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L’industrie des calculatrices : un leadership français suivi d’une domination germanique et américaine. / The Calculator Industry in the XIXth century: An Early French Leadership Swept Away by New Entrants

Authors:

Abstract and Figures

Invented in the XVIIth century, calculating machines became a small sub-sector of the precision mechanic industry during the XIXth century. While they have been thoroughly studied from the technical point of view, their economic and business history is still largely underdocumented. In France, between the 1820s and 1850s, several inventors-entrepreneurs developed arithmetic calculators. The most famous was the Thomas Arithmometre, which made France a temporary world leader in this category of machines : The Arithmometre was sold throughout the world, was copied and became a generic name for calculators. Our paper establishes a typology of inventors and of businesses committed to this new product. Toward the end of the XIXth century, the French calculator industry was swept away by foreign competition, as new entrants flooded the market with more advanced machines, well protected by strong patents, marketed through agressive sales forces. This situation did not seem to cause political concern in France until the first world war. It was only in the wake of the Great War that a reaction of « economic patriotism » called for a renewal of initiative, of innovation and of entrepreneurship, which indeed appeared in the 1930s. Résumé. Inventées au XVIIe siècle, les machines à calculer ont été industrialisées au XIXe. Si elles ont été bien étudiées du point de vue technique, l’histoire économique de leur industrie reste en grande partie à écrire. En France, dans les années 1820-1850, plusieurs inventeurs-entrepreneurs ont développé des calculatrices arithmétiques. La plus célèbre est l’Arithmomètre, qui dans la seconde moitié du siècle s’exporte dans le monde entier, est copié et devient un nom générique pour cette classe de machines. Le présent article établit une typologie des inventeurs et des entreprises qui investissent dans ce nouveau produit. À partir des années 1880, l’industrie française du calcul est balayée par la concurrence de nouveaux entrants, qui inondent le marché mondial avec des machines plus perfectionnées, protégées par de solides brevets, amorties sur les marchés intérieurs de pays en plein essor et diffusées par des réseaux commerciaux agressifs. Cette situation ne semble d’abord pas poser de problème politique en France. C’est seulement au lendemain de la Grande Guerre que s’amorcera une réaction de « patriotisme économique », favorisant une nouvelle génération d’inventeurs-entrepreneurs.
L'additionneur à touches de J.-B. Schwilgué (Strasbourg, 1844). À la même époque, un horloger alsacien, Jean-Baptiste Schwilgué, a présenté en 1844 un additionneur de son invention, que l'on considère comme la première machine à calculer à touches opérationnelle 29 . Formé comme apprenti horloger, Schwilgué (1776-1856) est devenu professeur de mathématiques, vérificateur des poids et mesures et entrepreneur. Chargé de rénover l'horloge astronomique de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg entre 1838 et 1842, il a une expérience exceptionnelle de la conception d'appareils reproduisant les phénomènes astronomiques. Il connaît les rares calculatrices existant à son époque, notamment celles de Thomas et de Roth, et possède l'historique de ces machines rédigé à la SEIN par Théodore Olivier. Il a conçu apparemment la sienne en fonction de ses besoins professionnels et de ceux d'autres artisans. Le choix des chiffres à calculer s'effectue par une rangée de dix touches formant un clavier minimal ; pour le rendre fiable, Schwilgué a dû inventer un dispositif de « tout ou rien », empêchant une « demi-frappe » qui introduirait une erreur dans les données. Construit avec un grand savoir-faire professionnel, fiable et robuste, l'additionneur est breveté, inscrit au catalogue de l'entreprise de Schwilgué, et l'un des prototypes est présenté ensuite à une exposition à Londres. En 1844, à Paris, le jury de l'Exposition des produits de l'industrie française décerne à « Schwilgué père » sa médaille d'or, justifiée par deux pages d'éloges sur sa puissante activité inventive 30 .
… 
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1
[version provisoire : SVP ne pas diffuser, ne pas citer, ne pas utiliser sans accord de l’auteur]
L’industrie des calculatrices :
un leadership français suivi d’une domination germanique et américaine
Pierre Mounier-Kuhn (CNRS & Sorbonne Université)
mounier@msh-paris.fr
https://cnrs.academia.edu/PierreMounierKuhn
Texte présenté au colloque :
L’histoire transnationale de l’industrialisation française avant 1914
(6-8 novembre 2019, Institut historique allemand, Paris)
Résumé. Inventées au XVIIe siècle, les machines à calculer ont été industrialisées au XIXe. Si
elles ont été bien étudiées du point de vue technique, l’histoire économique de leur industrie
reste en grande partie à écrire.
En France, dans les années 1820-1850, plusieurs inventeurs-entrepreneurs ont développé des
calculatrices arithmétiques. La plus célèbre est l’Arithmomètre, qui dans la seconde moitié du
siècle s’exporte dans le monde entier, est copié et devient un nom générique pour cette classe
de machines. Le présent article établit une typologie des inventeurs et des entreprises qui
investissent dans ce nouveau produit.
À partir des années 1880, l’industrie française du calcul est réduite à la défensive par la
concurrence de nouveaux entrants qui inondent le marché mondial avec des machines plus
perfectionnées, protégées par de solides brevets, amorties sur les marchés intérieurs de pays en
plein essor et diffusées par des réseaux commerciaux agressifs. Cette situation ne semble
d’abord pas poser de problème politique en France.
C’est seulement au lendemain de la Grande Guerre que s’amorcera une réaction de
« patriotisme économique », favorisant une nouvelle génération d’inventeurs-entrepreneurs.
Abstract. Invented in the XVIIth century, calculating machines became a small sub-sector of
the precision mechanic industry during the XIXth century. While they have been thoroughly
studied from the technical point of view, their economic and business history is still largely
underdocumented.
In France, between the 1820s and 1850s, several inventors-entrepreneurs developed arithmetic
calculators. The most famous was the Thomas Arithmomètre, which made France a temporary
world leader in this category of machines: The Arithmomètre was sold throughout the world,
was copied and became a generic name for calculators. Our paper establishes a typology of
inventors and of businesses committed to this new product.
Toward the end of the XIXth century, the French calculator industry was swept away by foreign
competition, as new entrants flooded the market with more advanced machines, well protected
by strong patents, and marketed through aggressive sales forces. This situation did not seem to
cause political concern in France until the first world war.
It was only in the wake of the Great War that a reaction of « economic patriotism » called for a
renewal of initiative, of innovation and of entrepreneurship, which indeed appeared in the
1930s.
2
Si l’histoire des machines à calculer a été bien étudiée du point de vue technique,
l’histoire économique de leur industrie au XIXe siècle reste mal connue. La présente
contribution vise à y remédier, en s’appuyant à la fois sur les collections de machines, sur
les archives de l’INPI, de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, des
administrations publiques et d’autres organisations utilisatrices, ainsi que de
l’historiographie allemande, anglaise et nordique de ce secteur
1
. Le bicentenaire de
l’Arithmomètre de Thomas de Colmar, célébré en 2022, en fournit l’occasion.
L’histoire des machines à calculer et, plus largement, de traitement de l’information
jusqu’au début du XXe siècle a été depuis longtemps écrite sous l’angle des inventions et
de l’évolution des mécanismes
2
. Elle est d’abord due à leurs inventeurs eux-mêmes : des
hommes comme Thomas, Roth, plus tard Couffignal situaient en effet leurs inventions
dans des lignées d’architectures de machine. Cette historiographomanie, si le lecteur veut
bien me passer ce terme, s’explique pour deux raisons liées.
D’une part les inventeurs trouvaient une légitimité dans des filiations avec de
grands précurseurs : il s’agissait moins d’histoire que de généalogie servant à se
positionner « sur les épaules des géants » du passé. D’autre part, ils reprenaient souvent
un problème ancien avec des moyens techniques neufs, approche commune en
mathématiques : les innombrables mécanismes arithmétiques inventés en Europe depuis
la fin du XVIIe siècle étaient essentiellement des variations à partir des dispositifs créés
par Pascal et Leibniz. Notamment pour résoudre les questions cruciales qu’étaient la
retenue et sa propagation, ou plus tard la multiplication en une seule opération. Plus
récents, les traités de mécanographie et d’organisation des systèmes d’information
contenaient aussi souvent un historique des machines à calculer, destiné à faire
comprendre aux lecteurs les progrès qui avaient permis d’adapter ces machines aux
diverses applications professionnelles. Cette tradition a produit, aux XIXe et XXe siècles,
1
Le premier livre qui ait traité à la fois les aspects techniques et l’histoire des entreprises dans le secteur
du calcul est, à ma connaissance, le remarquable ouvrage de H. Petzold, Rechnende Maschinen, VDI
Verlag, 1985, qui couvre le sujet en Allemagne depuis le XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Une
synthèse se trouve dans Ernst Martin, Die Rechenmaschinen und ihre Entwicklungsgeschichte
(Pappenheim, Johannes Meyer, 1925), trad. commentée par Peggy A. Kidwell & Michael R. Williams, The
Calculating Machines: Their History and Development, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1992.
La thèse de Doron Swade, Calculation and Tabulation in the Nineteenth Century: Airy versus Babbage
(PhD, University College London, 2003), analyse la production et les usages des divers instruments d’aide
au calcul dans l’Angleterre victorienne. De bonnes analyses historiques d’ensemble se trouvent
dans Bernhard Korte, Zur Geschichte des maschinellen Rechnens, Bonn, Bouvier Verlag Herbert
Grundmann, 1981, dans J. W. Cortada, Before the Computer: IBM, NCR, Burroughs and Remington-Rand,
and the Industry they Created, 1865-1956, Princeton University Press, 1993, et dans Matthew L. Jones,
Reckoning with Matter: Calculating Machines, Innovation and Thinking About Thinking from Pascal to
Babbage, Chicago & London, The University of Chicago Press, 2016.
2
Voir notamment les belles collections de machines du Musée des Arts & Métiers (Paris), du Deutsches
Museum (Munich) et de l’Arithmeum (Bonn) et les publications de ces musées.
3
des œuvres allant de la brochure publicitaire ou du traité technologique
3
à la somme
érudite d’histoire interne des techniques
4
. Cela jusqu’à l’arrivée de l’ordinateur qui a
totalement rompu avec ces généalogies, sauf quelques références polies à Babbage.
Plus récemment, l’histoire des machines à calculer et du traitement de l’information
avant l’ordinateur a été étudiée du point de vue des utilisations, croisant avec profit
l’histoire des techniques de gestion, l’histoire des entreprises et la sociologie des
organisations. En limitant l’énumération à la France, mentionnons, pour la mécanisation
dans le travail de bureau sous la IIIe République, la thèse et les articles subséquents de
Delphine Gardey sur Les Employés de bureau
5
; pour le secteur bancaire, deux articles
d’Hubert Bonin
6
. Bruno Delmas a décrit l’innovation technique dans une administration
trop facilement perçue comme immuable, mais dont les effectifs quadruplent au XIXe
siècle ; et souligné la faiblesse de la production française de machines à écrire, résultat
de choix techniques erronés vers 1900
7
. Ces recherches, ajoutées aux travaux de Jacques
Payen sur les constructeurs d’instruments scientifiques, de Mary Williams sur l’industrie
optique et de Martina Schiavon sur la géodésie
8
, fournissent des éléments d’une bien
3
Didier Roth a publié en 1844 une Nomenclature des instruments de l’abacus et machines à calculer. Le
traité classique de Maurice d’Ocagne, Le Calcul simplifié par les procédés mécaniques et
graphiques, Gauthier-Villars, 1905, contient une histoire des instruments de calcul, qui sera actualisée par
son élève Louis Couffignal dans Les Machines à calculer, leur principe et leur évolution (Gauthier-Villars,
1932). Des livres similaires existaient dans la plupart des pays européens. Un ouvrage publié en 1932 par
la revue Banque détaille notamment l’histoire des machines comptables, de leurs constructeurs et de leur
adaptation progressive aux utilisations bancaires (Achille Dauphin-Meunier et alii, La Banque et ses
services. XII : L’organisation moderne de la banque, Paris, revue Banque (éd.), 1932, p. 15-53.
4
Citons par exemple le bon livre de Jean Marguin, Histoires des instruments et machines à calculer. Trois
siècles de mécanique pensante, Paris, Hermann, 1994. L’exemple achevé d’histoire érudite des techniques
du calcul est actuellement l’œuvre d’Herbert Bruderer, Meilensteine der Rechentechnik. Zur Geschichte
der Mathematik und der Informatik, Berlin, De Gruyter Oldenbourg, 2015.
5
Delphine Gardey, Un monde en mutation : Les Employés de bureau en France 1890-1930 - féminisation,
mécanisation, rationalisation (Université Paris 7, 1995), publiée sous le titre La Dactylographe et
l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau, 1890-1930 (Belin, 2001).
6
H. Bonin, « The development of accounting machine in French banks from the 1920s to the 1960s »,
Accounting, Business and Financial History, 14-3, November 2004, p. 257-276. Et « Les mutations du
traitement des données comptables dans les banques françaises dans les années 1930-1960 », dans J.-G.
Degos et S. Trébucq (dir.), L’Entreprise, le chiffre et le droit, Bordeaux, 2005, p. 91-109.
7
B. Delmas, « Révolution industrielle et mutation administrative : l’innovation dans l’administration
française au XIXe siècle », Histoire, Économie & Sociétés, 1985, n° 2, p. 217-232.
8
Jacques Payen, « Les constructeurs d’instruments scientifiques en France au XIXe siècle », Archives
Internationales d’Histoire des Sciences, 1986, vol. 36, p. 84-161. Mary Williams, The Precision Makers.
A History of the Instrument Industry in Britain and France, 1870-1939, London, Routledge, 1994. Martina
Schiavon, Itinéraires de la précision. Géodésiens, artilleurs, savants et fabricants d’instruments de
précision en France, 1870-1930, Nancy, Éditions Universitaires de Lorraine, 2014. On ne constate aucun
recouvrement entre ces fabricants et les constructeurs de calculatrices évoqués dans le présent article.
4
nécessaire histoire de l’industrie du calcul et du matériel de bureau sous la IIIe République,
histoire qui reste en grande partie à écrire
9
.
Figure 1. Les tables numériques : des aides au calcul, en partie substituables aux calculateurs.
Depuis leur élaboration en 1669 par François-Bertrand Barrême, expert comptable sous Louis XIV, les
« calculs tout faits nécessaires pour les comptables, avocats, notaires, procureurs, négociants, et
généralement à toute sorte de conditions » ont fait l’objet de nombreuses rééditions et d’adaptations aux
changements d’unités de mesures. Ce sont des tables numériques donnant les résultats de milliers
d’opérations arithmétiques courantes sur les marchandises, les mesures ou les monnaies. Ces livres
constituent donc des solutions bien plus pratiques et moins onéreuses que les machines à calculer.
Pendant trois siècles, les tables numériques se diffuseront à des millions d’exemplaires et permettront à
beaucoup de professionnels de se passer de moyens de calcul mécaniques. Mais ceux-ci seront
développés en grande partie pour calculer des tables sans erreurs. (Photo P. Mounier-Kuhn)
(Les Comptes faits, ou Le Tarif général de toutes les monnoyes, édition 1725, 192 p.)
9
Sur le contexte de l’invention technique en France au XIXe siècle, voir G. Galvez-Behar, La République
des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922), Rennes, PUR, 2008.
5
Rappelons que la Bibliothèque nationale a lancé en 2009 un projet de Dictionnaire
des fabricants d’instruments de précision en France (XVe-XXe siècles), fondé sur un
travail préliminaire mené par l’historien et expert Anthony Turner qui réalisait sous forme
électronique A bio-bibliographical Dictionary of precision instruments makers and
related crafstmen in France, 1430-1930. Ces projets semblent s’être limités à la
publication d’un somptueux catalogue érudit des instruments de mesure et d’astronomie
de la BNF
10
. Si le présent travail contribuait à les étendre, il aurait atteint une partie de
ses objectifs. En attendant, il veut jeter quelque lumière sur l’inventivité en milieu
artisanal, trop souvent absente de l’historiographie
11
. Y compris de l’historiographie du
calcul mécanique, les ateliers qui construisaient les machines restent généralement
dans l’ombre des génies qui les ont conçues.
Cette histoire se situe dans un long trend d’expansion de la demande de calcul et
de traitement de l’information. La mathématisation des sciences et des techniques, depuis
Galilée, a d’abord entraîné le développement des instruments de mesure, principal champ
d’interactions entre les sciences et les techniques aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les
principales préoccupations étaient de gagner en précision et de standardiser les unités de
mesure. Les progrès en précision dépendaient de l’amélioration des méthodes de
fabrication, des outils et des machines, qui dépendaient eux-mêmes des innovations en
matière de mesure. D’où la constitution d’une nouvelle branche de la mécanique, la
mécanique de précision, née avec l’horlogerie et qui n’a cessé de se diversifier, en
employant un nombre croissant de techniciens formés par l’apprentissage et, de plus en
plus, par des écoles spécialisées – écoles d’horlogerie, de mécanique, d’Arts et Métiers.
Inspirées plus ou moins par l’exemple des sciences exactes, l’économie politique
et l’administration se mathématisent ou en tout cas se numérisent à leur tour depuis la fin
du XVIIIe siècle
12
: recensements de plus en plus réguliers et précis des hommes et des
ressources, mesures de rendements, utilisation croissante des statistiques et de la
comptabilité
13
, importance nouvelle des banques et des assurances dont le « cœur de
10
Anthony Turner, Mathematical instruments in the collections of the Bibliothèque nationale de France,
Londres, BNF, Brepols, 2018.
11
Comme le souligne, pour le siècle précédent, Liliane Hilaire-Perez, L’Invention technique au siècle des
Lumières (préf. de Daniel Roche), Paris, Albin Michel, 2000, p. 136.
12
L’histoire du calcul économique en France remonte aux projets de Vauban et à la publication en 1708
du Mémoire sur la réparation des chemins par l’abbé de Saint-Pierre. Cette discipline s’est ensuite
développée principalement parmi les ingénieurs des Ponts et Chaussées (débats sur l’utilité comparée des
routes et des canaux, ou de la corvée et de l’impôt pour assurer l’entretien des routes…), puis au XXe siècle
parmi les ingénieurs des Mines. Le terme « ingénieur économiste » apparaît en 1867 à propos de Jules
Dupuit, promoteur d’une tarification novatrice des péages (F. Etner, Histoire du calcul économique en
France, Paris, Economica, 1987).
13
Voir notamment F. Bédarida, J. Bouvier, F. Caron et al., Colloque Pour une histoire de la statistique,
INSEE, 1976. M. Volle, Histoire de la statistique industrielle, Economica, 1982. A. Desrosières, La
Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, 1993.
6
métier » est le traitement de l’information
14
. On découvrira, dans le présent article, un
rapport d’expert du début des années 1850 qui témoigne d’une pleine conscience de ce
phénomène de numérisation, décrit les pratiques de calcul d’un ingénieur et entrevoit un
avenir où la calculatrice serait presque aussi répandue que l’horloge.
L’évolution de l’offre technique et industrielle qui répond à cette demande, entre la
Restauration et la IIIe République, peut se résumer ainsi dans le cas de la France : un bon
départ, suivi d’une chute, puis d’efforts de rattrapage.
Cette évolution s’inscrit parfaitement dans le cycle décrit par Paolo Brenni pour
l’ensemble des fabricants français d’instruments de précision
15
: un brillant
développement depuis le début du XIXe siècle a inauguré, de la Monarchie de Juillet à
l’installation de la IIIe République, « un âge d’or des instruments scientifiques français »
qui gagnent une part croissante des marchés européens et américains, avec un rapport
import/export de 1 à 35 sous Louis-Philippe. Mais, vers la fin du XIXe siècle, l’industrie
française perd ses parts de marché international et se trouve réduite à la défensive. Les
politiques industrielles menées à partir de la Grande Guerre auront des effets inégaux.
Étudier ces changements permettra de répondre à une série de questions : Comment
s’est formée l’industrie des machines à calculer ? Quels en étaient les acteurs
inventeurs-entrepreneurs ou firmes préexistantes trouvant dans ce produit nouveau une
voie de diversification
16
? Quelles en étaient les conditions économiques, notamment les
besoins en capitaux ? Quel rôle a joué l’État, particulièrement ses experts chargés
d’évaluer les inventions
17
? Quand cette industrie a-t-elle pris une dimension
internationale ?
Dans cet article consacré à une forme particulière du machinisme, je laisserai de
côté les instruments de calcul variés qui se développaient parallèlement, depuis les tables
14
JoAnne Yates, Structuring the Information Age: Life Insurance and Information Technology in the 20th
Century, Johns Hopkins University Press, 2005. L’auteur signale, p. 25, que les actuaires adoptèrent
rapidement les aides mécaniques au calcul et contribuèrent à diffuser l’arithmomètre et ses dérivés aux
USA dans le dernier tiers du XIXe siècle.
15
Paolo Brenni, « La production française d’instruments de la physique au XIXe siècle. Évolution,
constructeurs, fabrication, commerce. », dans Francis Gires (dir.), Encyclopédie des instruments de
l’enseignement de la physique du XVIIIe au milieu du XXe siècle, ASEISTE, 2016, p. 148-49.
16
Pour une mise en perspective de l’histoire des entreprises, voir notamment Dominique Barjot (dir.),
« Où va l’histoire des entreprises ? », Revue économique, janvier 2007, vol. 58, n° 1.
17
Sur le rôle de l’État et des élites savantes ou économiques dans l’expertise et la promotion des inventions
sous l’Ancien Régime, voir le beau livre de Liliane Hilaire-Perez, op. cit. Cet activisme progressiste se
retrouve au XIXe siècle sous des formes institutionnelles plus ou moins nouvelles.
7
numériques ou les arithmographes jusqu’à l’outil important que fut la règle à calcul
18
.
Ces instruments, beaucoup moins coûteux que les machines à calculer et offrant moins
de possibilités, fabriqués d’ailleurs dans d’autres secteurs industriels, étaient des produits
partiellement substituables aux nouvelles machines. Ils ont contribué à la fois à former
leur marché en accoutumant les utilisateurs à tout ce qui facilitait le calcul donc à
accroître la demande – et à le limiter en satisfaisant la masse des utilisateurs.
18
Marc Thomas, La Règle à calcul, instrument de l’ère industrielle : le rôle de la France, thèse (dir.
Evelyne Barbin), Université de Nantes, 2014. Sur les anciens instruments graphiques ou mécaniques du
calcul et leur emploi, voir notamment les travaux animés par Karine Chemla, Marie-José Durand-Richard
et Dominique Tournès, présentés dans D. Tournès, « Pour une histoire du calcul graphique », Revue
d’histoire des mathématiques, 2000, n° 6, p. 127-161, et dont l’ensemble est en cours de publication.
8
1. Un début prometteur : Schwilgué, Roth, Maurel, Thomas de Colmar
En 1818, presque deux siècles après l’invention bien connue de Blaise Pascal,
Thomas de Colmar (1785-1870) conçut l’Arithmomètre, pour lequel il prit en novembre
1820 un brevet de 5 ans. Fils d’un médecin alsacien, Charles-Xavier Thomas avait fait de
brèves études scientifiques, puis était devenu un entrepreneur opportuniste : s’étant
enrichi dans les fournitures aux armées sous l’Empire (il dirigeait le magasin des vivres
de l’armée française en Espagne, ce qui lui avait donné l’expérience de la comptabilité),
il s’était rallié aux Bourbons en 1814. Il avait ensuite compris les principes et l’avenir du
métier d’assureur, lors d’un voyage à Londres, et réinvesti sa fortune en créant
successivement deux compagnies : Le Phœnix avec un homme d’affaire suisse, puis Le
Soleil
19
.
Figure 2. L’Arithmomètre de 1822 (National Museum of American History, Washington).
Premier exemplaire connu, d’aspect assez primitif. Pour actionner le mécanisme calculateur, une
fois les chiffres positionnés, l’opérateur tirait un ruban de soie enroulé autour d’un tambour,
entraînant la rotation des cylindres. La platine est signée « Devrine fecit », mais l’on ne sait rien
de cet artisan, sinon qu’il est l’ancêtre d’une longue dynastie d’horlogers.
Son Arithmomètre, calculateur « de table », n’était pas une révolution sur le plan
conceptuel : il dérivait de la machine de Leibniz (1673), dont il employait le mécanisme
à cylindres cannelés. Mais, contrairement aux nombreuses machines préexistantes qui
étaient restées des objets de curiosité, sa facilité d’usage et sa fiabilité en firent le premier
grand succès commercial de l’histoire des machines à calculer numériques. C’était le seul
19
Nicolas Stoskopf, « Charles Xavier Thomas, dit de Colmar », in Nouveau dictionnaire de biographie
alsacienne, vol. 37, p. 3863. Les assurances sur la vie ou contre l’incendie étaient apparues en France à la
fin du règne de Louis XVI, mais la Révolution Française avait freiné leur développement. En 1816, une
ordonnance royale a autorisé l’assurance contre l’incendie, en 1818 le Conseil d’État a autorisé l’assurance
sur la vie. La brochure Centenaire de la compagnie du Soleil : 1829-1929 (Paris, 1929) contient un
historique assez détaillé. Le conseil d’administration de cette société anonyme comprendra en 1829 : deux
agents de change, un officier de marine, un banquier et un “conseil judiciaire” qui deviendra ministre de la
Justice sous Louis-Philippe.
9
appareil au monde capable d’effectuer les quatre opérations, voire des extractions de
racines carrées ou des calculs d’intérêts, avec une précision très supérieure à celle des
règles à calcul
20
. Thomas n’exagérait qu’à peine en la disant « propre à suppléer à la
mémoire et à l’intelligence dans toutes les opérations d’arithmétique ». La machine fit
l’objet de descriptions élogieuses par des experts dans le Bulletin de la Société
d’encouragement pour l’industrie nationale en 1822. Rappelons qu’à la même époque
furent produits plus de 10 000 métiers à tisser Jacquard programmés par cartes perforées,
inaugurant l’automatisation de l’industrie textile : dans le domaine naissant du traitement
mécanique de l’information, la France n’avait rien à envier à l’Angleterre industrielle
21
.
La production d’arithmomètres augmente lentement, de la Restauration au Second
Empire, suivant les perfectionnements qui contribuent à en répandre l’usage : adjonction
d’un ressort vers 1823, d’une manivelle en 1848 pour transmettre l’énergie à la machine,
nouveau mécanisme de retenue en 1850. Une récapitulation ultérieure compte 500
machines « de modèles fort différents » de 1821 à 1865 ; 1 000 machines nettement plus
standardisées de 1865 à 1878, période où la production atteint 100/an. 60 % sont
exportées, l’Arithmomètre n’ayant guère de concurrents dans le monde.
Les grandes lignes de ce récit, tel qu’on vient de le résumer, étaient connues et
publiées depuis longtemps sous l’angle de l’histoire des inventions. Ces chiffres de
production (un peu trop ronds !), souvent repris dans les historiques du calcul mécanique,
viennent d’un rapport présenté en 1879 à la Société d’encouragement pour l’industrie
nationale (SEIN) par le colonel Sebert qui lui-même les tirait vraisemblablement des
documents publicitaires diffusés par le constructeur
22
. En particulier, la période 1821 à
1865 – aussi longue qu’imprécise ! – ne permet pas de savoir quand la production
industrielle des « 500 machines » a vraiment débuté
23
. On peut supposer que les
premières unités n’ont été construites que pour l’usage interne des compagnies
d’assurance de Thomas.
Des investigations récentes, dues à Denis Roegel, à Guy Thuillier, à Alain Guyot
et à Stephen Johnston, ont modifié et affiné notre compréhension de la dynamique
d’innovation en éclairant le rôle joué par d’autres acteurs, individus ou institutions.
20
Jean Marguin, « L’arithmomètre de Thomas 1398 », Bulletin de la Sabix, 18, 1997, p. 31-42.
D’excellents renseignements sont réunis sur les sites web de l’ANCMECA et d’Arithmometre.org, animé
par un expert reconnu, Valéry Monnier.
21
Cette remarque sectorielle nuance l’analyse de François Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre sur
la France (Paris, Perrin, 1983).
22
M. Sebert, « Rapport, au nom du Comité des Arts économiques, sur la machine à calculer dite
Arithmomètre, inventée par Thomas (de Colmar) et perfectionnée par Thomas de Bojano », Bulletin de la
Société d’encouragement à l’industrie nationale, août 1879.
23
Le premier historien qui a attiré l’attention sur cette question est Stephen Johnston, “Making the
Arithmometer Count”, Bulletin of the Scientific Instrument Society, vol. 52, mars 1997, p. 12-21.
10
Deux décennies après la naissance de l’arithmomètre, un médecin parisien, Didier
Roth (Hongrie 1798 - Paris 1885), invente un « additionneur-automate » et prend six
brevets entre 1840 et 1844. Construit en petite série dès 1842, vendu à un prix modéré
(60 F, le prix de deux ans d’abonnement à la revue L’Illustration), ce calculateur ne
diffère de celui de Pascal que par une meilleure réalisation mécanique, notamment par le
report des retenues successif, et non simultané comme dans la Pascaline qui se bloquait
fréquemment. Roth l’accompagne d’une Instruction pour l’usage du calculateur
automate - addition et soustraction, publiée en 1842, en conclusion de laquelle
l’inventeur signale, avec une pointe de perfidie, l’échec et le coût du projet de Babbage.
Il s’emploie vite à faire connaître sa machine, comme l’atteste en 1843 une lettre de
remerciement du roi de Grèce Otto 1er
24
. Ses relations avec la famille Rothschild à Paris
et sa position de médecin de l’ambassadeur d’Autriche en France, le comte Anton von
Apponyi, l’aident vraisemblablement à la diffuser.
Figure 3. Additionneur-automate du Dr. Roth (1841) (Musée des Art et Métiers).
Plusieurs versions sont réalisées pour des calculs financiers dans diverses monnaies
européennes (roubles, thalers, etc.). Un modèle réduit à deux cadrans, coûtant 6 F la paire,
est commercialisé pour les joueurs de cartes qui comptent leurs points
25
. Roth envisage
l’utilité de sa machine dans des domaines variés : enseignement de l’arithmétique,
comptabilité, fiscalité, arpentage, etc., « dans la vie privée comme dans les sciences » ; il
n’insiste pas, toutefois, sur le calcul scientifique, car un appareil réduit à additionner et
soustraire n’est vraiment utilisable qu’en comptabilité ou en statistique.
La machine, soigneusement construite, est appréciée dans les cercles les plus
éclairés de l’administration et de l’industrie. À la Société d’encouragement pour
l’industrie nationale, Théodore Olivier présente en 1843 un rapport passant en revue les
24
Lettre d’Othon de Grèce au Dr. Didier Roth, 4 mai 1843, autographe mis en vente à Paris en 2019,
https://www.fleaglass.com/dealer/le-zograscope/.
25
« Nouvelle machine à calculer, par MM. Maurel et Jayet », L'Illustration, 321, vol. XIII, 24 avril 1849,
p. 128. De l’intérêt d’étudier un secteur dans sa globalité, car si l’on étudie seulement la machine de Roth,
on ne va pas lire un article sur l’Arithmaurel pour y découvrir un paragraphe sur Roth… Un exemplaire du
modèle réduit à deux cadrans est visible au Technisches Museum de Vienne.
11
machines à calculer depuis Pascal et louant les réalisations de Roth, qui reçoit une
médaille d’argent
26
. L’année suivante, celui-ci exhibe plusieurs de ses machines
arithmétiques (il tente parallèlement d’imposer un autre modèle, capable des quatre
opérations arithmétiques), ainsi qu’un compteur pour machine à vapeur, à l’Exposition
des produits de l’industrie française tenue aux Champs-Élysées.
Figure 4. Exposition des produits de l’industrie française, 1844 (L’Illustration).
Roth et ses émules sont évidemment conscients du rôle important de formation et
de stimulation du marché, que jouent alors les expositions nationales des produits de
l’industrie agricole et manufacturière : en rassemblant au centre de Paris des milliers
d’exposants (3 960 exposants pendant deux mois en 1844), elles attirent des foules
immenses de visiteurs curieux d’examiner les nouveautés, et ne contribuent pas peu à
diffuser la foi dans le Progrès
27
.
Un ingénieur des Ponts et Chaussées, Léon-Louis Lalanne, fait l’éloge de
l’additionneur. Secrétaire de la section des chemins de fer du Conseil général des Ponts
et Chaussées, bien conscient des besoins du monde ferroviaire émergent en études
d’ingénierie (tracé des voies, profils…) et en calculs économiques, Lalanne a lui-même
26
Théodore Olivier, « Rapport, au nom du Comité des Arts mécaniques, sur des Machines à calculer
présentées par M. le docteur Roth », Bulletin de la Société d’encouragement à l’industrie nationale,
septembre 1843, réimpression septembre 1920, t. IX-X, p. 411-425. Ce texte restera une source classique
sur l’histoire des calculatrices. Th. Olivier est spécialiste des modèles mathématiques des engrenages.
27
Les expositions nationales de produits industriels se sont succédé depuis 1798. Elles visaient à
encourager l’émulation technique et à contribuer au développement des fabriques, dans le contexte de la
rivalité franco-anglaise. Elles dureront jusqu’en 1849 et seront supplantées par les grandes expositions
internationales à partir de 1851 (voir les études de Christiane Demeulenaere-Douyère sur ce sujet).
12
inventé une abaque
28
. Son rapport est adressé au ministère des Travaux publics, qui achète
douze additionneurs en 1844. C’est le premier achat en quantité de machines à calculer
par une administration publique
29
. La rapidité du passage de l’invention à la mis en vente
est remarquable.
Didier Roth est un personnage à multiples facettes comme on en rencontre dans
toute l’histoire de l’informatique : réfugié juif hongrois, militant de l’homéopathie, un
peu diplomate ou agent international, Roth restait mystérieux jusqu’aux enquêtes menées
par Guy Thuillier, Judith Brody et Valéry Monnier
30
. On sait maintenant qu’il rendit visite
à Charles Babbage à Londres en août 1841. Et qu’il était assez fortuné pour acquérir une
collection d’art. Dans quelle mesure ses revenus provenaient-ils de la vente de ses
machines ? Les rééditions de son Instruction, entre 1842 et 1844, indiquent une diffusion
proportionnelle de l’additionneur – à moins que ce mode d’emploi (4 à 7 pages, selon les
éditions) n’ait servi de prospectus publicitaire. On ignore à quel fabricant Roth sous-
traitait la production. L’inventaire des additionneurs Roth au Musée des Arts et Métiers
ne mentionne qu’un « auteur matériel » identifié, un certain Queslin, pour la machine
n° 13
31
.
Des modèles sont adaptés aux marchés anglais, allemand, russe, italien, voire
japonais (le Musée des Arts et Métiers possède ce dernier, ce qui indiquerait qu’il est
resté en France – nous sommes avant l’ère Meiji). Roth a un agent commercial à Londres,
un certain David-Isaac Wertheimber qui obtient en 1843 un brevet pour construire et
vendre ses additionneurs sur le territoire anglais.
Dès la fin des années 1840, Roth ne participe plus aux expositions industrielles,
comme s’il avait abandonné toute activité mécanique pour s’adonner à sa nouvelle
28
Léon-Louis Lalanne (X 1829) fut l’un des premiers spécialistes français de la construction de chemins
de fer et un fondateur de la théorie des abaques. Il publia quatre ouvrages, dont trois consacrés aux outils
de calcul : Essai philosophique sur la technologie (1840), Mémoire sur l’arithmoplanimétrie (1840),
Collection de tables pour abréger les calculs relatifs à la réduction des projets de routes et chemins de 6
mètres de largeur (1843), Description et usage de l’abaque ou compteur universel (1845). Sur Lalanne,
voir Bernard Girard, Histoire des théories du management en France du début de la révolution industrielle
au lendemain de la première guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, 2015 ; notice « Léon Lalanne », dans
Adolphe Robert et Gaston Cougny, Dictionnaire des parlementaires français 1789-1889, (Edgar
Bourloton, dir.), 1889-1891 ; ainsi qu’un colloque Léon Lalanne. Un ingénieur entre la science, la politique
et l’industrie au XIXe siècle, Dijon, Université de Bourgogne, 2020.
29
Guy Thuillier « La première machine à calculer au XIXe siècle : l’additionneur-automate du Dr. Roth »,
Revue Administrative, 1997, 297, p. 267-271. Cet article éclaire la biographie de Roth, jusque-là ignorée
par l’historiographie, et l’importance de sa machine dans l’histoire du calcul. Il reproduit en annexe
l’Instruction pour l’usage du calculateur automate, addition et soustraction, de 1842.
30
Judith Brody, « An émigré physician : Dr. David (Didier) Roth, homeopath, art collector, and inventor
of calculating machines ». Journal of Medical Biography, 2000, vol. 8, n° 4, p. 215-219. Article résumé et
complété par Valéry Monnier, « Les machines du Docteur Roth (1800-1885) », 2011,
http://www.ami19.org/ROTH/RothBiographie.html. Roth lui-même a beaucoup publié sur l’homéopathie.
31
Aucun Queslin ne figure au Dictionnaire des horlogers français, pourtant très complet.
13
passion : l’art. Il se constitue une belle collection de gravures anciennes, notamment de
Dürer, et devient conseiller artistique de la famille Rothshild française
32
.
La machine de Roth fera l’objet de copies ou d’adaptations par plusieurs inventeurs
et restera d’usage courant jusqu’à la fin du XIXe siècle. On ignore l’étendue de sa diffusion
commerciale
33
. Une descendante sera l’Addometer produit aux USA vers 1900, qui aura
elle-même des descendantes ou des émules pendant une grande partie du XXe siècle.
Figure 5. L’additionneur à touches de J.-B. Schwilgué (Strasbourg, 1844).
À la même époque, un horloger alsacien, Jean-Baptiste Schwilgué, a présenté en
1844 un additionneur de son invention, que l’on considère comme la première machine à
calculer à touches opérationnelle
34
. De famille bourgeoise, mais autodidacte du fait des
troubles révolutionnaires, formé à l’horlogerie, Schwilgué (1776-1856) est devenu
professeur de mathématiques, vérificateur des poids et mesures et entrepreneur dirigeant
32
Après la mort de Didier Roth, sa « remarquable collection de peintures des XVe et XVIe siècles, dessins du
XVIIIe siècle et objets d’art » est mise en vente à l’hôtel Drouot en avril 1888, dont on a le catalogue :
61 tableaux, plus de 200 objets d’art… mais aucune calculatrice. https://data.bnf.fr/fr/10744786/david-
didier_roth/.
33
Valéry Monnier indique (http://www.ami19.org/ROTH/RothBiographie.html) que le nombre de
calculatrices Roth dans les collections publiques ou privées ne dépasse pas la trentaine, ce qui peut laisser
supposer une production double ou triple. Le Musée des Art et Métiers à lui seul en possède douze, ainsi
que la machine circulaire de Roth (Catalogue du Musée, Section A, Instruments et machines à calculer,
Paris, CNAM, 1942). Voir les appréciations dans le Bulletin de la Société d’encouragement à l’industrie
nationale, septembre 1843, réimpr. septembre 1920, t. IX-X, p. 411-425).
34
Denis Roegel, « An Early (1844) Key-Driven Adding Machine », IEEE Annals of the History of
Computing, vol. 30, 1, p. 59-65, January-March 2008. Une décennie avant Schwilgué, un charpentier
Milanais, Luigi Torchi, avait réalisé une véritable calculatrice à clavier en bois, plus complexe, qui avait
obtenu un prix mais sans aucune suite pratique (Silvio Hénin, « Two Early Italian Key-Driven
Calculators », IEEE Annals of the History of Computing, janvier 2010, vol. 32, n° 1, p. 34-43). Et l’on vient
de découvrir que l’idée avait déjà été publiée par l’Anglais James White en 1822 (Denis Roegel & David
Walden, « Before Torchi and Schwilgué, There Was White », IEEE Annals of the History of Computing,
vol. 38, n° 4, October-December 2016, p. 92-93).
14
une firme de plusieurs dizaines de salariés
35
. Son mécanisme de comput ecclésiastique
lui a valu en 1824 un examen par l’Académie des Sciences et une audience du roi. Chargé
de rénover l’horloge astronomique de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg entre 1838
et 1842, il a une expérience exceptionnelle de la conception d’appareils reproduisant les
phénomènes astronomiques. Il connaît les rares calculatrices existant à son époque,
notamment celles de Thomas et de Roth, et possède l’historique de ces machines rédigé
à la SEIN par Théodore Olivier. Il a conçu apparemment la sienne en fonction de ses
besoins professionnels et de ceux d’autres artisans. Le choix des chiffres à calculer
s’effectue par une rangée de dix touches formant un clavier minimal ; pour le rendre
fiable, Schwilgué a dû inventer un dispositif de « tout ou rien », empêchant une « demi-
frappe » qui introduirait une erreur dans les données.
Construit avec un grand savoir-faire professionnel, fiable et robuste, l’additionneur
est breveté, inscrit au catalogue de l’entreprise de Schwilgué, et l’un des prototypes est
présenté ensuite à une exposition à Londres. En 1844, à Paris, le jury de l’Exposition des
produits de l’industrie française décerne à « Schwilgué père » sa médaille d’or, justifiée
par deux pages d’éloges sur sa puissante activité inventive
36
. Une dizaine de machines au
moins sont produites, dont l’une par un ancien collaborateur suisse de Schwilgué, Victor
Schilt, devenu horloger à Solothurn. Celui-ci la présente à l’exposition universelle de
Londres en 1851, il aurait reçu une commande de cent exemplaires (ce qui paraît
énorme pour l’époque), à laquelle il ne donne pas suite. Toutefois un calculateur
Schwilgué semble avoir été acquis par l’université de Zurich, puis transmis au
Polytechnikum fondé en 1854
37
.
Mécanicien expérimenté, Schwilgué invente différentes machines, certaines
dédiées à des types de calculs particuliers, par opposition aux calculatrices universelles
comme l’Arithmomètre. Par métier il doit concevoir et tailler des roues dentées
38
.
35
Dans sa biographie, son fils insistera sur la frustration éprouvée dans sa jeunesse par Schwilgué de ne
pouvoir suivre des études, à cause des troubles et des destructions révolutionnaires, sur ses efforts pour
apprendre l’horlogerie et les mathématiques dans les livres, et sur le fait que deux fils de cet autodidate ont
intégré l’école Polytechnique et le corps des Ponts et Chaussées (Charles Schwilgué, Notice sur la vie, les
travaux et les ouvrages de mon père J. B. Schwilgué, ingénieur-mécanicien, officier de la Légion d'honneur,
créateur de l'horloge astronomique de la Cathédrale de Strasbourg, etc., Strasbourg, 1857).
36
Exposition des produits de lindustrie française en 1844, Rapport du jury central, 1844, p. 442-444.
37
Voir les nombreux articles de Denis Roegel, notamment « An Overview of Schwilgué’s Patented
Adding Machines », Bulletin of the Scientific Instrument Society, 2015, n° 126, p. 19. « Schwilgué’s
calculating machines. A collection of articles » [Rapport de recherche] LORIA, UMR 7503, Université de
Lorraine, CNRS, 2017. hal-01612894. Et Herbert Bruderer, « Überraschende Funde in der Kulturgüter-
sammlung der ETH Zürich ». La machine construite par Schilt est conservée à Washington au National
Museum of American History (https://americanhistory.si.edu/collections/search/object/nmah_690194).
38
Jean-Pierre KintzJean-Baptiste-Sosime Schwilgué », dans Nouveau dictionnaire de biographie
alsacienne, vol. 34, p. 3596) indique que Schwilgué fut associé à Fred Rollé de 1827 à 1838, lequel a
breveté et produit des balances et d’autres machines de précision ; puis qu’il a cédé sa part aux Ateliers de
construction mécanique de Strasbourg en 1839 pour se consacrer à l’horloge astronomique. C’était donc
15
Préparer la dentelure des rouages nécessite des calculs précis – ce qui éclaire au passage
les pratiques d’artisans très qualifiés de cette époque. Pour faciliter ce travail Schwilgué
développe une plus grande machine spécialisée dans le calcul des multiples d’une valeur
donnée, d’autres pour calculer des fractions : les résultats obtenus sur ces calculatrices
sont destinés à configurer les machines-outils qui tailleront les engrenages. Loin du
traitement de données dans l’assurance (Thomas de Colmar) ou l’administration, on est
ici dans un système technique industriel fondé sur le calcul et la métallurgie, mais destiné
à produire in fine de l’information sur l’écoulement du temps et les mouvements des
astres. Schwilgué me semble aussi représentatif d’un milieu d’artisans-savants qui
produisent de la « science appliquée » mathématisée sans passer par les écoles
d’ingénieurs.
Figure 6. Machine à calculer les multiples d’une valeur sur 12 chiffres (J.-B. Schwilgué,
Strasbourg, 1844). Cet appareil est proposé à la vente à un prix assez élevé, de 300 à 400 F.
Quels que soient leurs devenirs, ces machines ont une réelle importance historique :
la chronologie suggère que c’est le succès de l’additionneur de Roth, dès 1844, ainsi que
l’apparition des calculatrices de Schwilgué, qui incite Thomas de Colmar à mettre
l’Arithmomètre en fabrication et à le commercialiser dans la décennie suivante
39
. Cette
hypothèse est renforcée par le fait que Lalanne, dans son rapport de 1844, ne mentionne
avant la machine à calculer de Schwilgué, mais ce partenariat éclaire le cluster industriel dans lequel celui-
ci travaillait. Sur le dynamisme de cet environnement économique, voir notamment Michel Hau,
L’Industrialisation de l’Alsace 1803-1939 (Strasbourg, 1987). Schwilgué lui-même est bien connu, entre
autres par la « Notice sur la vie de J.-B. Schwilgué », publiée en 1857 à Strasbourg par son fils Charles.
39
Guy Thuillier, « Les machines à calculer et les bureaux en France au XIXe siècle », Études et Documents,
t. XI, 1997. Cet article exploratoire sur l’émergence des besoins de calcul dans les administrations a
contribué à inspirer le présent article… 25 ans après sa lecture. Il contient quelques erreurs de détail et
ignore Schwilgué, par exemple, mais fournit de nombreuses pistes de recherche.
16
pas l’Arithmomètre
40
. Vers 1844, le nombre de brevets de machines à calculer augmente
brusquement, ce qui évoque une émulation soudaine : de 3 à 6 brevets ou certificats
d’addition dans les décennies 1820 et 1830, il passe à 34 dans la décennie 1840 et se
maintient ensuite à ce niveau.
Figure 7. Couverture du livret publicitaire Arithmaurel (1849), reproduite dans L’Illustration.
Parmi ces brevets, ceux de l’Arithmaurel semblent particulièrement prometteurs
41
.
L’histoire de cette machine est caractéristique du régime d’innovation chez les
inventeurs-entrepreneurs français en ce milieu du XIXe siècle.
Timoléon-Louis Maurel (1819-1879), fils d’un avoué au tribunal de Gap (Hautes
Alpes), est étudiant à Paris en 1842, lorsqu’il demande un brevet d’invention de 15 ans
pour « une machine à calculer »
42
. Il s’associe bientôt avec Honoré-Jean Jayet, dit Jayet-
Dauphiné (1820 à Voiron - 1904 à Paris), fils d’un aubergiste de Voiron et formé à la
mécanique, autant qu’on puisse le savoir. Les deux associés prennent un nouveau brevet
en 1846.!Maurel et Jayet affirmeront plus tard qu’ils ignoraient même l’existence de la
40
Guy Thuillier, « La première machine à calculer au XIXe siècle : l’additionneur-automate du Dr. Roth »,
Revue Administrative, 297, 1997, n. 14. Le rapport Lalanne a été reproduit par le même auteur dans le
Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, 1993, n° 28, p. 337-42.
41
La plupart de mes informations sur l’Arithmaurel se fondent sur les recherches en cours de mon collègue
grenoblois, le Pr. Alain Guyot, que je remercie vivement de m’en avoir fait part. J’ai effectué des recherches
complémentaires sur les carrières des deux inventeurs et sur leurs protagonistes.
42
Brevet d’invention et de perfectionnement pour « une machine à calculer », demandé à Paris par T.-Z.-
L. Maurel le 18 novembre 1842, décerné le 31 décembre suivant. Thimoléon Maurel s’y déclare « étudiant
à Paris », sans autre précision. Les brevets de Maurel et Jayet ne contiennent que des informations
techniques, contrairement à ceux de Thomas qui y raconte volontiers sa vie.
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17
machine de Pascal quand ils se sont lancés dans la conception de la leur, tandis qu’ils
étaient encoré élèves en classe de philosophie
43
.
Le style de construction de la machine – boîtier cubique de bois et de verre, cadrans
et clés de montre – reflète à la fois le savoir-faire de l’horloger et la parenté avec certains
instruments scientifiques de l’époque ou avec le terminal Bréguet-Foy du télégraphe
Chappe électrifié. Un élément technique important est le cylindre cannelé, inventé par
Leibniz et mis en œuvre sous des formes adaptées dans l’Arithmomètre comme dans
l’Arithmaurel – d’où une querelle de propriété industrielle entre Thomas et Maurel (cette
querelle ne se porte pas sur le terrain juridique puisque le premier brevet Thomas est
expiré depuis longtemps). Mais, sur cette base, Maurel a conçu un système profondément
nouveau, effectuant les opérations arithmétiques avec des automatismes beaucoup plus
poussés que n’importe quelle calculatrice construite à l’époque.
Les deux inventeurs s’associent sous signature privée en mai 1849, puis constituent
la société « T. Maurel, J. Jayet & Cie. », enregistrée début 1851 au tribunal de Grenoble.
Un célèbre vulgarisateur, l’abbé Moigno, publiera plus tard un éloge de
l’Arithmaurel et de ses inventeurs qu’il qualifie affectueusement de « jeunes artistes ».
Son article évoque leur effort commun : dix années de travail inventif, de mise au point,
de quête anxieuse de financements alors qu’ils n’ont pas de fortune personnelle et
semblent parfois frôler la misère. Ils rencontrent enfin un mécène qui « leur donne le
moyen d’acquitter les droits de patente et de brevets d’invention, alors exorbitants, alors
véritablement homicides »
44
, leur offre de quoi vivre et payer le salaire des ouvriers qu'ils
emploient, et les envoie « vers un de ces humbles villages de Franche-Comté l’on
construit avec tant de perfection et à si bas prix les innombrables rouages de nos montres
et de nos horloges »
45
. On ne dispose d’aucune autre précision sur ces débuts laborieux.
Cependant les machines sont bientôt mises en construction à Paris. Installés dans
la capitale s 1848, Maurel et Jayet y trouvent un atelier de bien meilleur niveau
technique que celui dont ils disposaient jusque-. Situé 43 avenue de l’Observatoire,
proche des grands établissements scientifiques parisiens, cet atelier a été fondé en 1829
par l’Autrichien Joseph-Thaddeus Winnerl (1799–1886), réputé l’un des meilleurs
43
« Nouvelle machine à calculer, par MM. Maurel et Jayet », L'Illustration, 321, vol. XIII, 24 avril 1849,
p. 127-128.
44
Le coût des droits de brevets est en effet relativement élevé, selon la loi du 5 juillet 1844 : 100 F/an, soit
un mois de salaire d’un ouvrier.
45
F.-N.-M. Moigno, La Presse, 6 mars 1849, reproduit dans la revue Cosmos, 1855, vol 4, n° 3. Cosmos,
revue encyclopédique hebdomadaire du progrès des sciences, est rédigée en grande partie par l’abbé
Moigno. Les sources sont rares sur cette histoire, ce sont principalement les rapports d’experts. Maurel et
Jayet ne semblent pas avoir laissé beaucoup d’écrits, hormis leurs brevets et leur brochure promotionnelle
ainsi qu’une ode de Jayet à Napoléon. Maurice d’Ocagne qualifie Jayet de « mécanicien », sans précision.
Maurel signera « ingénieur mécanicien, 44 rue du Dragon » sa demande de brevet de 1860.
18
chronométriers d’Europe. Winnerl est fameux pour avoir construit une horloge
astronomique pour l’Observatoire de Paris et surtout jeté les bases du chronographe
moderne en brevetant le cœur de chronographe (une came facilitant la remise à zéro de
l’aiguille des secondes). Son atelier, équipé de machines à tailler les engrenages de haute
précision, emploie jusqu’à 20 ouvriers. Maurel et Jayet se domicilient d’ailleurs à
l’adresse de cet atelier, ce qui peut signifier qu’ils y louent un petit logement.
Au début de l’année 1849, François Arago, secrétaire perpétuel de l’Académie des
Sciences, appelle les inventeurs à présenter leurs machines aux concours organisés par
celle-ci. Cette répartition des rôles, entre « inventeurs » qui innovent et « savants » qui
évaluent, est une formule bien établie depuis le XVIIe siècle, qui se retrouvera encore
dans la fonction attribuée à la Caisse nationale des sciences en 1901, puis en 1915 à la
Direction des inventions intéressant la Défense nationale
46
.
Au vu d’une démonstration de l’Arithmaurel, les commissaires délégués par
l’Académie louent les qualités de l’instrument, tout en recommandant aux inventeurs de
le simplifier en vue « d’une fabrication montée en grand ». Ils le comparent
avantageusement aux autres machines connues à l’époque, dont le « piano arithmétique »
(Teclado Aritmético) présenté en 1847 par un!Basque espagnol, Policarpo de Balzola. Ils
concluent « qu’il peut aider le géomètre qui rencontre souvent de longs et fastidieux
calculs à faire ou à vérifier, qu’il pourra devenir très-utile et même usuel dans les maisons
de banque et de commerce, parmi les vérificateurs, les ingénieurs, etc., qui ont sans cesse
à multiplier des prix par des quantités, ou qui ont à effectuer des supputations
analogues
47
. » En conséquence, la commission fait imprimer la description de la machine
dans le Recueil des savants étrangers, recommande l’acquisition d’un exemplaire qui
serait mis à la disposition des académiciens dans la bibliothèque et accorde à Maurel et
Jayet un prix de Mécanique doté de 1 000 F
48
.
Haut lieu du calcul astronomique relevant de l’Académie des Sciences, le Bureau
des Longitudes entend peu après « quelques détails sur une machine à calculer inventée
par MM. Joyet et Morel » (sic). Cependant, si « la commission émet le vœu que
46
Liliane Hilaire-Perez, op. cit. Patrice Bret, L’État, l’armée, la science. L’invention de la recherche
publique en France (1763-1803), Presses Universitaires de Rennes, 2002. Yves Roussel, « L’histoire d’une
politique des inventions, 1887-1918 », Cahiers pour l’histoire du CNRS, 1989, n° 3, p. 46-47.
47
Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, tome XXVIII, n° 7, 1er
semestre 1849, p. 209-217. Le rapporteur est une sommité : Claude-Louis Mathieu, polytechnicien et
professeur d’analyse à l’X, membre de l’Académie des Sciences, astronome à l’Observatoire de Paris,
chargé de diriger les calculs et la publication annuelle de la Connaissance des Temps au Bureau des
Longitudes ; Mathieu est aussi le beau-frère d’Arago Claude-Louis Mathieu (1783-1875) », Livre du
Centenaire de l’École polytechnique, 1897, reproduit dans Bulletin de la SABIX,
http://www.sabix.org/bulletin/b5/mathieu.html).
48
Concours pour le prix de Mécanique, 1849-1850, Comptes rendus hebdomadaires des séances de
l’Académie des Sciences, séance du 16 décembre 1850, tome XXXI, p. 814-817.
19
l'Académie fasse l’acquisition d’une machine », le Bureau des longitudes n’achètera pas
d’Arithmaurel – pas plus d’ailleurs qu’aucun autre appareil de calcul à cette époque
49
.
La seconde étape importante de l’année 1849 est la nouvelle Exposition nationale
des produits de l’industrie agricole et manufacturière. Pour promouvoir leur machine,
Maurel et Jayet font imprimer une brochure destinée à être distribuée pendant
l’exposition, sous-titrée Rapport à l’Académie et opinions des journaux sur
l’Arithmaurel. L’introduction exprime sans fausse modestie la foi des deux inventeurs
dans leur génie :
« Réduire en mécanique une science qui réside toute entière dans l'entendement humain :
l’arithmétique : tel est le difficile et audacieux problème dont la solution a été vainement
cherchée depuis plus de trois cent ans par les hommes les plus éminents […]. Deux jeunes
Français viennent, après dix ans de ruineux et pénibles travaux, de résoudre ce problème
d’une manière vraiment prodigieuse. À l’aide de leur machine, l’enfant le plus étranger à
la science des nombres peut, en quelques tours de clé, donner le résultat des opérations les
plus compliquées de l’arithmétique avec autant de promptitude et de précision que les
Mondeux et les Mangiamolli [calculateurs prodiges fameux à l’époque]. Un résultat aussi
merveilleux, constaté par une commission savante et par la solennelle approbation de
l’Académie des Sciences, […] place l’Arithmaurel au nombre de ces inventions qui
marquent une époque, et dont la destinée est de traverser les siècles
50
. »
Le 17 mars 1849, un Arithmaurel est démontré devant l’un des jurys de
l’exposition. Les compétiteurs ne sont rien moins que l’Arithmomètre de Thomas et la
machine à différences des Suédois Scheutz père et fils, inspirée de celle de Babbage. Le
rapport est à nouveau très louangeur :
«Les machines à calculer laissaient beaucoup à désirer : elles exigeaient trop souvent le
concours de l’opérateur. MM. Maurel et Jayet ont cherché une meilleure solution avec une
grande persévérance : ils se sont efforcés de donner à toutes les parties de leur machine de
bonnes conditions de stabilité, et d’assurer l’exactitude et la sûreté de ses mouvements sans
le secours d’aucune espèce de ressort
51
. »
L’exposition se termine le 30 juillet 1849. Au cours de la cérémonie de clôture sur
les Champs-Élysées, le président de la République, le prince Louis-Napoléon Bonaparte,
confère la médaille d’or à l’Arithmaurel dans sa catégorie. Belle publicité, qui s’ajoute à
un article élogieux paru dans L’Illustration : le grand public cultivé ne peut plus ignorer
l’Arithmaurel. L’article de L’Illustration signale que la machine à 10 chiffres coûte
49
Communication de M. Largeteau au Bureau des Longitudes, 28 mars 1849. Pierre Mounier-Kuhn, « Les
machines à calculer au Bureau des Longitudes », dans L. Rollet et M. Schiavon (dir.), Le Bureau des
longitudes au prisme de ses procès-verbaux (1795-1932), Nancy, Presses Universitaires de Lorraine, 2020.
50
T. Maurel & J. Jayet, Rapport à l’Académie et opinions des journaux sur l’Arithmaurel. Cette brochure
de 44 pages reproduit in extenso le rapport de l’Académie des Sciences, ainsi que seize articles parus dans
treize journaux différents, y ajoutant quelques courriers de lecteurs.
51
Rapport du jury central sur les produits de l'agriculture et de l'industrie exposés en 1849, Tome II, p.
542-548, Imprimerie Nationale, 1850.
20
2 000 F et recommande que le gouvernement en commande une vingtaine, à répartir entre
les principaux ministères : cela créerait de l’emploi (problème vital en 1849 !) et
permettrait de réduire les coûts de production par effet d’échelle, en vue de conquérir le
marché des banques et des maisons de commerce
52
.
À son tour, en mars 1851, la Société d’encouragement pour l’industrie nationale
décerne à Maurel et Jayet le prix de mécanique de la fondation Montyon : 1 000 F, assez
pour financer la construction d’un nouveau prototype et le paiement des droits de brevets.
La dernière institution qui expertise l’Arithmaurel est l’administration des Ponts et
Chaussées. L’examen par une commission et l’envoi de son rapport au Ministre de tutelle
sont la procédure normale avant un achat éventuel par l’administration. Le rapport, rédigé
une fois de plus par Lalanne, donne une description de l’Arithmaurel plus précise et
pratique que celle des académiciens
53
. Sa conclusion est un éloge sans réserve sur le plan
technique.
« La machine à calculs présentée à l’administration par MM. Maurel et Jayet nous paraît
un des appareils les plus ingénieux et les plus parfaits qui aient jamais été imaginés. Le
mécanisme a ce caractère remarquable que, nonobstant son extrême complication, il n’offre
aucune des chances de dérangement ou de rupture qui se trouvent dans une foule de
machines plus simples et moins sujettes à dérangement en apparence. La manière d’opérer
est si simple qu'elle peut être apprise en quelques instants par un enfant, par une personne
d’une intelligence bornée, n’ayant aucune notion de calcul et sachant seulement lire les
nombres. Les opérations se font avec une rapidité telle quil ne faudrait pas moins de temps
pour en inscrire sur le papier toutes les phases supposées connues que pour les achever à
l’aide de la machine. Le prix est encore fort élevé, mais il baisserait sans aucun doute dans
une très forte proportion si le nombre des commandes était assez considérable. »
Dans cette conclusion on peut lire entre les lignes : la machine est très intéressante
mais encore trop chère et l’État n’achètera que si le prix baisse. Or pour que le prix baisse,
il faut fabriquer beaucoup. Maurel et Jayet sont pris dans ce cercle vicieux dont ils n’ont
pas les moyens de sortir, faute de capitaux
54
. Il vont donc bientôt se réorienter vers des
activités moins risquées, vers des innovations moins radicales.
Une génération plus tard, un jeune expert en calcul mécanique, Léon Bollée,
examinera l’Arithmaurel et portera ce jugement qui n’est pas suspect de conflit
52
« Nouvelle machine à calculer, par MM. Maurel et Jayet », L’Illustration, 321, vol. XIII, 24 avril
1849, p. 127-128.
53
Rapport n° 101 sur l’Arithmaurel, fait à M. le Ministre des Travaux Publics par MM. Combes,
inspecteur général des Mines, Michal, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées et Lalanne, ingénieur en
chef des Ponts et Chaussées, rapporteur, Annales des Ponts et Chaussées, tome VIII, 1854. Il est suivi de
l’extrait du Rapport n° 102 sur l’Arithmomètre.
54
L’article de l’abbé Moigno (art. cit.) déplore leur échec commercial et l’explique par le coût de
fabrication de cette machine très complexe, non par sa fragilité mécanique.
21
d’intérêts : « Somme toute il y avait beaucoup de bon dans cette machine, mais elle était
trop compliquée et surtout trop fragile
55
. »
Figure 8. Arithmaurel ouvert (Musée des Arts & Métiers). Un mécanisme beaucoup plus
complexe encore que celui de l’Arithmomètre, impliquant un coût de production très élevé.
Moins d’une dizaine d’Arithmaurels semblent avoir été fabriqués entre 1846 et
1855, essentiellement comme prototypes de démonstration, chacun comportant un
perfectionnement sur le précédent (la plupart sont conservés dans divers musées
d’Europe). C’est le même ordre de grandeur que la production des machines de Pascal
deux siècles plus tôt. Toutefois une fabrication de série a été tentée : fin 1850, on évoque
« 30 machines en construction dans l’un des premiers ateliers de la capitale
56
. » Vérité ou
publicité ? Il semble bien que les inventeurs-entrepreneurs ont envisagé un marché de cet
ordre de grandeur et lancé des fabrications de pièces détachées en conséquence.
Vraisemblablement sans attendre des commandes fermes.
Le 8 avril 1856, la société « T. Maurel, J. Jayet & Cie. » est dissoute – un an avant
l’expiration du brevet de base. Maurel est chargé de la liquider, de terminer les
Arithmaurels en cours de fabrication pour les vendre et de trouver acquéreur pour les
55
Lettre de Léon Bollée à Maurice d’Ocagne, 14 mars 1893, citée par Michel Mouyssinat, « Léon Bollée,
l’Edison français ».
56
CR hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, 16 décembre 1850, p. 817.
Arithmaurel de Maurel et Jayet Page 2 sur 25
Les tirettes dinscription portent gravés sur le dessus les chiffes de 0 à 9.
Le prototype de démonstration soumis à la  commission sur l'industrie des nations  était un
peu différent mais avaient exactement les mêmes fonctions:
1.3. Effectuer une multiplication simple
Pour distinguer une nouvelle opération de celle effectuée précédemment, on doit avant de
commencer ramener la machine à zéro.
Afin deffectuer une multiplication, on inscrit en premier le multiplicande (de
préférence le facteur le plus long) en positionnant les tirettes en haut du boîtier de façon
à amener en regard dun repère chacun des chiffres du multiplicande. Ensuite on inscrit
les chiffres du multiplicateur sur les cadrans ronds avec les 4 clés à oreille3.
Quand le multiplicande et le multiplicateur sont tous les deux inscrits, la multiplication
est terminée et le produit se lit sur les lucarnes du totalisateur. La commission de
lexposition note dans son rapport : Ce inrmen neige le concor de lopraer
qe por incrire le nombre  cest à dire sans quil soit nécessaire de connaître
l'algorithme de la multiplication.
En fait, après initialisation, le totalisateur affiche en permanence le produit des tirettes
par les cadrans. Contrairement aux modernes calculettes, larithmaurel na pas de
touche " = " pour lancer le calcul, pas plus dailleurs que de touche " × "
Si on omet de remette à zéro le totalisateur entre deux multiplications, on effectue facilement
des sommes ou différences de produits : a1  b1 ± a2  b2 ± a3  b3 .
1.4. Multiplication abrégée
Observez que les cadrans à aiguille portent deux fois la séquence 0 à 9. La
séquence de gauche est positive, celle de droite négative. Faire tourner
laiguille dans le sens direct (derorm) effectue des additions, et dans le
sens rétrograde (inirorm) des soustractions. Les valeurs des chiffres de
chaque cadrans { 9
, 8
, 7
, 6
, 5
, 4
, 3
, 2
, 1
, 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9} (on note
un chiffre négatif avec une barre au dessus " " 4 plutôt que précédé du
signe " " pour éviter la confusion avec lopération soustraction.).
3 1/5 de tour de la clé à oreille passe au chiffre suivant ou au précédent suivant le sens.
4 Ce signe diacritique   est un macron
22
brevets. Quelques machines inachevées, ainsi que des lots de pièces, seront conservées
longtemps et partiront finalement à la collecte de métaux en 1914.
Maurel et Jayet (ou seulement celui-ci ?) semblent avoir ensuite obtenu un emploi
dans l’administration des Poids et Mesures, comme vérificateurs adjoints dans la région
parisienne
57
. Peut-on voir dans ce recrutement une forme de soutien de l’État, via le
ministère du Commerce, aux inventeurs méritants ? Ou une situation leur permettant de
vivre décemment d’un travail correspondant à leurs qualifications, au cas où l’aventure
industrielle ne déboucherait pas ?
Maurel a déposé au total une dizaine de brevets dans divers domaines, dont la
pharmacie mais surtout l’horlogerie. Réinstallé rue du Parc-Royal à Paris, il réoriente
rapidement son activité dans un atelier fabriquant des pendulettes réveille-matin de
voyage, qu’il a brevetées et qui répondent mieux que l’Arithmaurel aux demandes
solvables de la civilisation industrielle naissante
58
.
Thomas semble alors se réveiller – sur tous les fronts, puisqu’il fonde
simultanément en 1843 une nouvelle société d’assurances, L’Aigle, absorbe d’autres
compagnies et invente divers produits financiers dans cette profession, il est bien
secondé par son frère, puis par son fils
59
. Alors qu’il avait été absent des expositions
industrielles depuis 1823, il présente à nouveau sa machine à l’Exposition des produits
de l’industrie nationale tenue aux Champs-Elysées fin 1844. L’Arithmomètre y reçoit une
mention honorable, mais n’est pas cité dans le guide des objets remarquables de
l’exposition. La machine de Roth, elle, y figure après avoir été couronnée par le jury qui
lui décerne la médaille de bronze.
Aiguillonné par ce défi, Thomas perfectionne son arithmomètre pour le rendre plus
fiable et plus simple. Sans doute en a-t-il besoin, comme assureur, pour calculer des tables
57
Maurel et Jayet-Dauphiné auraient été nommés vérificateurs adjoints des poids et mesures,
respectivement pour les 10e et 11e arrondissements de Paris et pour l’arrondissement de St.-Denis. Ces
nominations restent à préciser, leurs dates mêmes étant incertaines. Si, comme l’affirme l’abbé Moigno,
elles sont dues au prince-président et à Falloux, éphémère ministre de l’Instruction publique en 1849, elles
datent au plus tard de 1850, alors que tous les espoirs étaient encore permis à l’Arithmaurel. La vérification
des poids et mesures était particulièrement importante depuis 1794, pour accompagner la substitution du
système métrique aux anciennes unités. Schwilgué avait lui aussi exercé cette fonction, assez mal payée, à
Sélestat de 1808 à 1825 (Charles Schwilgué, op. cit., , p. 21-22).
58
Le Dictionnaire des horlogers français (Paris, Tardy, 1971-1972) consacre une notice à Maurel,
énumérant ses brevets de pendules et signalant qu’il dépose en 1877 sa marque, qui rappelle ses principales
distinctions : médaille d’or et prix Montyon. L’Arithmaurel, faute de succès commercial, fournit donc à
l’horloger un label de qualité technique. Toutefois, en 1860, Maurel dépose encore un nouveau brevet de
15 ans pour une machine à calculer.
59
Le groupe d’assurances « Soleil-Aigle », nationalisé en 1946, fusionnera avec « La Nationale » et
donnera naissance au GAN en 1968.
23
actuarielles
60
. Son arithmomètre de 1822 avait été construit par un horloger parisien,
Devrine. Vingt ans plus tard, Thomas, qui n’est pas mécanicien, trouve un nouveau
fabricant assez qualifié pour prendre le projet en mains et réaliser une machine
profondément renouvelée : le jeune ouvrier Piolaine, fils d’un horloger de Neuilly
61
. Les
relations ne sont pas faciles et après un différend, Piolaine part travailler en Angleterre.
Thomas prend un autre sous-traitant, mais ni celui-ci, ni la machine ne donnent
satisfaction (la situation ressemble beaucoup aux difficultés rencontrées deux siècles plus
tôt par Blaise Pascal). Thomas se résout à faire revenir à ses frais Piolaine d’Angleterre.
En juillet 1848, la nouvelle machine est finalement prête à l’emploi. Elle est « le fruit de
trente années de travail et de veilles » et « plus de cinquante mille francs ont été dépensés
par l’auteur pour les nombreux essais qu’il a fait faire »
62
.
Figure 9. Arithmomètre de Thomas offert au tsar Nicolas I, modèle 1850 « haut de gamme » à 16
chiffres. De la taille d’une petite valise, elle se transporte asses facilement et n’occupe que la
moitié d’une table de travail. (photo Valéry Monnier/www.arithmometre.org)
60
C’est ce qu’affirmera son successeur, L. Payen, dans L’Industrie française des instruments de précision,
catalogue publié par le Syndicat des constructeurs en instruments d’optique et de précision, 1901, p. 185-
187.
61
Le Dictionnaire des horlogers français indique une véritable dynastie Piolaine, horlogers depuis le
XVIIIe siècle, dont celui de Neuilly actif en 1838. Il localise aussi un Devrine dans la galerie Vivienne, à
Paris, mais en 1870, sans plus de précisions.
62
Thomas lui-même a résumé ses mésaventures industrielles dans le texte de son brevet du 25 avril 1849
(n° 8282), précisant que ni lui, ni son fils n’avaient les compétences pour construire la machine. Les mêmes
précisions sont données dans un article de L’Illustration, n° 347, 20 octobre 1848.
24
Ce qui lui permet en 1849 de reprendre un brevet et de récupérer quinze ans de
protection
63
. En 1849, nouvelle exposition nationale à Paris. L’Arithmomètre y reçoit une
médaille d’argent, mais est éclipsé par l’Arithmaurel de Maurel et Jayet, médaille d’or –
Arithmaurel qui devient la bête noire de Thomas. Agacement supplémentaire, un certain
Dutel est venu de Lyon présenter lui aussi un appareil nommé arithmomètre
64
.
Même demi-victoire à l’exposition universelle de Londres en 1851, le premier
prix est décerné à la calculatrice d’un horloger de Varsovie, Israël Abraham Staffel, déjà
récompensé dans l’empire russe.
Cependant la SEIN lui décerne une médaille d’or. Le rapport commence par
rappeler que toutes les aides au calcul inventées depuis les logarithmes de Neper servent
essentiellement à gagner du temps et à réduire la fatigue intellectuelle. Il analyse les
améliorations apportées par Thomas à sa machine, qui permettent notamment de vérifier
un calcul en le refaisant à l’envers. Il souligne son utilité pour le commerce ou la banque,
l’on doit sans cesse multiplier des quantités par des prix ou établir des comptes
d’intérêts, comme pour « les vérificateurs et les ingénieurs » ou le calcul des tables
numériques de toutes sortes. Les tests de performances montrent que l’arithmomètre
effectue divers types d’opérations sur de grands nombres en un temps record, quelques
dizaines de secondes. Les simplifications techniques ont d’ores et déjà permis à M.
Thomas de faire construire « un assez grand nombre de machines de 20 et 16 chiffres »
65
.
De fait, on a très tôt le point de vue d’un utilisateur
66
. En 1853, la Société
d’émulation des Vosges entend l’un de ses membres, ingénieur en chef du département,
expliquer les mérites de l’arithmomètre. Il connaît bien cet instrument pour l’avoir utilisé
depuis un an et avoir vu ses subordonnés l’employer facilement. Au-delà de ses avantages
pratiques et de son ingéniosité, c’est le principe même de la machine à calculer qui lui
paraît remarquable : de même que les premières locomotives ont excité la surprise des
observateurs qui les appelaient chevaux de fer, machines vivantes, l’arithmomètre est
surprenant car c’est une «
machine intelligente
». Il permet d’effectuer des opérations
inaccessibles aux règles à calcul, abaques et tables logarithmiques : ces produits sont donc
63
Brevet 8282 du 25 avril 1849 (la loi du 5 juillet 1844 permettait de prendre un nouveau brevet
principal au lieu d’un brevet de perfectionnement ou d’addition) : Description de l’Arithmomètre, machine
à calculer inventée et perfectionnée par Charles-Xavier Thomas (de Colmar), demeurant à Paris, 13 rue du
Helder. http://www.arithmometre.org/Brevets/PageBrevet1849FR.html
64
Rapport du jury central sur les produits de l’agriculture et de l’industrie exposés en 1849, p. 541-552.
Le rapport signale que l’arithmomètre « n’a jamais été dans le commerce » à cette date.
65
M. Benoît, « Rapport, au nom du comité des arts mécaniques, sur l’arithmomètre perfectionné inventé
par M. Thomas de Colmar », Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, Paris,
Bouchard-Huzard éd., mars 1851, p. 113-123.
66
M. Lemoyne, « Mémoire sur la machine à calculer dite arithmomètre de M. Thomas de Colmar »,
Annales de la Société d’émulation des Vosges, Tome VIII, 2e cahier, 1853, p. 144-164. Il évoque, p. 158,
les 37 inventions d’instruments de calcul depuis 1624 (règle à calcul de Gunther) jusqu’en 1840.
25
loin d’être entièrement substituables. L’arithmomètre est, de plus, fiable, robuste et
facilement réparable par un bon horloger local.
Le rapport se termine par d’intéressantes considérations d’ordre économique. Le
prix d'un arithmomètre moyen (à 12 chiffres) est de 300 francs, environ trente fois le prix
d’une table de logarithmes, ce qui est trop cher et nuit à sa diffusion
67
. M. l’ingénieur en
chef nous détaille ses pratiques de calcul :
« C’est tout au plus si trois à quatre fois par an je me sers des tables, tandis que
c’est trois à quatre fois par semaine que je me sers de l’arithmomètre, bien que cependant
je n’y aie recours que pour les opérations un peu longues ; que j’emploie souvent la règle
à calcul, et que plus souvent encore je calcule à la plume. Le rapport d’utilité serait,
d’après cette expérience personnelle, d’environ 1 à 50. »
Mais, poursuit-il, des masses de gens trop peu instruits pour utiliser une table de
logarithmes pourraient facilement employer une machine à calcul. S’il existe en France
100 000 tables de logarithmes, le marché potentiel des arithmomètres pourrait être d’un
million ! Projection qui n’a rien d’extraordinaire, si l’on songe qu’il y a 10 millions de
pendules dans le pays. « Nos habitudes de sociabilité », ajoute-t-il, tendent d’ailleurs à
introduire toujours plus le calcul dans les habitudes de la vie : « Peut-être qu’avant un
siècle chacun tiendra des livres de comptabilité. » En attendant, si l’on parvenait à réduire
le prix d’un arithmomètre à 100 francs, on pourrait en vendre au moins 10 000.
L’auteur ne mentionne l’Arithmaurel que pour souligner qu’il emploie le même
mécanisme de base que l’Arithmomètre. Ce qui renforce mon impression que Thomas lui
a confié une machine à l’essai en échange d’un rapport louangeur. On éprouve même le
sentiment que les derniers paragraphes sont la trace d’une conversation entre les deux
hommes sur les avantages économiques de l’Arithmomètre et les perspectives d’avenir
des machines à calculer.
C’est alors, au début des années 1850, que Thomas commence à produire et à
promouvoir sérieusement son invention. Il distribue des arithmomètres dédicacés à des
personnalités scientifiques et aux souverains d’Europe, obtient titres nobiliaires et
décorations, lance une campagne publicitaire, dépose ses brevets en Belgique et dans
l’empire britannique
68
. La machine est bientôt exportée, comme l’atteste la présence d’un
arithmomètre à 10 chiffres portant le n° 185 au Technisches Museum de Vienne.
67
Pour donner un ordre de grandeur, 1 franc au milieu du XIXe siècle correspondait à environ 3 euros
actuelsla vie étant alors moins chère. 300 F représentaient cent jours de salaire moyen d’un ouvrier ou le
prix d’achat d’un vélocipède.
68
Cette suite de demi-victoires et les efforts de Thomas pour promouvoir sa machine sont bien analysés
par Stephen Johnston, « Le spectacle du calcul », Revue du Musée des Arts et Métiers, juin 1998, 23,
p. 24-32.
26
L’arithmomètre reçoit en 1854 l’approbation de l’Académie des sciences, et son
inventeur, une lettre de félicitations de l’astronome Le Verrier. Thomas offre d’ailleurs
un exemplaire dédicacé à l’Académie, coupant l’herbe sous le pied de Maurel et Jayet…
La même année 1854, un article de l’abbé Moigno dans sa revue Cosmos apporte une
précision importante : depuis quatre ans, Thomas a fait fabriquer 50 machines à 16
chiffres et 200 machines à 10 chiffres.
Figure 10. Arithmomètre Thomas dédié au roi du Portugal (1853) (photo Deutsches Museum).
Une telle machine à 10 chiffres peut calculer des produits jusqu’à 10 milliards.
Le grand coup est frappé en 1855 à l’exposition de Paris : Thomas exhibe aux yeux
du public ébloui un Arithmomètre géant (2 m de long), décoré d’une riche ébénisterie
dans le style Napoléon III le plus pur – si l’on ose dire – et surtout assez performant pour
fournir des résultats de 30 chiffres. Aucune autre machine au monde ne peut y prétendre.
De plus en plus fiable, l’arithmomètre devient performant dans les divisions et les
extractions de racines. Thomas a ajouté un automatisme, un compte-tours évitant à
l’utilisateur de compter le nombre de tours de manivelle nécessaires à une division ou à
une multiplication.
Thomas semble aussi décidé à discréditer ses rivaux par tous les moyens. La même
année 1855 paraît une Histoire des nombres et de la numération canique, rédigée par
un publiciste, Jacomy-Régnier, qui s’est visiblement bien documenté sur le sujet
69
. Le
69
Jacomy-Regnier, Histoire des nombres et de la numération mécanique, Paris, Chaix, 1855, 102 p. C’est
une bonne encyclopédie, pour l’époque, de l’histoire des machines à calculer, fondée sans doute sur les
27
principal apport de cette brochure, vraisemblablement de commande, est une biographie
à la gloire de Thomas, qui le situe dans la lignée des grands innovateurs en mathématiques
et offre, à la troisème personne, son récit de son parcours. Au passage ce petit livre
explique que l’Arithmaurel, malgré tous ses mérites, ne fait que reprendre le principe de
l’Arithmomètre inventé 25 ans plus tôt ; et que son coût « énorme » est aussi dissuasif
que sa fragilité : les pièces mobiles sont montées sur des pignons d’horlogerie trop fins
pour résister aux efforts de trains d’engrenages et d’une manivelle. Ces arguments, que
l’on peut supposer inspirés par Thomas, ont un impact immédiat sur la réputation de
l’Arithmaurel et se retrouveront dans diverses publications ultérieures, dont celles de
Maurice d’Ocagne.
Arrêtons-nous un moment sur ce livre qui supplée aux mémoires que Thomas n’a
pas écrites. L’ouvrage est une glorification quasi-baudelairienne du génie inventif, qu’il
situe au-delà « de la raison, de l’imagination et de la science ». Il commence par des
considérations philosophiques sur l’invention mathématique dans l’histoire des
civilisations, puis résume le parcours de l’inventeur-entrepreneur Thomas en insistant sur
son souci permanent d’améliorer sa machine, géniale dès l’origine. Il affirme que, de
1821 à 1855, Thomas aurait consacré 300 000 F à perfectionner et à simplifier
l’Arithmomètre, bien conscient qu’il lui faudrait beaucoup d’argent pour en réussir la
commercialisation (façon de signaler aussi à ses concurrents moins riches qu’ils n’ont
aucune chance)
70
. Il mentionne le constructeur polonais Staffel, primé à l’exposition de
Londres en 1851, soulignant que sa machine utilise elle aussi les cylindres dont
l’Arithmomètre a la primeur. Il cite longuement les rapports d’experts de 1851 et de
1853 : performances de l’arithmomètre, utilité décisive pour le calcul des tables
numériques, marché potentiel d’au moins 10 000 machines à condition de vaincre deux
obstacles : « la routine et l’incrédulité ».
Thomas est donc parvenu à amorcer un cercle vertueux de propagande, où experts
et publicistes se citent mutuellement dans un harmonieux concert de louanges entonnées
en canon. L’ouvrage nous fait part enfin d’une réflexion d’ordre stratégique, émanant
certainement de Thomas lui-même : les distinctions et les médailles sont, au fond,
rapports précédents de la SEIN et sur les connaissances de Thomas. L’ouvrage se termine par une phrase
assez ironique sur les publicistes payés pour emboucher l’antique trompette de la Renommée : un aveu en
forme de clin d’œil. Jacomy-Regnier s’était fait connaître en 1839 en publiant
Code moral du mariage, ou
les Secrets de la félicité conjugale
.
70
On n’a pas de détail sur ce que couvre cette somme considérable de 300 000 F. Si on en soustrait le
chiffre de 50 000 F cité plus haut, ce sont 250 000 F qui ont été investis pendant les six dernières années.
N’incluent-ils pas la mise en fabrication des 250 arithmomètres, signalée par l’abbé Moigno ? Ils couvrent
certainement les frais de brevets et les dépenses de
marketing
. Pour indiquer un ordre de grandeur, l’achat
du château de Maisons-Laffitte a coûté 170 000 F à Thomas. L’installation du télégraphe électrique Paris-
Lille est budgétée à la même époque pour 400 000 F ; cette somme est aussi le coût de la machine de
Babbage estimé par
l’Académie des Sciences (Comptes rendus hebdomadaires, 1er semestre 1849, p. 211).
28
préjudiciables à l’inventeur car, même si elles le font connaître, elles donnent le sentiment
au public que l’inventeur en est assez récompensé, alors que ce qui importe réellement
est le succès commercial.
L’issue de cette course à l’innovation est paradoxale. Une fois de plus, la médaille
d’or de l’exposition est offerte à un rival plus profondément innovant : la remarquable
machine à différences des Suédois Scheutz, inspirée de Babbage. Mais ce n’est qu’un
succès d’estime. Thomas obtient une mention honorable, ex-aequo avec l’Arithmaurel de
Maurel & Jayet et avec un polytechnicien, Mannheim, qui expose une règle à calculs
71
.
Le jury de l’exposition souligne que ces machines sont encore très peu répandues dans le
commerce, mais que l’Arithmomètre « pourra être livré à bon marché ».
Figure 11. Thomas de Colmar vers 1840 (château de Maisons-Laffitte).
Désormais, la carrière industrielle et commerciale de l’arithmomètre est bien
engagée. Elle durera plus d’un demi-siècle. On peut dire que Roth, le premier, a stimulé,
voire créé le marché qui est bientôt devenu plus exigeant : d’où le succès ultérieur des
arithmomètres, nettement plus chers que l’additionneur, mais seuls au monde capables
71
http://cnum.cnam.fr/CGI/fpage.cgi?8XAE53/493/100/1664/0/0 : prince Napoléon-Joseph Bonaparte
(dir.),
Exposition universelle de 1855. Rapports du jury, Arts de précision
, Paris, Imprimerie impériale,
1856, p. 405.
29
des quatre opérations pour un prix abordable. Ce qui leur ouvre une clientèle plus vaste,
notamment celle du calcul scientifique. Thomas nourrit de très amples ambitions : au-
delà des « grandes académies et des grandes maisons de banque », qui emploient déjà la
machine, il vise une clientèle bien plus large : « les facultés, les collèges, les séminaires,
les écoles, les commerçants, les industriels, les ingénieurs de tous les ordres
72
», bref
quiconque enseigne ou utilise le calcul.
Si son usage se répand d’abord lentement, c’est dû à la fois à son prix relativement
élevé et à des craintes d’ordre psychologique : cette machine ne risque-t-elle pas de « se
déranger et de commettre des fautes » ? ne fait-elle pas double emploi avec la règle à
calcul ? son emploi n’exige-t-il pas un apprentissage trop long ? l’utilisateur ne devient-
il pas ensuite trop paresseux, voire inapte au calcul mental ? Un utilisateur chevronné
réfute ces craintes : l’arithmomètre n’attire « aucune critique, même injuste » et convaint
ses utilisateurs par son exactitude, sa rapidité, sa facilité d’emploi, la qualité de sa
construction
73
.
Thomas a-t-il vraiment vendu beaucoup de machines dans la période 1850-1858 ?
Fortuné, recherchant la notoriété, il en a vraisemblablement plus offert que vendu. C’est
ce que sous-entend le publiciste Jacomy-Régnier, à la fin de son ouvrage, en signalant
que Thomas veut désormais investir non plus dans l’amélioration technique, mais dans la
diffusion de sa machine
74
. Ce qui lance ensuite l’arithmomètre sur le marché, c’est à la
fois sa qualité technique sans précédent et la demande croissante sous le Second Empire.
Comme le souligne Valéry Monnier, Thomas étant riche (il a racheté en 1850 le château
de Maisons-Laffitte à la princesse Ney de la Moskowa, fille du banquier Laffitte qui
semble avoir été son associé
75
), il a eu les moyens de jouer avec sa passion, de développer
son produit sur plusieurs décennies et de tenir la durée sur un marché naissant – ce qui
était hors de portée de Maurel et Jayet. À sa mort en 1870, il laisse 230 machines en stock
(valeur estimée à 43 000 F) sur environ un millier construites. Stock énorme qui aurait
72
Jacomy-Regnier, ibid., p. 100.
73
G.-A. Hirn, « Notice sur lutilité de larithmomètre et de l’hydrostat », Annales du Génie civil : recueil
de mémoires sur les mathématiques pures et appliquées, 1863, p. 113-117 & 154-164. Physicien et
ingénieur civil, Hirn explique qu’il a acheté un arithmomètre fin 1855 pour se décharger de ses épuisants
calculs et qu’il en est très satisfait. Il le compare à la règle à calcul, concluant que ces deux instruments
sont complémentaires. Il expose, en annexe, des possibilités d’opérations plus étendues que celles prévues
dans les Instructions de Thomas.
74
Jacomy-Regnier, ibid., p. 100. En témoigne l’impressionnante liste d’articles de journaux et de modes
d’emploi publiés, listés et numérisés dans http://www.arithmometre.org/Bibliotheque par exemple M.
L’Epervier du Quennon, « L’arithmomètre Thomas »,
Journal des armes spéciales et de
l’É
tat-Major :
recueil scientifique du Génie, de l’Artillerie, etc.
, Paris, Jean Corréard éditeur, 1863.
75
Sur Laffitte, voir Jacques Marec (dir.), Le Banquier Jacques Laffitte. 1767-1844, Actes du Colloque du
13 octobre 2007, Bulletin de la Société des amis du Château de Maisons, 2008, no 3.
30
coulé une entreprise qui n’aurait pas eu d’autres revenus. Or la fortune de Thomas est
alors évaluée à 20 MF…
L’Arithmomètre de Thomas reste imbattable pendant plusieurs décennies. Il est
capable d’applications nombreuses, à la fois dans les opérations simples et dans les
opérations complexes comme les formules algébriques (constructions, cubages, devis
estimatifs…) ; associé à des tables trigonométriques, il « dispense de l’emploi des
logarithmes, ce qui permet de confier les calculs les plus compliqués à de simples
manœuvres ». Le calcul le plus long, 99 999 999 au carré prenait une minute en 1851, 24
secondes en 1879. Sa commodité d’emploi motive son acquisition par de nombreux
observatoires comme ceux de Paris (dirigé par Le Verrier), de Toulouse et de Cambridge.
Parmi les autres utilisateurs figurent l’artillerie (Terre et Marine), les assurances bien sûr
(calcul de tables actuarielles), les magasins du Louvre, l’École des Ponts et Chaussées,
l’École Polytechnique.
En Angleterre, le General Register Office (GRO), fondé au milieu du XIXe siècle
pour prendre en charge l’état-civil, s’occupe en outre des recensement décennaux,
d’analyses statistiques et de calculs de tables pour les assurances. En 1857, il finance la
construction de la machine à différences des Scheutz, primée à l’exposition universelle.
Ce n’est qu’au début des années 1870 qu’il s’intéresse à l’arithmomètre, dont il acquiert
trois exemplaires en 1873. Ceux-ci sont loin de donner satisfaction : bruyants, peu fiables,
ils exigent souvent des réparations ; peut-être seraient-ils de meilleure qualité s’ils étaient
construits par des Britannniques, suggère l’un des responsables du GRO
76
. Ce qui sera
fait une décennie plus tard, sans amélioration radicale de la fiabilité. Cependant d’autres
utilisateurs anglais apprécient hautement la machine française et son vaste champ
d’applications, indiquant que le seul point fragile réside dans les ressorts qui parfois
sautent ou cassent, incidents facile à réparer
77
. Leurs appréciations sont, dans l’ensemble,
identiques à celles des primo-utilisateurs français.
76
Doron Swade, op. cit., p. 36-39.
77
Thomas T.P. Bruce Warren et alii, « On the application of the calculating machines of M. Thomas de
Colmar to electrical computations », Journal of the Society of Telegraph Engineers, Meeting held on
Wenesday, April 10th 1872, p. 141-169. L’un des intervenants explique que son service utilise six
arithmomètres depuis de longues années et y a effectué plus d’un demi-million de calculs. Un colonel du
Grand Trigonometrical Survey of India estime que la machine rendrait aussi de grands services en Inde, si
l’on n’y disposait pas déjà d’une main d’œuvre de calculateurs à bas salaires.
31
Figure 12. Production d’arithmomètres Thomas 1865-1879 (Valéry Monnier).
En 1879 le colonel Sebert, rapporteur sur un nouveau modèle d’arithmomètre pour
la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN), où il semble avoir pris le
relais de Lalanne comme expert, tente de quantifier la production passée : 500 machines
« de modèles fort différents » de 1821 à 1865 ; 1 000 machines nettement plus
standardisées de 1865 à 1878, période où la production a atteint 100/an. 60 % sont
exportées, l’Arithmomètre n’ayant pratiquement pas de concurrents dans le monde. Le
modèle 1878 semble avoir été fabriqué à un millier d’exemplaires, lui aussi. Le haut de
gamme, la machine à 16 chiffres, se vend 500 F :
« C’est un prix peu abordable… Si la fabrication de ces machines était installée dans
des conditions industrielles, elles pourraient facilement être vendues moitié prix. »
78
conclut le colonel Sebert, reprenant une remarque publiée 16 ans auparavant par
Hirn. On peut en déduire que les conditions artisanales de fabrication ont peu évolué
depuis une vingtaine d’années, Thomas et ses successeurs se contentant d’améliorer
techniquement les machines et d’augmenter incrémentalement la capacité de production
de l’atelier, mais n’étant pas aiguillonnés par une concurrence ou par le besoin de mieux
rentabiliser leur activité.
Les numéros de série des machines permettent de confirmer les ordres de grandeur
indiqués dans le rapport Sebert à la SEIN. Les premiers numéros de série, ainsi que les
premières notices d’utilisation, sont apparus en 1852 dans le cadre de la société Hoart &
Cie. Un arifmometr Thomas conservé au Musée Polytechnique de Moscou porte le n° 979
et la date 1873. Il faut y ajouter l’ultime modèle (1878), dont les numéros de série suivent
78
Hippolyte Sebert, « Rapport, au nom du Comité des Arts économiques, sur la machine à calculer dite
Arithmomètre, inventée par Thomas (de Colmar) et perfectionnée par Thomas de Bojano », Bulletin de la
Société d’encouragement à l’industrie nationale, août 1879. Le colonel Sebert (X 1858), officier
d’artillerie, est un spécialiste des instruments de mesure et d’enregistrement. Promoteur de l’esperanto, il
participera à la création de l’Office international de bibliographie à Bruxelles. Sur le rôle de Sébert, voir
aussi Martina Schiavon, op. cit.
32
ceux du type 1865 ; un exemplaire daté de 1887, conservé à l’IREM de Clermont-
Ferrand, porte le n° 2323. Cependant le comptage doit être corrigé par le fait que le
constructeur a sauté du 200 au 500 dans les numéros de série : l’arithmomètre n° 1 000
est donc le 700e fabriqué
79
. Le Musée national des Douanes, à Bordeaux, possède deux
arithmomètres (n° 3180 et 5518), construits par la maison parisienne L. Payen. La
production semble donc avoir dépassé les deux milliers d’exemplaires vers 1880 – et elle
ne s’arrête pas là.
Les constructeurs sont successivement Thomas de Colmar et son fils Thomas de
Bojano, qui sous-traitent à l’horloger de Neuilly déjà mentionné, Piolaine
80
. Hélas celui-
ci meurt de maladie dès 1848 et il est difficile de trouver un successeur aussi qualifié.
Thomas de Colmar rencontre en 1850 un partenaire pour fonder une société en
commandite par actions, Hoart & Cie, rue du Helder à Paris (le 13-15 rue du Helder étant
le siège de la compagnie d’assurance « Le Soleil »), au capital de 1 MF dont il détient
60 %
81
. Hoart est son fondé de pouvoir et semble gérer les brevets. C’est dans ce cadre
que démarre la production en série. Hoart publiera vers 1870 un feuillet publicitaire
indiquant que les arithmomètres Thomas sont en vente dans plusieurs magasins à
Bruxelles, Amsterdam, Londres, Barcelone et Vienne. Cette société semble disparaître
peu après la mort de Thomas de Colmar en 1870. Un atelier de production paraît avoir
été aussi installé au nouveau siège de la société d’assurances construit en 1868, 44-46 rue
de Châteaudun. L’inventaire de 1870 révèle l’équipement d’un bon atelier d’artisan :
« cinq tours, trois machines à percer, un gros découpoir, une machine à fraiser, un tour à
décolleter, cinq établis en chêne avec 14 étaux, une forge et enclume, etc. », plus un stock
de 850 kg de cuivre, le total étant estimé à 46 844 F
82
.
Le fils de l’inventeur, Thomas de Bojano, reprend l’affaire jusqu’à sa propre mort
en 1881, le petit-fils lui succédant jusqu'en 1887. L’atelier se transfère entre temps au 16
rue de la Tour-des-Dames, où une exposition permanente de machines, sans doute animée
par un démonstrateur, attire les clients.
La suite est prise par Louis Payen, ingénieur mécanicien de grand talent qui
collaborait depuis longtemps avec Thomas et n’a cessé de perfectionner la machine,
79
Le Deutsches Museum, à Munich, possède les n° 118 (construit avant 1858) et 1494.
80
R. Ligonnière, Préhistoire et histoire des ordinateurs, Paris, Laffont, 1987.
81
L’adresse de cette société, 13 rue du Helder à Paris, semble être aussi le domicile parisien de Thomas.
Elle se situe dans le quartier, très chic à l’époque et en pleine modernisation, de la Chaussée-d'Antin et du
boulevard des Italiens. Il est peu probable qu’un atelier y fût installé. L’adresse ultérieurement indiquée sur
les brevets, 27 rue Clausel, est dans le même quartier. On ne sait rien de Hoart, qui ne figure pas dans le
Dictionnaire des horlogers français. Vraisemblablement un commerçant ou un agent de brevets ?
82
Inventaire après décès de C.-X. Thomas de Colmar, dressé le 21 mars 1870 par Me Joseph Lavoignat
(Minutier central des notaires parisiens, Archives Nationales, ET/CIX/1218).
33
prenant plusieurs brevets à partir de 1865
83
. C’est alors que la gamme des arithmomètres
s’est définie durablement en trois modèles, à 12, 16 et 20 chiffres. On peut supposer que
la firme réalise ainsi des économies de gammes, élaborer plusieurs produits avec les
mêmes composants de base favorisant la baisse du coût global de production. En revanche
les économies d'échelles restent faibles, les séries fabriquées étant trop modestes pour
permettre une baisse significative des coûts unitaires, faute aussi d’innovation importante
dans la conception des mécanismes.
En 1888, Payen reprend à son compte les ateliers du 44 rue de Châteaudun, il
travaillait depuis deux décennies, et commence à marquer les arithmomètres de son
propre nom. Il continuera à perfectionner ceux-ci pour afffronter la concurrence
émergente – un modèle haut de gamme à 20 chiffres est commercialisé dès les années
1870. La production d’arithmomètres semble être l’activité exclusive de son entreprise.
Stephen Johnston a mené une enquête systématique sur les prix des arithmomètres,
en francs et en livres sterling, fondée notamment sur des archives de clients en Europe et
en Amérique, qui donnent souvent une information plus juste que les documents
publicitaires d’un constructeur. En 1856 la revue Cosmos donne les prix des
arithmomètres à 10 chiffres, 250 F, et à 16 chiffres, 500 F. Deux décennies plus tard, un
rapport sur l’Exposition universelle de Paris en 1878 signale que « Le prix de ces
appareils, donnant un produit de 12 à 20 chiffres, varie de quatre à huit cents francs,
somme bien peu importante quand l’on constate l’économie de temps et d’argent réalisée
par leur emploi »
84
. L’impression générale est que les prix ne baissent pas sur la longue
durée et que l’augmentation de la production n’entraîne pas d’économie d’échelle. Ce qui
peut s’expliquer parce que l’arithmomètre ne change pas fondamentalement dans sa
conception et dans ses procédés de fabrication, mais s’améliore régulièrement : il y a
surtout progrès de la qualité avec hausse de prix proportionnelle. Payen investit dans des
moyens de production supplémentaires : machines à fraiser, à reproduire, à tailler les
engrenages, qui permettent de répondre à la demande croissante.
L’extension du système décimal dans les mesures à l’Europe continentale, à
l’Amérique et aux empires coloniaux, ainsi qu’au Japon, favorise la diffusion des
arithmomètres. Ceux-ci continuent d’obtenir prix, médailles et distinctions dans les
expositions du monde entier. La machine est copiée, avec ou sans licence (les brevets de
base étant expirés), par divers fabricants germaniques ou britanniques.
83
Franck Marcelin, qui n’est pas toujours absolument fiable, indique que « Léon Payen reprit en 1870
l’atelier de Thomas pour la fabrication de l’arithmomètre, 44 rue du Château d’eau [au lieu de Châteaudun],
et 16 rue de la Tour-des-Dames pour les ateliers. » (F. Marcelin, op. cit.). Il faudrait éclaircir cette dualité
d’adresses : déménagement, ou fabrications complémentaires ?
84
Stephen Johnston, “The price of the arithmometer”, en ligne sur http://www.arithmometre.org/.
34
Le premier est Arthur Burkhardt, ingénieur mécanicien expérimenté qui fonde en
1878 son entreprise, qualifiée de Erste Deutsche Rechenmaschinenfabrik, à Glashütte
(Saxe) et produit ses premiers Arithmometer pour l’office statistique de Prusse, lequel
possède déjà six machines Thomas. Burkhardt exprime nettement la vocation nationaliste
de son entreprise : il s’agit de bouter hors du Reich les fins de série de la France vaincue
85
.
En attendant, il les répare : la petite firme de Burkhardt commence par assurer ses revenus
par la maintenance d’arithmomètres d’origine française, par la production de compte-
tours pour diverses machines, autant que par la fabrication de ses propres arithmomètres
sur commande. La demande augmente fortement avec l’instauration par Bismarck des
assurances sociales (1883). Quinze ans après sa fondation, la Erste Deutsche
Rechenmaschinenfabrik aura dépassé les 500 arithmomètres produits
86
.
Figure 13. Burkhardt Arithmometer (1879) (photo Arithmeum de Bonn).
Vers 1880, arithmomètre, arithmometer en anglais ou arifmometr en russe
(арифмoмetр) est pratiquement devenu un nom commun, usité pour toutes les
calculatrices numériques de bureau. Le Dictionnaire encyclopédique et biographique de
l’industrie et des arts industriels consacre à la machine de Thomas une longue notice
technique détaillée et illustrée, recommandant l’adoption de cet outil de productivité
87
.
Les copies se multiplient hors de France. En 1884, l’ingénieur anglais Samuel Tate
brevette un modèle amélioré d’arithmomètre et le met en production dans la maison
85
H. Petzold, op. cit., p. 105-106.
86
H. Petzold, op. cit., p. 108, tient une partie de ces détails de Franz Reuleaux, Die sogenannte
Thomassche Rechenmaschine, für Mathematiker, Astronomen, Ingenieure, Finanzbeamte, Versicherungs-
Gesellschaften und Zahlenrechner überhaupt, Leipzig, 1892 titre qui indique bien l’étendue des
applications de l’arithmomètre, tout en sous-entendant que l’invention essentielle remonte à l’Allemand
Leibniz.
87
E.-O. Lami (dir.), Dictionnaire encyclopédique et biographique de lindustrie et des arts industriels,
Paris, Librairie des dictionnaires, 1881, p. 270-274.
35
londonienne C. & E. Layton, qui apportera à son tour des perfectionnements. Des essais
comparatifs sont réalisés pour le Trésor qui adopte cette machine
88
. En 1895, deux
anciens techniciens de Burkhardt créent une entreprise concurrente, toujours à Glashütte,
pour développer des modèles innovants de l’arithmomètre sous la marque Saxonia ;
12 000 exemplaires seront vendus en vingt ans
89
. Une fabrication est aussi lancée à
Vienne en 1908-1915 par la Bunzel-Delton-Werk Fabrik, ce qui montre que le produit
n’est pas encore jugé dépassé
90
. Plus de quinze firmes feront des arithmomètres plus ou
moins améliorés, sous divers noms, au début du XXe siècle. Et l’on déposera encore des
brevets de perfectionnement dans les années 1920 !
Figure 14. Fabrique Saxonia à Glashütte en 1902 : la production d’arithmomètres ne dépasse
pas une échelle industrielle modeste. Elle emploie une vingtaine de salariés, comme sa voisine
l’entreprise de Burkhardt dont elle a essaimé (photo www.glashuetteuhren.de).
88
Doron Swade, op. cit., p. 36-39.
89
Un historique détaillé se trouve sur www.glashuetteuhren.de. Burkhardt et Saxonia fusionneront en 1920
avec une troisième firme locale de mécanique fine pour résister à la concurrence et réaliser des économies
d’échelle. Le développement ultérieur des fabrications allemandes d’arithmomètres et leur modernisation
au XXe siècle est exposé notamment dans Erhard Anthes & Martin Reese, « Die Firma Ludwig Spitz &
Co in Berlin », Historische Bürowelt, 2015, 100, p. 3-14.
90
La Bunzel-Delton-Werk prend-elle la suite de l’horloger Weiss, qui s’était diversifié dans les
arithmomètres une décennie plus tôt ? Le Technisches Museum Wien possède un arithmomètre Weiss
fabriqué en 1893.
36
Figure 15. Saxonia Rolltop (vers 1910). Dérivée elle aussi de lArithmomètre, la « Saxonia » est
produite par un ancien technicien de Burkhardt qui a créé une entreprise concurrente en Saxe. Elle
est distribuée aux États-Unis par son représentant à Philadelphie, Carl Reuter, ainsi qu’en Russie et
en Angleterre. L’histoire de l’industrie du calcul rejoint ici celle de l’expansion économique
allemande à la « Belle époque ». (photo liveauctioneers).
Le succès des machines à calculer en fait de nouveaux symboles du monde
moderne, au point que leur progrès entre dans la littérature d’anticipation (notons que les
androïdes y évoluent déjà depuis 1815 avec « Der Sandmann » de E.T.A. Hoffmann
91
).
Ainsi dans le Paris au XXe siècle, dystopie d’une société dominée par le calcul glacé des
intérêts économiques, publié par Jules Verne en 1863 :
« Michel se retourna et aperçut la machine n° 4. C’était un appareil à calculer. Il y avait loin
du temps où [Blaise] Pascal construisait un instrument de cette sorte, dont la conception parut
si merveilleuse alors. […] La maison Casmodage possédait de véritables chefs-d’œuvre ; ses
instruments ressemblaient, en effet, à de vastes pianos ; en pressant les touches d’un clavier,
on obtenait instantanément des totaux, des restes, des produits, des quotients, des règles de
proportion, des calculs d’amortissement et d’intérêts composés pour des périodes infinies et
à tous les taux possibles. Il y avait des notes hautes qui donnaient jusqu’à cent cinquante pour
cent ! […] Seulement, il fallait savoir en jouer, et Michel dut prendre des leçons de doigté
92
. »
Le romancier s’est vraisemblablement inspiré directement de la grande machine de
Thomas de Colmar qu’il avait vue à l’exposition universelle de Paris en 1855. Il en
extrapole une vision assez juste des grandes machines de gestion de la seconde moitié du
XXe siècle. Mais il n’anticipe pas le déplacement géographique des centres d’innovation.
Quand Payen meurt en 1901, sa veuve, Léontine Huard, reprend l’affaire, assistée
d’un directeur technique, A. Bizouarne. En 1907 un brevet d’amélioration protège un
nouveau dispositif de remise à zéro des cadrans. Un nouveau modèle « Aigle » s’ajoute
à la gamme commercialisée antérieurement, sans doute pour répondre à la concurrence
internationale. D’après les numéros de série, parfois délicats à interpréter, les ventes
cumulées dépassent alors largement les 4 000 exemplaires. On n’a pas de documents sur
91
Ralph Bülow, Denk, Maschine ! Geschichten über Roboter, Computer und künstlische Intelligenz,
München, Wilhelm Heyne Verlag, 1988.
92
Jules Verne, Paris au XXe siècle [ms. de 1863], Paris, Hachette, 1994, p. 68-69.
37
l’activité « maintenance » (le service après-vente était-il assuré par le constructeur ou par
l’horloger du quartier ?), mais elle avait certainement de l’importance ; on sait seulement
que l’entreprise vendait aussi des exemplaires d’occasion.
En 1905, Maurice d’Ocagne estime que l’arithmomètre, produit par « une petite
industrie » qui n’est autre que la maison Payen, reste « la plus répandue » des machines
à calculer en service en France. Il souligne la qualité de la main d’œuvre qui y a travaillé
depuis un demi-siècle et l’importance de l’innovation incrémentale accumulée au long
des années dans les ateliers :
« Les perfectionnements successifs, dus pour la plupart à des collaborateurs anonymes,
simples ouvriers parfois, qu’encourageaient les conseils éclairés et les intelligentes
libéralités de Thomas, absorbé par d’autres soins que celui de réviser sa machines, ont porté
exclusivement sur les détails du mécanisme. Il serait difficile de dire quelle somme
d’ingéniosité s’y est dépensée
93
. »
Face à une compétition désormais intense, l’arithmomètre continue à se vendre.
Vit-il sur sa réputation ? Pendant la Grande Guerre, Mme veuve Payen cède l’affaire à
Alphonse Darras, fabricant de matériels télégraphiques qui se diversifie volontiers dans
la construction de prototypes et d’appareils innovants (chronophotographie, pièces
automobiles, etc.). Cette cession nous gratifie d’un catalogue et d’un inventaire de
l’atelier, donnant un précieux aperçu de son activité. Le prix des arithmomètres neufs a
baissé depuis l’époque de Thomas, sans doute pour affronter la concurrence : de 249 à
348 F selon la puissance (nombres de 12 à 20 chiffres), mais les anciens modèles sont
vendus autour de 200 F, les occasions autour de 70 F titre de comparaison, en 1900
une voiturette à pétrole coûte environ 3 500 F
94
). Les stocks de matières premières et de
pièces représentent environ 1 200 F, ceux de machines entre 10 000 et 20 000 F. On
dispose même d’une évaluation détaillée du coût de fabrication du modèle Aigle à 16
chiffres, montrant que les frais de main d’œuvre en constituent les deux tiers environ,
alors que les ouvriers du montage semblent assez chichement payés (1,25 F/h)
95
:
93
Maurice d’Ocagne, Le Calcul simplifié par les procédés mécaniques et graphiques, Gauthier-Villars,
1905, p. 46.
94
Une voiturette est une automobile minimale, à deux ou trois places, ne dépassant pas les 40 km/h (Guide
Michelin 1900). La première fut d’ailleurs construite par les Bollée au Mans.
95
On doit tous ces renseignement à Valéry Monnier, Inventaire Alphonse Darras - état des marchandises
& matières premières, 18 mars 1915 (conservé au Smithsonian Institute),
http://www.arithmometre.org/Bibliotheque/BibNumerique/InventaireDarras1915/InventaireDarras1915.html.
38
Matière
40
Main d’œuvre pièces
117
Main d’œuvre montage 48 heures x 1.25
60
Frais généraux et pertes sur main d’œuvre
20
Prix de la machine
237
Boîte
30
Prix total avec boîte
267
Figure 16. Coût de fabrication en 1915 de l’arithmomètre « haut de gamme », modèle Aigle à 16
chiffres (Inventaire Alphonse Darras - état des marchandises & matières premières, 18 mars 1915,
conservé au Smithsonian Institute).
Darras vend encore quelques dizaines de machines, sans doute en exploitant le
stock car le cuivre et le laiton vont en priorité à la production des munitions. Il tentera en
1920 de relancer la production d’arithmomètres, affirmant qu’ils n’ont « pas vieilli »
96
.
En fait, s’ils n’ont cessé d’être améliorés techniquement, leur apparence et leur esthétique
restent étonnamment semblables depuis les années 1840.
96
Interview d’Alphonse Darras, “L’arithmomètre”, La Revue du Bureau, Paris, 1921, p. 340-341. La
maison fondée en 1866 par Eugène Deschiens, 123 bd St.-Michel à Paris (mentionnée dans le Dictionnaire
des horlogers français, op. cit.), reprise par Alphonse Darras en 1894, s’était spécialisée dans le matériel
de télégraphie (F. Marcelin, op. cit.).
39
2. Le leadership échappe à la France
À la fin du XIXe siècle, cette industrie française est acculée à la défensive par la
nouvelle concurrence allemande, suédoise, russe et suisse (Hamann, Odhner, Coradi,
Egli, etc.), puis américaine. Concurrence des puissances industrielles montantes qui
inondent le marché mondial avec des machines plus perfectionnées, protégées par de
solides brevets, amorties sur les marchés intérieurs de ces pays en plein essor et diffusées
par des réseaux commerciaux agressifs : ce sont désormais des dizaines, voire des
centaines de milliers d’exemplaires qui sont produits. En 1925, un expert allemand
estimera que près de 200 fabricants de machines à calculer se sont lancés depuis 1870 sur
le marché mondial, principalement aux États-Unis et en Allemagne.
Figure 17. Nombre de nouveaux fabricants (E. Martin, Die Rechenmaschinen, 1925).
Outre-Atlantique, divers inventeurs étatsuniens mettent au point des calculateurs à
claviers, dont les premières caisses enregistreuses seront dérivées, et qui inondent
l’Europe à partir de 1890 à des prix imbattables : Comptometer de Felt et Tarrant,
Burroughs, NCR, Underwood, Victor, etc. National Cash Register, avec sa redoutable
sales organization, s’établit en France dès 1896. Certains (Underwood) exploitent une
synergie commerciale avec leurs ventes de machines à écrire dans les administrations.
D’autres, notamment Burroughs, ciblent le marché bancaire. Si l’artisanat subsiste aux
États-Unis comme ailleurs, certaines de ces firmes grandissent au rythme de l’expansion
économique américaine, à laquelle elles participent. Ainsi l’usine National Cash Register
(NCR), fondée par les frères Patterson à Dayton (Ohio), passe entre 1885 et 1903 de
ventes annuelles de 50 machines à 60 000, et son personnel de 2 ouvriers à 6 000. Le
spécialiste français qui évoque cette puissance industrielle souligne la stricte division du
travail et l’existence d’un « atelier d’inventeurs » d’une quinzaine de personnes il
ignore peut-être qu’une partie de cette activité inventive relève de la piraterie
commerciale et vaudra la prison à l’un des responsables de la firme
97
.
97
Maurice d’Ocagne, « Machines à calculer », conférence du 27 mars 1904 au CNAM, publiée dans La
Nature, 1904, 2e semestre, p. 194-197. Quant à la piraterie commerciale pratiquée par NCR, elle est décrite
dans tous les livres sur les débuts de l’industrie mécanographique américaine : NCR, pour discréditer ses
concurrents, fabriquait secrètement de mauvaises copies sous leurs marques et les vendait aux clients.
Nombre'de'nouveaux'fabricants'ou'inventeurs
Période Allemagne USA autres'pays
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40
Face à cette offensive yankee, seule l’industrie suédoise, suisse et allemande
constitue un môle de résistance en Europe (Odhner, Egli, Grimme & Natalis, Baüerle,
Ott, Thales, Wanderer, etc.).
Certes l’on trouve toujours des inventeurs en France, comme partout, qui
continuent à mettre au point et à breveter de nouveaux calculateurs. Mais sans suivi
industriel d’envergure : leur production reste artisanale et devient marginale. Parmi les
quelque 50 brevets ou certificats d’addition pris en France dans la décennie 1890, la
majorité est due à des constructeurs étrangers. L’on n’achète presque plus que des
calculatrices importées, fabriquées sous licence ou contrefaites.
Odhner, Brunsviga et leurs clones
Le suédois Wilgodt Theophil Odhner a fondé en 1880 à St-Pétersbourg, avec des
capitaux Nobel, une usine destinée à produire en masse la calculatrice portant son nom,
qu’il a brevetée trois ans plus tôt. Son principe est le même que celui de l’arithmomètre
de Thomas, mais Odhner y remplace les cylindres de Leibniz par des disques, ce qui
permet de compacter la machine. Chef d’œuvre de mécanique de précision, conçue pour
être produite en série, profitant de l’expérience technique accumulée depuis plusieurs
décennies, cette machine répond aux besoins de la comptabilité aussi bien que du calcul
scientifique : on la trouve aujourd’hui dans le patrimoine historique des banques comme
de l’Institut Henri Poincaré.
Pourquoi la produire à St-Pétersbourg ? À la fois par proximité géographique avec
la Suède, pour profiter de l’expansion économique russe et peut-être d’un prix de main
d’œuvre avantageux, et du fait que la fortune des Nobel provient de l’exploitation
pétrolière d’Azerbaïdjan, alors province de l’empire des tsars : Odhner a longtemps
travaillé dans le groupe Nobel en Russie et son invention permet de réinvestir dans le
pays. Il serait intéressant d’en savoir plus sur la Russie, jusqu’ici presqu’absente de
l’historiographie du calcul (sauf les aspects strictement techniques : machine de
Tchebycheff, etc.) ; le marché russe semble avoir été l’un des plus importants d’Europe,
notamment à partir des réformes modernisatrices du tsar Alexandre II : réformes agraires,
géodésie coloniale, démographie, artillerie, marine ont visiblement induit une forte
demande. L’usine de St-Pétersbourg produira au total près de 30 000 machines en 36 ans
d’existence, atteignant un effectif de 200 employés en 1914 – l’activité de l’usine se
partageant alors entre les calculatrices et les machines typographiques, auxquelles
s’ajoutent ensuite des fabrications d’armement. La révolution bolchevique obligera le fils
et successeur d’Odhner à rentrer en Suède, où il fondera une nouvelle entreprise
produisant les mêmes calculatrices
98
. De leur côté les Soviétiques, quelques années après
98
Timo Leipala, « Production of Original-Odhner Arithmometers in Russia, Sweden and Soviet Union
19121928 », in A. N. Tomilin (ed.), 2nd International Conference on the History of Computers and
41
avoir nationalisé l’usine sans grand effet, s’efforceront de relancer cette activité à
Moscou, puis à St-Pétersbourg, pour un marché évalué à plusieurs dizaines de milliers de
machines par an
99
.
Figure 18. Publicité suédoise Original Odhner (années 1920).
Entre temps, en 1891, Odhner a fondé une filiale dans le nord de l’Allemagne, à
Braunschweig (Brunswick). Ne pouvant gérer deux établissements dans deux pays aussi
distants, il l’a vendue dès l’année suivante à un fabricant local de machines à coudre,
Grimme & Natalis, avec une licence initialement limitée aux territoires allemand, belge
et suisse. L’ingénieur en chef de cette firme déposera à lui seul plus de 300 brevets et
modèles ; la « Brunsviga » restera longtemps la calculatrice de bureau par excellence
100
.
Elle est très compétitive : d’après un catalogue allemand de 1892, le premier modèle
Brunsviga se vend 150 Marks, face aux 425 Marks de l’arithmomètre amélioré par Otto
Büttner
101
. Elle est commercialisée en France sous le nom de « Rapide ». Désormais la
référence, la machine modèle que des dizaines d’entreprises à travers le monde copient,
vendent, réparent et perfectionnent, ce n’est plus celle de Thomas, c’est celle d’Odhner.
On estime que 20 000 Brunsviga ont été produites entre 1886 et 1912 – et ce n’est qu’un
Informatics in the Soviet Union and Russian Federation, SoRuCom-2011, http://www.computer-
museum.ru/english/arithmometers_sorucom_2011.php?sphrase_id=432347.
99
G. Trogemann & A. Nitussov, Computing in Russia, GWV-Vieweg, 2001, p. 39-45 ; et Timo Leipala,
« Arithmometer Production in Leningrad », Документы и публикации Материалы конференций
Материалы третьей Международной конференции, SoRuCom-2014, http://www.computer-
museum.ru/articles/?article=904.
100
H. Petzold, op. cit., p. 119-127. De fait, on trouve des Brunsviga dans les collections et les brocantes
du monde entier, et jusqu’au marché aux puces d’Ismailovo à Moscou.
101
Walter Dyck (1892), cité dans Annegret Kehrbaum & Bernhard Korte, « Historische
Rechenmaschinen im Forschungsinstitut für Diskrete Mathematik Bonn », DMV Mitteilungen, 1993, n° 1,
p. 18.
42
début
102
. Cette machine restera le best-seller mondial des calculatrices de bureau pendant
les deux premiers tiers du XXe siècle : plusieurs millions d’exemplaires vendus sous
divers modèles et marques.
Figure 19. Usine Grimme & Natalis à Braunschweig, produisant la « Brunsviga » (vers 1900).
Figure 20. Machine à calculer type Odhner (1903) (Musée des Arts & Métiers). Pendant que
l’inventeur suédois continue à produire sa machine en Russie sous la marque « Original-
Odhner », de nombreuses copies sont construites avec ou sans licence en Europe, en Amérique et
102
A. Warwick, « The Laboratory of Theory, or What’s Exact About the Exact Sciences? », dans M. N.
Wise (dir.), The Values of Precision, Princeton University Press, 1995, p. 334. Une estimation de 250 000
Brunsviga produites jusqu’en 1950 est avancée par Bernhard Korte, op. cit., p. 35.
43
jusqu’au Japon. Le modèle montré ici est une « Dactyle », variante améliorée et fabriquée sous
licence en France par la maison Chateau Frères. Son prix est de 475 F en 1912.
Un essai non transformé : la calculatrice de Léon Bollée
L’une des plus remarquables inventions de la fin du XIXe siècle est la machine à
multiplication directe, conçue en 1889 par Léon Bollée alors âgé de 19 ans
103
. Les Bollée
sont une famille d’inventeurs-entrepreneurs basée au Mans (Sarthe). Leur entreprise était
spécialisée initialement dans la fonte et l’usinage de cloches. Le père Bollée a mené des
études sur l’accord interne et externe des cloches pour améliorer le timbre de ses carillons
(il s’agit d’acoustique, à la fois de technique métallurgique et de science des vibrations) ;
des tables mathématiques étant nécessaires pour exprimer numériquement les relations
entre les tracés, les poids et les timbres, il a conçu un processus de calcul de ces tables.
Restait à effectuer des milliers d’opérations pour les établir : Bollée père embauche deux
calculateurs pour ce faire et confie leur supervision à son fils Léon, qui sort du lycée et
entre en apprentissage dans l’usine familiale.
C’est pour éviter les erreurs et gagner du temps dans les calculs que le jeune Léon
Bollée conçoit sa machine ; mais la passion des sciences appliquées le motive en elle-
même, doublée d’une aptitude à mener un projet à fond et dans tous ses détails. Son frère
Amédée, lui, développe des autobus à vapeur : l’innovation semble être une seconde
nature dans cette famille
104
.
En n’effectuant plus la multiplication par des additions répétées, cette machine fait
économiser « 80 % du temps » à ses utilisateurs par rapport à une calculatrice classique
une véritable invention de rupture. Elle rencontre d’emblée un succès d’estime en
France, recevant un premier prix à l’Exposition universelle de Paris de 1889. Une version
encore plus perfectionnée est présentée en 1892, permettant d’extraire des racines carrées
et, signale l’inventeur, de « rendre des services analogues à ceux de la machine de
Babbage pour tout ce qui ne dépasse pas la seconde puissance
105
. » Infatigable, Léon
Bollée entreprendra la construction d’une machine à différences inspirée de Charles
Babbage et inventera de plus modestes instruments de calcul et distributeurs de billets de
chemin de fer permettant d’automatiser la comptabilité des recettes.
103
D’autres calculatrices à multiplication directe avaient été inventées précédemment, sans suite
industrielle. En 1872, un certain Edmund D. Barbour de Boston (Massachusetts) breveta une machine
fondée sur un procédé très différent de celui de Bollée, ainsi qu’une imprimante. En 1878 un journaliste
espagnol installé à New York, Ramón Verea, en breveta une autre, motivé par le simple plaisir d’inventer.
104
Sur l’entreprise Bollée dans le contexte industriel du Mans, voir Jacqueline Beaujeu-Garnier, « Le
Mans », Bulletin de l'Association de Géographes Français, 1942, n° 149-150, p. 127. Et la notice « Ernest
Bollée, 1814-1891 », dans (Dominique Barjot, dir.) Les Patrons du Second Empire : Anjou, Normandie,
Maine, Paris-Le Mans, CNRS-IHMC, Ed. Picard-Cenomane, 1991.
105
Lettre de Léon Bollée à Maurice d’Ocagne, 14 mars 1893, citée par Michel Mouyssinat, « Léon Bollée,
l’Edison français ». Dans cette lettre, Léon Bollée évalue l’Arithmaurel, intelligemment conçu mais trop
compliqué et fragile, et la machine récente de Tchebytcheff qui en est « une très mauvaise copie ».
44
Figure 21. Léon Bollée utilisant sa calculatrice (Arch. dép. Sarthe, réf. FRAD072_105J6633).
Figure 22. Calculatrice à multiplication directe de Léon Bollée (1889) (Musée des A&M).
Cette remarquable machine est la première à effectuer la multiplication « directe », et non plus
par additions successives. Cela grâce à une table de Pythagore en acier ; cest, sous une forme
matérielle, ce quun informaticien daujourdhui appellerait un « sous-programme ». Le procédé
sera repris dans de nombreuses machines ultérieures, y compris en mécanographie comptable.
45
Pourquoi cet homme, entreprenant et baignant dans une culture industrielle, ne
transforme-il pas son invention en produit de série ?
De la fonte de cloches, la firme Bollée s’est diversifiée dans la mécanique et réalise
notamment des locomobiles construites en série, puis des automobiles à essence. On n’est
plus dans l’atelier d’artisan parisien, mais dans la moyenne entreprise provinciale à la
pointe de l’innovation technique. Elle fabrique quelques exemplaires de la calculatrice et
ajoute les « machines à calculer » à la liste de ses productions, sur ses papiers à en-tête :
vers 1890, la perspective est clairement une diversification dans ce secteur.
Diversification sans synergie avec le « cœur de métier » de l’usine ? Pas plus que les
véhicules à moteur, et dans tous les cas il s’agit de marchés en expansion, promettant des
relais de croissance à l’entreprise. Léon Bollée lui-même est surtout sollicité par les
multiples activités de la compagnie : fonderie de cloches, production des divers appareils
de son invention, etc.
106
Le problème crucial est le coût élevé de sa calculatrice
107
:
assemblant plus de 3 000 pièces mécaniques de haute précision, elle est commercialisée
au prix de 2 500 FF : trois fois le coût d’un arithmomètre haut de gamme. À ce prix, en
temps de paix, on trouve peu d’acquéreurs pour un tel « supercalculateur ».
En 1894, un savant hydrographe du Bureau des Longitudes rend compte des
instruments de précision qu’il a examinés à l’exposition d’Anvers, où il était membre du
jury dans cette classe. Il signale entre autres deux appareils de Léon Bollée :
- d’une part, « un système de réglettes plus simples que celles de Genaille pour faire les
mêmes opérations », « très ingénieuses et très bon marché ».
- d’autre part, « un arithmomètre, faisant immédiatement les multiplications et les
divisions directement c’est-à-dire avec un seul tour de manivelle […] Ajoutons qu'il fait
toutes opérations et qu’un résultat comme celui-ci [formule mathématique notée au PV]
est obtenu en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire
108
. » Machine « tout à fait
remarquable », mais « compliquée dans son mécanisme et par suite […] relativement
coûteuse ».
Deux mois plus tard, le même expert souhaite examiner si la machine de Bollée
« ne pourrait pas être employée dans les calculs de la Connaissance des temps ». L’un
106
Michel Mouyssinat, « Léon Bollée, l’Edison français », article en voie de publication. M. Mouyssinat
a mené une enquête approfondie dans les archives Bollée et dans la correspondance de l’inventeur avec
Maurice d’Ocagne. Sous son influence, l’Institut international dinformatique d’-Chi-Minh-Ville
(Vietnam) porte le nom de « Léon Bollée ».
107
Gérard Bollée, « Machines à calculer Léon Bollée », Revue historique et archéologique du Maine, t. X,
1990, p. 305-310. Le petit-neveu de l’inventeur s’interroge sur le nombre de machines fabriquées : « Aucun
élément ne permet de le savoir exactement. Moins de cent sans doute. Construites en bronze et laiton, elles
ont finir leur carrière au cubilot. » Cet ordre de grandeur me paraît très optimiste. Une question en
suspens : la firme Bollée construisait-elle toute la calculatrice, ou en sous-traita-t-elle des pièces à la maison
parisienne Chateau Frères, spécialiste en mécanique de précision ?
108
Bureau des Longitudes, Note sur l’exposition d’Anvers par Bouquet de la Grye, 19 septembre 1894.
46
des participants à la discussion demande « si Bolet [sic] ne pourrait pas [barré : donner]
prêter une machine à l’essai.
109
» Un an plus tard, L. Bollée présente au Bureau ses
machines à calculer et en explique le fonctionnement
110
. L’affaire semble n’avoir aucune
suite.
Faute de clients, Léon Bollée cesse alors de travailler sur les machines à calculer.
En 1896 il alise avec son frère une « Voiturette » à trois roues à pneumatiques et se
lance dans la course automobile. Fort de son succès, il crée sa propre entreprise, toujours
au Mans, qui vivra une trentaine d’années. Des automobiles, l’usine Bollée se diversifiera
momentanément vers l’aviation, assemblant en 1908 le premier avion Wright présenté en
France. Cette activité débouchera aussi sur la création de l’Automobile Club de l’Ouest
et des 24 h du Mans.
De façon comparable, la calculatrice conçue par le mathématicien russe
Tchebycheff, construite à Paris par l’atelier Gautier et présentée en 1876 à l’Académie
des sciences qui en conservera le prototype, n’est pas industrialisée. Sa technique et celle
de Bollée seront reprises au début du XXe siècle dans les puissantes calculatrices de table
américaines Burroughs et Marchant.
Un nouvel entrant suisse : Steiger, Egli et la « Millionnaire »
Des machines à multiplication directe sont cependant mises au point et
industrialisées outre-Rhin. En 1892 Otto Steiger, ingénieur mécanicien suisse de St-
Gallen, brevette une calculatrice fondée sur le même principe que Bollée, avec maintes
améliorations techniques
111
. Il connaît vraisemblablement, par les brevets et les
publications, les inventions préexistantes.
Cherchant les moyens de réaliser pratiquement son idée, il s’en ouvre à son
camarade d’études Hans W. Egli, qui s’apprête à fonder un petit atelier de mécanique à
Zürich. Egli lui propose de s’associer pour explorer la faisabilité du projet : cette machine
« haut de gamme » nécessite de longs efforts d’élaboration avant de pouvoir être produite
en série et commercialisée
112
. Par exemple, si le cylindre cranté chargé d’effectuer les
109
Bureau des Longitudes, séance du 12 décembre 1894.
110
Bureau des Longitudes, séance du 13 novembre 1895.
111
H. Petzold, Rechnende Maschinen, VDI Verlag, 1985, p. 118. Et G. Saudan, Swiss Calculating
Machines. H.-W. Egli A.-G. A success story, Gerald Saudan éd., Yens (Suisse), 2017, ISBN 978-2-8399-
2175-6. L’auteur a mené de dix ans d’enquêtes et de vérifications minutieuses sur l’histoire de l’entreprise
Egli et de ses produits. La plupart des informations présentées dans ce chapitre proviennent de lui et de son
site https://www.madas.ch/.
112
Michael Lewin & Ullrich Wolff, “Die Entwicklung der ‘Millionär’ Rechenmaschine”, Historische
Bürowelt, n° 98, 2014, p. 3-11. La première machine expérimentale se trouve à lArithmeum Museum de
Bonn. La deuxième est en Suisse dans les réserves dun musée ; elle a été reconstituée à lidentique par
Michael Lewin (Darmstatt) et Ulrich Wolff (Arithmeum) et illustre leur article.
47
reports de dizaines est un concept relativement simple, le matérialiser en métal est une
prouesse d’usinage.
À partir d’un premier modèle construit par Steiger en 1892, les deux compères vont
développer ensemble, au cours des quatre années suivantes, deux machines
expérimentales et trois prototypes, où différentes solutions sont essayées, perfectionnées
ou rejetées. Leurs efforts portent à la fois sur la simplification de la machine – le nombre
d’heures de travail pour produire une machine diminue, de 1 246 heures pour le premier
modèle à 823 heures pour le quatrième – et sur sa fiabilité, condition sine qua non pour
conquérir la confiance des clients futurs. Huit brevets supplémentaires protègent ces
perfectionnements.
En 1895, le projet est assez mûr pour tenter la construction de trois machines. Ils la
confient à une fabrique d’horlogerie dans le Wurtemberg, sans doute pour bénéficier de
retours d’informations de techniciens extérieurs, avant qu’Egli ne constitue sa propre
fabrique spécialisée – processus d’industrialisation comparable à celui de l’Arithmomètre
un demi-siècle plus tôt. On imagine les deux hommes voyageant inlassablement en train
de Zürich à Munich et au Wurtemberg, chargés de plans et de lourds prototypes. Les
premières fabrications à destination commerciale, une douzaine de machines, sont faites
en 1897 dans un atelier de Munich sous le nom de « Millionnaire », « Millionnär » en
allemand.
113
. L’année suivante enfin, Egli transfère à Zürich cet atelier qui deviendra,
pendant plus d’un demi-siècle, un centre européen de construction mécanographique.
On dispose d’un témoignage précieux sur cette phase de développement, par un
technicien qui y a participé et qui passera sa vie professionnelle chez Egli, Adolf
Haarpaintner. Il signale que Hans Egli s’investit beaucoup dans ces recherches et dans
les tests de fiabilité : Haarpaintner et Egli ont passé des heures à tourner des manivelles
aussi vite que possible, pour s’assurer que les machines ne se bloquent pas ou ne
commettent pas d’erreur dans les reports de retenue – problème crucial des calculatrices
mécaniques. Exigence hautement justifiée, puisque dans certaines entreprises aux États-
Unis, la Millionnaire sera utilisée quasiment 24 heures sur 24, trois employés se
relayant
114
.
Les premiers clients sont une banque bavaroise et le service comptable du
Polytechnikum de Zurich. Les assureurs et les comptables publics ou privés sont la
principale clientèle visée. Mais la clientèle scientifique est aussi intéressée par une
machine permettant d’effectuer rapidement des opérations complexes : l’astronome
William Pickering aurait utilisé une Millionnaire pour ses calculs sur les aberrations de
113
Chronologie dactylographiée d’Egli, préparée pour le jubilé de l'entreprise par Herbert Bannwart, son
troisième directeur général, aimablement communiquée par G. Saudan.
114
Témoignage recueilli par G. Saudan, Swiss Calculating Machines, op. cit.
48
l’orbite de Neptune, qui révèlent l’existence d’une planète plus lointaine, Pluton. Le
succès est rapidement atteint : plus de mille exemplaires seront vendus en dix ans.
Comment expliquer ce succès industriel, plusieur inventeurs se sont arrêtés
au prototype expérimental ? Steiger et Egli ont tous deux une solide formation
d’ingénieur et s’appuient sur un environnement de compétences techniques bien
développées dans la Suisse et l’Allemagne méridionale de cette époque
115
. Tous deux
sont décidés à développer un véritable produit industriel, non seulement un chef d'œuvre
technique. Pour Gerald Saudan, le meilleur connaisseur de cette firme, « la pierre
angulaire du succès reste le fait que H. W. Egli était un homme d’affaires visionnaire,
rationnel, carré et obstiné », l’un des rares constructeurs de calculatrices à maîtriser « ces
trois paramètres clés : fiabilité, facilité de reproduction en série et réseau de distribution ».
Hans W. Egli a eu tôt la volonté de créer un réseau de distribution international, à
commencer par l’Allemagne et la France – réflexe acquis dans un pays relativement petit
et déjà fameux pour ses exportations horlogères, et d’autre part on a vu que dès
l’Arithmomètre le marché des calculateurs était mondial. Depuis 1889 Egli traverse
régulièrement l’Atlantique pour développer des relations d’affaires à New York. The
Spectator Company, éditeur new-yorkais de livres pour l’assurance et distributeur de
machines à calculer, fait de la publicité pour la Millionaire en 1903. C’est là qu’il
rencontre un commerçant, William A. Morschhauser, qui devient son agent vers 1904
pour la distribution des Millionnaire en Amérique du Nord
116
. Des accords similaires de
représentation exclusive sont passés dans une quinzaine d’autres pays, jusqu’à
l’Australie. Jamais la question du prix n’est évoquée dans les négociations, tant la
machine surpasse les autres en performances et en qualité – il est pourtant élevé : 475 à
1 100 US$, le prix d’une petite automobile.
De plus, Egli a mis au point un système de dépôt-vente avantageux pour ses
distributeurs. Les années passant, un marché de l’occasion apparaît, dont Egli sait aussi
profiter : les machines sont rapatriées à Zürich, reconditionnées et revendues.
Pour évaluer approximativement l’effort nécessité par la fabrication industrielle de
cette machine, j’ai précautionneusement dévissé les couvercles d’une Millionnaire
(modèle haut de gamme à dix curseurs) et entrepris de compter les pièces. Surprise de
constater leur nombre relativement petit. Steiger et Egli ont réussi à minimiser le nombre
de composants : de l’ordre de 320 pièces (beaucoup moins que la machine de Bollée),
assemblées avec quelque 250 vis. Certaines sont des pièces mécaniques standard (axes et
115
L’historiographie économique sur « l’arc alpin » est abondante, voir par exemple les travaux de Michel
Hau (Université de Strasbourg), Pierre-Yves Donze (Université de Neuchâtel), Laurent Tissot (Université
de Neuchâtel), Béatrice Veyrassat (Université de Genève), etc.
116
https://www.si.edu/object/nmah_694183.
49
roues dentées, leviers, équerres), d’autres sont particulières à cette machine ; toutes durent
être usinées avec grande précision sur des métaux de bonne qualité. Leur production
comme leur montage nécessitait des ouvriers qualifiés et de longues heures de travail
minutieux. Le gros du travail et du prix de revient était évidemment la fabrication
préalable des pièces. Assembler ces 320 pièces avec 250 vis représentait quelques heures
de travail pour un bon ouvrier aux gestes précis. Ensuite venaient les tests de fiabilité.
La « Millionnaire » restera la seule calculatrice à multiplication directe
pratiquement utilisable jusqu’à la Grande Guerre. Elle bénéficie d’un relatif monopole
sur un marché où pullulent désormais les fabricants d’arithmomètres et de leurs dérivés.
Des modernisations ultérieures, notamment l’adjonction d’un moteur électrique,
remplaçant la manivelle, et d’un clavier, remplaçant les curseurs hérités de
l’arithmomètre pour accélérer la saisie, lui permettront de faire face à la concurrence. Son
rapport performances/prix semble convenir au marché : 5 099 exemplaires seront vendus
au total entre 1897 et 1935
117
.
En 1913, Egli ajoute à son catalogue la « Madas » conçue par l’ingénieur allemand
Erwin Jahnz
118
. Cette machine s’inspire de l’arithmomètre Thomas, auquel des
améliorations permettent la division automatique et offrent une remise à zéro plus facile.
Protégées par de solides brevets, ces machines s’imposent sur les marchés européens et
américains, contribuant à sonner le glas de l’arithmomètre. L’entreprise en nom personnel
Hans W. Egli deviendra en 1918 une société par actions, H.W. Egli A.-G. Bien implantée
internationalement dans la clientèle de l’assurance et de la comptabilité, elle renforcera
son offre dix ans plus tard en mettant en production des machines à cartes perforées
brevetées par un ingénieur norvégien, Fr. R. Bull. Elle vivra des ventes de machines
Madas régulièrement perfectionnées jusqu’aux années 1960, où elle s’inclinera devant la
concurrence d’Olivetti et des constructeurs japonais.
117
Le chapitre « How many Millionaire » de G. Saudan, op. cit., démontre que, les numéros de série des
Madas et des Millionnaire étant entremêlés avec des sauts de numérotation, leur utilisation pour évaluer le
nombre de machines produites est délicate ; et qu'il n'y a pas de corrélation simple entre le numéro et la
date de fabrication. Sur la base de documents officiels dEgli retrouvés en 2020, l’auteur établit le nombre
d’exemplaires fabriqués à 5 099, dont 5 033 attestés par un rapport d'atelier du 7 octobre 1933.
118
G. Saudan, op. cit..
50
Figure 23. Une Millionnaire construite en 1910. L’aspect général et l’ergonomie restent très
semblables à ceux de l’Arithmomètre, à part la coque qu’Egli s’est mis à faire en acier, non plus
en bois, autour de 1900. Mais les performances sont très supérieures.
51
Figure 24. Publicité pour la Millionnaire produite à Zurich par la firme Hans W. Egli (1897),
vendue par des représentants dans les principaux pays développés. Les Ateliers Fournier-
Forquignon évolueront avec de nouveaux partenaires (G. Duvanel, G. Mang) dans le
développement et la vente de machines de bureau. Louis Fournier présidera un temps la
Chambre syndicale de la mécanographie. Egli sait donc bien choisir ses agents à l’étranger.
52
3. Esquisses d’un patriotisme économique
En France, les réactions nationales paraissent faibles, par leur approche autant que
par les moyens mis en œuvre. L’Association française pour l’avancement des sciences
(Institut de France) a été créée en 1872 pour combler le retard français révélé par les
récentes expositions industrielles et par la défaite face à la Prusse : « Quand l’ennemi
double la portée de ses canons, quand il les transforme en instruments de précision,
comment lutter, si l’on n’a que d’anciennes pièces à tir incertain ? »
119
L’AFAS veut y
remédier en soutenant les applications des sciences. Elle subventionne le développement
de machines à calculer, notamment en liaison avec l’équipement des observatoires
astronomiques : environ 5 000 F sont attribués à Marcel Deprez pour son intégrateur et
son appareil à résoudre mécaniquement des fonctions, à l’ingénieur de l’armement Henri
Genaille pour ses projets de calculateurs mécaniques ou électriques, à Édouard Lucas
pour sa collection d’appareils mathématiques, ainsi qu’à l’édition de tables numériques
et à des travaux plus théoriques comme ceux de Pellet et de Girardin
120
.
Grand expert en matière de techniques de calcul, le professeur Maurice d’Ocagne
met en place à la fin du siècle une véritable activité de veille technologique, constituant
en trois décennies un fond documentaire considérable. Son but est de réaliser une étude
systématique des machines à calculer pour élaborer « une classification rationnelle » des
machines à calculer. M. d’Ocagne travaille en collaboration avec deux spécialistes : le
collectionneur Lucien Malassis et Jean Vèzes, son ancien élève à Polytechnique devenu
ingénieur chez Burroughs
121
. Il sollicite aussi Léon Bollée qui lui donne son avis sur les
machines existantes et décrit dans plusieurs lettres quelques appareils de son invention.
Il y a donc en France, au tournant du siècle, un véritable milieu d’experts ès-calcul,
souvent de renommée internationale. Toutefois, ces experts s’intéressent plus à
l’innovation de produits qu’aux conditions de production. On est toujours dans l’expertise
savante de l’invention, bien loin en amont de l’effort d’industrialisation.
119
Discours fondateur d’Armand de Quatrefages, 1872, reproduit en annexe dans Hélène Gispert (dir.)
« Par la science, pour la patrie ». L’Association française pour l’avancement des Sciences (1872-1914).
Un projet politique pour une société savante, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002.
120
Anne-Marie Decaillot, « L’originalité d’une démarche mathématique », dans H. Gispert (dir.) « Par la
science, pour la patrie ». L’Association française pour l’avancement des Sciences (1872-1914). Un projet
politique pour une société savante, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 205-214.
121
Michel Mouyssinat, « Homo Calculus », colloque Vers un Musée de l’Informatique et de la société
Numérique en France ?, Musée des arts et métiers, Paris, 7-8 novembre 2012. M. Mouyssinat possède de
nombreuses notes et publications de Lucien Malassis et les dossiers d’inventeurs qu’il avait expertisés. M.
d’Ocagne signale, dans la réédition 1928 de son maître-livre, que Jean Vèzes prépare la publication d’un
Traité général des machines à calculer.
53
Les réglettes de Genaille-Lucas (1885) sont des améliorations des bâtons de Neper
pour faciliter le calcul des produits et des divisions. Elles résultent de la collaboration
entre le mathématicien Édouard Lucas, esprit fertile issu de l’École normale supérieure
et de l’observatoire de Paris, et de l’ingénieur Henri Genaille qui travailla successivement
dans l’armement puis aux chemins de fer. Édouard Lucas fera don au CNAM de sa
collection d’appareils mathématiques en 1888. Quant à Genaille, M. d’Ocagne signale
que, « doué d’un véritable génie pour inventer des instruments mathématiques », il a
dressé les plans d’une véritable machines à calculer électrique, que sa mort en 1903
empêchera de réaliser.
Figure 25. Extrait des Tables de tir du canon de 75 (1925).
(Ministère de la Guerre, Tables de tir du canon de 75, modèle 1897, édition 1925, 192 p.)
Jean Marguin résume la synergie entre le développement des machines à calculer
et le système technique au sens de Bertrand Gille :
« le véritable essor de la machine à calculer, comme pour la machine à coudre et la
machine à écrire, est lié à l’évolution des méthodes de fabrication industrielles : machine
à vapeur, machines-outils et surtout, méthodes de métrologie précises (palmer et
comparateur). Les pièces étant désormais rigoureusement interchangeables, les
fabrications de séries devenaient possibles et les prix allaient baisser. Les progrès des
méthodes de fabrication ont profité au développement des machines à calculer qui, en
retour ont fourni les outils de gestion nécessaires à l’expansion industrielle
122
. »
122
J. Marguin, « Une histoire du calcul artificiel et de ses concepts », Sciences, Association Française
pour l’Avancement des Sciences, janvier 1997, n° 97-1.
54
De fait le marché explose : en Angleterre se créent des mathematical laboratories,
véritables usines produisant en série des tables numériques et du calcul à façon
123
; en
France comme dans toutes les grandes puissances militaires, l’artillerie se modernise,
induisant une nouvelle demande de calculs d’autant plus nombreux que les portées
s’allongent et que les types de projectiles se diversifient. Bientôt les banques et les
assurances deviendront des utilisatrices importantes de machines à calculer.
À la fin du XIXe siècle, en France comme à l’étranger, les horlogers du calcul
semblent avoir disparu de la scène des fabricants. Ce sont d’autres entreprises,
représentant la diversification de la mécanique de précision sur de nouveaux marchés, qui
prennent la relève. Les calculatrices ne sont pas toujours leur cœur de métier, mais une
activité d’appoint, généralement sous licence étrangère. Dans le premier tiers du
XXe siècle, les quelques fabricants français ne picorent plus que les miettes du gâteau.
Ce bouleversement d’un secteur encore infinitésimal s’inscrit dans le déficit général
du commerce extérieur français, où les exportations, dominantes depuis la Restauration,
le cèdent aux importations jusqu’à la Ve République. En 1913, les importations
représentent deux fois la valeur des exportations dans le secteur des industries de
précision
124
. Passons en revue les principaux acteurs industriels français.
La maison parisienne Chateau Frères a acquis dans le Jura un atelier d’horlogerie
de précision!en 1884 et se diversifie dans les machines à écrire et typographiques, les
instruments de mesure et les téléphones – les technologies de l’information de l’époque.
Elle profite en 1897 de l’expiration des premiers brevets Odhner pour produire une
version améliorée, commercialisée sous le nom de « Dactyle ». La Dactyle est vivement
appréciée à l’Exposition universelle de Paris en 1900
125
. Elle deviendra « la plus
répandue en France » après la guerre selon Maurice d’Ocagne
126
. D’après les numéros de
série (mais on apprend à se méfier de cette base d’évaluation !), de l’ordre de 10 000
exemplaires seront produits de 1897 à 1930, y compris ceux vendus au Royaume-Uni
sous la marque Muldivo. Ce sont des miettes encore nourrissantes, mais l’on n’exporte
plus beaucoup aux Amériques. Chateau Frères construit aussi, pour l’amour de la Science,
123
A. Warwick, « The Laboratory of Theory, or What’s Exact About the Exact Sciences? », dans M. N.
Wise (dir.), The Values of Precision, Princeton University Press, 1995.
124
M. Williams, The Precision Makers, London, Routledge, 1994, p. 77.
125
Rapports du jury international de l’Exposition universelle de Paris en 1900, p. 407. Voir notice
détaillée sur le site de l’Arithmeum de Bonn, qui cite comme source une brochure de Chateau Frères,
Machine a calculer Dactyle, Dejoux, Paris ; et Martin Reese, Cris VandeVelde & Julien Guerin, « Die
Rechenmaschine Dactyle und ihre Beziehungen zu Deutschland, Kalifornien, England und der
Schweiz », Historische Bürowelt, 2017, n° 107, p. 3-11.
126
Maurice d'Ocagne, Vue densemble sur les machines à calculer, Paris, Gauthier-Villars, 1922, p. 36.
55
le prototype de machine à congruence des frères Carissan
127
, ainsi qu’une machine
algébrique conçue par l’inventeur espagnol Torrès-Quevedo
128
. L’investissement dans le
calcul paraît loin de fournir un relais de croissance : selon un historien jurassien, l’effectif
de l’usine Chateau tombe de 80 ouvriers à la fin du XIXe siècle à 50 en 1906, puis à 37
salariés en 1926. La crise des années 1930 réduit encore l’activité avant la fermeture
définitive sous l’occupation allemande
129
.
The Muldivo Calculating Machine Co. Ltd., fondée en 1912 à Londres, est l’un des
premiers distributeurs commerciaux de calculatrices provenant de nombreux
constructeurs européens, signe de l’émergence d’un marché de masse. L’un des premiers
produits vendus sous sa marque fut la Dactyle construite par Chateau dans le Jura.
La maison Fournier & Mang continue une ancienne activité et prend quelques
brevets internationaux en perfectionnant l’arithmomètre, présentant une nouvelle
calculatrice en 1920. Mentionnons aussi les frères Augustin et Laurent Seguin, pionniers
de l’aviation, qui brevettent une calculatrice ainsi que des instruments de mesure. Mais
ces deux PME semblent disparaître à la fin des années 1920. La société « Les Appareils
Contrôleurs » construit les machines spéciales, les classi-compteurs-imprimeurs inventés
vers 1900 par le directeur de la Statistique générale de la France, Lucien March, pour
dépouiller le recensement dans de meilleures conditions qu’avec le système Hollerith.
Mais il s’agit de machines très spécialisées, qui seront d’ailleurs remplacées vers 1940
par des machines à cartes perforées classiques Bull ou IBM. Ses classi-compteurs
remplissant leur fonction, Lucien March est retourné à sa vocation principale, le
développement des statistiques.
127
F. Morain, J. O. Shallit, H. C. Williams, « La machine à congruences », Revue du Musée des Arts et
Métiers, mars 1996, n° 14, p. 14-19. Réalisée vers 1910 par les frères Carissan, un officier et un professeur
de mathématiques, cette remarquable petite machine effectuait automatiquement la factorisation des
nombres entiers, Le seul exemplaire construit fut montré à Paris lors de l’exposition de machines à calculer
de 1920, puis utilisé peut-être à l’Observatoire astronomique de Floirac. M. Mouyssinat, « La machine à
congruences des frères Carissan » paraître). Les archives de l’Institut Henri Poincaré contiennent une
photo d’une machine à congruences perfectionnée (électrique, imprimante, automatique) construite en 1937
après la mort des frères Carissan sous la direction de leur ami André Gérardin, mathématicien de Nancy,
éditeur de la revue de récréations mathématiques Sphinx Œdipe.
128
Maurice d’Ocagne, Le Calcul simplif, Gauthier-Villars, 1905, p. 127.
129
Pierre Doudier, Foncine-le-Haut (1815-1980), Clamart, chez l’auteur, 1983. Les!Archives
Départementales du Jura contiennent quelques brefs documents permettant de cerner les grandes lignes de
l’histoire de cette firme : l’ouvrage Patrimoine industriel (cote 4°F0377), réalisé par le Service régional de
l’Inventaire général et disponible en ligne sur la base Mérimée (n° de dossier IA39000204). Le fonds de la
Préfecture relatif aux statistiques industrielles comprend un dossier sur la période 1853-1897 (cote 6 M
1137), mais ne donne pas de détail sur des entreprises particulières. Le Registre des traditions et faits
religieux de la paroisse de Foncine-le-Haut, écrit avant 1900 par l’abbé César Mermet, curé-doyen de cette
paroisse, signale : « on y fait toute sorte de machine [sic] sur plan, on y construit beaucoup d’appareils
électriques. On vient d’y construire la première machine à composer, inventée par M. Château Cyprien,
merveille du génie humain et appelée au plus grand avenir, car un ouvrier habile peut composer 20 000
caractères à l’heure. On y faisait des contrôleurs de ronde, des machines à calculer. » (renseignements
aimablement transmis par Mme Patricia Guyard, directrice des Archives départementales du Jura).
56
La plupart des firmes à capitaux français travaillent sous licence : établissements
Nico-Sanders, à Gentilly (licence américaine Ellis), Société française Thalès, à
Strasbourg (rien à voir avec l’actuel groupe Thales, ex-Thomson-CSF), société L’Éclair,
etc. En 1919 est créée la Compagnie nationale des machines de bureau, distributeur
exclusif des machines à écrire et à calculer Olympia et Adler
130
. Globalement, le secteur
est dominé par les filiales des constructeurs étrangers, notamment les importateurs de
machines made in USA, telle NCR France. Le « retard » français est devenu très difficile
à rattraper
131
.
Figure 26. Publicité française pour la marque austro-allemande TIM-Unitas, l’une des
nombreuses firmes fondées dans le sillage de Burckhardt et de Saxonia (revue Mon Bureau,
1913). L’illustration oppose le jeune employé efficace et heureux grâce à sa machine et le vieux
tâcheron de la comptabilité avec son lorgnon et sa plume d’oie. TIM signifiait « Time Is Money ».
Au lendemain de la Grande Guerre s’amorce toutefois une réaction de « patriotisme
économique » dans le domaine qui nous intéresse. En 1920, à l’initiative du
130
La CNMB a connu un développement durable puisqu’elle a vécu jusqu’en 2012, après une conversion
dans les années 1970 à la « péri-informatique », notamment à la sécurité des moyens de paiement
scripturaux (matériels, logiciels et services).
131
La France importera en 1933 plus de 8 000 machines pour plus de 75 MF (Note sur la CMB, 1934,
Arch. Hist. Bull, 92 Hist-DGE 07/3). Selon ce document, les importations allemandes se montent en 1930
à 3 859 machines, en 1931 à 2 763, en 1 932 à 2 026 ; les importations américaines à 1 440 machines
en 1932, à 1 660 en 1933. Il faut y ajouter « une grande quantité d’arrivages de machines rebuilt… » ; et
les importations suisses. Et compter que ces chiffres d’affaires sont au stade de la vente en gros et doivent
être doublés pour obtenir le revenu final de la vente au détail.
Seite 4 Historische Bürowelt Nr.100
kaufstalent einbrachte, überall herumreiste und Kontak-
te knüpfte, während Rein als Technischer Direktor die
Produktion in Gang setzte und weitere Verbesserungen
konstruierte. Am 15. September 1907 kam die erste
kleine Serie der UNITAS heraus und erregte großes Auf-
sehen. Ludwig Spitz kehrte 1910 Berlin den Rücken und
ging zurück nach Wien. Dort, in seiner Heimatstadt, hat-
te er schon 1907 in bester Lage eine repräsentative
Zweigstelle gegründet und damit Samuel Herzstark
(Austria) und Hugo Bunzel den Kampf angesagt.3
Ab Mai  bea Si afgd eie Veage i
de Bee Fa Ldg S d C GbH ee
Alleinvertriebs-Vertrag. Mit anderen Worten: er orga-
nisierte ab 1910 von Wien aus den Verkauf der gesam-
ten Berliner Produktion.
Die Fabrik hatte sich derweil in immer mehr Räume
ausgedehnt. Kaufmännischer Leiter in Berlin war jetzt
Bruno Bahn. Er und Robert Rein werden im Adressbuch
von 1911 als Geschäftsführer genannt. Sie konnten bis
 die Pdi beädig aeie d bechäf
tigten schließlich weit über 200 Mitarbeiter. Auch
Frauen standen an den Maschinen und Montageti-
schen. In den ersten sieben Jahren konnte die Firma
über 6000 Maschinen verkaufen und erzielte damit
einen Umsatz von mehreren Millionen Mark.
Durch den 1. Weltkrieg ging die Produktion zurück.
Nach dem Ausscheiden von Robert Rein 1916 über-
nahm Richard Berk die technische Leitung der RM-
Produktion. Im Dezember 1920 ging Berk nach Söm-
eda  Kee Rheea d bae
dort auf der Grundlage eigener Patente einen ganz
neuen Betriebszweig auf.4
Während andere deutsche Konkurrenzfirmen in den
20er- und 30er-Jahren mit neuen Produkten am Markt
erfolgreichen waren und wuchsen, stagnierte die Ent-
wicklung bei Spitz. Was 1925 verkauft wurde, sah
kaum anders aus als 1915.
Beee de aeece Paada  af
männischen Sinn:
Abb. 6 Suche nach Verkäufern - 1907
Abb. 7 Verkaufsausstellung 1911 (SMZ 153)
Abb. 8 Amerikanische Werbung von 1914 (System)
Abb. 9 Werbung in Frankreich - 1913 (Mon Bureau)
Abb. 10 Russische Annonce von 1914
7
57
collectionneur Lucien Malassis, la Société d’encouragement à l’industrie nationale
célèbre le centenaire de l’Arithmomètre. Elle organise à cette occasion un cycle de
conférences et deux expositions : une rétrospective historique des machines à calculer et
un salon des matériels bureautiques modernes. Les conférences débouchent sur un appel :
« Notre Société se croira bien récompensée de son effort si, à la suite de cette exposition
et comme conclusion aux enseignements qu’elle comporte, une réelle émulation est suscitée
parmi les constructeurs français pour rivaliser avec nos alliés américains qui nous ont
montré la voie des applications pratiques et utiles
132
. »
On peut l’espérer car, malgré son horreur, la guerre a donné une impulsion, a
aiguisé le goût de l’action et le patriotisme, « a créé en nous le désir d’avoir une industrie
digne d’un pays victorieux
133
. »
Cet appel au « réveil de l’industrie française d’après-guerre
134
» n’est que très
partiellement suivi au cours des années 1920 et concerne surtout le petit équipement de
bureau. Un concours de vitesse de calcul sur machines est organisé dans la foulée,
s’inspirant des concours de vitesse dactylographique qui visent à l’émulation entre
utilisateurs comme entre constructeurs.
Sur le plan industriel, Fournier & Mang présente un nouveau type d’arithmomètre
concurrent des Madas et Millionnaire suisses. Les Ateliers Vaucanson, nouveau nom d’un
vieux constructeur d’instruments de précision (siège et ateliers à Paris, usine à Saint-
Nicolas d’Aliermont, Normandie), connus pour leurs horloges électriques, leurs
téléscripteurs Havas et l’indicateur-enregistreur de vitesse Flaman, essaient puis
abandonnent le développement d’une caisse enregistreuse en 1921, puis produisent de
bonnes calculatrices de bureau plus ou moins dérivées de celle d’Odhner – activité qui
durera jusqu’aux années 1950
135
. Peut-être ont-ils ainsi infligé une concurrence fatale à
la Dactyle de Chateau.
L’investissement le plus spectaculaire est la reconversion de la Manufacture
d’Armes de Paris (MAP), grande usine moderne fondée en 1915 à Saint-Denis, dans les
machines à écrire : M. Nico Sanders « qui, avec un dévouement inlassable, a donné
132
P. Toulon, « Les Machines à calculer et leurs applications dans l’organisation de l’industrie et du
commerce », compte rendu de la séance publique du 7 juin 1920, Bulletin de la Société d’encouragement
à l’industrie nationale, septembre-octobre 1920.
133
J. Beaumont, « L’éveil de l’industrie française vers la mécanographie », Mon Bureau, juillet 1921,
p. 473.
134
L.-R. Heller, « Une machine à écrire française », Mon Bureau, mai 1921, p. 327. (D. Gardey signale
que « Heller » est un pseudonyme de Ravisse, rédacteur en chef de cette revue).
135
Archives économiques et financières, B-0015757 et B-0066965. Les Ateliers Vaucanson fabriquent,
pour les chemins de fer français et anglais, l’indicateur-enregistreur de vitesse Flaman le
mouchard »), installé sur maintes locomotives entre les deux guerres. Ils se diversifieront dans les
projecteurs de cinéma, la téléphonie en sous-traitance pour Ericsson et l’électricité pour avions et
automobiles avec SEV-Marchal.
58
depuis des années toute son activité à la cause de la fabrication en France des machines à
écrire », a négocié avec l’américain Ellis, dont il est le représentant français, l’installation
d’un bureau d’études à Paris et les plans d’une classique machine à écrire « MAP » dont
le « succès mondial [est] assuré ». En 1922, il reprend la production des petites
calculatrices Éclair, fabriquées naguère en Italie. Principal atout de la MAP, son assise
financière solide :
« Toutes les tentatives qui seraient faites dans le sens d’une fabrication de l’outillage
de bureau et qui ne seraient pas assurées du concours de capitaux puissants, seraient
d’une façon certaine vouées d’avance à l’insuccès, quelles que puissent être d’ailleurs
les qualités intrinsèques et mécaniques de l’appareil
136
», avertit lucidement le
journal Mon Bureau – peut-être en se rappelant la puissance financière de Thomas.
La revue Mon Bureau, fondée en 1909, rend compte impartialement de toutes les
nouveautés en matière d’organisation et de technologies bureautiques (des machines à
écrire aux calculatrices), mais encourage ce qui va dans le sens d’une fabrication française
de ces machines : elle milite non seulement en faveur de la modernisation des techniques
administratives et comptables, mais aussi en faveur de l’initiative industrielle dans ces
domaines. Mon Bureau s’inspire vraisemblablement des journaux professionnels
similaires créés quelques années plus tôt en Allemagne et aux États-Unis. Son rédacteur
en chef, Gaston Ravisse, participe après la Grande Guerre à l’organisation régulière de
salons de la mécanographie, sous l’égide des chambres de commerce et d’industrie,
salons qui renouvellent dans ce secteur particulier le rôle joué au XIXe siècle par les
grandes exposition des produits de l’industrie.
La Chambre syndicale de la Mécanographie, dont l’organisation initiale en sept
sections (machines à écrire, machines à calculer, sténographie/ écoles…) reflétait le faible
nombre de fabricants français, juge ceux-ci assez nombreux désormais pour créer en 1921
un étage supplémentaire de trois comités : importateurs (19 membres), fabricants français
(11 membres), revendeurs d’occasions (16 membres). Les fabricants français voient
bientôt arriver de nouveaux concurrents européens, notamment suédois (Fecit, qui
succède à Odhner) et italien (Olivetti), qui s’ajoutent aux nombreux constructeurs
allemands et américains.
136
Mon Bureau, janvier 1921. Les actionnaires de la MAP sont P. Azaria (CGE), J. Barriquand
(Barriquand & Marre) et divers patrons de grands constructeurs automobiles.
59
Figure 27. Publicités Sanders et Boutet Synchro-Madas (revue L’Organisation, 1933).
Du côté des gros équipements à cartes perforées, les premières mentions
n’apparaissent qu’en 1920 dans les salons-expositions et dans la presse professionnelle,
plus de dix ans après leurs débuts en Angleterre et en Allemagne :
« les “machines à statistiques” commencent à entrevoir une ère de prospérité que
peut-être on n’aurait pas crue si prochaine. Et ce n’est qu’un très petit
commencement. Il est probable que ces années prochaines verront de formidables
transformations de nos méthodes comptables
137
. »
Toujours enthousiaste devant les nouveautés mécaniques qui rendent les
administrations plus efficaces et rationnelles, la revue Mon Bureau fait ensuite une
publicité élogieuse aux machines à cartes perforées :
« De toutes les merveilles mécaniques engendrées par l’organisation du Bureau,
la plus admirable est sans doute celle qui s’intitule modestement machine à
statistiques. […] On ne saurait trop l’étudier ; son principe est riche de telles
possibilités qu’il doit devenir familier à tous ; le champ de ses applications est pour
ainsi dire illimité et son exploration ouvre pour de longues années des perspectives
aux réformateurs du travail administratif. »
Le rédacteur souligne que ce système permet au comptable de tenir un livre-journal
sur cartes, et explique l’utilisation des trois machines (poinçonneuse, trieuse, tabulatrice
imprimante ou non), mécaniques ou électriques ; les illustrations montrent une trieuse et
137
Mon Bureau, juin 1921, p. 435.
60
une tabulatrice Hollerith, ainsi qu’une carte servant de fiche de fabrication pour gérer la
production, le rendement et les stocks. Trois marques existent actuellement (Hollerith,
Powers et Peirce) et « des inventeurs français préparent un 4e type » assure le rédacteur
sans en révéler plus
138
. Il s’agit sans doute de M. Jacob, inventeur d’un système complet
de machines à cartes perforées, qui bénéficiera au début des années 1930 d’une aide à
l’industrialisation de l’ONRSI, laquelle sera engloutie par un fabricant opportuniste.
Toutefois, au même moment, s’installera à Paris une entreprise née de brevets
scandinaves, de capitaux suisses (où l’on retrouve le zürichois Egli), d’entrepreneurs et
de clients-innovateurs français : la Compagnie des machines Bull. Une autre start-up
suivra bientôt : Logabax, fondée par un banquier-inventeur espagnol qui a d’abord tenté
de s’implanter en Allemagne et en Angleterre.
Un marché français porteur ?
Parmi les risques que doivent affronter ces