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Le statut des langues au Soudan : une étude descriptive et analytique
1
Dr. Younis Elamin Mohammed
2
Dr. Babiker Mohammed Abdallah
Résumé :
Ce travail explore la question du statut des langues au Soudan suivant les phases de
l’indépendance du pays. Il s’agit ici de mettre l’accent sur le statut des langues locales
existantes dans le pays, la prédominance de l’arabe soudanais et d’identifier le
processus des politiques linguistiques mises en place. Nous nous interrogeons ici sur
l’impact de la mise en œuvre de la politique d’arabisation sur l’enseignement et ainsi
le statut des langues locales orales dans le pays. L’objectif est également de décrire La
question de l’identité nationale qui est encore une question problématique à laquelle
les intellectuels soudanais s’attaquent en raison de la situation particulière du Soudan,
et d’identifier les débats portant sur le statut de l’arabe dans le système éducatif
soudanais et les mécanismes d’arabisation préconisés. Une méthode analytique est
utilisée pour mener à bien ce travail. L’étude a montré que l’adoption d’une politique
linguistique favorisant l’arabe avait des effets limités en ce qui concerne les questions
de l’intégration nationale et de cesser la dépendance à une langue étrangère imposée,
en l’occurrence l’anglais.
Mots-clés : langues locales, identité, arabisation
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Associate Professor – Faculty of Arts - University of Khartoum, Sudan
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Assistant Professor – Faculty of Arts – University of Khartoum, Sudan
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1. Introduction
Cette étude interroge une question très importante au Soudan qui est le statut des
langues locales au Soudan et la prédominance de l’arabe soudanais. Ce sujet, nous le
constatons, fait partie de la problématique des conflits au Soudan depuis
l’indépendance du pays de la colonisation britannique en 1956. Notre objectif est
donc de mettre l’accent sur le statut des langues locales au Soudan par rapport à la
langue arabe, ainsi que la politique linguistique adoptée. Cependant, nous nous
interrogeons sur les facteurs qui déterminent le statut des langues au Soudan et leur
rôle dans la détermination de la situation diglossique. L’étude présente la complexité
de la situation linguistique et sociolinguistique, en plus de l’impact de l’adoption
d’une certaine politique linguistique favorisant une langue, en l’occurrence l’arabe
soudanais, vis-à-vis d’autres pour des raisons multiples.
De fait, l’arabe constitue la première langue (L1) pour plus de la moitié de la
population, alors qu’un nombre important ont leurs locales comme L1 et l’arabe
soudanais comme L2. Or, il est à noter qu’il y a des variétés de l’arabe soudanais
utilisé dans les différentes régions du territoire ; la variété d’arabe soudanais utilisée
dans le nord du pays n’est pas comme celle parlée dans le centre, l’est, l’ouest ou le
sud. Il existe même une variation entre l’arabe soudanais parlé dans les différents
endroits de la même région.
Cette diversité linguistique, qui est une source de richesse culturelle bien évidemment,
suscite des questions au regard des populations vis-à-vis de leurs langues locales.
Dans un entretien avec El-Hadi (2014), suite à la parution de son ouvrage La situation
des langues et la planification linguistique au soudan (1898-2009), il est noté que
dans ce pays, les interlocuteurs des langues nationales « ont un sens défectueux et
péjoratif d’infériorité de leurs langues » vis-à-vis de l’arabe. La problématique qui a
suscité cette controverse est, selon l’auteur, l’existence de conflits inter-soudanais
autour des questions politiques, ethniques et idéologiques. Concernant le conflit
linguistique, la question qui s’est d’abord posée est celle du statut des deux langues
officielles après l’indépendance, soient l’anglais -la langue de l’éducation- et l’arabe
qui est la langue maternelle de 51% de la population et représente la lingua franca du
pays. Cette situation difficile conduit à une sorte de polarisation politique et
idéologique car les autres langues sont victimes du manque de planification
linguistique diversifiée par l’État.
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De plus, l’auteur décrit la situation difficile des langues locales en affirmant que les
populations ne font pas de distinction entre langue et religion. En effet, pour eux
l’Islam et l’arabe sont indissociables ; par conséquent l’arabe jouit d’un statut
prestigieux et serait en conséquence l’une des raisons de l’extinction de certaines
autres langues du pays. Elhaj (2014) signale que la question linguistique a été l’une
des raisons essentielles dans la sécession du Sud Soudan du pays d’origine.
El-Hadi (ibid.) constate qu’au Soudan il n’y a pas de « planification » linguistique
mais plutôt une « politique » linguistique. Celle-ci est reflétée par les décisions ou les
déclarations des décideurs politiques comme par celle du président de l’Etat, El-
Bashir (1989-présent). Dans la ville de Ghadarif située à l’est du pays, celui-ci déclare
que … « ce pays est arabe » le 19 décembre 2010. Ainsi, la question linguistique peut
être considérée comme l’une des raisons de la sécession du Sud Soudan en 2011, en
raison du résultat d’un référendum d’auto-détermination (plus de 90% « pour »
l’indépendance du Sud Soudan).
2. Répartition géopolitique des langues
De par sa situation géographique, le Soudan côtoie des pays qui sont en pleine
tension, mais qui sont linguistiquement et culturellement riches. Il se situe dans le sud
du Grand Sahara, une zone caractérisée par une forte mobilité des populations et par
des contacts de langues multiples et variés. Daoud (2005, p. 99) citant Calvet (1993)
note que ce contact mutuel des langues entre elles -appartenant à différentes familles
linguistiques Nilo-saharienne, Niger-kordofanienne et afro-asiatique- d’une part, et
leur contact externe avec l’arabe d’autre part a engendré presque tous les phénomènes
résultants classiques: le contact de langues crée des emprunts, des interférences, des
langues approximatives, un mélange créatif comparable à un processus de
créolisation, des langues véhiculaires, une diglossie ainsi que des conflits
linguistiques. Dans les Monts Nouba par exemple se trouvent des langues locales qui
se ressemblent et fonctionnent avec des emprunts et des interférences internes
mutuelles ou entre elles et l’arabe.
Pour ce qui est de l’utilisation linguistique des langues locales, Elamin (ibid. p. 41),
citant Cellard (1977)
3
, estime que :
3
J. Cellard, journal le Monde du 19. 4. 1977.
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« La plupart des langues locales n’intéressent que de petites minorités de
locuteurs (ces langues ne sont ni écrites ni enseignées) ; mais elles sont
parlées à l’intérieur de leur groupe ethnique respectif. Elles forment ce que
certains appellent des langues tribales ».
Dans les Monts Nouba ou dans le Darfour par exemple, nous pouvons trouver des
tribus qui ont leurs propres langues, comme hadandwa ou les zaghwa. Certaines tribus
peuvent même comprendre ou parler la langue de la tribu avoisinante.
Cette situation géopolitique particulière oblige les décideurs à accorder une grande
importance aux langues des pays voisins. Le Soudan est donc un pays marqué par la
diversité ethnique qui provient du fait qu’il a traditionnellement accueilli des ethnies
d’autres pays voisins du fait que la zone dans laquelle il se trouve a rencontré de
fortes tensions à travers l’histoire.
Les hommes politiques soudanais promeuvent une politique linguistique qui fait de la
langue arabe la langue de l’enseignement : cette position est associée à l’idéologie
arabo-musulmane qui cherche une rupture et une indépendance avec la langue de
l’ancien colonisateur. De même, les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir
ont trouvé dans l’arabe une langue qui pouvait définir la nation soudanaise, son
identité et son idéologie arabo-musulmane. Ils en font, comme les autres pays arabes,
un outil de revendication de l’identité nationale permettant une unification territoriale
formelle, même superficielle. Or cela ne fait pas l’unanimité.
Bien que les années se soient écoulées depuis l’adoption de la politique d’arabisation,
les experts dans le domaine éducatif formulent encore des critiques parce que celle-ci
n’a pas été bien appliquée. Les critiques ont même touché le système éducatif
soudanais qui voit la situation se détériorer. Le directeur du Centre National pour les
Curricula au ministère de l’éducation publique a affirmé dans un atelier que les
curricula actuels mettent le pays en position retardataire ; les institutions éducatives se
plaignent du manque d’équipements et les curricula enseignés ne sont pas mis à jour.
Les experts se plaignent non seulement de la détérioration du niveau des étudiants en
anglais mais également en arabe classique, ce qui représente un point critique d’après
eux. Il s’avère q’ il y a, d’après Mohammed (ibid., p. 4), des problèmes qui
accompagnent la mise en œuvre de la politique de l’arabisation au Soudan, qui est une
réflexion du manque d’une philosophie et une vision claire concernant les étapes de
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son application. Il est à noter que ces problèmes de mise en œuvre d’une politique
d’arabisation réussie ne touchent pas seulement le Soudan mais aussi les autres pays
arabes pour les raisons suivantes :
- Les problèmes terminologiques. Aujourd’hui avec les avancées et les
innovations technologiques, on assiste à une inflation de nouveaux mots
introduits dans les pratiques ; ce vocabulaire provient du monde développé.
Pourtant la Ligue Arabe est freinée par cette situation qui cause des problèmes
de traduction terminologique nés de l’absence ou de retard de coordination
entre centres d’arabisation et vocabulaire contemporain ;
- Les problèmes de ralentissement de la traduction et de l’arabisation. La
question du ralentissement due à la traduction des nouvelles publications est
l’un des handicaps majeurs suscités par les institutions académiques : les effets
sont majeurs étant données les nouveautés des flux de publications. Le
problème réside dans l’insuffisance des budgets consacrés à la traduction et à
l’arabisation. De plus, l’incapacité à appliquer les plans et les projets prévus
n’autorise pas le développement du processus de traduction/arabisation en
temps record et ne permet pas d’éviter le retard.
3. Les langues locales et la question identitaire au Soudan
La question de l’identité nationale est une question problématique à laquelle les
intellectuels soudanais s’attaquent en raison de la situation particulière du Soudan,
pays afro-arabe à la charnière de deux mondes ; l’Afrique et le monde arabe. El-Zein
(2009, p. 1) décrit cette situation complexe en estimant qu’elle est associée aux
nouvelles entités politiques, sociales et culturelles qui abordent l’affaire soudanaise
comme un tout, c’est-à-dire en nivelant les questions de diversité ethnique et de
nationalisme. De fait, les différents courants politiques adoptent des idéologies
différentes parfois opposées, ce qui entraîne une confusion au niveau étatique. Il est à
noter également que les conflits internes que le pays a connus et connaît encore
nourrissent la question de l’identité et sa complexité ; Siddig (2014, p. 123) affirme
que les idéologies identitaires servent d’abreuvoir aux conflits au Soudan. Pour sa
part, Calvet (2012, p. 55) répond dans un entretien à la question de la diversité
linguistique en affirmant que celle-ci représente une source de richesse culturelle qui
peut également produire une coexistence pacifique entre les communautés locales ou
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les groupes ethniques de tout pays; cette situation est souhaitable selon lui dans le cas
du Soudan. Néanmoins, il mentionne d’autres cas où la diversité linguistique peut
engendrer des conflits, pas forcément sur des bases linguistiques mais pour des
raisons de répartition des ressources naturelles, d’accaparement du pouvoir,
d’alimentation des conflits interethniques ou politiques par exemple. Calvet cite en
exemple la Belgique où un conflit entre Flamands et Wallons créée la haine de la
langue de l’autre.
Pour traiter la question de l’identité soudanaise, il faudrait remonter à son histoire
ancienne. Hamid (2009, pp. 22-23) indique que « la nation soudanaise s’est façonnée
une double identité, d’abord chrétienne puis arabo-musulmane ». Mais avant même de
parler de cette double identité, la civilisation nubienne, ou « civilisation de Méroé », a
eu une grande influence sur le Soudan. Un aperçu des royaumes successifs dans les
époques lointaines à partir du Royaume de la Nubie permet de repositionner le
Royaume de Méroé et les royaumes chrétiens de la Nubie. Selon Bastid (2005, p. 29),
ces entités représentaient une puissance non seulement régionale mais une puissance
mondiale à l’époque où l’histoire se confondait avec celle de l’Egypte
La problématique de l’identité nationale tourne donc autour des questions de culture
et de langue qui sont elles-mêmes associées à celle de l’association de l’Etat avec la
religion au niveau de pouvoir. El-Zein (ibid.) compare la situation du pays, assez
représentative des pays en voie de développement, à celle de la Mauritanie, avec cette
restriction que la situation y est plus tendue de par sa complexité. Dans le cas des
deux pays, une réalité ethnique hétérogène voit se côtoyer des populations d’origine
africaine et des populations d’origine arabe. D’après l’auteur, ces divergences
présentent, dans la situation du Soudan, des dimensions économiques et sociales qui
affectent le « sentiment national » et le sens du « sentiment collectif », surtout au
regard des crises successives qu’a connu le pays ; le conflit nord-sud (1955-2011), le
conflit du Darfour (2003-présent), le conflit des Monts Nouba et celui du Nil Bleu
(2011-présent). En conséquence et d’après El-Hadi (ibid., p. 39), la diversité ethnique,
source de richesse culturelle dès l’origine, s’est malheureusement révélée être une
source de tension exploitée politiquement. Alors que le pays est constitué
historiquement de cette divergence ethnique et culturelle, la coexistence de plus de 50
groupes ethniques explique l’une des raisons pour lesquelles la question de l’identité
soudanaise reste complexe.
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Mais nous ne souscrivons pas à l’avis de l’auteur quand il affirme que les arabes
forment le plus grand groupe ethnique dans le pays. Tout d’abord, l’auteur a lui-même
montré que les arabes installés presque partout dans le pays se sont mélangés avec les
populations locales. Certes la culture arabe est la plus répandue dans le pays et elle
représente la première langue de l’Etat selon la constitution. Mais cela ne signifie pas
pour autant qu’elle est la langue prépondérante du point de vue des usages et des
logiques sociales.
La problématique identitaire au Soudan tourne autour des dichotomies : la culture
africaine versus arabe ; musulmane versus non musulmane ; centrale versus
périphérique et/ou marginalisée. La situation culturelle du pays ne constitue donc pas
une fusion simple de deux identités africaine et arabe. Ainsi, il est clair que la
question de l’identité de référence versus dominante se pose pour plusieurs raisons : la
langue arabe est la première langue véhiculaire du pays -la lingua franca nationale- et
la langue de l’éducation et des médias. Sur ce point, Miller et Salih (ibid., p. 105)
signalent qu’il y a deux conceptions pour définir le pays : la première est celle d’un
Soudan arabe favorisé réservé aux élites qui considèrent le pays comme un Etat
arabo-musulman, c’est-à-dire un Etat théocratique en raison du rôle de l’Islam. La
deuxième conception est celle d’un Soudan afro-arabe, conçu en appel au
plurilinguisme culturel, religieux et linguistique et fondé sur la réalité quotidienne et
historique des soudanais.
Ce qui rend la question de l’identité soudanaise problématique est le fait qu’il existe
toujours un croisement entre le politique et le culturel. Le mouvement allant des zones
rurales vers les zones urbaines à cause de l’insécurité et donc de l’improductivité fait
que les habitants des zones rurales sont soumis à deux options : rester là où ils sont et
donc faire face aux difficultés économiques -car l’agriculture et l’élevage des
animaux ne sont plus rentables- tout en risquant leur vie, ou migrer à la capitale ou
dans les zones urbaines où il se parle une autre langue.
Pour sa part, l’influence anglo-saxonne est un autre cas qui s’applique à l’ancien sud
du pays, l’actuelle République du Sud Soudan. Le prétexte des anglais d’utiliser la
politique des zones fermées représentait, selon les anciens colonisateurs britanniques,
une façon optimale de préserver l’héritage culturel des sudistes et leurs langues
locales de l’influence de l’arabe ou de l’arabisation des communautés locales. Dans ce
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processus d’intégration progressive, l’enjeu était également de prêcher pour le
christianisme auprès des populations locales de l’ancienne région sud du Soudan alors
que celles-ci étaient animistes ou irréligieuses.
D’après Hilal (2009, p. 3),
« La problématique d’identité au Soudan est devenue l’un des plus grands
problèmes qui suscitent la controverse parmi les intellectuels. Il y en a qui
disent que le Soudan est un pays arabe et d’autres qui voient qu’il est
africain ».
Le pays ne peut échapper à son héritage africain et en même temps aux contributions
des arabes qui sont venus s’installer dans le pays. L’une des composantes identitaire
est selon Hilal (2009) l’attachement à « la tribu », notamment à l’origine et aux liens
de parenté. L’inclusion de la tribu en tant que composante identitaire repose sur le fait
qu’elle constituait, et constitue toujours dans certaines parties du pays, une micro-
autorité (ibid). Au Darfour, par exemple, il y a Al-Idara Al-Ahliya (l’Administration
tribale) qui joue le rôle de l’autorité de l’Etat dans les conflits entre les membres de la
tribu, ou entre deux tribus, dans le cas des conflits armés ; cette autorité opère même
affaiblie par l’Etat dans les dernières années.
4. Le statut de la langue arabe au Soudan
Selon Abu-Manga et Elkhalifa (ibid., p.8), l’arabe est la première langue du pays
depuis le recensement de 1956, date de l’indépendance du pays. Il est aussi la seule
langue parlée par plus de la moitié de la population (53.3%), alors que 80% de la
population ne la parle que comme 2e ou 3e langue à côté des autres langues
maternelles. Selon Miller (ibid., p.30), l’arabe parlé dans les différentes régions
soudanaises varie de l’arabe enseigné à l’école soudanaise. Il s’agit ici des variétés
pidginisées : dans ce cas, l’arabe soudanais parlé dans le nord du pays n’est pas celui
qui est parlé dans l’est ou l’ouest du pays par exemple. Il existe également des
variétés dialectales et des variétés littéraires. Or ces variétés ne sont pas forcément
inter-compréhensibles. De plus, l’arabe dialectal reste la langue véhiculaire dans
toutes les régions du Soudan. C’est même une langue de l’intercommunication des
peuples dans le nouveau Soudan (Sud Soudan) où il est nommé l’arabe de Juba (Arabi
Juba), du nom de la capitale du pays.
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Pour décrire la situation des langues au Soudan, Elamin (1980, p. 40) constate que le
Soudan appartient au type de pays qui a une langue privilégiée, en l’occurrence
l’arabe ; cette langue occupe cette position dominante pour des raisons qui peuvent
être politique, culturelle et religieuse. Pour expliquer sa diffusion dans le pays,
Abdelhay (2007, p. 62) souligne que l’arabe est lié étroitement à la diffusion de
l’Islam dans le monde car c’est la langue du Coran. Mais cette relation entre la
diffusion de l’arabe avec la diffusion de l’Islam est une question délicate qui a même
suscité des controverses du fait que c’est d’une part la langue du Coran et d’autre part
qu’il en est fait le symbole d’un appel au nationalisme arabe, soit une manière de
signaler l’identité arabe et de marquer un prosélytisme. Ce dernier point renvoie aux
propos du Prophète Mahomet qui considère que « celui qui parle arabe est arabe ». Du
coup, l’arabe n’est ni un marqueur ethnique ni restreint à une tribu ou à une
communauté : il est ouvert à tout arabophone.
Abdelhay (ibid., p. 63) cite Miller qui indique que la diffusion de l’arabe au Soudan
n’est pas nécessairement liée à l’islamisation des peuples au motif que l’une ou l’autre
peut arriver sans conduire à l’une ou à l’autre. On peut prendre comme exemple le cas
de certains pays tels que l’Iran, le Pakistan, la Turquie parmi d’autres, où la langue
nationale, vernaculaire ou officielle, est conservée tandis que la plupart des
populations sont converties à l’Islam.
Lors de son introduction, l’arabe est diffusé au Soudan par les arabes bédouins au 7e
siècle après Jésus-Christ (Abu-Manga et Khalifa ibid., p.24 ; Elsir ibid., p. 7), depuis
le nord du Soudan -le pays des noubas- et l’est -le pays des bija-. Elsir (ibid., p.7)
montre qu’
« Aussitôt installés dans cette région, les arabes commencèrent à prêcher leur
religion et à diffuser leur langue. Ils assurèrent l’enseignement de ces deux
disciplines dans les écoles coraniques (les Khalwas) fondées dans les
mosquées ; les lieux pour la pratique de la nouvelle religion ».
Cela indique que la religion est un facteur principal pour la diffusion de la langue
arabe parmi d’autres moyens d’intégration tels 1) l’intégration des arabes venus du
nord, de l’est ou de l’ouest dans les sociétés soudanaises, 2) la cohabitation et 3) le
mariage mixte. C’est d’ailleurs ce qui distingue aujourd’hui le Soudan des pays
africains et des pays arabes. Pourtant cette situation n’est pas bien reflétée dans les
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médias soudanais, du fait qu’on s’intéresse seulement à la diversité culturelle du pays
dans les médias, par la diffusion de chansons ou de traditions et coutumes de certaines
tribus, sans débattre à propos du sujet des langues locales et de leur situation par
rapport à l’arabe. Le statut de la langue arabe comme langue officielle est ensuite
favorisé par le premier courant idéologique dans les années 1950 ; Miller (ibid., p. 33)
considère le Soudan comme une nation arabe et musulmane. Ceci est la résultante du
fait que le nombre de ses locuteurs est très élevé voire majoritaire dans presque tout le
pays, -ce qui favorise l’unité nationale selon eux-, la majorité des populations étant
musulmane. Au fondement donc, une politique linguistique a tenté de faire de l’arabe
un symbole d’unité nationale pour dépasser les clivages ethniques dans le pays.
Pour ce qui est du nombre réel des langues qui coexistent dans le pays, Miller citant
El-Khalifa et Hurreiz (ibid.) répertorie plus de cent langues et dialectes. On remarque
encore que ces statistiques renvoient à l’ancien Soudan (voir ci-dessous) qui
comprend l’ancien Soudan du sud avant sa sécession, soit un tiers de la superficie du
pays.
Miller (ibid., p. 95) affirme que les langues locales au Soudan, excepté l’arabe
dialectal soudanais, sont des « langues ethniques », c’est dire que les communautés
locales parlent ces langues entre elles sans communiquer avec d’autres ethnies qui
disposent de leurs propres langues ethniques. Il se peut qu’il y ait des membres de
certaines communautés qui parlent deux langues ethniques -par exemple la langue
four et massaliet- mais c’est limité aux cas où ces personnes ont des relations
quelconques -de mariage ou de proximité-. Ainsi, l’arabe reste la langue véhiculaire
principale du pays, prenant le statut de langue nationale, un privilège qu’aucune autre
langue locale soudanaise ne partage. Il est important de noter que l’arabe dispose
depuis toujours du prestige de langue savante autorisant l’accès au savoir académique
ainsi qu’à la religion.
5. La politique linguistique du Soudan
La définition opérationnelle que Porcher (2004, p.119) donne à une « politique
linguistique » est :
« La décision volontaire prise par une communauté (Etat, région, ville) de
promouvoir tel type de langues étrangères et de donner telle impulsion à la
ou aux langue(s) maternelle(s) ».
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La décision est en effet portée par un pourvoir politique de nature étatique qui
détermine les cadres généraux de l’application de cette politique linguistique. Selon
Siddig (2014, p. 126), le Soudan, étant un territoire de brassages ethniques et
linguistiques, produit une forte hétérogénéité de cultures et de langues. C’est l’une des
causes qui rend problématique l’adoption unitaire et consensuelle d’une politique
linguistique qui satisferait l’ensemble des communautés et des enjeux géopolitiques.
Or la politique linguistique adoptée actuellement par l’Etat soudanais donne la priorité
à l’arabisation (ibid., 126). Ainsi l’auteur souligne le fait que le statut des langues
mentionnées dans la constitution transitoire de 2005 ne fait pas consensus parmi tous
les citoyens, même après la sécession du Sud Soudan.
Le Soudan moderne connait trois phases majeures de transformations successives en
matière de politique linguistique soit la colonisation turco-égyptienne, puis la période
britannico-égyptienne et enfin l’indépendance. La langue officielle et les pouvoirs
exercés sont liés, mais l’arabe garde son statut de lingua franca entre les peuples,
surtout au Soudan du nord.
Historiquement, le pays a donc connu plusieurs politiques linguistiques depuis son
indépendance de la colonisation turco-égyptienne avec laquelle l’histoire moderne du
Soudan commence (Daoud, 2005). Elamin (ibid. 37) montre que :
« Les gouvernements successifs n’ont pas voulu reconnaitre ce
multilinguisme jugé excessif pour une unité nationale déjà fragile. Mais cette
reconnaissance entraînera-t-elle forcément la balkanisation et le séparatisme
dans le pays ? ».
En bilan de cette étude, Elamin (1979, p. 23) considère que les problèmes
linguistiques et culturels ont toujours été au centre des débats politiques au Soudan.
Ces problèmes ont même conduit le pays à des conflits et à des crises dont la
population souffre encore. Les périodes successives de politiques linguistiques
amènent donc des contacts de langues aux dynamiques variées et aboutissant en l’état
à un phénomène d’arabisation du pays.
6. La politique d’arabisation du Soudan
L’Arabisation est le processus d’institutionnalisation de la langue arabe dans
l’enseignement des matières au niveau de l’éducation de base jusqu’au niveau
universitaire ainsi que dans la recherche scientifique. Il ne s’agit pas de s’intéresser
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seulement à la traduction des sciences exactes ou des sciences humaines mais bien de
faire de l’arabe une langue-source de savoir et de production scientifique. Le
processus d’arabisation suit les phases d’indépendance dans le monde arabe : les
décideurs politiques et les intellectuels optent pour cette position favorisant la langue
arabe et consolident ainsi sa situation dans les instances académiques. Il s’agit de
renoncer à l’imposition d’une langue étrangère, malgré son poids international et
malgré son importance pour la propagation de savoirs et pour la conscience par les
sociétés locales des pays arabes. Cette dépendance perçue des forces internationales
doit cesser au profit d’une culture spécifique locale.
Au Soudan, le processus d’arabisation, opéré avec l’entrée des arabes du nord du
pays, s’est accéléré avec la chute des Royaumes nubiens existants depuis le 14e siècle,
jusqu’à la fondation de l’Etat founj au centre du pays. Cette période a vu la diffusion
de l’Islam simultanément à nouvelle langue dominante.
Sharkey (2008) constate qu’avec l’indépendance du pays en 1956, l’arabe devient la
langue véhiculaire la plus répandue dans le pays avec 51.4% de locuteurs ; le premier
recensement mené dans le pays montre que , , parmi , , sont
d'origine arabe (38.8% de la population). Cela signifie que l’un des deux parents au
moins des jeunes soudanais est d’origine arabe. Il est à noter que ces chiffres
s’appliquent toujours à l’ancien Soudan uni où la partie sud est influencée par la loi
des zones clôturées appliquées par les Britanniques. Ainsi dans le Sud Soudan, ce sont
les langues locales qui dominent. L’auteur remarque que les chercheurs soudanais en
linguistique et en sociolinguistique s’accordent sur le fait que, dans les deux dernières
décennies du 20e siècle, la carte linguistique a changé depuis l’indépendance à cause
de trois facteurs majeurs :
a. Beaucoup de langues locales sont menacées d’extinction. Il y a certaines
langues pour lesquelles le nombre de locuteurs ne dépasse pas quelques
milliers et lorsque certaines familles se déplacent vers les zones urbaines, cela
représente une menace pour leur langue car les jeunes générations
s’approprient l’arabe pour s’intégrer ;
b. L’anglais n’est plus la langue officielle de l’éducation secondaire et
universitaire. Il est remplacé par l’arabe qui devient la langue d’éducation dans
tous les cycles de l’éducation ;
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c. L’aspect le plus marquant est le fait que l’arabe est en diffusion constante en
tant que langue de communication au détriment des langues locales
soudanaises.
C’est ainsi que des tendances pro-arabes et pro-égyptiennes naissent. Mohammed
(2011, p. 3) montre que la réflexion sur une politique linguistique d’arabisation au
Soudan commence dès 1955, année de la déclaration de l’indépendance du pays et
avant son officialisation l’année suivante. A cette époque, l’anglais est la langue de
l’enseignement au lycée et à l’université ; le nombre des élèves scolarisés n’est pas
important et les enseignants sont majoritairement de nationalité anglaise et
égyptienne.
Au niveau universitaire, l’usage de l’anglais comme langue de l’enseignement des
curricula universitaires perdure jusqu’en 1993 avec le gouvernement du parti du
Congrès National. Il y a bien évidemment des tentatives pour arabiser l’enseignement
universitaire avant cette date, comme le note Daoud (2011, p.4).
Dans cette perspective, la Commission Suprême pour l’arabisation est mise en place
en vertu du décret ministériel n° 21 de l’année 1990 : celui-ci vise à mener à bien
l’arabisation des ouvrages méthodologiques et référentiels en autres langues ainsi que
les termes scientifiques par la traduction des publications de recherche. Cette
commission est formée de 44 membres et présidée par un directeur, avec un
secrétariat et des sous-secteurs administratifs. Le problème majeur qu’elle rencontre
est celui de l’unification des termes scientifiques : celui-ci n’est encore pas résolu,
même avec la tenue de plusieurs forums et conférences sur le sujet.
La langue arabe devient ainsi la langue véhiculaire par excellence du pays, de par sa
prédominance scientifique, même dans certaines régions qui se caractérisent par une
forte hétérogénéité ethnique, linguistique et culturelle.
Si l’on peut ajouter un autre facteur jouant un rôle majeur dans prédominance de
l’arabe soudanais est les moyens d’informations et des médias. Ils impactent bien
évidemment le statut des langues locales au sein de la société soudanaise, plus
particulièrement pour la nouvelle génération qui est adepte de l’internet et les réseaux
sociaux qui ont l’arabe soudanais comme lingua-franca.
La question du statut des langues au Soudan reste problématique, même après la
sécession de la partie Sud du Pays pour devenir un nouvel Etat. Les responsables
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politiques ont échoué à mettre en place une politique qui maintien une situation qui
plaît à tout le monde qui favorise les langues locales par rapport à la langue
prédominante qui est l’arabe dialectal soudanais. Le problème réside dans le manque
d’une détermination politique et une vraie mise en place d’une politique linguistique
et une planification qui empêche le déclin des langues locales. Les congrès nationaux
qui se sont tenus pour mettre fins aux problèmes liés à la question de l’identité et la
complexité de la situation du Soudan, ont assuré la position de l’arabe et l’anglais en
tant que les deux langues officielles du pays, avec la mise en considération des
langues locales comme langues nationales ; la Conférence de l’Education en 1969, la
Conférence du Dialogue national pour les Question de Paix en 1989 et l’Accord de
Naivasha (2005) qui avait stipulé que toutes les langues locales sont des langues
nationales que l’on doit préserver et promouvoir. Mais les textes n’ont pas été mis en
place en pratique à cause des raisons mentionnées ci-dessus. Et comme l’arabe
prédomine dans tout le territoire, même au Sud-Soudan, on pourrait peut-être aller
vers l'’arabisation, l’utilisation de l’arabe moderne dans le système éducatif soudanais
et dans les moyens, ce qui est le cas aujourd’hui. C’est avec l’utilisation de l’arabe
dialectal soudanais (les variétés de l’arabe soudanais dans tout le pays. Pourtant, les
langues locales du Soudan doivent être plus exposées aux moyens de l’information et
des médias pour trouver leur place et refléter la diversité linguistique et culturelle du
pays.
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La nouvelle réalité du soudan exige, outres une bonne gouvernance sur tous les plans,
une bonne gestion de la diversité culturelle et linguistique du pays. Ceci jouerait un
rôle significatif dans la résolution de beaucoup de problèmes auxquels le Soudan fait
face. Il est aussi remarqué qu’après la séparation du Sud-Soudan, la prédominance de
l’arabe est devenue encore plus significative qu’auparavant. En plus, l’anglais qui
jouissait dans la Constitution intérimaire suspendue de 2005, théoriquement, de statut
de langue officielle, son rôle est diminué. Par le passé, c’est-à-dire avant la sécession
du Sud-Soudan, deux quotidiens étaient publiés en anglais ; Khartoum Monitor et
Sudan Vision, en plus d’émissions dans la radio et la télé en anglais qui se font rare
aujourd’hui, faute du manque de public qui était composé majoritairement
d’intellectuels Sud-Soudanais.
Conclusion
La situation géopolitique et linguistique du Soudan est particulièrement complexe et
évolutive. Héritier d’une histoire particulièrement riche, le territoire porte une grande
diversité culturelle et linguistique qui rend l’identification même des dialectes quasi
impossible. La politique d’arabisation, nécessaire pour favoriser le développement
économique par l’instauration d’une lingua franca, revient à éradiquer certaines
langues ; la position de la langue française, présente dans les pays limitrophes, porte
avec encore plus d’acuité sa nécessaire appropriation par la jeunesse confrontée par
essence aux situations de plurilinguisme et d’interculturalité.
A ce sujet, la politique linguistique menée par le gouvernement revient à ouvrir la bi-
compétence en langues étrangères en anglais et français dès l’enseignement
secondaire. Dans la réalité, la pénurie de recrutement de cadres enseignants en FLE
marginalise la position du français malgré le soutien ferme de l’Ambassade de France.
La création des facultés de pédagogie et des départements de langue française dans les
universités soudanaises apporte une dynamique nouvelle de développement aux
langues étrangères.
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