieure à la Richesse des Nations », d’après le témoignage de
Samuel Romilly, rapporté par Rae21. Et il ne faut pas oublier que Smith signe sa RN en tant
qu’« ancien professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow ». Pour terminer, quand
bien même Smith a publié ses travaux sur la morale bien avant ses travaux sur l’économie, la
TSM et la RN représentent différentes parties d’un même projet, d’un ensemble d’éléments
interdépendants, c’est-à-dire d’un système fondé sur une science de l’homme dont les
fondements ont été pensés et élaborés très tôt, comme en attestent les Leçons de jurisprudence,
dans lesquelles on retrouve nombre d’éléments d’analyse économique qui seront présents plus
tard dans la RN. Et d’après Dugald Stewart, le seul biographe de Smith à l’avoir connu
personnellement, celui-ci avait déjà élaboré ses grands principes économiques au début des
années 175022, détail qui a son importance pour comprendre la cohérence des analyses
économiques et morales de Smith, comme nous allons le voir par la suite.
1. L’anthropologie économique d’Adam Smith
1.1. Fonder une science de l’homme et de la nature humaine, l’une des clés du
projet des Lumières Ecossaises et de Smith
Afin de mettre en lumière plus concrètement la complémentarité entre la philosophie
morale de Smith et son économie politique, ou plus spécifiquement entre la TSM et la RN, nous
allons dans cette première partie nous intéresser à l’anthropologie économique de Smith, c’est-
à-dire aux principes de la nature humaine à l’origine, selon lui, du progrès des sociétés et de
l’enrichissement des nations. Cette recherche par Smith des principes de la nature humaine à
l’origine de l’activité économique (dans la RN) et, plus généralement, de la vie des hommes en
17 A. Smith 1987, The Correspondence of Adam Smith, Indianapolis, Liberty Fund, lettre 274, p. 309.
18 J. Young 1997, Economics as a Moral Science, Cheltenham, Edward Elgar Publishing.
19 M. Bessone et M. Biziou, op. cité, p. 10. Dans une lettre au duc de La Rochefoucauld datée du 1er novembre 1785,
Smith (qui a respecté la volonté de ce dernier de voir le nom de son aïeul retiré de l’ouvrage) mentionne le fait qu’il
avait également pour projet d’écrire dans les dernières années de sa vie une « sort of Philosophical History of all the
different branches of Literature, of Philosophy, Poetry and Eloquence ». Voir A. Smith 1987, Correspondence,
Indinanapolis, Liberty Fund, lettre 248, p. 287.
20 Nous pensons ici en particulier à la toute nouvelle 6e partie traitant « du caractère de la vertu », partie que Smith
qualifie de « système pratique de moralité » (voir Smith 1987, op. cité, lettre 287, p. 320), et au chapitre sur la
corruption des sentiments moraux, sur lesquels nous reviendrons par la suite. Les avis divergent néanmoins dans la
littérature sur Smith concernant l’importance à accorder aux ajouts de cette ultime édition, comme nous le verrons.
Plutôt que de prendre partie sur ce point, Rasmussen a préféré défendre l’idée que de nombreux ajouts de cette 6e
édition « peuvent être lus comme un hommage à la vie et aux écrits de David Hume », ce qui nous semble toutefois
exagéré. Voir D. Rasmussen 2017, The Infidel and the Professor, Princeton, Princeton University Press, p. 232-236.
21J . Rae 1895, Life of Adam Smith, Londres, McMillan & Co, p. 436.
22D. Stewart, op. cité, p. 319-322.
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société (dans la TSM), s’inscrit dans la droite lignée du projet de Hume23 dans son Traité de la
nature humaine (1739-1740) de développer une science de l’homme, de la nature humaine,
fondée sur la « méthode expérimentale » empruntée aux sciences naturelles et héritée de Bacon.
Il est intéressant de noter que Hume salue Shaftesbury, Hutcheson, Mandeville et Butler pour
avoir « commencé à établir la science de l’homme » sur une base expérimentale24, quatre
auteurs qui ont eu également une influence considérable sur la pensée de Smith. Ainsi, plus
largement encore, ce projet d’élaboration d’une science de la nature humaine est au cœur de la
pensée des Lumières écossaises25. Dans cette optique, en complément des Essais
philosophiques26, la TSM participe de ce projet smithien de science de la nature humaine en
identifiant les principes et facultés de l’esprit humain qui fondent nos jugements moraux27.
1.2. Les fondements anthropologiques de l’enrichissement des nations et la
naturalisation de la croissance économique
Dans son « enquête », Smith identifie essentiellement deux « causes » d’enrichissement
des nations, séparées pour les besoins de l’analyse mais liées : la division du travail et
l’accumulation du capital, étudiées respectivement aux livres I et II de la RN. Chacune d’entre
elles est associée par Smith à un principe de la nature humaine, à savoir la propension naturelle
à l’échange pour la première, et le désir d’améliorer sa condition pour la seconde. Comme nous
allons le voir, ces deux grands principes de l’anthropologie économique de Smith sont
ultimement fondés sur la sympathie28.
1.2.1. Propension naturelle à l’échange, désir d’améliorer sa condition et sympathie
Commençons par étudier la division du travail, principale cause d’enrichissement des
nations pour Smith, et qui d’après lui est « la conséquence nécessaire, quoique très lente et
graduelle, d’une certaine propension [« propensity] de la nature humaine ... la propension à
troquer et échanger [« to truck, barter and exchange »] une chose contre une autre » (WN, I.ii.1,
nous traduisons). Cette propension naturelle à échanger est un attribut typiquement humain29
puisque, comme il le souligne, « on n’a jamais vu deux chiens faire entre eux l’échange
équitable et volontaire d’un os contre un autre » (ibid). Seuls les hommes sont capables d’unir
pacifiquement leurs volontés pour fonder un accord, censé profiter à tous. En d’autre termes,
seuls les hommes peuvent harmoniser leurs esprits pour « agir de concert » et éviter la violence,
23 Sur la proximité intellectuelle et affective de Hume et Smith voir D. Rasmussen, op. cité.
24 D. Hume, Traité de la nature humaine, trad. P. Baranger et P. Salter, Paris, GF Flammarion, livre I, Introduction, §
7, p. 35.
25 Voir N. Waszek 2003, L’Ecosse des Lumières. Hume, Smith, Ferguson, Paris, PUF. Sur la vision de Smith de cette
« science de la nature humaine », voir C. Berry 2012, « Adam Smith’s ‘Science of Human Nature’ », History of
Political Economy, 44(3), p. 471-492.
26,,Voir A. Smith 1982, op. cité, et plus particulièrement les essais sur l’histoire de l’astronomie, les sens externes et
l’origine des langues.
27
D’après Broadie, la TMS no less than Hume’s Treatise, could fairly have been entitled A Treatise of Human
Nature, and is hardly, if at all, less great a contribution to Scotland’s Science of Man project than is Hume’s Treatise
itself.” (A. Broadie 2015, « Scotland’s Science of Man », dans J.F Dunyach et A. Thomson (ed.) The Enlightenment
in Scotland. National and International Perspectives, Oxford, Oxford University Studies in the Enlightenment) .
28 Pour plus de détails sur ce point, voir J. Dellemotte 2005, « Sympathie, désir d’améliorer sa condition et penchant
à l’échange », Cahiers d’Économie Politique, 48, p. 51-78. Sur la nature des principes de la nature humaine chez
Smith, voir E. Schliesser, op. cité, chap 2, p. 25-48.
29 « Elle est commune à tous les hommes et ne se retrouve dans aucune autre race d’animaux, qui ne semblent pas la
connaître, ni connaître aucune autre espèce de contrats [« contracts »]. Lorsque deux lévriers courent le même lièvre,
ils ont parfois l’air d’agir en quelque sorte de concert. Chacun dirige la hase vers son compagnon, ou tache de
l’intercepter quand l’autre la dirige vers lui. Ceci n’est cependant l’effet d’aucun contrat, mais de la rencontre
concurrence »] accidentelle de leurs passions dans le même objet à ce moment donné. » (WN, I.ii.2)
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5
et ce grâce à la « faculté de langage », comme on va le voir30. Il nous semble particulièrement
intéressant de noter que Smith ne mentionne pas, dans la RN, l’origine de cette propension
naturelle à échanger des biens. Tout juste suggère-t-il qu’à défaut d’être un principe inné de la
nature humaine, elle trouve certainement son origine dans les « facultés de raison et de
langage » parce qu’après tout « on n’a jamais vu d’animal signifier à un autre par ses gestes et
ses cris naturels : ceci est à moi, cela est à toi ; je suis prêt à donner ceci contre cela31 » (ibid). Il
n’est rien de très surprenant car, comme nous l’avons souligné, la RN n’a pas pour finalité,
contrairement à la TSM, de révéler les principes premiers de la nature humaine32. Par voie de
conséquence, il faut tourner le regard vers d’autres écrits, et en particulier vers les LJ du
professeur de Glasgow pour découvrir la véritable explication du fondement de l’échange et de
la division du travail :
« Si nous devions nous enquérir du principe de l’esprit humain sur lequel est fondée cette
disposition à troquer [« of trucking »], c’est clairement l’inclination naturelle que tout homme a à
persuader. L’offre d’un shilling qui pour nous semble avoir une signification si simple et si
évidente, est en réalité l’offre d’un argument pour persuader quelqu’un de faire ceci et cela parce
que c’est dans son intérêt. Les hommes essaient toujours de persuader les autres d’être de leur
opinion même lorsque l’affaire n’est d’aucune conséquence pour eux. Si quelqu’un avance
quelque chose concernant la Chine ou la lune la plus lointaine qui contredit ce que vous imaginez
être vrai, vous essayez immédiatement de le persuader de changer son opinion. Et de cette manière
chacun exerce sa rhétorique sur les autres tout au long de sa vie. Vous êtes mal à l’aise chaque fois
que quelqu’un diffère de vous, et vous essayez de le persuader d’être de votre avis ; ou si vous ne
le faites pas vous faites preuve d’un degré certain de maîtrise de soi, et tous les hommes sont
élevés de la sorte durant leur vie entière. De cette façon ils acquièrent une dextérité et une adresse
certaine dans la gestion de leurs affaires, ou autrement dit dans la gestion des hommes ; et c’est
somme toute la pratique de chaque homme dans les affaires les plus courantes. C’est le commerce
ou l’emploi constant de chaque homme : de la même façon que les artisans inventent des méthodes
simples pour effectuer leur travail, les hommes s’efforcent ici de gérer leurs affaires de la façon la
plus simple. C’est-à-dire en échangeant, moyen par lequel ils s’adressent à l’intérêt personnel de la
personne et manquent rarement d’atteindre immédiatement leur but. » (LJ(A), vi.57, p. 352)33
Smith explique ainsi que le véritablement fondement de cette propension à l’échange, à
l’origine de la division du travail, est en réalité le désir, encore typiquement humain, de
persuader les autres, qui n’est en dernier ressort que le désir d’obtenir l’approbation, la
« sympathie » des autres envers nos opinions et nos idées34. En effet, pour Smith le fait d’être en
30 « Les chiens, comme je l’ai mentionné, en ayant le même objet en vue unissent parfois leurs efforts, mais jamais à
partir d’un accord. Le même principe est encore plus visible dans la manière dont les singes dévalisent un verger au
Cap de Bonne Espérance. Mais après avoir très ingénieusement attrapé les pommes, comme ils n’ont pas d’accord ils
se battent (même jusqu’à la mort) et finissent par en laisser un certain nombre, morts, sur les lieux. » (LJ(A), vi.57, p.
352).
31 On retrouve la même idée en (LJ(A), vi. 44-5, p. 347).
32
« Il n’entre pas dans notre présent propos de rechercher si cette propension est un des principes innés
original principles »] de la nature humaine, dont on ne peut rendre davantage compte [« of which no further
account can be given »] ; ou si, comme cela semble plus probable, elle est la conséquence nécessaire des facultés de
raison et de langage. » (ibid)
33
Une version plus concise apparaît dans la seconde version des LJ : « Le véritable fondement de [la division du
travail] est ce principe de persuader [« principle to perswade »] qui prévaut tant dans la nature humaine. Quand des
arguments sont offerts pour persuader, il est toujours attendu qu’ils fassent leur effet. Si quelqu’un avance quelque
chose à propos de la lune, bien que ce ne soit pas vrai, il se sentira mal à l’aise d’être contredit, et serait très heureux
que la personne qu’il essaie de persuader pense de la même façon que lui. Nous devrions donc cultiver le pouvoir de
persuasion, et en fait nous le faisons sans en avoir l’intention. Puisque une vie entière est passée à l’exercer, une
méthode toute prête de marchandage doit sans aucun doute être atteinte. » (LJ(B), 222, p. 493-494).
34 Sur le lien entre persuasion et sympathie voir également P. Force, op. cité, p. 129. Sur l’analogie entre jugements
moraux et jugements intellectuels chez Smith, voir B. Walraevens 2010, « Adam Smith’s Economics and the Lectures
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6
accord, en harmonie avec les autres, est toujours plaisant, illustrant par le caractère
naturellement sociable de l’espèce humaine. Le désir de persuasion est bien un désir de
sympathie et il y a un plaisir à persuader comme il y a un plaisir à sympathiser avec les autres.
Or, comme le souligne Smith dans la TSM, « le désir de persuader, de guider et de diriger les
autres personnes semble être l’un des plus forts de nos désirs naturels » et « c’est peut être
sur cet instinct que se fonde la faculté de la parole, qui est la faculté caractéristique de la
nature humaine » (TMS, VII.iv.25, trad p. 447). On notera avec intérêt que Smith distingue
donc l’homme des autres espèces animales35 par la faculté de langage (« faculty of speech »),
qu’il associe explicitement à la raison (« faculty of reason and speech »), ce qui n’est pas sans
rappeler Aristote et l’idée de logos. Quoi qu’il en soit, pour Smith l’homme, créature
fondamentalement incomplète et dépendante, a été doté par la Nature du langage afin
d’exprimer ses besoins et de persuader les autres de les satisfaire3637.
Considérons désormais la seconde cause d’enrichissement des nations, l’accumulation du
capital, qui repose sur la capacité des individus à épargner sur leurs revenus, et donc sur le désir
d’enrichissement. Pour Smith « le principe qui porte à épargner, est le désir d’améliorer notre
condition [« desire of bettering our condition »] », un désir « calme et sans passion
dispassionate »] » auquel il ne semble guère possible d’échapper puisqu’il nous poursuit tout
au long de notre existence : il « naît avec nous au monde, et ne nous lâche plus jusqu’à la
tombe » (WN, II.iii.28). Et ce désir, précise-t-il, est continu38. Or « une augmentation de fortune
est le moyen par lequel la plupart des hommes se proposent et veulent améliorer leur
condition » (ibid, nous soulignons). Et comme le meilleur moyen de s’enrichir est « d’épargner
et d’accumuler quelque partie de ce qu’ils ont acquis, soit régulièrement, soit annuellement, soit
en quelques circonstances extraordinaires », les hommes sont naturellement portés à épargner
(ibid). En résumé, ce qui pousse les individus à s’enrichir est la croyance que cela leur permettra
d’améliorer leur condition. L’identification de la richesse matérielle au bien-être ou à
l’ « utilité » semble évidente pour les économistes, qui s’empressent alors de citer la RN.
Néanmoins ils oublient trop souvent qu’avant d’écrire la RN, Smith a écrit la TSM.
Or, celle-ci donne une justification morale au désir de richesse, à savoir de répondre à
l’un des désirs les plus pressants de la nature humaine : le désir d’obtenir la sympathie,
l’approbation, l’amour et l’admiration de nos semblables. Pour bien comprendre l’origine du
désir de richesse il faut comparer la condition des riches avec celle des pauvres, telles qu’elles
sont présentées par Smith. Dans notre imagination nous associons la situation des riches à la
joie et au plaisir tandis que la vie du pauvre nous apparaît, au contraire, faite de peine et de
chagrin. Or le genre humain est plus disposé à sympathiser avec la joie qu’avec la peine car il
est « agréable » de sympathiser avec la première mais « douloureux » d’accompagner la
seconde (TMS, I.iii.1.9, trad p. 86)39. C’est pour cette raison que « nous faisons montre de nos
richesses et que nous dissimulons notre pauvreté » (TMS, I.iii.2.1, trad p. 91). L’homme
on Rhetoric and Belles Lettres: the Language of Commerce », History of Economic Ideas, XVIII (1), 11-32. Smith
souligne ainsi que de la même manière que les hommes désirent l’éloge et en être dignes, ils désirent être crus et être
dignes d’être crus. Voir TMS, VII.iv.25, trad p. 447.
35 « Aucun autre animal ne possède cette faculté, et nous ne pouvons découvrir chez aucun autre animal le désir de
guider et de diriger le jugement et la conduite de ses semblables. » (ibid).
36
« Comme c’est ainsi par traité treaty »], par troc [« barter »] et par achat que nous obtenons des autres la
plupart de ces bons offices mutuels dont nous avons besoin [« those mutual good offices which we stand in need
of »], c’est cette même disposition à trafiquer [« trucking disposition »] qui à l’origine donné lieu a donné lieu à la
division du travail. » (WN, I.ii.3).
37
Smith bien sûr ne passe pas sous silence la capacité du langage à être un instrument de domination, comme en
atteste la citation précédente tirée de la TSM.
38 « Dans tout l’intervalle qui sépare ces deux termes de la vie, il n’y a peut-être pas un seul instant où un homme se
trouve assez pleinement satisfait de son sort, pour n’y désirer aucun changement ni amélioration quelconque. » (WN,
II.iii.28, trad p. 429).
39
Ceci s’explique par le fait que sympathiser avec la peine de quelqu’un c’est ressentir, bien qu’à un moindre
degré, de la peine.
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7
riche est fier de sa situation, il « se glorifie de ses richesses car il sent qu’elles attirent
naturellement sur lui l’attention du monde » et que les individus sont disposés à sympathiser
avec « toutes ces émotions agréables que les avantages de sa situation lui inspirent si
aisément » (TMS, I.iii.2.1, trad p. 93). Il est « observé par tout le monde » et « presque
aucun mot, aucun geste ne peut venir de lui qui soit entièrement négligé » (ibid). Il est « la
personne vers qui tous dirigent leurs yeux » (ibid). Symétriquement, le pauvre est « honteux
de sa pauvreté » parce qu’ « il sent qu’elle le place hors de la vue des hommes » et que les
« spectateurs » n’ont « presque pas de compassion pour la misère et la détresse dont il
souffre » (ibid). Il est privé « de la lumière de l’honneur et de l’approbation » et vit dans
l’ « obscurité » de son « taudis ». Les hommes « détournent leurs yeux de lui » (ibid). Mais
l’homme est un être social par nature. Être négligé ainsi « émousse nécessairement l’espoir le
plus doux et déçoit le désir le plus ardent de la nature humaine » (ibid, nous soulignons). La
fin « de l’ambition, de la recherche de la richesse, du pouvoir et de la prééminence », le but
de « tout le labeur et tout le remue-ménage de ce monde » ce n’est pas de « répondre aux
nécessités de la vie » car « le salaire du moindre ouvrier peut y répondre » (ibid, p. 92). Les
« avantages » que nous cherchons à obtenir « au moyen de ce grand dessein de la vie
humaine que nous appelons l’amélioration de notre condition [« bettering our
condition »40] » c’est d’ « être observés, être remarqués, être considérés avec sympathie,
contentement et approbation » (ibid, nous soulignons). C’est le désir d’éloge, la « vanité »,
au sens que lui donne Smith, qui est le fondement du désir d’enrichissement de la plupart des
hommes. Et la richesse est le moyen le plus simple et le plus sûr d’obtenir la sympathie et
l’approbation des autres. Le désir de richesse est donc, fondamentalement, un désir de
reconnaissance sociale.
1.2.2 : Nature et économie chez Smith
En définissant la propension naturelle à l’échange et le désir d’améliorer sa condition
comme les deux principes à l’origine de l’enrichissement des nations, Smith naturalise la
croissance et fonde le « mythe » économique d’un progrès « naturel » des sociétés, inscrit dans
la nature humaine41. Ceci apparait plus clairement encore lorsqu’on étudie la façon dont il
définit le rapport premier de l’homme à la nature, c’est-à-dire dans sa description de la vie de
l’homme « sauvage », primitif, dans la RN et la TSM42. Afin d’expliquer l’histoire de
l’humanité et de la société et le processus de civilisation, Smith, à l’instar de ses compatriotes
écossais, s’appuie sur la théorie des quatre stades dont il est l’un des précurseurs43, si ce n’est
l’inventeur 44. Cette théorie des quatre stades vise à décrire ce que devrait être le cours naturel
de développement, de progrès et de civilisation des sociétés humaines : des sociétés de
chasseurs-cueilleurs à celles de bergers puis aux sociétés agricoles et enfin les sociétés
commerciales. Si l’on cherche donc une description des premiers hommes, primitifs, sauvages,
barbares et de leurs conditions de vie dans l’œuvre de Smith, il faut donc se tourner vers ses
développements concernant principalement le premier âge ou stade de l’humanité, celui des
chasseurs-cueilleurs, dans lequel il n’existe ni gouvernement ni véritable division du travail ou
accumulation de capital. Comme nous allons l’observer, à de rares exceptions près, sur
lesquelles nous reviendrons, le constat de Smith reste le même, quel que soit son ouvrage : la
40, L’expression est donc identique à celle utilisée dans la RN.
41
Ce point a été particulièrement bien expliqué par C. Marouby 2004, L’économie de la nature. Essai sur Adam
Smith et l’anthropologie de la croissance.
42 Pour plus de détails sur la description de l’homme sauvage chez Smith, voir S. Cremaschi 2017, « Adam Smith on
Savages », Revue de philosophie économique, 18(1), p. 13-36.
43
Sur les origines et les défenseurs de la « théorie des quatre stades », voir R. Meek 1976, Social Science and the
Ignoble Savage, Cambridge, Cambridge University Press.
44
Voir sur ce point T. Pauchant 2017, “Adam Smith’s four-stages theory of socio-cultural evolution : new insights
from his 1749 lecture”, Adam Smith Review, 9, p. 49-74.
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vie du sauvage est fondamentalement précaire et misérable. Il suffit pour s’en rendre compte de
relire la première page de la RN. Ainsi, dès l’« introduction et plan de l’ouvrage », Smith écrit
que :
« Among the savage nations of hunters and fishers, every individual who is able to work, is
more or less employed in useful labour, and endeavours to provide, as well as he can, the
necessaries and conveniencies of life, for himself, or such of his family or tribe as are either too
old, or too young, or too infirm to go a hunting and fishing. Such nations, however, are so
miserably poor, that, from mere want, they are frequently reduced, or, at least, think themselves
reduced, to the necessity sometimes of directly destroying, and sometimes of abandoning their
infants, their old people, and those afflicted with lingering diseases, to perish with hunger, or to be
devoured by wild beasts. Among civilized and thriving nations, on the contrary, though a great
number of people do not labour at all, many of whom consume the produce of ten times,
frequently of a hundred times more labour than the greater part of those who work; yet the produce
of the whole labour of the society is so great, that all are often abundantly supplied, and a
workman, even of the lowest and poorest order, if he is frugal and industrious, may enjoy a greater
share of the necessaries and conveniences of life than it is possible for any savage to acquire.”
(WN, Introduction and Plan of the Work.4, p. 11)
En quelques lignes est résumée ici la problématique de l’ouvrage économique de Smith :
comment se fait-il que dans les sociétés sauvages, où tous ceux en âge de travailler participent à
l’activité économique (essentiellement de subsistance), la misère règne alors que dans les
nations civilisées une part importante de la population ne travaille pas mais tout le monde,
même le plus humble des travailleurs, peut se procurer aisément les « nécessités et les
commodités de la vie » ? Ce n’est pas tant la réponse que Smith va apporter à cette question,
que nous avons succinctement évoquée dans la section précédente, qui nous intéresse ici. Il
s’agit plutôt de souligner que l’on trouve dans cet extrait, volontairement placé par Smith en
ouverture de son livre, le « mythe » économique d’une histoire de l’humanité passant de la
misère à l’opulence. Les sociétés « sauvages », telles que Smith les décrit sous nos yeux, sont
marquées par une égalité dans la misère, une « pauvreté universelle » (WN, V.i.b.7) et opposées,
dans un artifice rhétorique, aux sociétés « civilisées » où règnent une inégalité dans la richesse
mais avec une richesse si grande qu’en dépit d’une répartition très inégalitaire de celle-ci, les
plus pauvres voient leur sort s’améliorer dans les sociétés en croissance. C’est donc selon Smith
un état de précarité extrême qui caractérise la vie des sauvages, qui s’apparente principalement à
de la survie, face à une nature hostile.
Certains passages de la TSM apportent un éclairage complémentaire sur la condition
originelle ou primitive de l’homme. Smith passe ainsi plusieurs pages à comparer, une fois
encore en les opposant, ce qui n’est pas surprenant, les mœurs et les vertus des peuples sauvages
et des peuples civilisés. De manière générale, Smith distingue deux grands types de vertus : les
vertus « admirables » et « respectables » d’une part, et les vertus « aimables » d’autre part.
Les premières sont des vertus de « maitrise de soi » par lesquelles l’agent réduit ou contrôle
l’intensité de ses passions comme le courage, ou la magnanimité. Les secondes sont des vertus
d’« humanité » par lesquelles le spectateur augmente l’intensité de ses passions et cherche à
s’identifier à l’autre, à partager son sort et à l’aider : il s’agit principalement des vertus sociales
de compassion et de bienveillance. Smith soutient que dans les nations sauvages les vertus
admirables sont plus cultivées que les vertus aimables tandis que dans les nations civilisées, au
contraire, l’avantage est aux vertus aimables (TMS, V.2.8, trad p. 204-205). Ainsi les sauvages
font preuve d’une « fermeté héroïque », d’un mépris du danger, d’une force physique, d’une
insensibilité à la peine, d’une absence de peur et d’un courage dont, d’après Smith, les hommes
civilisés sont incapables. On pourrait voir ici une reprise par le philosophe écossais de la
théorie, courante au XVIIIe siècle, du « noble sauvage » . Mais Smith est en réalité moins
admiratif des « sauvages » qu’il n’y parait. En effet, il souligne le fait qu’ils vivent en eux-
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mêmes, qu’ils sont incapables de communiquer leurs passions, et souvent insensibles au sort des
autres (TMS, V. 2 .11 , trad p. 206). Si bien qu’ils sont enclins à la « dissimulation » et à la
« fausseté » [« falsehood »] (TMS, V.2.11, trad p. 208). Comment expliquer ce caractère faux
et « impénétrable » des hommes sauvages pour Smith ?
Largument qu’il avance est justement d’ordre économique. Ce sont les conditions
matérielles d’existence qui déterminent, en grande partie, la moralité des peuples45. Le sauvage
nous dit Smith vit dans une « extrême indigence », il est « exposé aux dernières extrémité de
la faim », « en danger permanent » et « meurt souvent de simple dénuement » (TMS,
V.2.15, trad p. 210). La « dureté » et la « dissimulation », l’indifférence au sort des autres
représentent « le caractère le plus adéquat à la situation d’un sauvage » (TMS, V.2.13, trad
p. 209). Ceux-ci sont trop préoccupés par leur propre survie, « par leurs besoins et leurs
nécessités » pour chercher à sympathiser avec les autres car « avant que nous puissions
compatir beaucoup avec les autres, nous devons, dans une certaine mesure, être à l’aise
avec nous-mêmes. » (TMS, V.2.9, trad p. 205) Au contraire, chez les peuples civilisés, « la
sécurité générale et le bonheur qui prévalent…ne fournissent guère l’occasion d’exercer le
mépris du danger, la patience à supporter le travail, la faim et la douleur » et « la pauvreté
peut facilement être évitée », si bien que « l’esprit est plus libre de se détendre et de donner
cours à ses penchants naturels » (TMS, V.2.8, trad p. 205). On retrouve bien notre contraste
entre une vie sauvage dans la nécessité et la misère et une vie civilisée marquée par
l’abondance. Ce serait dans ces nations « policées » uniquement que les individus peuvent
laisser libre cours à leurs passions, à leurs sentiments moraux, qu’ils peuvent « céder, dans une
certaine mesure, aux mouvements de la nature » et deviennent ainsi généralement « francs,
ouverts et sincères » (TMS, V.2.11, trad p. 208). Dans ses Lectures on Jurisprudence, Smith
souligne également que la « probité » est une vertu typique des sociétés commerciales (LJ(B),
328, p. 539) car les marchands, qui ont de nombreuses interactions avec de multiples clients, ont
tout intérêt à les satisfaire au mieux s’ils ne veulent pas perdre leur réputation et, par extension,
leur commerce. Le soin que les marchands portent à leur intérêt de long terme, c’est-à-dire leur
« prudence », rend le commerce mutuellement avantageux. Cette vertu, ainsi que la
« ponctualité », également propice aux échanges, se répand alors dans les populations de
sociétés commerciales. La description de la vie des sauvages et de leur rapport à la nature chez
Smith est donc aux antipodes de celle que l’on peut trouver, à la même époque, chez
45 Smith peut donc être vu comme un précurseur des philosophies matérialistes de l’histoire, ce qui apparait encore
plus clairement à la lecture du passage suivant où l’ensemble du progrès de la société et du processus de civilisation
est relié à la satisfaction des besoins des hommes :
“Agriculture, of which the principal object is the supply of food, introduces not only the tilling of the ground, but also
the planting of trees, the producing of flax, hemp, and inumerable other things of a similar kind. By these again are
introduced different manufactures, which are so very capable of improvement. The mettals dug from the bowells of
the earth furnish materials for tools, by which many of these arts are practised. Commerce and navigation are also
subservient to the same purposes by collecting the produce of these several arts. By these again other subsidiary are
occasioned. Writing, to record the multitude of transactions, and geometry, which serves many usefull purposes. Law
and government, too, seem to propose no other object but this, they secure the individual who has enlarged his
property, that he may peaceably enjoy the fruits of it. By law and government all the different arts flourish, and that
inequality of fortune to which they give occasion is sufficiently preserved. By law and government domestic peace is
enjoyed and security from the foreign invader. Wisdom and virtue too derive their lustre from supplying these
necessities. For as the establishment of law and government is the highest effort of human prudence and wisdom, the
causes cannot have a different influence from what the effects have. Besides, it is by the wisdom and probity of those
with whom we live that a propriety of conduct is pointed out to us, and the proper means of attaining it. Their valour
defends us, their benevolence supplies us, the hungry is fed, the naked is cloathed, by the exertion of these divine
qualities. Thus according to the above representation, all things are subservient to supplying our threefold necessities”
(LJ (B), 211, p. 489)
Voir aussi LJ(A), p. 337-338. Plus généralement, sur la place des Lumières écossaises dans l’émergence des
philosophies de l’histoire, on consultera B. Binoche 2013, Les trois sources des philosophies de l’histoire (1764-
1798), en particulier la 2e partie.
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Rousseau46, considéré par Levi-Strauss comme le père de l’anthropologie47, ou plus récemment
chez Marshall Sahlins, l’un des fondateurs de l’anthropologie économique, qui décrit les
sociétés de chasseurs-cueilleurs comme des sociétés d’abondance48. Alors bien entendu on
pourrait faire l’hypothèse que ceci est aux défauts des sources ethnographiques connues et
utilisées par Smith. L’explication, néanmoins, est peu convaincante. Comme l’a bien montré
Marouby49, Smith disposait de sources décrivant un monde sauvage bien plus proche de celui
que décrit Rousseau que de celui qu’il propose au final à ses lecteurs, par exemple dans les
textes de Lafitau ou Charlevoix. Il existe même certains passages dans ses œuvres plus
confidentielles qui accréditent l’idée d’une satisfaction aisée des besoins des sauvages et d’un
temps de loisir considérable dont ils disposeraient, et utilisé à des fins non économiques, comme
le chant et la danse, ce qui rappelle étrangement les descriptions de Rousseau50. Comme si
Smith les avait volontairement laissés de côté parce qu’elles ne servaient pas la thèse qu’il
défendait, remettant en cause la « fable » de l’économie, du progrès naturel des sociétés, de la
nécessité et de la misère à l’opulence. Quoi qu’il en soit, l’homme est fondamentalement pour
Smith une créature faible, non indépendante, non auto-suffisante, inadaptée à la vie dans une
nature foncièrement inhospitalière, qu’il doit transformer pour subvenir à ses besoins, même
élémentaires51. Il doit ainsi travailler, a minima, pour se vêtir et se loger, afin de se protéger du
climat, mais aussi pour se nourrir, et se sortir petit à petit de sa condition initiale, « naturelle »52,
de rareté, en coopérant avec les autres53.
46 Pour plus de détails sur cette comparaison je me permets de renvoyer à mon article, B. Walraevens 2017, « Nature
et économie chez Rousseau et Smith », Rousseau Studies, vol 6, Genève, Slatkine, p. 259-274.
47
Pour un traitement récent de cette question, voir J.M Durand-Gasselin 2020, « Rousseau : un frère et un
maître ? », Cités, 81, p. 61-79.
48 Voir M. Sahlins 1976[1972], Age de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Folio
Gallimard.
49 Voir C. Marouby, op. cite, chap 4.
50 “In civilized nations, the inferior ranks of people have very little leisure, and the superior ranks have many other
amusements; neither the one nor the other, therefore, can spend much of their time in Music and Dancing. Among
savage nations, the great body of the people have frequently great intervals of leisure, and they have scarce any other
amusement; they naturally, therefore, spend a great part of their time in almost the only one they have.” (Essay on
Imitative Arts, dans A. Smith 1982, Essays on Philosophical Subjects, Indianapolis, Liberty Fund, p. 134-5)
“The most barbarous and rude nations after the labours of the day are over have their hours of merryment and
Recreation; and enjoyment with one another; dancing and Gambolling naturally make a part of these dive(r)sions;
and this dancing must be attended with music. The Savage nations on the coast of Africa, after they have sheltered
themselves thro the whole day in caves and grottos from the scorching heat of the Sun come out in the evening and
dance and sing together.” (A. Smith 1985, Lectures on Rhetoric and Belles Lettres, Indianapolis, Liberty Fund, ii.114,
p. 136-137)
51
Voir sur ce point A. Smith 1982, LJ(A), vi.25, p. 340 ; LJ (B), 207, p. 487-488. Si la “nature” a placé l’homme
dans une « much more helpless and destitute condition » que les autres animaux, elle l’a néanmoins doté, en
contrepartie, “[of] reason and ingenuity, art, contrivance and capacity of improvement far superior to that which she
has bestowed on any of the other animals” (LJ(A), vi.9, p. 334). On notera ici une nouvelle référence à la raison, mais
aussi cette « capacity of improvement », qui rappelle la perfectibilité rousseauiste, ce qui va à l’encontre de
l’hypothèse humienne d’une fixité de la nature humaine.
52
Nous utilisons ici le mot « naturel [natural] » dans l’un des nombreux sens qu’a ce terme chez Smith, comme
synonyme d’« originel ». Il peut également signifier « idéal », « immuable », « courant », « normal », « commun »,
ou être l’antonyme d’ « artificiel », suivant les contextes. Pour plus de détails sur la polysémie de ce terme chez
Smith, voir C. Griswold 1999, Adam Smith and the Virtues of Enlightenment, Cambridge, Cambridge University
Press, p. 314-316.
53 On ne saurait négliger sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, l’influence de Hume qui défend également une
certaine anthropologie « économique », c’est-à-dire une description de l’homme comme un être fondamentalement
faible, inadapté à la vie dans la nature et plongé dans une condition initiale de rareté dont il doit et va s’écarter en
coopérant avec les autres, tout d’abord par le biais de la division du travail et de l’émergence de conventions. Voir sur
ce point D. Deleule 2001, « Anthropologie et économie chez Hume : la formation de la société civile », dans C.
Gautier (ed.) Hume et le concept de société civile, p. 19-47.
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2. Adam Smith, critique de l’homo oeconomicus
La première partie de notre étude sur les liens entre philosophie morale et économie chez
Smith a souligné le fondement « sympathique » des deux grands principes de la nature humaine
conduisant au progrès et à l’enrichissement des nations. Or, si la sympathie est bien l’un des
principes premiers de la nature humaine, implanté(e) en l’homme par « l’auteur de la Nature »,
le grand « architecte », afin de réaliser ses fins, la conservation self-preservation »] et la
propagation de l’espèce humaine, il en existe un second : l’amour de soi [« self-love »], vu par
Smith comme un instinct de conservation, à la manière des stoïciens et de leur fondateur
Zénon54. Ces deux principes constituent donc les fondements de la science de la nature humaine
élaborée par Smith. La mécompréhension de la nature exacte de ces deux principes et de leur
articulation dans l’œuvre de Smith a entrainé un certain nombre d’interprétations fort
contestables, pour ne pas dire erronées, et auxquelles la littérature récente sur Smith, favorisée
par la publication de ses œuvres complètes dans la deuxième moitié des années 1970, a permis
de répondre. Nous en retiendrons essentiellement deux ici, car elles présentent une vision
trompeuse de la nature humaine chez Smith, que nous allons critiquer et rectifier. La première
renvoie au fameux Adam Smith Problem55, présenté à la fin du XIXe siècle par des membres de
l’école historique allemande (Roscher, Knies, Hildenbrand) qui soutiennent alors que les deux
grandes œuvres de Smith, la TSM et la RN, offrent deux visions contradictoires de la nature
humaine, une vision « altruiste » dans sa première œuvre puis une vision « égoïste » dans la
seconde. La seconde interprétation que nous traiterons et réfuterons provient d’économistes
influents du XXe siècle, et en particulier des économistes libéraux de l’école de Chicago
(Stiegler, Friedman, Becker, tous trois récompensés pour leurs travaux par le prix de la Banque
de Suède en sciences économiques en la mémoire d’Alfred Nobel), pour qui Smith serait le père
de l’homo oeconomicus, cette vision économique de l’homme comme d’un agent universel,
rationnel et égoïste, uniquement mu par son intérêt personnel56.
2.1 : Das Adam Smith Problem, un faux débat ?
Débutons avec le supposé « problème » d’Adam Smith, qui serait donc, semble-t-il, passé
d’une vision altruiste ou non-égoïste de la nature humaine dans la TSM à une vision égoïste de
celle-ci dix-sept ans plus tard dans la RN. Ce qui est alors présenté comme un « revirement »
serait dû, en outre, à un évènement bien précis : le voyage de Smith sur le continent au milieu
des années 1760 et sa rencontre avec les économistes français, comme nous l’avons mentionné,
mais aussi et surtout avec les philosophes matérialistes, Helvétius et d’Holbach57. Or, c’est bien
en vain que l’on cherchera sous la plume de Smith l’idée de d’Holbach selon laquelle « l’intérêt
est l’unique mobile des actions humaines »58. Et si le parallèle qu’opère Helvétius entre «
l’univers physique soumis aux lois du mouvement, [et] l’univers moral [qui] ne l’est pas
54 Voir TMS, VII.ii.1.15, trad p. 374.
55
Le traitement le plus complet et récent de la littérature autour de l’Adam Smith Problem se trouve chez J.
Dellemotte 2011, « La cohérence d’Adam Smith, problèmes et solutions : une synthèse critique de la littérature
récente », Economies et société, série PE : Histoire de la pensée économique, 45(12), p. 2227-2265, sur lequel nous
nous appuierons. Voir aussi L. Montes 2003, “Das Adam Smith Problem : its origins, the stages of the current debate,
and one implication for our understanding of sympathy”, Journal of the History of Economic Thought, 25(1), p. 63-
90.
56 On notera avec intérêt que ce sont dans les deux cas des économistes, et non des philosophes, qui sont à l’origine
de ces interprétations, et qu’elles émergent, en outre, bien après la mort de Smith. Il est évident que les nombreuses
interprétations et récupérations de l’œuvre de Smith sont fortement dépendantes du contexte économique, politique et
intellectuel dans lesquelles elles sont énoncées.
57
D.D Raphael et A.L Macfie, « Introduction » dans A. Smith 1982[1759-90], The Theory of Moral Sentiments,
Indianapolis, Liberty Fund, p. 20 ; J. Dellemotte, art. cité, p. 2227 ; D. Diatkine 2019, Adam Smith. La découverte du
capitalisme et de ses limites, p. 80.
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moins à celle de l’intérêt », peut faire sens chez Smith, ce serait néanmoins en remplaçant chez
ce dernier « intérêt » par « sympathie ». Il est d’ailleurs légitime de penser que l’un des
objectifs premiers de Smith dans la TSM est de critiquer les systèmes égoïstes de moralité et la
vision réductionniste de la nature humaine qui les sous-tendent, critique qui peut s’appliquer
également aux économistes partisans de l’homo oeconomicus, comme nous le soulignerons plus
loin. La découverte, à la fin du XIXe siècle, des LJ puis la publication des œuvres complètes de
Smith dans les années 1970 a enterré définitivement la thèse du revirement. Pour Raphael et
Macfie, les éditeurs de la TSM dans ces œuvres complètes de Smith, il ne fait pas de doute que
la RN et la TSM sont des œuvres complémentaires présentant une vision unifiée de la nature
humaine, comme Smith lui-même l’a indiqué dans son avertissement à la 6e édition de la TSM,
auquel nous avons fait référence précédemment. Pour eux, comme pour beaucoup de
commentateurs depuis, l’Adam Smith Problem serait donc un « pseudo-problème basé sur
l’ignorance et l’incompréhension », et en particulier sur la confusion entre sympathie et
bienveillance59. Plus récemment, Paganelli a même défendu l’idée d’un Adam Smith Problem
« à l’envers », en soulignant que Smith semble présenter une vision plus favorable de l’ « intérêt
personnel [self-interest] » dans la TSM que dans la RN60. Le débat est-il, dès lors, définitivement
clos pour les exégètes ?
Pas tout à fait. Comme l’a écrit fort justement Young, “unlike old soldiers, old Adam
Smith problems neither die nor fade away”61. Mais le débat a quelque peu changé de nature. Il
ne s’agit plus tant de soulever des incohérences insurmontables ou des contradictions manifestes
que de souligner la compatibilité ou les tensions, parfois indéniables, entre les deux œuvres
maitresses de Smith. Nous ne mentionnerons ici, brièvement, que les trois travaux qui nous
semblent les plus intéressants eu égard à la problématique qui est la nôtre de la compatibilité
entre la philosophie morale et l’économie politique d’Adam Smith62. Il y a tout d’abord l’article
de Dickey63 qui se focalise sur les changements apportés par Smith à la 6e et dernière édition
de la TSM, et soutient, contre Raphael et Macfie64, que ces modifications sont substantielles et
soulignent avec plus d’emphase les maux politiques et moraux des sociétés commerciales (en
particulier les dangers de « l’esprit de système » et la « corruption des sentiments moraux »),
tandis qu’Hanley, a contrario, appelle à y voir plus de remèdes à ces maux (en particulier dans
la nouvelle partie VI)65. Evoquons maintenant l’ouvrage de Brown66, qui, s’appuyant sur des
travaux de théorie littéraires, défend l’idée que le sens d’un texte ne devrait être perçu que
comme le produit d’un processus de lecture, plutôt que comme le résultat de l’acte d’écriture en
lui-même, remettant en cause tout lecture croisée des textes de Smith. Selon elle, la TSM et la
RN différent par leur style, et mettent en œuvre des types de discours fondamentalement
différents. Ainsi, la TSM devrait être lue comme un dialogue [« dialogic discourse »], dans
lequel une interaction permanente entre différentes "voix morales" fonde un modèle de
conscience représenté métaphoriquement par la figure du spectateur impartial. La RN, par
58 Paul Henri Thiry, baron d’Holbach 1973[1770], Système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde
moral, I, xv, p. 312.
59 D.D Raphael and A.L Macfie, op. cité, p. 20.
60 M.P Paganelli 2008, “The Adam Smith Problem in Reverse: Self-Interest in the Wealth of Nations and The Theory
of Moral Sentiments”, History of Political Economy, 40(2), p. 365-382.
61
J.T Young 1997, Economics as a Moral Science : The Political Economy of Adam Smith, Cheltenham, Edward
Elgar, cité dans M.P Paganelli, art. cité, p. 385.
62 Pour une étude plus détaillée de la littérature récente sur l’Adam Smith Problem, voir J. Dellemotte, art. cité.
63
L. Dickey 1986, “Historicizing the ‘Adam Smith Problem’: Conceptual, Historiographical, and Textual Issues”,
Journal of Modern History, 58(3), p. 579-609.
64 “Smith’s account of ethics and of human beaviour is basically the same in edition 6 of 1790 as in edition 1 of
1759. There is development but no fundamental alteration.”, D.D Raphael and A.L Macfie, op. cite, p. 20.
65
Voir R. Hanley 2009, Adam Smith and the Character of Virtue, Cambridge, Cambridge University Press, en
particulier les chap 3 à 6.
66 V. Brown 1994, Adam Smith’s Discourse : Canonicity, Commerce and Conscience, Londres, Routledge.
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contraste, devrait être lue comme un monologue [« monologic discourse »] dans lequel la "voix
didactique" de l’auteur tente de faire valoir son autorité scientifique dans le domaine du savoir
en question67. Elle en déduit également que les deux ouvrages se positionnent, par rapport à la
morale, à différents niveaux et que la RN devrait être vue comme un "discours amoral"68. Plus
spécifiquement, le modèle "dialogique" de la conscience représenté par le spectateur impartial
dans la TSM n’admettrait que la maîtrise de soi et la bienfaisance en tant que véritables vertus
morales, et n’accorderait à la prudence et la justice qu’un statut de vertus de second ordre69. La
société commerciale, associée aux vertus de prudence et de justice, ne reposerait ainsi que sur
un ordre moral inférieur, ne nécessitant pas la pratique des véritables vertus morales. Et Smith,
imprégné de stoïcisme, condamnerait moralement la vanité et le matérialisme des sociétés
commerciales dans la TSM. Sans entrer dans les détails, la lecture qui est la nôtre ici montre que
Brown surestime les différences entre les deux œuvres, d’un point de vue aussi bien stylistique
qu’argumentatif, en particulier eu égard à la moralité des sociétés commerciales, thème sur
lequel on ne peut comprendre, à notre avis, le point de vue de Smith sans croiser les textes, ce
qu’elle se refuse à faire tout en proposant des conclusions générales sur leur articulation, telle
qu’elle la conçoit.
C’est justement ce que montrent, entre autres choses, les travaux de Diatkine70 sur la
vanité et le désir de richesses dans la TSM qui visent à réconcilier le plaidoyer smithien de
l’enrichissement des nations dans la RN avec ce qui semble être, dans le premier ouvrage de
Smith, une condamnation morale de la quête de richesses, considérée comme vaine, illusoire et
malheureuse, et des biens de luxe, vus comme de vulgaires « babioles d’utilité frivole » (TMS,
IV.i.6, trad p. 253, corrigée). Ceci en étudiant de manière approfondie un concept négligé, et
pourtant essentiel de la TSM, à savoir « l’amour du système » [« love of system »]71, et dont est
victime le « fils de l’homme pauvre », personnage central72 de cet ouvrage. Diatkine montre
que c’est en distinguant la vanité de l’amour du système que l’on peut comprendre toute la
subtilité et la richesse de l’argumentation morale de Smith sur l’enrichissement. Il s’agit pour lui
de répondre au paradoxe apparent soulevé par Griswold73 qui soutient que, pour l’auteur de la
TSM, la quête de richesses par certains individus les détourne du bonheur et les mène à la
corruption morale, mais le malheur de ces individus contribue néanmoins à améliorer le bien-
être de l’humanité. Si l’on s’en tient à la position de Griswold, souligne Fleischacker, alors une
contradiction insurmontable surgit entre la TSM, où Smith considérerait la « quête de la richesse
comme moralement corruptrice, et propice au malheur » et la RN, Smith « applaudit […] un
système social qui repose sur, et encourage, une telle quête »74. Fleischacker souligne alors qu’il
faut distinguer le désir de richesse et de grandeur, l’« ambition » du fils de l’homme pauvre, du
désir d’améliorer sa condition du plus grand nombre, et que seul le premier, qui vise une très
grande richesse, est réellement victime d’une tromperie de l’imagination motivée par la vanité.
Mais il soutient également que le premier chapitre du livre IV ne reflète pas le véritable point de
vue de Smith sur le désir de richesses, et qu’il serait ainsi détourné de sa vision stoïcienne (on
pourrait même dire « cynique », puisque Smith reprend l’histoire de la rencontre entre Diogène
et Alexandre) de l’enrichissement matériel lors de la rédaction de la RN. Thèse qui rejoint
67 V. Brown, op. cité, p. 5.
68 V. Brown, op. cité, p. 4, 46.
69 V. Brown, op. cité, p. 5, 33.
70
D. Diatkine 2010, “Vanity and the Love of System in Theory of Moral Sentiments”, European Journal of the
History of Economic Thought, 17(3), p. 383-404; D. Diatkine, op. cité, p. 79-98.
71 TMS, IV.i.11, trad p. 258.
72 Nous utilisons ici « central » à dessein, pour souligner à la fois l’importance analytique du fils de l’homme pauvre
mais aussi son placement au milieu de l’ouvrage, au cœur de la 4e partie sur les 7 que compte l’ouvrage, et juste avant
l’apparition de la (trop) fameuse métaphore de la « main invisible ».
73 C. Griswold, op. cité, p. 222.
74
S. Fleischacker 2004, On Adam Smith’s Wealth of Nations. A Philosophical Companion, Princeton, Princeton
University Press.
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étrangement celle de Brown, mais qui est tout autant contestable car elle laisse également en
suspens une question centrale : pourquoi Smith, qui révise la TSM dans les derniers instants de
sa vie, n’a-t-il pas modifié son texte sur ce point ? Peut-être parce qu’il n’a pas changé d’avis,
justement, comme le montre Diatkine, qui reprend à son compte la distinction entre le désir de
très grande richesse (illimitée) de l’ambitieux fils de l’homme pauvre et le désir (mesuré)
d’améliorer sa condition du plus grand nombre, tout en soulignant que ce n’est pas la vanité qui
motive, en dernier ressort, le premier, mais bien l’amour du système, ce principe que Smith
emprunte à Hume tout en lui donnant une importance bien plus grande dans l’explication du
comportement humain. L’amour du système est un principe esthétique, un amour de l’ordre, de
l’harmonie, qui nous fait accorder plus d’importance aux moyens qu’à la fin pour laquelle un
objet (ou une institution) est produit(e), c’est-à-dire, en termes smithiens, pour l’apparence de
l’utilité plutôt que pour l’utilité elle-même des productions humaines. Et ce principe est
responsable des passions les plus « frivoles » (comme celle de l’amateur de monter) comme des
entreprises « les plus sérieuses »75 (TMS, IV.i.3-5, trad p. 252). Le désir illimité de richesses du
fils de l’homme pauvre, qui admire, de manière désintéressée et généralement non envieuse76,
les riches et les grands, en est une. Trompé par son imagination qui lui fait idéaliser la condition
des riches et des grands, bien moins envieuse qu’il n’y parait au premier abord, il est entrainé
dans une quête sans fin, emporté par l’amour du système qui lui fait confondre (et accumuler)
les moyens (la richesse abstraite, le capital) et les fins (le bonheur), la cause finale et la cause
efficiente, l’utilité et l’aptitude à l’utilité. Le bonheur, que Smith fait reposer sur la tranquillité
de l’esprit et le contentement de notre situation, est par définition hors de portée du fils de
l’homme pauvre car il repousse sans cesse la jouissance de ses biens, poursuivant « l’idée d’un
repos factice et élégant qu’il ne connaitra peut être jamais, à laquelle il sacrifie une
quiétude réelle toujours à sa portée, et qui, si jamais il l’atteint à la toute fin de sa vie, ne
lui paraitra en rien préférable à l’humble tranquillité et au contentement qu’il a
abandonnés » (TMS, IV.1.8, trad p. 254). Le fils de l’homme pauvre est en réalité le prototype
du capitaliste, l’amour du système et des machines (les entreprises de ces capitalistes)
remplaçant chez Smith l’amour de l’argent comme fondement ultime de la cupidité77. Comme
l’écrit Diatkine, « c’est le capital, forme abstraite des moyens de s’enrichir, qu’aime le fils de
l’homme pauvre, quand il croit rechercher la jouissance des biens de luxe »78. Mais c’est cette
illusion, cette « tromperie de la nature », soutient Smith, qui a changé la face du globe, c’est elle
qui a engendré le progrès des sociétés et le processus de civilisation, point sur lequel nous
reviendrons dans la 3e partie (TMS, IV.1.10, trad p. 256).
2.2. De l’agent économique aux « caractères »
L’exemple du personnage singulier, mais ô combien important, de la TSM qu’est le fils de
l’homme pauvre va nous permettre de comprendre l’une des critiques majeures que Smith
adresse, implicitement bien sûr, au modèle de l’homo oeconomicus79. Bien loin du
75
L’amour du système joue pour Smith un rôle essentiel dans les domaines de la politique, de la science et de
l’économie.
76
Sur l’admiration non envieuse des riches chez Smith, je me permets de renvoyer à B. Walraevens et C. Pignol
2017, « Rousseau and Smith on Envy in Commercial Societies », European Journal of the History of Economic
Thought, 24(6), p. 1-33.
77 D. Diatkine, op. cité, p. 88.
78 ibid, p. 93.
79,,Modèle que l’on peut faire remonter au moins jusqu’à Edgeworth, en particulier lorsqu’il écrivait en 1881 que
« the first principle of Economics is that every agent is actuated only by self-interest » (F.Y Edgeworth 1881,
Mathemical Psychics. An Essy on the Application of Mathematics to the Moral Sciences, Londres, C. Kegan Paul, p.
16). Il faut noter qu’Edgeworth séprait strictement les sphères économiques et éthiques, l’ « égoïste [Egoist] » mu
uniquement par son intérêt personnel, opérant dans la première, et l’ « utilitariste » [Utilitarian] opérant dans la
seconde. Cette séparation stricte des domaines éthique et économique n’a pas de sens, selon nous, chez Smith.
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réductionnisme de l’homme économique80, unique agent représentatif d’un individu rationnel
désincarné, Smith présente à ses lecteurs une multiplicité de « personnages »81, mus par une
grande diversité de passions et de motivations, aux caractéristiques à la fois sociales,
économiques et morales. Surtout, il existe entre ces caractères une forme de dialogue, explicite
(l’ « homme vaniteux » [vain man] et l’ « homme orgueilleux » [« pride man »]) ou implicite
(le fils de l’homme pauvre, le « fat » [« coxcomb »] et l’homme prudent), aussi bien au sein
des œuvres (dans la TSM en particulier) qu’entre les œuvres de Smith (entre la TSM et la RN en
particulier), révélant ainsi l’unité et la cohérence de ses deux grandes œuvres, s’il le fallait
encore82. Ces personnages sont donc au cœur de la représentation théâtrale du monde social de
Smith83. L’admiration de Smith pour le théâtre et la littérature française, auquel Smith fait
référence explicitement dans la TSM (Racine, Voltaire, Marivaux, Riccoboni), et pour La
Bruyère en particulier, ne fait aucun doute, tout comme l’influence qu’ils ont pu avoir sur sa
philosophie morale.
2.2.1 : Les caractères et leurs rôles
Comment définir ces caractères ? Ils ont pour point commun de toujours désigner une
disposition habituelle, et de ce fait caractéristique de l’individu. Ainsi l’homme prudent est celui
qui agit généralement, pour ne pas dire toujours, avec prudence, c’est-à-dire celui chez qui la
prudence est une seconde nature et permet dès lors de le définir en tant qu’homme. Ce qui les
différencie en revanche est le fait qu’il s’agit parfois d’une simple esquisse de portrait focalisée
sur un trait de personnalité, une caractéristique économique ou morale particulière, comme par
exemple l’homme « frugal » ou l’homme « faible » [« weak man » dans la TSM], tandis que
dans d’autres cas, comme celui qui nous intéresse tout particulièrement ici, on trouve un
composé de traits de personnalité dessinant le portrait quasi-complet d’un personnage dans ses
relations sociales, économiques et morales.
Voyons maintenant les différents rôles que jouent les caractères dans les œuvres de Smith.
On peut en identifier, selon nous, principalement trois.
Le premier est heuristique, dans le sens les caractères servent à « incarner » des
concepts dans la vie réelle, à passer de l’idée abstraite à l’exemple concret, en adéquation avec
une science de la nature humaine qui se veut basée sur l’observation des comportements et la
méthode expérimentale, telle que l’envisageait Hume. Comme le souligne Spector, en
philosophie les « personnages conceptuels84 font figure d’intermédiaires entre la vie ordinaire et
le discours philosophique. »85
Le second rôle des caractères nous semble être de nature rhétorique. Il s’agit cette fois
pour Smith, afin de persuader et convaincre le lecteur du bien-fondé de l’analyse, de l’amener à
« sympathiser » avec ces personnages en lesquels tout un chacun pourra se reconnaitre ou
s’identifier. Que Smith employât des procédés rhétoriques dans ses œuvres n’est guère
surprenant86, sachant l’intérêt constant qu’il a porté à ce champ du savoir du début à la fin de sa
80 En termes smithiens, les économistes, en voulant expliquer tous les comportements humains par un seul principe,
l’intérêt personnel, ont été victimes de « l’esprit de système », à l’image d’Epicure réduisant la vertu à la simple
prudence (TMS, VII.ii.14, p. 400).
81 Nous jouons ici volontiers avec les deux traductions possibles du terme « character » en français.
82 On trouve également des caractères, évidemment, dans ses Lectures on Rhetoric and Belles Lettres.
83
Pour plus de détails sur la représentation théâtrale du monde social chez Smith, voir D. Marshall 1984, « Adam
Smith and the Theatricality of Moral Sentiments », Critical Inquiry, 10(4), p. 592-613.
84 Spector emprunte l’expression de « personnage conceptuel » à Deleuze.
85 C. Spector 2016, Eloges de l’injustice. La philosophie face à la déraison, Paris, Seuil, p. 18.
86
Sur la dimension rhétorique de la RN voir l’article d’A. Ortmann, B. Walraevens et D. Baranowski 2019,
“Schumpeter’s Assessment of Adam Smith and the Wealth of Nations: Why he got it wrong”, Journal of the History
of Economic Thought, 41(4), p. 531-551, et les références qui s’y trouvent sur la rhétorique de certains passages de
l’ouvrage. Sur la dimension rhétorique de la TSM, voir Hanley, op. cité.
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carrière académique. Il faut se rappeler que le premier emploi de Smith a été de donner des
cours de rhétorique à Edimbourg, et que même une fois nommé professeur de logique puis de
philosophie morale à Glasgow (en partie grâce à la réputation acquise lors de ces cours de
rhétorique), il continuât d’enseigner cette matière dans des cours privés. Enfin, il semblerait que
Smith ait eu pour projet de rédiger un ouvrage dans lequel la rhétorique et les belles-lettres
auraient eu une place de choix. Nous reviendrons d’ailleurs plus loin dans cette section sur la
dimension rhétorique de sa présentation a priori contrastée de l’homme vaniteux et de l’homme
orgueilleux87.
Enfin, le troisième rôle des caractères semble être de nature pédagogique88. Les caractères
sont ainsi des modèles auxquels le lecteur pourra s’identifier, qu’il pourra admirer et donc à
partir desquels il pourra modeler son propre caractère, afin de s’améliorer, de se perfectionner
moralement. Smith note bien que l’amour et l’admiration que nous concevons pour certains
caractères nous pousse à vouloir leur ressembler (TMS, III.ii.9). Son ouvrage peut susciter cette
admiration par ses descriptions de caractères, en particulier de l’homme sage ou de l’homme
prudent, que Smith rend et décrit comme accessibles. Il y a une dimension « éducative »,
d’instruction, « didactique » pour employer les termes de Smith, dans la TSM, tout comme la
RN, de manière complémentaire, cherche à éduquer le lecteur pour qu’il améliore ses
comportements économiques en luttant contre les préjugés économiques véhiculés, entre autres,
par le système mercantile. Dans les deux cas on a donc la volonté de Smith, en éduquant ses
lecteurs, de rendre la société plus heureuse, la croissance économique permettant d’améliorer le
sort des plus pauvres, point central sur lequel nous reviendrons.
2.2.2 : Les caractères « économiques »
Ceci posé, il nous faut désormais rendre compte de la façon dont ces « caractères »
permettent à Smith de présenter et d’analyser les différentes motivations et les divers
comportements qui en découlent89 chez les « acteurs » économiques. En dehors du fils de
l’homme pauvre, que nous avons évoqué, on trouve essentiellement l’ « homme prudent »
prudent man »], dans la TSM, et l « homme à projets » ou « faiseur de projets »
projector »90], dans la RN91. La prudence est décrite par Smith dans la partie VI de la TSM,
ajoutée à la 6e édition de l’ouvrage comme nous l’avons déjà précisé, et qui vise à définir « en
quoi consiste la vertu »92, ou en d’autres termes « quels sont le tempérament et la ligne de
87 De plus en plus de travaux s’intéressent à la dimension rhétorique des oeuvres de Smith (Endres 1991, Brown
1994, Walraevens 2010, Herzog 2011, Peaucelle 2012, Dellemotte & Walraevens 2015, Ortmann & Walraevens
2018).
88 Que la TSM présente des aspects normatifs a été bien souligné, entre autres, par Hanley, op. cité.
89 L’importance de l’idée de « caractère » dans la conceptualisation par Smith des comportements économiques a été
bien relevée par M. Biziou 2001, « Commerce et caractère chez La Bruyère et Adam Smith : la préhistoire de l’homo
oeconomicus », Revue d’histoire des sciences humaines, 5(2), p. 11-36.
90
La traduction du terme « projector » étant malaisée, comme on le voit, nous garderons le terme original par la
suite. Dans son introduction à l’édition Penguin Classics de la TSM, Sen remarque avec justesse que : « The term
‘projector’ is used by Smith, not in the neutral sense of ‘one who forms a project’, but in the pejorative sense,
apparently common from 1616 (so I gather from the Shorter Oxford English Dictionary), meaning, among other
things, ‘a promoter of bubble companies; a speculator; a cheat ». Il ajoute ensuite, de manière intéressante, que
« Jonathan Swift’s unflattering portrait of ‘projectors’ in Gulliver’s Travels, published in 1726 […], corresponds
closely to what Smith seems to have had in mind. » Or il se trouve que Smith était un admirateur de Swift. Voir sur ce
point R. Hanley 2008, Adam Smith Review, 4, « Style and Sentiment: Smith and Swift », p. 88-105.
91
Pour aller plus loin sur la question des caractères chez Smith et leur interprétation en termes d’analyse
économique contemporaine, on consultera S. Leloup 2002, « Les entrepreneurs smithiens : le fils de l’homme pauvre,
l’homme prudent et le faiseur de projets », Cahiers d’économie politique, 42, p. 75-87 ; L. Breban 2011, Éléments
pour une théorie morale de la décision : Adam Smith. Sur le bonheur et la délibération, thèse de doctorat en sciences
économiques, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
92 Cette nouvelle partie 6 permet de faire de Smith, selon certains, un théoricien de l’« éthique de la vertu ». Voir sur
ce point R. Hanley, op cité et D. McCloskey 2008, “Adam Smith, the Last of the Former Virtue Ethicists”, History of
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conduite qui constituent le caractère excellent et digne d’éloge […] qui est l’objet naturel
de l’estime, de l’honneur et de l’approbation », ce qui constitue l’une des deux questions
auxquelles un traité de moralité doit répondre, la seconde étant de savoir « par quel pouvoir ou
faculté de l’esprit93 ce caractère » nous est « recommandé » (TMS, VII.i.2, trad p. 365-366).
Smith définit ainsi quatre vertus cardinales : prudence, justice, bienfaisance et maitrise de soi,
associées chacune à un type de passions de l’imagination94 égoïstes » [« selfish »], « sociales
social »], « unsocial »95), à l’exception de la maitrise de soi, sorte de méta-vertu qui est la
condition d’effectivité de toutes les autres (TMS, VI.iii.1, trad p. 331 ; VI.iii.11, trad p. 335).
Ainsi, pour Smith toute passion peut être vertueuse, à partir du moment son intensité est
atténuée jusqu’à un point (de convenance) qui permette à tout spectateur impartial de
sympathiser avec l’agent96. La prudence est une poursuite raisonnée et raisonnable de notre
intérêt personnel réel, de long terme. Elle correspond à la considération de l’homme pour son
propre bonheur et crée un pont entre la TSM et la RN car elle est explicitement associée par
Smith à l’« industrie », la « frugalité », et l’ « économie » : soit toutes les vertus à l’origine de
l’amélioration de notre condition. Cependant il serait réducteur de ne faire de la prudence
qu’une vertu relative à la dimension économique de la vie des hommes. En effet, relèvent de
celle-ci également un soin particulier apporté à notre propre santé, notre réputation et notre rang
dans la société (TMS, VI.i.6, trad. p. 296). Elle consiste surtout en l’union de deux qualités : «
la supériorité de raison et d’entendement » [« reason and understanding »] et la maîtrise de
soi, qui se traduit dans la RN par la « tempérance » de l’homme « frugal » face au plaisir de la
jouissance présente. La première nous permet de discerner « les conséquences éloignées de nos
actions » et d’anticiper « l’avantage ou le détriment qui est susceptible d’en résulter »
(TMS, IV.2.6, trad. p. 263, corrigée), c’est-à-dire de comprendre notre intérêt réel en calculant
le bien-être résultant de nos actions à long terme. C’est pourquoi, Smith n’hésite pas à opposer
la « prudence réelle » à la « short sighted folly » et à la « témérité précipitée » (TMS,
VI.ii.4.1, trad. p. 409). La seconde nous donne le pouvoir de « nous abstenir d’un plaisir
présent ou d’endurer une douleur présente, pour gagner un plaisir plus grand ou éviter
une plus grande douleur à venir » (ibid.). C’est cette dernière qui vaut à l’homme prudent
l’entière approbation du spectateur impartial par l’égale pondération que l’individu octroie aux
événements présents et aux événements futurs affectant son propre bonheur. L’homme prudent
a, en termes économiques, une faible préférence pour le présent. En effet, il sacrifie
constamment son bien-être et son plaisir présents au profit d’un bien-être et d’un plaisir plus
grands à l’avenir (TMS, VI.i.11, trad p. 298). Parce qu’il résiste avec persévérance et fermeté à
la violence du plaisir de la jouissance présente, il reçoit l’entière approbation du spectateur
impartial (ibid). Car celui-ci ne ressent pas les « sollicitations de nos appétits présents »
(TMS, IV.2.8, trad p. 264). A ses yeux notre plaisir présent ou futur est d’égale importance.
Mais il sait bien que pour les personnes concernées « ces situations sont loin d’être
identiques, et qu’elles les affectent naturellement de manière très différente » (TMS,
VI.i.11, trad p. 298). Si bien que lorsque « nous sacrifions le futur au présent, notre
conduite lui apparaît absurde et extravagante au plus haut degré, et il ne peut entrer dans
les principes qui l’influencent » (TMS, IV.2.8, trad p. 264). A l’inverse, quand « nous
agissons comme si l’objet éloigné nous intéressait autant que celui qui presse maintenant
nos sens », quand nous nous abstenons d’un plaisir présent pour un plaisir futur plus grand, nos
Political Economy, 40(1), p. 43-71.
93 La TSM relève donc bien du projet smithien d’une science de la nature humaine en cherchant à identifier les
principes de l’esprit humain à l’origine du jugement moral.
94 Pour plus de détails sur ce point, voir M. Biziou, op. cité.
95
La traduction d’« unsocial » par « asociales » nous semble problématique car le terme français exprime
généralement une forme de neutralité ou d’indifférence, alors que dans le cas présent les passions que Smith
caractérise comme « unsocial » divisent les individus, les opposent directement (envie, ressentiment, haine).
96 D.D Raphael 2007, The Impartial Spectator, Oxford, Oxford University Press, p. 79.
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sentiments s’identifient à ceux du spectateur impartial et « il ne peut manquer d’approuver
notre comportement » (ibid). Comme il sait que cette conduite nécessite un degré de maitrise
de soi dont bien peu sont capables, il ne peut manquer de ressentir une estime et une admiration
profondes et sincères. Et, précise Smith, ce n’est pas la perspective de l’amélioration de sa
condition qui soutient et motive les efforts de l’homme prudent pour accéder à la fortune mais
bien la conscience qu’il mérite l’estime et l’approbation de tous en agissant de manière
vertueuse (TSM, IV.2.8, trad p. 284-285). En d’autres termes, la prudence tire principalement
sa noblesse de l’effort de maîtrise de soi qu’elle nécessite de la part de l’individu, ou de la
convenance parfaite du comportement qu’elle exhibe, et non de sa seule utilité. Il nous semble
important de noter, en outre, que l’homme prudent, contrairement au fils de l’homme pauvre,
réconcilie enrichissement (certes modéré et graduel), vertu et bonheur. Comme nous l’avons vu,
le désir d’améliorer notre condition prend généralement la forme d’un désir de richesse et de
pouvoir en raison de l’admiration naturelle, et désintéressée que les individus manifestent
envers les riches et les grands. Si la plupart des hommes choisissent le chemin de
l’enrichissement, soutient Smith, c’est parce que la richesse et la grandeur sont aisément
identifiables, et surtout visibles. Or il existe une autre voie, une autre « route », moins
empruntée, pour améliorer sa condition et obtenir la sympathie, l’approbation et la
reconnaissance des autres. Cette route, c’est celle de la vertu et de la sagesse97.
Or, quand bien même « les candidats à la fortune abandonnent trop fréquemment les
chemins de la vertu », il se trouve que « dans les conditions moyennes et inférieures, le
chemin vers la vertu et la route vers la fortune […] sont heureusement dans la plupart des
cas presque les mêmes » (TMS, I.iii.3.8, trad p. 107 ; I.iii.3.5, trad p. 105). En d’autres
termes, dans les rangs moyens et inférieurs de la société, la vertu est une nécessité pour
atteindre la richesse et la grandeur. L’homme d’humble condition ne peut s’élever que par des
talents réels et solides, et grâce à « une conduite prudente, juste, ferme et tempérée » (ibid).
S’il veut se distinguer des autres et devenir un membre éminent de la société il se doit
d’ « acquérir un savoir supérieur dans sa profession et une industrie supérieure dans
l’exercice de celle-ci », et faire preuve de « probité », de « prudence », de « générosité » et de
« franchise », vertus que Smith prête à l’homme prudent par ailleurs98 (TMS, I.iii.2.5, trad p.
98). La vertu obtient sa récompense99 : les grandes fortunes ne s’établissent généralement
qu’après « une longue vie d’industrie, de frugalité et d’application » (WN, I.x.b.38). Pour
s’enrichir il faut épargner sur son revenu, donc être frugal. Pour ce faire l’homme doit lutter
97
« Mériter, obtenir, et savourer le respect et l’admiration du genre humain sont les grands objets de
l’ambition et de l’émulation. Deux routes différentes nous sont présentées, qui mènent également à cet objet
tant désiré : l’une par l’étude de la sagesse et la pratique de la vertu, l’autre par l’acquisition de la richesse et
de la grandeur. Deux caractères différents sont présentés à notre émulation : l’un est fait d’ambition
orgueilleuse et d’avidité ostentatoire, l’autre d’humble modestie et d’équitable justice. Deux modèles
différents, deux portraits nous sont représentés, selon lesquels nous pouvons façonner notre caractère et notre
comportement : l’un plus criard et clinquant dans ses couleurs, l’autre plus correct et plus exquisement beau
dans son trait ; l’un s’imposant avec force à tout regard peu attentif, l’autre n’attirant l’attention de presque
personne sinon de l’observateur le plus studieux et le plus appliqué. Ce sont principalement les sages et les
vertueux, un parti choisi mais peu nombreux, je le crains, qui sont les admirateurs réels et constants de la
sagesse et de la vertu. Le gros du genre humain est fait d’admirateurs et d’adorateurs de la richesse et de la
grandeur ; lesquels, ce qui peut sembler plus extraordinaire, sont le plus souvent désintéressés. » (TMS,
I.iii.3.2, trad p. 104)
98« Les moyens d’accroitre notre fortune qu’elle [la prudence] nous recommande principalement sont ceux
qui n’exposent à aucune perte ou aucun hasard : une connaissance et un talent réels dans notre métier ou
notre profession, l’assiduité et l’industrie dans leur exercice, la frugalité et même un certain degré de
parcimonie dans toutes nos dépenses. » (TMS, VI.i.6, trad p. 296)
99
« Même ici-bas toute vertu obtient la récompense la plus propre à l’encourager […] Quelle est la
récompense la plus propre à encourager l’industrie, la prudence et la circonspection ? Le succès dans toute
sorte d’entreprise. Or, est-il possible que pendant une vie entière ces vertus puissent manquer de l’obtenir ? La
richesse et les honneurs externes sont leur récompense convenable, et il est rare qu’elles ne puissent l’obtenir. »
(TMS, III.5.8, trad p. 234-235).
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19
contre la passion de la jouissance présente en privilégiant son intérêt à long terme. Fort
heureusement pour la croissance économique, le principe de frugalité l’emporte très largement
chez la plupart des hommes sur l’ensemble de leur existence, bien que Smith laisse entendre
qu’il y a des cycles de vie100. Et ceci pour une raison simple : la passion de la jouissance
présente, bien que « parfois très violente et très difficile à contenir, n’est en général que
momentanée et intermittente », quand le désir d’améliorer notre condition, passion « calme »
rappelons le, ne nous quitte jamais (WN, II.iii.28). C’est par désir d’être digne d’éloge que
l’homme prudent améliore son bien-être.
C’est cet attachement à la vertu de sa conduite qui procure à l’homme prudent le bonheur.
Assuré d’avoir l’entière approbation du spectateur impartial, il peut jouir de la tranquillité de
l’esprit. Contrairement au fils de l’homme pauvre, il « se contente naturellement de sa
situation » (TMS,VI.i.12, trad p. 298). Ceci ne signifie pas qu’il ne cherche pas à améliorer sa
condition (ibid). Par ses efforts constants et son augmentation de fortune lente mais graduelle et
ininterrompue, il va pouvoir progressivement « se relâcher, dans la rigueur de sa parcimonie
comme dans la sévérité de son application » (ibid, trad p. 299). Il peut alors jouir de sa
situation en ressentant « avec une satisfaction redoublée cet accroissement du bien-être et du
plaisir, pour avoir senti auparavant la souffrance qui accompagnait leur manque » (ibid).
Il ne souhaite plus quitter cette situation confortable en raison de « la sûre tranquillité dont il
jouit actuellement » et ne sera lancera dans de nouvelles entreprises qu’avec la plus extrême
précaution (ibid). L’ambition immodérée et excessive du fils de l’homme pauvre l’empêche
d’être heureux. Il vise une position proéminente dans la société qui implique l’absence de
relâche et de jouissance. L’homme prudent est d’une ambition modérée, il souhaite s’enrichir et
non devenir l’un des plus riches. D’après Smith « les changements soudains de fortune
contribuent rarement au bonheur » car ils suscitent l’envie de nos proches, et par conséquent
« l’homme le plus heureux est celui qui avance graduellement vers la grandeur », à l’instar
de l’homme prudent (TMS, I.ii.5.1, trad p. 79). Enfin, ce dernier réconcilie vertu, richesse et
bonheur parce qu’il a une estime de soi modérée (TMS, VI.i.5, trad p. 296).
Lhomme prudent de la TSM, qui maitrise ses passions, prend des risques modérés et agit
en conformité avec son intérêt réel, de long terme, apparait comme un agent économique
« modèle », à privilégier afin de permettre l’enrichissement de la société prôné par la RN. Ceci
apparait d’autant plus clairement lorsque Smith étudie le marché du crédit et propose, en
violation des principes du système de la liberté naturelle (mais ce n’est pas le seul cas de ce
genre, loin s’en faut)101, un taux d’usure102. Pour résumer rapidement sa position, Smith
distingue deux types d’emprunteurs sur ce marché : des marchands « sobres », « frugaux », en
un mot « prudents » (même si Smith n’emploie pas le terme ici), et des marchands spéculateurs
et imprudents, souvent qualifiés péjorativement de « projectors » et d’« aventuriers ». Ce qui les
différencie, fondamentalement, est leur attitude face au risque. Alors que les hommes prudents
recherchent un enrichissement modéré et n’investissent que dans des projets savamment étudiés,
aux risques limités et assurant un profit « raisonnable » (TMS, VI.i.12, trad p. 298-299), la «
sécurité » étant leur priorité absolue (TMS, VI.i.6, trad p. 296), les « projectors » se perdent
dans des entreprises « hasardeuses », « imprudentes » et extrêmement « incertaines » quant
aux revenus qu’ils pourront en tirer. Or, Smith redoute que l’absence totale de régulation du taux
d’intérêt provoque une éviction des marchands prudents, dont les projets sont plus sûrs mais
100 Voir à ce propos (WN, II.iii.28).
101
Ce que Bentham lui a tout de suite reproché, sans que cela n’amène Smith à changer sa position sur le sujet.
Bentham lui reprochait également, en proposant un taux d’usure, de brider les prises de risques et donc la croissance à
long terme, potentielle.
102,,Pour plus de détails sur l’analyse smithienne du marché du crédit et sa controverse avec Bentham, on consultera
S. Leloup 2000, « Pour en finir avec l’usure. L’enjeu de la controverse entre Adam Smith et Jeremy Bentham »,
Revue économique, 51 (4), p. 913-936 ; M. Paganelli 2003, « In Medio Stat Virtus: An Alternative view of usury in
Adam Smith’s Thinking », History of Political Economy, 35 (1), p. 21-48 ; L. Breban 2011, op. cité ; B. Walraevens
2014, « Vertus et justice du marché », Revue économique, 65(2), p. 419-438.
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moins rentables, au profit des marchands spéculateurs aux projets plus risqués mais aussi
(supposément) plus profitables, leur permettant d’accepter de payer des taux d’intérêt plus
élevés. Remettre le capital de la nation entre les mains des « projectors » est, pour Smith,
dangereux, et c’est pourquoi il recommande la fixation d’un taux maximum d’intérêt légèrement
supérieur au taux courant pratiqué. Il faut noter, en outre, que la prise de risques excessive de
ces derniers est due, selon Smith, à ce que l’on appellerait aujourd’hui un « biais
psychologique », à savoir l’ « opinion démesurée103 que la plupart des hommes ont de leurs
propres capacités » (WN, I.x.b.26). Pour faire le lien avec la TSM, ce biais d’
« overconfidence » (terme utilisé en économie comportementale) peut être vu comme une
conséquence directe de la surestime de soi qui, lorsqu’elle est couplée à « l’absurde croyance en
notre bonne fortune » entraine une appréhension non impartiale des chances de gains et de
pertes de nos actions, ou plus précisément une surestimation des probabilités de gains et une
sous-estimation des probabilités de pertes, aboutissant au final à des prises de risque excessives
et déraisonnables (WN, I.x.b.27-8). En effet, dans son traité de philosophie morale Smith défend
l’idée que la plupart des individus, victimes du « self-deceit »104, se surestiment105.
Ceci est au fait qu’il est très difficile de s’estimer avec objectivité et impartialité car
nous sommes à la fois juge et parti. Bien qu’ils se ressemblent, le jugement sur soi est par
conséquent plus complexe et difficile pour l’individu que le jugement sur autrui. L’effort de
distanciation, de maitrise de soi, est plus important car nous sommes directement concernés et
nos intérêts peuvent alors aller à l’encontre du jugement du spectateur impartial ou plutôt le
spectateur impartial peut désapprouver notre préférence excessive pour nous-même. Pour Smith
« les illusions naturelles de l’amour de soi ne peuvent être corrigées que par l’œil de ce
spectateur impartial. » (TMS, III.3.4, trad p. 200) Mais comme il le souligne
pragmatiquement dans un draft à la TSM « même le juge intérieur est souvent en danger
d’être corrompu par la violence et l’injustice de nos passions égoïstes, et est souvent amené
à faire un rapport très différent de ce que les circonstances réelles sont capables
d’autoriser. » (TMS, p. 147, notre traduction) Ainsi la voix du spectateur impartial est
difficile à entendre, en particulier lorsque nous sommes sur le point d’agir, comme le souligne
Smith en premier lieu, en raison de la « fureur » de nos passions à ce moment-là, des
« émotions violentes qui à cet instant nous agitent, [et] altèrent notre vision des choses » et
nous « ramène[nt] constamment à notre position, toute chose paraît magnifiée et
déformée par l’amour de soi. » (TMS, III.4.3, trad p.224) Smith reprend alors à son compte
une idée de Malebranche, pour qui « les passions se justifient elles-mêmes » (ibid). Dans le cas
présent, le « self-deceit » semble involontaire, le spectateur impartial étant inaudible voir
103
La traduction ne rend ici que partiellement compte du sens de l’expression utilisée par Smith, qui est « over-
weening conceit », le mot « conceit » se traduisant souvent par vanité, suffisance ou prétention en français, ce qui
confirme toutefois notre rapprochement avec l’estime de soi excessive.
104
Nous conservons ici le terme original de « self-deceit » car la traduction française est malaisée du fait de
l’équivocité du terme chez Smith, qui renvoie aussi bien à l’illusion involontaire qu’au mensonge à dessein,
comme l’ont bien noté Gauthier, Biziou et Pradeau (voir TMS, trad p.223). Ceux-ci ont néanmoins traduit le
terme par « mensonge à soi-même », tandis que De Grouchy, dont la traduction de la TSM a longtemps fait
autorité (et a été rééditée en 2016 avec une préface de Jean-Pierre Dupuy), bien qu’elle soit très critiquable,
utilisa « illusion sur nous-même », qui nous semble peut-être plus approprié.
Sur l’importance du concept de « self-deceit » dans l’analyse morale de Smith, voir S. Fleischacker 2011, « True to
Ourselves ? Adam Smith on Self-Deceit », Adam Smith Review, 6, p. 75-92. L’estime de soi excessive est incarnée par
deux “caractères” chez Smith, le « vain man » et le « proud man », comme je le montre dans l’article suivant : B.
Walraevens (2020), « Vanité, orgueil et self-deceit : l’estime de soi excessive dans la Théorie des Sentiments
Moraux d’Adam Smith », Revue de philosophie économique, 20(2), p. 3-39.
105
« Nous sommes tous naturellement portés à donner trop d’importance à ce qui est excellent dans notre
caractère » (TMS, III.2.34, trad p. 194-195).
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absent106, l’amour de soi étant exacerbé, les passions insuffisamment modérées, la maitrise de
soi insuffisante.
Mais même après avoir agi poursuit-il, alors que les passions se sont calmées et que la
voix du spectateur impartial est plus facilement audible, nous choisissons bien souvent, « à
dessein » note Smith, de ne pas suivre ses recommandations, de ne pas tenir compte de son
jugement, parce qu’il nous serait trop désagréable à supporter. Ainsi nous « détournons
fréquemment notre regard des circonstances qui pourraient rendre ce jugement
défavorable. » (TMS, III.4.4, trad p. 224) C’est alors que nous nous « voilons la face », ce que
Smith appelle le « voile mystérieux de l’illusion sur soi-même » [« mysterious veil of self-
delusion »] (TMS, III.4.4, trad p.225). Nous pouvons choisir volontairement semble-t-il de
faire fi du jugement du spectateur impartial parce que nous savons qu’il nous est ou serait
défavorable. Smith anticipe ici la notion de « croyances motivées ». Il y a une forme de stratégie
de sélection de l’information employée par l’individu pour ne pas tenir compte de celles qui lui
causeraient de la peine, phénomène qui se rapproche de ce qu’on appelle aujourd’hui en
économie « selective evidence gathering » et « wilfull blindness ». Et d’après Smith, même si
nous regrettons notre action, même si nous avons conscience de notre erreur de jugement nous
ne sommes pas à l’abri de semblables erreurs ou biais de jugement à l’avenir (TMS, III.iv.4,
trad p. 224). On remarquera qu’ici le « self-deceit » semble, au moins en partie, volontaire,
intentionnel107. La conclusion qui s’impose alors est la suivante. Bien loin de faire de la
rationalité la norme du comportement des acteurs économiques, Smith souligne que l’homme
est un être de passions, qui se trompe lui-même, souvent incapable de connaitre toutes les
conséquences de ses actions et d’identifier son intérêt personnel réel, ou d’agir en conformité
avec celui-ci, généralement par « faiblesse » [« weakness »], c’est-à-dire par manque de
« maitrise de soi »108.
2.3. Critique de l’égoïsme, bienfaisance et réciprocité chez Smith
Sauf que les écrits de Smith ne se contentent pas de remettre en cause l’hypothèse de
rationalité. Ils offrent en outre un profond démenti à l’axiome d’intérêt personnel self-
interest »], lui aussi pendant très longtemps cher aux économistes, et ce en mettant en exergue
une grande variété de motivations, souvent non-égoïstes, de l’action humaine.
2.3.1. Adam Smith, critique des systèmes égoïstes de moralité
Contrairement à ce qu’ont proclamé un certain nombre d’économistes influents, et en
particulier Stigler109 et Becker110, Smith ne présente pas, ni ne défend, une conception égoïste de
la nature humaine. Bien au contraire, comme en attestent les toutes premières lignes de la TSM,
l’un de ses objectifs prioritaires dans cet ouvrage est précisément de réfuter les systèmes
106
Nous n’en avons « que des visions fugitives qui s’évanouissent à l’instant et qui, même pendant qu’elles
durent, ne sont pas entièrement exactes. » (TMS, III.4.3, trad p.224).
107 Il pourrait être intéressant de comparer cette approche smithienne du « self-deceit », basée sur les passions et
transcendant la distinction entre conceptions « intentionnaliste » et « motivationnelle », avec les approches
contemporaines de la « duperie de soi » [« self-deception »], qui tendent à privilégier l’une ou l’autre des conceptions
évoquées.
108
P.B. Mehta va jusqu’à affirmer que The Wealth of Nations is a virtual catalogue of the passions and rival
motivations that impede the pursuit of self-interest.” Voir P.B Metha 2006, « Self-Interest and Other Interests » dans
K. Haakonssen (ed.) The Cambridge Companion to Adam Smith, Cambridge, Cambridge University Press, p. 253.
109 Pour Stigler “the Wealth of Nations is a stupendous palace erected upon the granite of self-interest.” (G.J Stigler
1971, “Smith’s Travels on the Ship of the State”, History of Political Economy, 3(2), p. 265)
110
Voir G. Becker 1986, “The Economic Approach to Human Behavior”, dans J. Elster (ed.) Rational Choice, p.
112, qui fait de Smith un précurseur de l’« approche économique » des comportements humains qui consiste à
appliquer l’idée que les individus cherchent en toutes circonstances à maximiser leur intérêt personnel, leur « utilité ».
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égoïstes de moralité proposés, entre autres, par Hobbes, Mandeville et La Rochefoucauld. Ce
que montre ce passage fameux et abondamment commenté de la TSM, c’est que pour Smith la
nature humaine ne saurait être réduite à l’égoïsme ou, pour être plus précis, à l’« amour de soi »,
mais qu’elle comporte un second principe premier, originel : la sympathie, opérateur de
communication des passions et de régulation de l’intensité de celles-ci. la sympathie
humienne repose essentiellement sur la contagion, la « transfusion » des passions, héritière de la
conception biologique malebranchiste, la sympathie smithienne quant à elle accorde un rôle
essentiel à l’imagination111. Elle est fondée sur un changement imaginaire de position, une mise
à la place d’autrui et un processus d’ « identification », à l’instar de la pitié rousseauiste, du
moins dans sa forme développée, dont elle constitue une forme d’extension à toutes les
passions, comme Smith le laisse entendre au début de la TSM112. Celui-ci va s’attaquer plus
directement et explicitement à Mandeville et La Rochefoucauld cette fois à la fin de l’ouvrage,
dans la 7e et dernière partie de la TSM que l’on peut voir, à l’instar de Biziou, comme une sorte
d’histoire de la philosophie morale dont Smith se présente comme l’apogée113, puisant des
éléments pour sa propre théorie morale aussi bien chez Aristote (l’idée de convenance, à
laquelle il dit ajouter une norme précise avec le point de vue du spectateur impartial) que chez
Platon (sur l’idée générale de justice du comportement comme convenance parfaite), Epicure (la
prudence comme vertu) ou Hutcheson (la vertu de bienfaisance)114 et, bien sûr, chez les stoïciens
(en particulier la distinction entre deux niveaux de moralité et l’importance de la maitrise de
soi). Smith consacre alors un chapitre entier (TMS, VII.ii.4, trad p. 409-417) à ces deux auteurs
dont les théories morales sont qualifiées de « systèmes licencieux » car elles obscurcissent, pour
ne pas dire anéantissent la distinction entre vice et vertu et réduisent le comportement humain à
la vanité, c’est-à-dire à « l’amour de l’éloge » [« love of praise »] (TMS, VII.ii.4.6-7, trad p.
411). Afin de leur répondre, et de répondre aussi peut-être par la même occasion à Rousseau,
qui avait dénoncé quelques années plus tôt les méfaits de l’« amour-propre » (dérivé du « self-
liking » développé dans la 2nde partie de la Fable des Abeilles, comme Smith semble l’avoir bien
compris) dans les sociétés modernes dans le Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes115 , Smith va mobiliser deux distinctions conceptuelles séparées,
mais complémentaires.
La première, la plus remarquée, est présentée au chapitre II de la 3e partie de la TSM,
consacrée au jugement moral sur notre propre comportement. Elle consiste à distinguer le désir
d’éloge et le désir d’être digne d’éloge. Pour Smith, l’homme ne souhaite pas seulement être
aimé et admiré, il souhaite être aimable et digne d’admiration (TMS, III.2.1, trad p. 176). Et il
111
Sur les différences entre sympathie humienne et smithienne, voir G. Sayre-Mccord, « Hume and Smith on
Sympathy, Approbation and Moral Judgment », dans E. Schliesser (ed.) Sympathy. A History, Oxford, Oxford
University Press, p. 208-246 ; D. Rasmussen, op. cité, p. 90-94. Plus spécifiquement sur la dimension à la fois
cognitive et émotive de la sympathie chez Smith, voir “The Smithian System of Sympathy: From Cognition to
Emotion”, The Adam Smith Review, 10, p. 22-40.
112 Sur le rapprochement entre sympathie smithienne et pitié rousseauiste, voir P. Force, op. cité, p. 28-34.
113
M. Biziou 2016, “Adam Smith and the History of Philosophy” dans R. Hanley (ed.) Adam Smith. His Life,
Thought, and Legacy, Princeton, Princeton University Press, p. 422-442.
114
Ce qui fait de la théorie morale de Smith une théorie que l’on peut qualifier d’« éclectique », comme l’a bien
souligné R. Hanley 2013, « Adam Smith and Virtue », dans C. Berry, M.P Paganelli et C. Smith (ed.) The Oxford
Handbook of Adam Smith, p. 219-40.
115
Une abondante littérature s’est récemment développée sur la relation philosophique entre Smith et Rousseau.
Voir en particulier sur ce sujet P. Force, op. cité, D. Rasmussen 2006, The problems and promise of commercial
societies. Adam Smith’s response to Rousseau, University Park: The Pennsylvania State University Press ; R. Hanley,
op. cité ; C. Pignol et B. Walraevens, art. cité ; C. Griswold 2018, Jean-Jacques Rousseau and Adam Smith. A
Philosophical Encounter, Londres, Routledge; M.P Paganelli, D.C Rasmussen et C.Smith 2018 (éd), Adam Smith and
Rousseau. Ethics, Politics, Economics, Edinburg, Edinburg University Press. Il faut noter que dans ce dernier
ouvrage, Hulliung (p. 32-51) remet en cause l’importance de Rousseau dans la construction philosophique de Smith,
et des Lumières Ecossaises en général. De même, Sagar défend l’idée que Mandeville était un interlocuteur privilégié
de Smith, mais pas Rousseau. Voir P. Sagar 2018, « Smith and Rousseau, after Hume and Mandeville », Political
theory, 46(1), p. 29-58.
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y a un plaisir de l’approbation de soi, c’est-à-dire de l’approbation de notre juge intérieur, le
spectateur impartial, de nature différente et supérieure au plaisir de l’approbation sociale, qu’il
viendra donc compléter (dans le cas idéal les jugements externes et internes coïncident) ou
suppléer (l’approbation de soi devant être suffisante pour l’individu même en cas de
désapprobation sociale116 ). En outre nous dit Smith, nous n’avons que peu de plaisir à obtenir la
sympathie, l’approbation des autres si nous savons que nous ne la méritons pas. Ainsi, afin de
rendre l’homme pleinement sociable, la Nature a-t-elle pourvu l’homme du désir non seulement
de plaire à ses semblables et de craindre leur désapprobation, mais en outre, ce que Mandeville
n’a pas su ou voulu voir, « du désir d’être ce qui doit être approuvé, du désir d’être ce que
lui-même approuve chez les autres hommes » (TMS, III.2.6-7, trad p. 179). Comme tous les
« philosophes » (et le fils de l’homme pauvre), Smith est un amoureux des « systèmes »117. Il
cherche donc à nous rendre compte des ressorts cachés de la nature et de la société, à créer des
chaines d’intelligibilité pour nous faire comprendre et apprécier, dans la TSM, la beauté de
l’ordre, de la « machine » social(e). Il s’agit donc d’identifier les principes et les facultés
implantés en l’homme par le « grand architecte », la « Nature », la « Providence », afin de faire
concourir celui-ci, sans qu’il ne s’en aperçoive, aux fins de celle-là (la conservation et la
propagation de l’espèce), comme par une « ruse de la raison », ou, en l’occurrence ici, de la
« Nature ».
La second distinction opérée par Smith, moins étudiée mais tout aussi importante pour
comprendre sa critique de Mandeville (et Rousseau pensons-nous), consiste à séparer la vanité
vanity »] de l’amour de la vraie gloire [« love of true glory »] et de l’amour de la vertu
love of virtue »] (TMS, VII.ii.4.8, trad p.412 ; III.2.7, trad p.180). Comme nous l’avons
expliqué précédemment, la vanité est recherche ou amour de l’éloge pour lui-même, sans
chercher à en être digne (TMS, III.2.7, trad p. 180 ; VII.ii.4.8, trad p. 412). L’amour de la
vraie gloire quant à lui est le fait de rechercher l’estime et la reconnaissance des autres tout en
cherchant à la mériter, c’est-à-dire à l’obtenir pour des qualités fondées. La fin principale reste
l’approbation sociale mais en outre l’individu souhaite en être digne. C’est « l’amour bien
fondé de la réputation et de l’honneur » (ibid). Enfin, l’amour de la vertu est recherche de
l’approbation du spectateur impartial. C’est un désir d’être digne d’éloge comme fin en soi,
indépendamment de l’approbation des autres, jugée ici secondaire. L’amour de la vertu
manifeste ainsi la capacité d’indépendance de la conscience vis-à-vis du jugement social118. On
en déduit que le passage de la vanité à l’amour de la vraie gloire puis à l’amour de la vertu est le
chemin du progrès et du perfectionnement moral pour Smith, et que ceci n’est pas totalement
hors de portée des hommes car la vanité n’est pas incompatible avec l’amour de la vraie gloire,
dont elle peut même être le fondement119. En effet, le désir de l’estime et de l’admiration des
116 Smith ne manque pas de noter qu’il arrive néanmoins que le « bruit de la foule » puisse corrompre le spectateur
impartial, seuls les hommes véritablement sages, mus par l’amour de la vertu, pouvant s’abstraire totalement du
jugement social et se contenter du jugement intérieur.
117 Voir son History of Astronomy sur ce point.
118 « Désirer ou même accepter l’éloge là où il n’est pas dû ne peut qu’être l’effet de la plus méprisable vanité.
Le désirer quand il réellement dû, ce n’est pas désirer autre chose que l’accomplissement d’un acte essentiel de
justice à notre égard. L’amour de la juste renommée et de la gloire véritable, en elles-mêmes et
indépendamment de tout avantage qu’il pourrait en tirer, n’est pas indigne même de l’homme sage.
Cependant, il le néglige et même le méprise quelquefois ; et il n’est jamais plus enclin à le faire que lorsqu’il a
la plus parfaite assurance de la plus parfaite convenance de tous les aspects de sa conduite. Dans ce cas, son
approbation de soi n’a pas besoin de trouver aucune confirmation dans l’approbation des autres. Elle est à elle
seule suffisante et elle le satisfait. Cette approbation de soi, si elle n’est pas l’unique objet dont il puisse ou
doive se soucier, est, pour le moins, son principal objet. L’amour de l’approbation de soi est l’amour de la
vertu. » (TMS, III.2.7, trad p.180)
119 Hume avait exprimé la même idée, quelques années plus tôt, dans son essai De la dignité et de la bassesse de la
nature humaine : « c’est une chose bien connue que les hommes vertueux sont loin d’être indifférents aux éloges ;
aussi les a-t-on représentés comme des gens imbus d’une vaine gloire, n’ayant d’autre ambition que les
applaudissements. C’est encore un raisonnement profondément erroné. Il est très injuste de déprécier une action
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autres, « lorsqu’il concerne des qualités et des talents qui sont les objets naturels de
l’estime et de l’admiration » est, précisément, cet « amour de la vraie gloire » (TMS,
VI.iii.46, trad p.354). En fait la vanité n’est bien souvent « qu’une tentative d’usurper
prématurément cette gloire avant qu’elle ne soit due » (TMS, VI.iii.46, trad p.354). Les
vaniteux sont donc des gens qui s’estiment trop tôt ! C’est pourquoi Smith n’hésite pas à dire
que « le grand secret de l’éducation est de diriger la vanité vers des objets convenables »
(ibid), affirmation que Rousseau n’aurait certainement pas reniée. En d’autres termes, le désir
d’éloge et d’admiration peut nous amener à cultiver des talents et des vertus réellement
admirables.
Nous avons donc, pour résumer, deux principes premiers de la nature humaine chez
Smith : la sympathie, et le « self-love », l’« amour de soi », dont l’articulation permet de mieux
comprendre la critique qu’il adresse à la fois aux philosophes de l’égoïsme et aux économistes
d’aujourd’hui, avec de notables exceptions chez ces derniers comme Amartya Sen et Vernon
Smith, deux auteurs qui se sont beaucoup inspiré d’Adam Smith dans leurs propres travaux120.
Smith est par conséquent un théoricien du « self-love »121, et non du « self-interest », n’en
déplaise aux économistes. Preuve en est que le terme d’« intérêt personnel » [« self-interest »]
apparait assez peu sous la plume de Smith122, n’étant qu’une des formes dérivées de l’« amour
de soi » [« self-love »], comme l’est également l’« égoïsme » proprement dit
selfishness »]123. L’amour de soi n’est donc, en soi, ni vertueux ni vicieux. Il peut être les
deux, en fonction des circonstances, et plus spécifiquement en fonction de la sympathie et de
l’approbation, ou non, du spectateur impartial. Sympathie et amour de soi sont par conséquent
fondamentalement liés. C’est parce que les individus désirent naturellement l’approbation et la
sympathie des autres, mais aussi de leur « juge intérieur », le spectateur impartial, représentant
de la conscience morale, qu’ils vont généralement tempérer leur « self-love », comme l’indique
Smith à travers son exemple du tremblement de terre en Chine (TMS, III.3.4, trad p. 198-199).
En d’autres termes, c’est bien en imaginant la façon dont les autres peuvent l’observer et juger,
ou jugent effectivement son comportement (les spectateurs réels, extérieurs, « nourrissant » le
spectateur imaginaire, intérieur), que l’individu va « contenir l’arrogance de son amour de soi
et l’abaisser jusqu’au point où les autres peuvent l’accompagner. » (TMS, II.ii.2.1, trad p.
louable parce qu’on y trouve un élément de vanité, ou de l’attribuer à ce seul motif…la vanité est si étroitement liée à
la vertu, et l’amour du renom qu’apportent les actions louables ressemble tant à l’amour dont ces actions louables
sont en elles-mêmes l’objet, que ces deux passions sont plus susceptibles de mélange qu’aucune autre espèce
d’affection ; et il est presque impossible d’éprouver la seconde sans quelque degré de la première. » ([D. Hume,
1741[2001], G. Robel (ed.) Essais moraux, politiques et littéraires, et autres essais, Paris, Presses Universitaires de
France, p. 225)
120 Pour Amartya Sen, voir spécifiquement sa théorie de la justice, largement inspirée de Smith, dans A. Sen 2009,
The Idea of Justice, Cambridge Massachusetts, Harvard Belknap Press. Sur les apories de la lecture par Sen du
concept de spectateur impartial de Smith, voir L. Breban et M. Gilardone 2020, “A missing touch of Adam Smith in
Amartya Sen’s account of public reasoning : the man within for the man without”, Cambridge Journal of Economics,
44(2), p. 257-283. Bien avant cela, Sen avait déjà critiqué Stigler et tous ceux qui à sa suite faisaient de Smith un
auteur qui réduit la nature humaine, et même simplement les comportements économiques, au « self-interest ». Voir
A. Sen 1993[1987], Ethique et économie, Paris, Presses Universitaires de France, p. 24-29.
Concernant Vernon Smith, on consultera en particulier son récent ouvrage co-écrit avec Bart Wilson, dans lequel tous
deux se proposent d’extraire de la TSM une vision alternative de la nature humaine et des comportements
économiques : B. Wilson et V. Smith 2019, Humanomics. Moral Sentiments and the Wealth of Nations for the
Twenty-First Century, Cambridge, Cambridge University Press.
121
Voir sur ce point Maurer, qui replace la théorie morale de Smith dans les débats complexes sur le self-love en
Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, dans C. Maurer 2019, Self-Love, Egoism and the Selfish Hypothesis. Key Debates
from Eighteenth Century British Moral Philosophy, Edinburgh, Edinburgh University Press.
122
Il n’apparait d’ailleurs pas dans le fameux passage sur le boucher, le boulanger et le marchand de bière (WN,
I.ii.2), où Smith lui préfère justement le terme « self-love », et sur lequel s’appuient pourtant ceux qui voient, à tort,
en Smith un partisan de l’égoïsme de la nature humaine.
123
Sur les différentes formes de « self-love » et leur rapport au « self-interest » chez Smith, voir E. Heath 2013,
« Adam Smith and Self-Interest », dans C. Berry, M.P Paganelli et C. Smith (ed.), op cité.
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136) L’égoïsme selfishness »] et ses dérivés, que l’on trouve aussi bien dans la RN que la
TSM, la rapacité [« rapacity »], l’avarice [« avarice »] mais aussi l’avidité [« avidity »], sur
laquelle Hume a insisté dans le Traité de la nature humaine, sont les formes excessives,
immorales, vicieuses, d’amour de soi. Par contraste, comme nous l’avons vu précédemment, la
prudence constitue la forme moralement louable (et louée) d’amour de soi. Contre Hutcheson,
Smith souhaite insister, à la suite de Hume124, sur le fait que la recherche de notre propre
bonheur peut être vertueuse (TMS, VII.ii.3.16, trad p. 406), identifiant par là même des vertus
« économiques » typiques des sociétés commerciales comme la frugalité [« frugality »],
l’industrie industry »], l’assiduité [« assiduity »], la parcimonie [« parsimony »],
l’économie [« oeconomy »], l’esprit d’entreprise enterprise »] et bien sûr la prudence
(TMS, III.3.6-7, IV.2.8, V.2.3, V.2.7, VI.i.5-6).
2.3.2: Adam Smith, théoricien du don et de la réciprocité
Si Smith se sépare d’Hutcheson sur ce point, il en reprend et en développe néanmoins
l’analyse de la bienveillance, ou plutôt, dans ses termes, de la vertu de « bienfaisance », qu’il
prend soin de distinguer de la bienveillance, comme on va le voir. En plus d’être un critique de
l’égoïsme, Smith est également un théoricien du don et de la réciprocité125. La bienfaisance,
comme nous l’avons expliqué, est l’une des quatre vertus cardinales pour Smith. Le terme, peu
usité, même à l’époque, en théorie morale126, sert à Smith à souligner que cette vertu consiste à
faire le bien d’autrui [« bene-ficence »], à améliorer concrètement leur bien-être, plutôt qu’à
simplement vouloir leur bien bene-volence »]. Avant de recevoir d’amples développements
dans la dernière édition de la TSM127, celle-ci était présentée, auparavant, essentiellement en
opposition avec la vertu de justice, qui consiste précisément à s’abstenir de nuire à autrui128
(TMS, II.ii.1, trad p. 129-134). La bienfaisance est un élément essentiel de l’excellence du
caractère humain et de la perfection de la vertu (TMS, I.i.5.5, trad p. 50). Elle est la vertu la
plus noble que nous puissions cultiver. Ce n’est donc pas un hasard si Smith décrit l’« homme
sage et vertueux » [« wise and virtuous man »] dans la section sur la bienveillance universelle
sous les traits du citoyen du monde, toujours prêt à « sacrifier » son « propre intérêt privé »
own private interest »] à « l’intérêt public de son ordre ou de sa société particulière »,
lui-même « sacrifié à l’intérêt supérieur de l’Etat […] dont il n’est qu’une partie
subordonnée », et ces « intérêts inférieurs » pouvant être « sacrifiés à l’intérêt supérieur de
l’univers » (TMS, VI.ii.3, trad p. 327).
Smith s’inspire ici de la théorie de l’oikeiosis des stoïciens, telle qu’on la trouve formulée
dans le De Officiis de Cicéron129. Cette théorie est basée sur l’idée de cercles concentriques, nos
affections et nos « bons offices » étant d’abord centrés sur nous-même (le « self-love ») puis
s’étendant progressivement, mais en perdant en intensité, au fur et à mesure que la distance
sociale et spatiale s’accroit. Le cœur du perfectionnisme moral stoïcien consiste à briser ces
124
Voir en particulier D. Hume 2009[1751], An Enquiry concerning the Principles of Morals, Oxford, Oxford
University Press, EPM, 6.1.21 (SBN 243), p. 126.
125
Je résume ici des idées développées dans deux articles à paraitre : B. Walraevens 2020, « Beneficence,
Reciprocity and Institutions in Smith », dans S. Kesting, I. Negru, P. Silvestri (ed.) Gifts and Institutions, London,
Routledge et B. Walraevens 2020, “Reciprocity in Smith”, Oeconomia-History/Methodology/Philosophy, 10.
126 En France, Castel de Saint-Pierre est l’un de ceux qui ont participé le plus activement à répandre son usage au
XVIIIe siècle. Mais il fut surtout connu pour son projet de paix perpétuelle, popularisé par Rousseau et salué par
Kant, avant d’être vu aujourd’hui comme l’ancêtre de la Société des Nations et de l’Union Européenne.
127N Voir TMS, VI.ii.1-3, trad p. 305-329.
128
La dimension « négative » de la vertu de justice, par opposition à la dimension active de la bienfaisance, est
indéniable. Néanmoins, il faut noter que Smith présente également l’homme juste comme celui qui agit en toutes
circonstances de manière vertueuse, selon la parfaite convenance, sous l’influence de Platon, comme nous l’avons
souligné.
129
Voir sur ce point F. Forman-Barzilai 2010, Adam Smith and the Circles of Sympathy. Cosmopolitanism and
Moral Theory, Cambridge, Cambridge University Press, p. 121-122.
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« cercles d’intimité » pour devenir un citoyen du monde. Sauf que pour Smith la bienfaisance,
comme la sympathie, décroit avec la distance et la connaissance que nous avons des personnes
et avec l’impact réel que nous pouvons avoir sur leur bonheur. Smith commence donc son
chapitre sur « l’ordre suivant lequel la Nature recommande les individus à notre soin et à notre
attention » par le soin que nous portons à nous-même, c’est-à-dire par le principe de l’amour de
soi. Et il en est ici, fort logiquement, car « chaque homme est certainement, sous tous les
aspects, plus susceptible et plus capable de prendre soin de lui-même que de toute autre
personne » car il « sent ses propres plaisirs et ses propres douleurs plus sensiblement que
ceux des autres agents. » (TMS, VI.ii.1.1, trad p. 305) Ensuite le « cercle » s’étend et ses
« affections les plus chaleureuses » se portent « naturellement […] sur les membres de sa
famille » qui sont « naturellement et habituellement ceux sur le bonheur ou le malheur
desquels sa conduite doit avoir la plus grande influence », ceux avec qui « il est plus
habitué à sympathiser » et dont « il sait le mieux comment chaque chose est susceptible de
les affecter », ceux avec qui sa sympathie « approche plus, en bref, ce qu’il sent pour lui-
même. » (TMS, VI.ii.1.2, trad p. 305). La bienfaisance n’est pas liée à de quelconques liens du
sang ou à une proximité génétique, dirait-on aujourd’hui. Puis le cercle englobe petit à petit nos
amis, nos voisins, nos connaissances, ceux qui ont été bienfaisants envers nous par le passé. Il
est intéressant de noter que Smith ne présente donc pas l’amour de soi et la bienfaisance comme
des principes de la nature en opposition radicale. Il y a plutôt chez lui une forme de continuum
entre les deux. La troisième étape du processus d’extension de la bienfaisance concerne notre
pays, notre état et permet à Smith de discuter de la noblesse (le sens du sacrifice), mais aussi des
dangers, de l’« amour de notre pays », du patriotisme (qui peut nous pousser à envier et haïr
les pays voisins) (TMS, VI.ii.2.2-3, trad p. 317-318). La dernière étape, nous l’avons vu, est
celle de la « bienveillance universelle », du cosmopolitisme stoïcien, qui s’adresse plus aux
dieux qu’aux hommes. Pour Smith, il est par principe peu probable que nous ressentions et
exprimions des sentiments généreux envers ceux que nous ne connaissons pas et auxquels nous
ne sommes pas accoutumés, et dont nous ne pourrions, de toute façon, améliorer véritablement
le bien-être. Et il est heureux qu’il en soit ainsi :
« Le soin du bonheur universel de tous les êtres rationnels et sensibles, est l’affaire de
Dieu et non de l’homme. C’est un lot bien plus humble qui a été attribué à l’homme, mais un
domaine bien plus adéquat à la faiblesse de ses pouvoirs et à l’étroitesse de sa
compréhension : le soin de son propre bonheur, celui de sa famille, de ses amis, de son
pays130» (TMS, VI.ii.3.6, trad p. 329)
Comme l’a bien noté Hanley, Smith cherche à souligner la “superiority of practical action
to mere cosmopolitan sentiment or good feeling”131. Pour lui, le don et la bienfaisance se
rencontrent, essentiellement, dans la sphère privée, intime, des relations personnelles ou, en
d’autres termes, dans la sphère « domestique ». A l’instar d’Hutcheson et de Hume, Smith
soutient donc que les affections bienveillantes, bien que relativement limitées, sont naturelles à
l’homme132. En effet, « la Nature exhorte les hommes à des actes de bienfaisance [« exhorts
mankind to acts of beneficence »], par la conscience plaisante [« pleasing consciousness »]
130 "the care of the universal happiness of all rational and sensible beings, is the business of God, not of man.
To man is allotted a much humbler department, but one much suitable to the weakness of his powers, and to
the narrowness of his comprehension; the care of his own happiness, of that of his family, his friends, his
country”
131 R. Hanley, art cité, p. 228.
132 Smith parle à ce propos de la “faible étincelle de bienveillance que la Nature a allumée dans le cœur humain”
(TMS, III.3.4, trad p. 199), et Hume de son côté de la générosité « limitée » [“limited”] et « réduite » / « restreinte »
confin’d »] de l’homme (D. Hume 2000[1739-40], A Treatise of Human Nature, Oxford, Oxford University Press,
3.3.3.2, p. 384 ; 3.2.2.18, p. 318).
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des récompenses méritées » (TMS, II.ii.3.4, trad p. 141 corrigée133) et en rendant « chaque
homme l’objet particulier de la bonté kindness »] de ceux envers lesquels il a lui-même
été bon [« kind »] » (TMS, VI.ii.1.19, trad p. 313). En outre, la bienfaisance pour Smith « is
always free », c’est-à-dire toujours « libre » mais aussi, est-on tenté d’ajouter, « gratuite »
free »] en ce qu’elle n’attend rien, normalement, en retour. Parce qu’elle est libre, elle « ne
peut être extorquée [« extorted »] par la force » et « son défaut n’expose à aucun
châtiment » car « il ne tend à faire aucun mal positif réel. » (TMS, II.ii.1.3, trad p. 129
corrigée). Alors que Marcel Mauss134 a soutenu l’idée qu’il y a une triple obligation de donner,
de recevoir, et de rendre, pour Smith il n’y a ni obligation de donner, ni de rendre, au moins à
première vue.
Ainsi Smith nuance-t-il quelque peu son propos en distinguant deux formes de
bienfaisance, avec d’une part la générosité du bienfaiteur, qui fait le don initial, et d’autre part la
« bienfaisance réciproque » [« reciprocal beneficence »], le « contre-don » du bénéficiaire
exprimant sa « gratitude » envers son bienfaiteur, la première représentant la forme la plus
noble de bienfaisance. Smith souligne le fait que « l’absence de gratitude […] ne peut être
punie » car « l’obliger par la force à accomplir ce qu’il aurait dû faire par gratitude, et que
tout spectateur impartial aurait approuvé, serait, s’il est possible, encore plus inconvenant
que son ingratitude. » (TMS, II.ii.1.3, trad p. 130) Et pourtant, ajoute-t-il deux phrases plus
loin, « de tous les devoirs de bienfaisance, ceux que la gratitude nous recommande se
rapprochent le plus de ce qu’on appelle [« what is called »] une obligation parfaite et
entière complete »] » (ibid, trad corrigée). Tandis que ce que la « charité » et la
« générosité » nous poussent à faire est « encore plus libre » [« still more free »] et « peut
encore moins être extorqué par la force que les devoirs de gratitude » [“can still less be
extorted by force than the duties of gratitude”] (ibid, trad corrigée). C’est pourquoi « on
parle de dette de gratitude, non de charité ou de générosité » [« We talk of the debt of
gratitude, not of charity, or generosity »] (ibid, trad corrigée). En conséquence, s’il n’y a pas
d’obligation « stricte » de donner, il semble en revanche que rendre les cadeaux ou les dons dont
nous avons été l’objet s’apparente à une obligation « morale », à une « norme morale », pour
emprunter les termes de Gouldner135. Dès lors, la vision smithienne de la bienfaisance semble
être très proche de la définition récente du « don » proposée par Testart dans sa typologie des
différentes formes de transferts, et reprise par Athane, selon laquelle un don est un transfert non
exigible sans contrepartie exigible136.
Pour Smith l’homme bienfaisant peut néanmoins raisonnablement espérer un retour parce
qu’il sait qu’il le mérite, ayant l’approbation du spectateur impartial, mais il ne peut aucunement
l’exiger. Smith s’intéresse également, de près, aux motivations, aux causes de la bienfaisance.
Une action n’est considérée comme véritablement bienfaisante et vertueuse qu’à condition, bien
entendu, d’améliorer le bien-être d’une ou plusieurs autres personnes et surtout aussi de
provenir de motifs « convenables », proper »] dés-intéressés, comme lanérosité, la bonté
kindness »], ou la charité. Mais Smith a bien conscience que, parfois, derrière les apparences
des actes de générosité se laissent apercevoir des motivations égoïstes (ce que Mandeville avait
généralisé dans son Essay on Charity, and Charity-Schools), « inconvenantes » [« improper »],
comme « l’intention d’obtenir de nouvelles faveurs » ou bien encore la volonté « d’en
imposer à son bienfaiteur ou au public » [« imposing either upon his benefactor or the
public »], émanations du désir de domination et de la vanité (TMS, III.5.1, trad p. 230). La
133
Dans la traduction de Biziou, Gautier et Pradeau, on lit : « la Nature exhorte les hommes, par la conscience
satisfaite des récompenses méritées, à se conduire avec bienfaisance. »
134 M. Mauss 2012[1923-4]), Essai sur le don, Paris, Presses Universitaires de France.
135
A. Gouldner 1960, « The Norm of Reciprocity: A Preliminary Statement », American Sociological Review,
25(2), 161-78.
136 Voir A. Testart 2007, Critiques du don. Etudes sur la circulation non marchande, Paris, Syllepse, et F. Athane
2011, Pour une histoire naturelle du don, Paris, PUF.
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dimension égoïste de certains actes bienfaisants ne tient pas, il est bon de le préciser, aux
plaisirs qui leur sont liés. Les actions généreuses en effet s’accompagnent naturellement, comme
nous l’avons mentionné, de « la conscience plaisante de la récompense méritée », c’est-à-dire
du plaisir de l’approbation de soi, du spectateur impartial. Ce « plaisir de bien agir », de
l’altruisme, les économistes l’appellent effet « chaud au cœur » [« warm-glow effect »]. Mais il
y a en outre, dans les actions bienfaisantes, un plaisir de la sympathie, c’est-à-dire un plaisir à
observer le plaisir que nous avons donné à quelqu’un par notre geste généreux moins que
celui-ci ne fasse montre d’une profonde ingratitude). Et si Smith remarque que, généralement, la
valeur des contre-dons reçus de ceux qui furent l’objet de la bienfaisance et de ceux qui l’ont
observée (gratitude « indirecte ») excède, très largement, le « coût » du don initial (TMS,
VI.ii.1.19, trad p. 313), ce n’est pas pour autant que le bienfaiteur pourrait donner par
« intérêt ». Car, comme nous l’avons noté, celui qui donne pour recevoir en retour ne sera pas
approuvé moralement en raison de ses motifs égoistes et donc suscitera une gratitude moindre
voire inexistante.
La compréhension de la théorie smithienne de la bienfaisance est ainsi indissociable de
son analyse de la réciprocité, d’une grande richesse elle aussi137. Ce que nous appellerons le
« modèle » smithien de réciprocité est fondé sur la passion naturelle de « gratitude », le désir
d’éloge, et le désir d’être digne d’éloge, ou plus précisément sur l’analyse de la convenance
propriety »] et du « mérite » merit »] des actions. Smith offre à la fois une analyse
descriptive et une analyse normative de la réciprocité (positive). Commençons par l’analyse
descriptive. Rendre le bien qui nous a été fait est « naturel » pour Smith. En effet, « de toutes
les personnes que la nature désigne à notre bienfaisance particulière [“whom nature points
out for our peculiar beneficence”], il n’y en a pas vers qui cela semble plus
convenablement dirigé que celles dont nous avons déjà fait l’expérience de la
bienfaisance » [« there are none to whom it seems more properly directed than to those
whose beneficence we have ourselves already experienced”] (TMS, VI.ii.1.19, trad p. 313-
313 corrigée). En d’autres termes, pour Smith « la bonté est la mère de la bonté » [“kindness
is the parent of kindness”] (ibid, trad p. 313). C’est la passion de « gratitude », donc, qui nous
pousse [« prompts us »], pour ne pas dire nous enjoint à « récompenser » [« reward »], à
« rétribuer » [« to remunerate »] nos bienfaiteurs (TMS, II.i.1.4, trad p. 112). La gratitude
est, dans le langage smithien (pour ne pas dire humien), « causée » par tout ce qui nous fait
ressentir du plaisir et provenant d’ « êtres sentants » [« sensitive beings »], (y compris les
animaux précise-t-il) et non d’objets inanimés, car la satisfaction de la gratitude consiste
précisément à « donner en retour ces sensations à l’objet qui les a occasionnées » (TMS,
II.iii.1.3, trad p. 152). Recevoir un don, un cadeau, un bienfait crée un sentiment de « dette »
debt »] envers notre bienfaiteur dont nous ne nous sentirons déchargés qu’une fois que nous
l’aurons « récompensé » [« recompense »], que nous aurons été « l’instrument de son
bonheur » [« till we ourselves have been instrumental in promoting his happiness »] (TMS,
II.i.1.5, trad p. 113), comme Gouldner l’a également remarqué138. En présence de multiples
bienfaiteurs, nous pensons, soutient Smith, que notre gratitude est « divisée entre les
différentes personnes qui ont contribué à [notre] plaisir » [“divided among the different
persons who contributed to their pleasure”], et que dès lors « une moindre part semble
due à chacun » [“a smaller share seems due to anyone”] (TMS, II.iii.2.2, trad p. 156
corrigée). En réalité, précise Smith, rendre le plaisir qui nous a été « donné » n’est pas l’unique
but, ni même la principale fin de la bienfaisance réciproque. En effet:
137
Dans mon article B. Walraevens 2020, “Reciprocity in Adam Smith”, je montre en particulier que la théorie
smithienne de la réciprocité offre une véritable alternative aux modèles économiques dits de “préférences sociales”.
Voir aussi V. Smith et B. Wilson, op cité.
138 A. Gouldner, art cité, p. 174.
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« Ce que la gratitude désire principalement, c’est non seulement que le bienfaiteur
ressente du plaisir à son tour, mais c’est aussi de le rendre conscient qu’il obtient cette
récompense en raison de sa conduite passée, c’est le faire se réjouir de cette conduite et lui
donner la satisfaction de voir que la personne qui a bénéficié de ses bons offices n’en était pas
indigne » 139(TMS, II.iii.1.4, trad p. 153 corrigée).
La réciprocité est donc une forme spécifique d’échange, une relation profondément
« morale » et « personnelle » dans laquelle nous voyons les autres comme des fins, et non
simplement comme des moyens pour nous satisfaire140. Nous sommes heureux écrit-il de trouver
un homme dont les sentiments envers nous sont en accord avec les nôtres, un homme est
capable de transcender sa préférence naturelle pour lui-même et de se voir ainsi comme un
spectateur impartial le voit, c’est-à-dire comme « un parmi la multitude, en aucun cas
meilleur qu’/préférable à un autre » [“one but in the multitude in no respect better than
any other”] (TMS, II.ii.2.1, trad p. 136 corrigée).
Partant, nos expériences de réciprocité nourrissent notre sens de l’égalité morale des
hommes141 et notre « humanité » [« humanity »], cette sensibilité exacerbée eu égard aux
sentiments [« feelings »] et au bonheur des autres. Notre bienfaiteur nous « donne autant de
valeur que nous nous en donnons à nous-même », il nous « distingue du reste de
l’humanité » (TMS, II.iii.1.4, trad p.