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# 156 - Octobre 2019
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Recherche I Addictions
Repérage des troubles liés
à une substance et troubles
addictifs en soins premiers
Points de vue d’addictologues
Identification of substance-related disorders and
addictive disorders in primary care - Addiction
specialists’ points of view
INTRODUCTION
Les usages à risques et les troubles
addictifs sont parmi les principales
causes mondiales de mortalité évi-
table
1-3
. En France en 2009, l’alcool
a été à l’origine de 49000 décès et
était lié à près de la moitié des délits
routiers
4
. En 2015, 72 500 condamna-
tions concernaient des infractions à la
législation sur les stupéants
5
. D’un
point de vue médico-économique, le
coût social en France a été évalué en
2010 à 120 milliards d’euros par an
pour l’alcool, soit autant que le tabac,
et 8,7 milliards d’euros par an pour les
drogues illicites
6
.
Parmi les 15-24 ans reçus en
consultation de médecine générale
en 2010, 44 % ont une consommation
dite problématique d’alcool et 11 % de
cannabis
7
. La prise en charge médi
-
cale de ces patients réduit leur morbi-
mortalité et améliore leur qualité de
vie
8-10
. Le repérage des troubles de
l’usage est donc important et devrait
être systématique, au moins une
fois par an en soins premiers
11
. Des
freins au repérage sont déjà connus,
notamment le manque de temps, le
sentiment d’inecacité de la part des
soignants, et le manque de formation
favorisant les représentations stigma
-
tisantes et l’absence de motivation
12-20
.
Deux médecins généralistes sur trois
arment qu’il leur arrive de refuser
de suivre certains patients toxico-
manes qui viennent en consultation,
en évoquant une faible adhésion des
patients au projet de soin
21
. Pour-
tant, le rôle du médecin généraliste
est d’abord de repérer ces troubles
addictifs et d’ouvrir la discussion à
ce sujet
22
. La prise en charge multi-
disciplinaire des patients concernés
peut amener le médecin généraliste
à solliciter les structures spécialisées
en addictologie.
Les médecins addictologues sont
des spécialistes de soins secon-
daires. Ils suivent des patients en
ambulatoire (consultation jeunes
consommateurs [CJC] ou centres
de soins, d’accompagnement et de
prévention en addictologie (CSAPA),
par exemple) ou en hospitalisation
(addictologie de liaison ou soins de
suite et de réadaptation en addicto-
logie entre autres). Les addictologues
sont impliqués dans l’élaboration des
recommandations et des outils pour
le repérage des addictions en soins
premiers
11,23
. Leur rôle de médecin
référent en addictologie les implique
dans la prise en charge globale de
ces patients, en complément de leur
médecin généraliste
24
. Ils ne se sub-
stituent pas au MG, mais collaborent
avec lui à cette prise en charge. Les
addictologues interviennent souvent
précocement, mais le plus souvent
après que le repérage et parfois la
prise en charge initiale aient eu lieu
en soins premiers. La suite de cette
prise en charge nécessite rapidement
une collaboration étroite entre les
professionnels de soins premiers et
addictologues. Or, toute collaboration
interprofessionnelle est fondée sur
les représentations réciproques que
Maxime Pautrat1,2, David Ciolfi1,
Vincent Riffault1, Hervé Breton2,3,
Paul Brunault 4,5, 6, Jean-Pierre Lebeau1,2
1. Département universitaire de médecine
générale, Université de Tours.
2. EA7505-EES, Université de Tours.
3. Département des sciences de l’éducation
et de la formation, Université de Tours.
4. Équipe de liaison et de soins en
addictologie et clinique psychiatrique
universitaire, CHRU de Tours.
5. UMR INSERM U1253
« Brain & Imaging », Université de Tours.
6. EA 2114 « Psychologie des âges
de la vie et adaptation », Université de Tours.
maxime.pautrat@univ-tours.fr
exercer 2019;156:340-6.
Les annexes sont consultables en ligne à
l’adresse : www.exercer.fr/numero/156/page/340/
Liens et conflits d’intérêts :
les auteurs déclarent n’avoir
aucun conflit d’intérêts en relation
avec le contenu de cet article.
Les liens d’intérêts éventuels de chacun
des auteurs sont disponibles sur le site :
www.transparence.sante.gouv.fr
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# 156 - Octobre 2019
Recherche I Addictions
les uns ont des autres. L’explicitation
des représentations que les addic-
tologues ont sur le travail initial du
médecin généraliste, et sur la place
de celui-ci dans le parcours de soins
des patients concernés, est donc un
préalable indispensable à une colla-
boration de qualité.
L’objectif de cette étude qualitative
était d’expliciter les représentations
des addictologues quant au repérage
des troubles addictifs en soins pre
-
miers.
MATÉRIEL ET MÉTHODE
Cette étude qualitative a été
conduite avec une approche inspirée
de la théorisation ancrée.
Population
Les entretiens ont été conduits
auprès d’addictologues de la région
Centre Val-de-Loire recrutés selon
la technique de la boule de neige.
L’échantillon initial a été raisonné
sur les critères de variation suivants :
l’âge, le genre, le mode (ambulatoire
ou hospitalier) et les particularités
d’exercice de chaque médecin (autres
spécialités associées). Les participants
ont ensuite été sélectionnés sur des
arguments théoriques, en fonction de
la progression de l’analyse.
Recueil des données
Des entretiens individuels semi-
dirigés ont été conduits entre octobre
2016 et février 2018. Le guide d’entre-
tien initial a été élaboré par l’ensemble
des auteurs. Il comportait une ques-
tion brise-glace à propos du dernier
patient repéré, suivie d’une question
concernant l’histoire d’un « repérage
raté », puis d’un « repérage réussi ». Il
abordait ensuite les points à améliorer
dans ce repérage et leurs représenta-
tions du rôle de médecin généraliste.
Il a été modié au fur et à mesure des
entretiens pour intégrer les nouveaux
concepts apparus lors des premières
analyses (annexe 1). Les entretiens
ont été entièrement enregistrés,
retranscrits et anonymisés.
Analyse
La théorisation a permis une concep-
tualisation du corpus de représenta-
tions des addictologues. Tous les cri-
tères de scienticité de l’analyse par
théorisation ancrée ont été remplis:
explicitation initiale des a priori des
chercheurs, critères de variation ini-
tiaux de l’échantillon, susance par
saturation théorique des données
d’analyse a posteriori, triangulation
par double analyse en aveugle puis
mise en commun avec arbitrage par
un troisième chercheur de l‘étiquetage
expérientiel initial et de la catégorisa-
tion. Le logiciel QSR NVivo11® a été
utilisé pour le codage des verbatims.
La construction conjointe du modèle
a été menée par les diérents ana-
lystes : quatre médecins généralistes,
un addictologue, et deux spécialistes
en médecine narrative.
Aspects éthiques
Chaque participant a signé un
consentement éclairé (annexe 2).
Les enregistrements audio ont été
détruits après retranscription et ano-
nymisation.
Cette étude ne nécessitait pas
d’autorisation du Comité de protec-
tion des personnes. Le comité Espace
de réexion éthique région Centre a
donné un avis favorable à la conduite
de cette étude (n° 2017-059, le 9 jan-
vier 2018) (annexe 3).
Cette étude a été enregistrée auprès
de la Commission nationale infor-
matique et libertés sous le n° 2017-
093 (annexe 4).
RÉSULTATS
Neuf entretiens ont été conduits.
La saturation théorique a été atteinte
à partir du septième entretien. Les
caractéristiques des participants
sont détaillées dans le tableau 1. Les
caractéristiques des entretiens sont
résumées dans le tableau 2 (page
suivante).
Caractéristiques Effectif
Sexe
Homme 7
Femme 2
Âge
< 45 ans 4
> 45 ans 5
Mode
d’exercice
Universitaire 2
Hospitalier 3
Ambulatoire, CSAPA 4
Formation
initiale
Médecine générale 4
Psychiatrie 3
Pneumologie 1
Réanimation 1
Activités
Addictologue de liaison 3
Médecine générale + addictologie 2
Psychiatrie + addictologie 4
Urgentiste 2
Spécificités
Spécialité tabacologie 1
PU/MCU en addictologie 2
Spécialité addictions comportementales 2
Tableau 1 - Caractéristiques de la population
CSAPA : centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie ;
PU/MCU : professeur des universités/ maître de conférences des universités.
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Recherche I Addictions
« L’autocensure partagée »,
frein principal au repérage ?
Selon les addictologues, si les
patients ne souhaitaient pas se dévoi-
ler à leur médecin, c’est qu’ils auraient
honte de leur addiction. Cette honte
reposerait sur leurs représentations et
sur celles que la société leur impose.
Cela était valable pour le jeu : « Elle
était restée longtemps dans l’incapacité
à demander de l’aide parce qu’il y avait
une grande honte par rapport à ça, et
donc elle a fait une tentative de suicide
qui l’a amenée aux urgences », pour
l’alcool, avec la peur d’être associé à
ce que cela pourrait évoquer : « Der-
rière l’alcool, il y a aussi tous les, euh...
troubles du comportement. Le nombre
d’incestes, de violences conjugales, de
viols, de violences dans les rues, d’acci-
dents de voiture, etc. […] il y a vraiment
quelque chose de terrible autour de ça»
ou pour les traitements substitutifs,
qui restaient le stigmate de leur addic-
tion : « Je veux plus, je voudrais arrêter le
Subutex
®
le plus vite possible [...] ils sont
pressés, parce que le passage à la phar-
macie, c’est quand même un moment
difficile. Le regard de l’autre ».
Pour ces addictologues, il y avait
une honte encore plus marquée avec
le médecin de famille, du fait de la
proximité : « Les gens me disent, “c’est
parce qu’il me connaît depuis que je suis
tout petit”, etc., “j’ai pas envie”, les gens
ont honte » ; « Les gens ne souhaitent
pas en parler à leur généraliste. Moi c’est
d’ailleurs un travail que je fais avec eux
quand il y a ce blocage…C’est que ça
maintient une forme de honte, de juge-
ment moral sur le comportement qu’il
s’auto-attribue en fait… » ; « On le voit
encore en milieu rural ou semi-rural,
il y a encore le médecin de famille, le
médecin traitant, et donc ils n’ont pas
du tout envie d’aller raconter… le fils
il ne va pas parler de ça parce que sa
mère c’est aussi la patiente du médecin
et que… voilà, il se demande quelle va
être la porosité ou pas en amont… ».
Pour certains addictologues inter-
rogés, les médecins généralistes
seraient aussi freinés par leurs repré-
sentations, source de peurs et d’au-
tocensure morale : « Ils ont peur de la
réaction, craignent que ça suscite de la
honte, de la culpabilité, et que du coup
ça ferme le dialogue, alors que bien sou-
vent ça l’ouvre. » ; « Ça peut être, euh...
c’est pas mon problème, c’est le sien… ça
peut être, enfin les… les addictions, très
souvent, quand on pose la question aux
populations générales, c’est un choix,
c’est pas une maladie » ; « Une forme
de peur de quelqu’un qui […] pourrait
devenir menaçant ».
Le déclic pour se dévoiler ?
Lorsqu’un comportement addic-
tif devenait plus problématique que
bénéque, il pouvait amener le patient
à se dévoiler. Mais la fenêtre tempo-
relle ainsi ouverte pour le repérage
semblait de courte durée… « C’est
difficile aussi […] pour le patient d’en
parler, parce que ça a une fonction…
ça l’aide à… à gérer son stress, à avoir
un équilibre psychique et donc il n’a pas
forcément tendance à en parler natu-
rellement. Par contre, c’est quand il y a
des soucis, c’est à ce moment-là qu’il va
pouvoir en parler un peu, et assez rapi-
dement les choses se figent à nouveau»;
« Bien souvent, c’est pas le problème du
repérage, c’est plus le moment où la per-
sonne en est dans son désir d’aller vers
l’arrêt du produit ou pas ».
Les problèmes induits apparaî-
traient d’abord aux yeux de l’entou-
rage. La demande de soin était donc
faite par la famille qui poussait le
patient à consulter. « Pour moi en tout
cas, c’est quand il y a quelque chose de
bruyant pour l’entourage et pas pour
le patient, pour la personne » ; « C’est
la famille qui vient se plaindre effecti-
vement, en l’occurrence c’est une vraie
plainte, “il s’occupe plus des enfants, il
s’occupe plus de la maison, il me consi-
dère plus comme une femme, et il passe
l’essentiel de son temps sur des jeux“.
Donc il venait parce qu’on lui avait dit
qu’il pouvait être aidé. Je ne pense pas
qu’il y ait eu quelque motivation que ce
soit pour arrêter ».
Une conséquence grave de l’addic-
tion pouvait cependant être niée par le
patient et ne pas provoquer de déclic
chez lui. « Comme il passait beaucoup
de temps, beaucoup de sa nuit à jouer,
du coup le lendemain il ne se réveillait
pas. Il avait eu une sorte d’avertissement,
de blâme, puis il avait été viré, et du coup
il s’était retrouvé avec plein de temps !
[rires] Pour jouer ! ».
Ce déclic pour le patient parais-
sait nécessaire pour faire un repé-
rage réussi mais il arrivait trop tard,
puisque la dépendance était déjà ins-
tallée. Le repérage devant ce tableau
«bruyant» pour le patient, sa famille
et le médecin était trop tardif. Les
addictologues auraient souhaité un
repérage plus précoce. « Il y a un
moment où ils disent, euh… “je sais que
ça me fait du mal mais j’aime ça” et là,
après “non ça me fait trop de mal, et je
n’arrive pas à le faire tout seul, il faut
qu’on m’aide”. Et c’est là qu’on peut vrai-
ment repérer facilement les gens. C’est
dans cette phase qu’il faut les repérer ».
Participant Lieu Durée
Femme – 40 ans Consultation de tabacologie en CH 33 min
Homme – 54 ans Service d’urgence en CH 36 min
Homme – 57 ans CSAPA urbain 42 min
Homme – 56 ans Service d’addictologie en CHU 37 min
Homme – 34 ans CSAPA rural 31 min
Homme – 62 ans CSAPA rural 79 min
Homme – 36 ans Service d’addictologie en CHU 29 min
Femme – 44 ans SSR en alcoologie en CH 34 min
Homme – 52 ans CSAPA rural 37 min
Tableau 2 - Caractéristiques des entretiens
CH : centre hospitalier ; CHU : centre hospitalier universitaire ; CSAPA : centre de soins, d’accompagnement
et de prévention en addictologie ; SSR : soins de suite et réadaptation.
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Les addictologues imaginaient
aussi que la routine de la médecine
générale n’encourageait pas à reposer
la question des addictions au cours
du temps. « Si vous voulez parler de
gens dont le repérage a été raté, alors
oui, j’ai le souvenir d’une patiente de ma
patientèle privée [en médecine générale ;
NDLR] qui a eu des vrais problèmes avec
l’alcool, et moi je m’étais surtout fixé sur
sa… sur les problèmes, qui étaient quand
même très évocateurs d’une bipolarité.
[...] Et en fait ce n’est qu’au bout de, allez,
je dirais facilement trois ans de suivi que
je me suis rendu compte qu’elle avait
des stigmates d’alcoolisation qui étaient
sévères. Et que ce que je pensais être
une consommation occasionnelle de
phase euphorique était en réalité une
consommation quotidienne et abusive.
[...] À l’époque, je ne l’avais pas enten-
due, je m’étais fixé sur une consomma-
tion festive alors qu‘en fait c’était une
consommation quotidienne. [...] elle ne
le cachait pas ».
Les solutions proposées
par les addictologues
Ils proposaient d’améliorer la for-
mation aux addictions et à leurs trai-
tements, à l’entretien motivationnel et
au repérage précoce et intervention
brève (RPIB). « Parce qu’il y a quelque
chose qui est important avec eux, avec
ceux qui prennent des substances, c’est
de ne pas être disqualifié. [...] ce qu’il
faut leur montrer c’est qu’on sait ce
que c’est » ; « C’est très important de
faire du repérage. En alcool, ça se fait
assez facilement, euh, pour les médecins
généralistes, de plus en plus je crois. Moi
je fais des formations de partout pour
leur montrer ce qu’il faut faire, c’est tout
simple. »
Ils conseillaient une approche
plus empathique, d’aborder le sujet
en choisissant bien les mots et les
attitudes «non jugeantes », pour s’af-
franchir des peurs et représentations.
« Réussir à faire du conseil minimal, de
s’autoriser à le faire, sans avoir peur des
réponses que l’on va obtenir. C’est d’avoir
les outils pour le faire de façon empa-
thique et sans jugement » ; « Plutôt que
de dire “est-ce que vous êtes polytoxico-
mane ?” ou “Est-ce que vous êtes alcoo-
lique, je pose simplement la question
“qu’est-ce que vous consommez?” » ;
«On aime bien aussi le changement de
paradigme, le changement de terme qui
fait qu’on est passé de l’alcoolisme et de
la toxicomanie à l’addictologie parce que
du coup on est sur quelque chose qui est
un peu plus abordable. »
Les addictologues proposaient de
systématiser le repérage des addic-
tions. Cela permettrait de s’aran-
chir de l’autocensure partagée et de
repérer précocement les addictions.
« Si on prend l’addiction au sens large
du terme, avec 60 % finalement de la
population générale qui en a au moins
une, euh... j’aurais tendance à dire... fau-
drait le dépister systématiquement » ;
« Mettre en place un comportement
systématique […] c’est ce système qui
m’a permis de découvrir des addictions
chez des patients que je suivais depuis
déjà vingt ans ».
Pour l’intégrer à une consultation
de médecine générale, ils propo-
saient de poser une ou deux ques-
tions concernant des mécanismes
communs aux diérentes addictions.
Cela permettrait d’intégrer aussi bien
les addictions avec ou sans substance.
Les mécanismes communs à recher-
cher seraient la dimension autothé-
rapeutique, la perte de contrôle et
l’impulsivité. « On se dédouane de cet
aspect culpabilisant en sortant de l’ap-
proche par produit, en parlant plutôt
de ces 3 critères : est-ce que ça fait plai-
sir ? Est-ce que ça soulage une tension
intérieure ? Et est-ce que malgré les
conséquences négatives j’arrive à arrê-
ter ou à réduire ma consommation ou
le comportement ? » ; « Une des ques-
tions qu’on pourrait poser [...] “est-ce
que vous avez déjà utilisé une substance
pour gérer une difficulté dans votre vie ?”
et puis “est-ce que vous avez déjà utilisé
une substance pour vous soigner ?” ».
DISCUSSION
Les addictologues interrogés ont
évoqué deux principaux freins au
repérage. D’abord « l’autocensure
partagée » du patient et du médecin.
Le patient ne veut pas parler de son
addiction car il en a honte, les repré-
sentations de la société l’empêchent
d’en parler librement à son médecin.
La proximité avec celui-ci pourrait
être un frein car il serait d’autant plus
« jugeant ». Quant au médecin géné-
raliste, il n’aborderait pas non plus le
sujet des addictions, à cause notam-
ment de ses propres représentations.
Ensuite, les addictologues signalent
un repérage retardé, parce que le
patient attend pour se dévoiler un
déclic qui survient trop tardivement,
et parce que les signes cliniques per-
çus par le médecin sont souvent liés
à une dépendance déjà installée. La
« routine relationnelle » du médecin
l’empêcherait de repérer un change-
ment. Les addictologues proposaient
donc un repérage systématique avec
une ou deux questions, dans une
approche transversale de l’addiction,
sur la recherche d’une dimension
autothérapeutique, d’une impulsivité
et d’une perte de contrôle.
Des addictologues loin
des réalités du repérage
en médecine générale…
Les addictologues n’étaient pas
invités à juger la pratique des méde-
cins généralistes, mais bien à témoi-
gner de ce que les patients leur disent
concernant leur parcours en soins pre-
miers et à analyser ce qui retarde leur
prise en charge. Les opinions qu’ils ont
pu exprimer ont été analysées dans
le sens d’une explicitation de leurs
propres représentations.
Ils nous ont fait part de la dié-
rence entre les médecins généralistes
et les addictologues, qui sont selon
eux mieux formés et pensent plus aux
addictions. Les patients aborderaient
ainsi plus facilement les addictions
avec eux. La proximité du médecin
de famille serait un autre frein au
dévoilement selon les addictologues.
Une étude qualitative récente interro-
geant les patients sur les conditions
idéales pour ce repérage rapportait
au contraire que les patients préfé-
raient se coner à un médecin en qui
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Recherche I Addictions
ils avaient conance plutôt qu’à une
inrmière ou à un spécialiste vu ponc-
tuellement
25
. Les addictologues sont
conscients de ce manque d’informa-
tion et lucides sur les a priori qui en
découlent.
…, mais proches de ce qui
est retrouvé dans les études
Les addictologues ont présenté
des points de vue proches des réali-
tés décrites dans diérentes études.
Ils recommandaient d’être systéma-
tique dans le repérage, et ne pas se
er uniquement à un pressentiment
ou à un signe objectif. De fait, 70 %
des médecins généralistes n’abordent
l’alcool qu’avec certains patients jugés
à risque
26
. Les préjugés des médecins
généralistes seraient donc selon les
addictologues un frein au repérage.
La stigmatisation des professionnels
de santé envers les patients ayant des
addictions est connue et inuence
leur prise en charge
18
. En 2009, 40 %
des médecins généralistes déclaraient
que poser la question de l’alcool était
dicile
26
. En 2012, Mules et al. met-
taient aussi en avant que les freins
les plus communs parmi les méde-
cins généralistes étaient le tabou et la
dissimulation des patients
27
. Le repé-
rage trop tardif, alors qu’il y avait des
signes de dépendance qui alertaient
la famille, et des eets secondaires
importants pour le patient connus de
leur médecin généraliste étaient des
notions déjà décrites également
27
. Les
addictologues proposent un test de
repérage court, d’une ou deux ques-
tions, ne ciblant pas des substances
ou des comportements en particulier
mais reposant plutôt sur la recherche
de critères trans-nosographiques ou
de mécanismes communs aux addic-
tions comme l’impulsivité ou la perte
de contrôle. En 2015, la Haute Autorité
de santé (HAS) a proposé une aide au
repérage précoce reposant sur une
quinzaine de questions ciblant les
trois principales substances : tabac,
alcool, et cannabis
11
. Le test de repé-
rage des polydépendances ASSIST
(Alcohol, Smoking and Substance Invol-
vement Screening Test) proposé par
l’Organisation mondiale de la santé
(OMS) contient, lui, 80 questions
28
. Il
existe aussi des tests ne ciblant pas
les substances comme le CRAFFT
Screening Tool (Car, Relax, Alone, For-
get, Friends, Trouble), et plus récem-
ment des tests plus courts émergent,
comme DAST-2 (Drug Abuse Screening
Test)
29,30
.
Retrouver dans le discours des
addictologues ces éléments issus
de la littérature sur le sujet n’est pas
surprenant puisqu’il s’agit de leurs
sources. De fait, ces sources limitent
le champ de leurs représentations
des soins premiers. En revanche,
aucune étude jusque-là n’avait décrit
ce concept d’«autocensure partagée»
qui empêche la rencontre entre le
patient et son médecin.
La résistance au dévoilement du
patient a déjà été décrite (« reluctance
to disclose ») dans une étude qualita-
tive utilisant une analyse inductive
généralisée
25
. Mais l’approche par
théorisation ancrée permet ici de
proposer une conceptualisation de
cette résistance au dévoilement.
Elle dépendrait d’une balance béné-
fices-problèmes liée à l’addiction.
L’autocensure partagée entre patient
et soignant l’encouragerait à pencher
du côté de la poursuite de la consom-
mation. Un déclic propre au patient, et
sur lequel l’entourage ne semble pas
avoir d’emprise, favoriserait une bas-
cule du côté de l’arrêt de la consom-
mation. L’émergence de la volonté de
changement après ce déclic ouvre une
fenêtre de repérage possible.
Forces et faiblesses de l’étude
La susance des données a été
obtenue avec un faible nombre d’en-
tretiens. Il est possible qu’un échantil-
lonnage incomplet soit en cause, mais
c’est plus probablement la population
assez restreinte des addictologues
qui travaillent tous en réseau qui
explique cette rapide convergence
des données. La répartition inégale
des sexes découle de la même limite.
Néanmoins, pour conrmer ou inr-
mer certains éléments de l’analyse, un
recrutement raisonné a été conduit
tout au long de l’étude. Ainsi un spé-
cialiste de l’addiction au jeu a été
consulté pour vérier l’universalité de
certaines idées ou concepts évoqués
à propos de substance.
Parmi les participants, deux addic-
tologues avaient également une
activité de médecine générale. Leur
inclusion était nécessaire pour garan-
tir la qualité de notre échantillon. Leur
discours a été analysé comme pour les
autres participants dans le sens d’une
explicitation de leurs représentations
en tant que professionnels de soins
secondaires. Les variations induites
par leur double activité ne pouvaient
ainsi qu’enrichir les données et l’ana-
lyse.
Le codage initial, la création de caté-
gories conceptualisantes et la modéli-
sation ont été conduits selon les règles
habituelles de la triangulation. Ils ont
bénécié de la participation de méde-
cins généralistes, d’un addictologue,
d’un enseignant chercheur en sciences
de l’éducation spécialisé en récits de
vie et d’un professeur de philosophie
des sciences lors des phases de mise
en commun. Cette multidisciplinarité
a renforcé la crédibilité et la cohérence
des résultats de l’analyse.
La liste des freins à l’implémenta-
tion du repérage des addictions en
soins premiers a été redénie en 2018
par une analyse thématique d’entre-
tiens individuels et de groupes auprès
de médecins et de patients25. L’analyse
conduite ici propose une conceptuali-
sation des points de vue des médecins
addictologues sur ces barrières.
CONCLUSION :
QUID DU REPÉRAGE ?
Les addictologues semblent consi-
dérer comme repérage réussi le
diagnostic d’une addiction chez un
patient alors qu’elle était cachée ou
non connue du médecin. Mais quel
est le bénéce de ce diagnostic alors
que le patient ne souhaite pas – ou pas
encore – entrer dans une démarche
de soins ? Si le médecin fait ce diag-
nostic sans susciter également la prise
345
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Recherche I Addictions
de conscience du patient, le résultat
risque de n’être qu’une mention de
plus dans un dossier médical. Un
repérage systématique et standar-
disé ne risque-t-il pas au contraire
de renforcer cette autocensure des
patients décrite par les addictologues
eux-mêmes ? Et l’utilisation d’un ques-
tionnaire pour repérer une addiction
ou en évaluer le risque est-elle compa-
tible avec la relation médecin-patient
construite en soins premiers ? Les
résultats de notre étude ne peuvent
faire sens que confrontés aux réali-
tés du repérage en soins premiers
telles que les vivent les patients et les
professionnels de premiers recours.
D’autres études sont donc nécessaires
pour naliser un modèle explicatif
théorique du repérage en soins pre-
miers.
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Résumé
Introduction. Les recommandations récentes encouragent le repérage
précoce des troubles addictifs en soins premiers. En tant que profes-
sionnels de deuxième recours, les addictologues sont des collaborateurs
indispensables au repérage et au parcours de soins du patient dépen-
dant. Le développement de cette collaboration nécessite de connaître
les représentations des addictologues sur les soins premiers.
Objectif. Explorer les représentations des addictologues concernant le
repérage des troubles liés à une substance et les troubles addictifs dans
la trajectoire addictive des patients.
Méthode. Étude qualitative par théorisation ancrée à partir d’entretiens
individuels semi-dirigés menés auprès de 9 médecins addictologues
entre octobre 2016 et février 2018.
Résultats. Du point de vue des addictologues, une « autocensure par-
tagée » liée à l’appréhension des médecins envers les « toxicos » et la
peur des patients d’être jugés seraient les principales raisons du retard
dans le repérage des addictions. Ils pensent aussi que la routine de
la médecine générale n’encouragerait pas à reposer la question des
addictions au cours du temps. De plus, les patients identifieraient trop
leur médecin comme un médecin « de famille » pour lui confier un sujet
honteux. Pourtant, ils rapportent que ce sont les patients eux-mêmes qui
viennent chercher de l’aide à l’occasion d’un déclic dans leur trajectoire
addictive. Ce déclic surviendrait lors d’un déséquilibre entre les bénéfices
et les problèmes liés à l’addiction, et ouvrirait une fenêtre temporelle
propice au dévoilement du patient, et à son repérage par le médecin.
Les addictologues proposent différentes pistes pour réussir un repérage
précoce : une meilleure formation des médecins, prévoir un repérage
plus systématique sans aborder les addictions par substance, rechercher
une consommation autothérapeutique, et une perte de contrôle.
Discussion. D’après les addictologues, la théorie d’une « autocen-
sure partagée » serait au cœur du processus de repérage précoce
des addictions. La résistance au dévoilement des patients semble se
conceptualiser par une balance bénéfices-problèmes propre au patient
et non influençable par l’entourage ou les médecins. Ces représentations
devront être confrontées à celles des patients, dépendants ou non,
et des médecins généralistes afin de proposer des améliorations au
repérage des troubles addictifs en soins premiers.
➜ Mots-clés : dépistage ; soins primaires ; comportement addictif ;
comportement coopératif ; communication interdisciplinaire.
Summary
Introduction. Recommendations encourage the early screening of subs-
tance use disorders. As secondary health care professionals, addiction
specialists are close associate to improve this screening. To develop this
collaboration, it’s necessary to know addiction specialist’s representation
about screening in primary care.
Aim. To explore addiction specialist’s representations about screening
of problematic use and dependence.
Method: Qualitative study by grounded theory approach involved
semi-structured interviews with addiction specialists between October
2016 and February 2018.
Results. According to addiction specialists, a “shared self-censorship”
based on GP’s apprehension when facing addicts and patient’s fear
to be judged would be the main reasons for the delay in addictions
screening. They also think that the routine in GPs’ practice would not
encourage GPs to ask repeatedly their patients about addictions over
time. In addition, patients would identify their doctor too much as a
« family physician» to confide in him about a shameful subject. Yet,
they report that the patients themselves come to ask for help when
they feel a « click » in their addictive ways. This « click » appeared after
imbalance between benefits and substance use problems. The « click »
opened a time enabling the patient disclosure and their screening by
the doctor. The addiction specialists admit to misunderstanding the
screening realities in primary care and they put forward various options
to improve it: a better training of GPs, a more systematic screening
without addressing addictions by substance, seeking self-therapeutic
consumption and a loss of control.
Discussion. According to addiction specialists, the theory of “shared
self-censorship” is one of the reasons for the delay in the early identifica-
tion of addictions. The reluctance to disclose depend of a patient’s risk/
benefit balance not influenceable by family and doctors. These realities
should be put in perspective with those of patients with and without
addiction, and GPs, in order to propose improvements in drug use and
addictive behaviour disorders screening in primary care.
➜ Keywords: screening, primary care; addictive behaviour; coopera-
tive behaviour; interdisciplinary communication.
exercer
# 156 - Octobre 2019
346
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