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Abstract and Figures

Résumé Après avoir rappelé l'histoire longue du concept de travail et les différentes significations attachées au terme au cours des siècles, l'auteure analyse le rapport des Européens à cette valeur, ainsi que les conséquences sur le travail et l'emploi du discours en vogue sur la révolution technologique et ses effets «inéluctables». Elle envisage ensuite l'avenir du travail à la lumière de trois scénarios, celui du «démantèlement du droit du travail», celui de la «révolution technologique» (qui postule la fin de l'emploi par l'automatisation) et celui de la «reconversion écologique», dernier modèle compatible avec l'impératif environnemental, mais aussi avec les attentes placées sur le travail et l'emploi.
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Revue internationale du Travail, vol. 158 (2019), no 4
Droits réservés © auteur(s), 2019.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2019.
* Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO), Université
Paris-Dauphine/PSL; dominique.meda@dauphine.psl.eu. Une version antérieure de cet article
est parue dans la série des documents de recherche de l’OIT en 2016 sous le titre L’avenir du
travail: sens et valeur du travail en Europe, Document de recherche de l’OIT no18.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Trois scénarios pour l’avenir du travail
Dominique MÉDA*
Résumé. Après avoir rappelé l’histoire longue du concept de travail et les diffé-
rentes signications attachées au terme au cours des siècles, l’auteure analyse le
rapport des Européens à cette valeur, ainsi que les conséquences sur le travail et
l’emploi du discours en vogue sur la révolution technologique et ses effets «iné-
luctables». Elle envisage ensuite l’avenir du travail à la lumière de trois scénarios,
celui du «démantèlement du droit du travail», celui de la «révolution technolo-
gique» (qui postule la n de l’emploi par l’automatisation) et celui de la «recon-
version écologique», dernier modèle compatible avec l’impératif environnemental,
mais aussi avec les attentes placées sur le travail et l’emploi.
L
a plupart des discours consacrés à l’avenir du travail insistent sur le carac-
tère radicalement nouveau des évolutions en cours. La mondialisation
des échanges et des chaînes de production, d’une part, les progrès fulgurants de
l’automatisation, d’autre part, exigeraient une révision drastique des règles en
vigueur sur les marchés du travail européens pour adapter ceux-ci à la concur-
rence mondiale. Il faudrait faire en sorte que le facteur travail ne constitue pas
une entrave pour des entreprises exigeant plus que jamais souplesse, agilité
et réactivité. Mais, dans le même temps, les attentes placées par les individus
sur le travail n’ont jamais été aussi intenses, et le souhait que le travail leur
permette de s’exprimer, aussi fort. Par ailleurs, les risques écologiques nous
obligent à reconstruire complètement notre système productif.
Ce texte vise à tenter de donner quelques réponses aux questions qui
se posent aujourd’hui quant à l’avenir du travail. Dans la section2, il re-
vient sur l’histoire longue du travail, en s’appuyant sur l’hypothèse que la
notion de travail est historique et s’est enrichie de nouvelles signications au
cours des siècles, comme le montre une ample littérature. Il s’intéresse alors
à la manière dont cette pluralité de signications fonde une diversité de rap-
ports au travail pour tenter de dresser un rapide panorama des attentes des
Revue internationale du Travail690
Européens à l’égard de celui-ci. Dans la section 3, le texte s’intéresse aux ef-
fets sur le travail et l’emploi du discours actuellement en vogue, selon lequel
la révolution technologique en cours serait porteuse de transformations ra-
dicales, en s’interrogeant notamment sur le déterminisme technologique qui
sous-tend cette vision et en analysant les politiques qu’elle implique. Dans la
section 4, le texte présente les trois grands scénarios dans lesquels l’avenir du
travail peut s’écrire: à côté du scénario qui met l’accent sur la révolution tech-
nologique, un autre scénario envisage la réduction drastique des protections
du travail et de l’emploi comme l’une des voies possibles, cependant qu’un
troisième, le scénario de la reconversion écologique, pourrait constituer une
opportunité majeure pour renouer avec le plein emploi, le sens du travail et le
travail décent cher à l’Organisation internationale du Travail. Les conditions
de l’avènement d’un tel scénario sont alors explorées.
L’importance du travail dans la vie des Européens
Cette section s’attache à présenter une histoire longue de l’idée de travail
mettant en évidence la manière dont les différentes dimensions actuellement
constitutives de cette notion ont peu à peu émergé pour composer notre
concept moderne de travail. Elle s’intéresse ensuite à la façon dont ces diffé-
rentes dimensions sont aujourd’hui articulées et valorisées par les Européens
avant de mesurer l’ampleur du fossé existant entre ces attentes et la percep-
tion actuelle du travail en Europe.
Une histoire longue du concept de travail
Notre idée moderne du travail est le résultat d’une histoire: le terme n’a pas
toujours signié la même chose ni fait l’objet de la même valorisation au cours
des différents siècles (Gorz, 1988; Freyssenet, 1999; Méda, 2010 – ouvrage paru
initialement en 1995; Méda et Vendramin, 2013). Les recherches anthropolo-
giques et ethnologiques se rapportant aux modes de vie des sociétés préécono-
miques (Sahlins, 1968; Descola, 1983; Godelier, 1980; Cartier, 1984; Chamoux,
1994) mettent en évidence qu’il est impossible de trouver une signication
identique au terme de travail employé par les différentes sociétés étudiées: «La
notion générale de travail n’est pas universelle. Quantité de sociétés semblent
ne pas en avoir eu besoin», explique Chamoux (1994, p.61). On trouve en
Grèce antique des métiers, des activités, des tâches, on chercherait en vain le
travail, indique Jean-Pierre Vernant (1965): les activités sont classées dans des
catégories irréductiblement diverses et traversées par des distinctions qui in-
terdisent de considérer le travail comme une fonction unique. La valorisation
du travail en germe dans le Nouveau Testament ne s’est exprimée que pro-
gressivement au long du Moyen-Âge, le mot «travail» ne devenant synonyme
d’activité productive qu’au XVIIesiècles (Rey, 2012). Notre idée moderne du
travail s’est construite progressivement tout au long desXVIII
e
et XIX
e
siècles,
en plusieurs temps, chacun venant ajouter une couche de signication supplé-
mentaire (Meyerson, 1955).
Trois scénarios pour l’avenir du travail 691
L’invention du travail-abstrait
Le XVIII
e
siècle est celui où le terme de travail trouve vraiment son unité dans
les sociétés occidentales: il devient possible de dire le travail à partir du mo-
ment où un certain nombre d’activités sont considérées comme sufsamment
homogènes pour pouvoir être rassemblées sous un seul terme. Mais la notion
de travail trouve son unité au prix du contenu concret des activités qu’elle re-
couvre: c’est le travail-abstrait, marchand et détachable de la personne. Le ju-
riste Pothier (1764), décrivant la catégorie des choses qui peuvent être louées,
cite «les maisons, les fonds de terre, les meubles, les droits incorporels, et les
services d’un homme libre». Quoique considérée comme source de l’autono-
mie individuelle, notamment par Locke (1690), l’activité de travail elle-même
n’est pourtant en aucune manière valorisée. Le travail reste chez Smith (1776)
et ses contemporains synonyme de peine, d’effort, de sacrice, comme Marx
le reprochera plus tard à l’auteur des Recherches sur la nature et les causes de
la richesse des Nations1.
Le travail-essence de l’Homme
Au début du XIX
e
siècle, de nombreux textes se font l’écho d’une même trans-
formation: le travail n’est plus seulement considéré comme une peine, un sa-
crice, une dépense, une «désutilité», mais comme une «liberté créatrice», par
laquelle l’Homme peut transformer le monde, l’aménager, le rendre habi-
table en y imprimant sa marque. Le travail est alors conçu comme l’essence
de l’Homme (Méda, 2010). Il devient parallèlement synonyme d’œuvre: dans
l’objet que je fabrique, je mets quelque chose de moi-même, je m’exprime
par son intermédiaire. Marx (1979) défend l’idée que, lorsque le travail ne
sera plus aliéné et que nous produirons de manière libre, nous n’aurons plus
besoin du médium de l’argent et que les biens ou services que nous produi-
rons nous dévoileront les uns aux autres tels qu’en nous-mêmes: «Supposons
que nous produisions comme des êtres humains[...]. Nos productions seraient
autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre» (op. cit., Notes
de lecture, p.33). Mais le travail ne deviendra tel, «premier besoin vital», que
lorsque nous produirons librement, c’est-à-dire lorsque le salariat aura été
aboli et l’abondance atteinte.
Le travail, pivot de la société salariale
Or, à la n du XIXe siècle, au lieu de supprimer le rapport salarial en cours de
constitution, le discours et la pratique sociaux-démocrates font au contraire
du salaire le canal par lequel se répandront les richesses et par le biais
1 «[C]onsidérer le travail simplement comme un sacrice, donc comme source de valeur,
comme prix payé par les choses et donnant du prix aux choses suivant qu’elles coûtent plus ou
moins de travail, c’est s’en tenir à une dénition purement négative. […] Le travail est une activité
positive, créatrice», Marx, 1979, pp.290 et 292.
Revue internationale du Travail692
duquel un ordre social plus juste (fondé sur le travail et les capacités) et vé-
ritablement collectif (les «producteurs associés») se mettra progressivement
en place. C’est sur le lien salarialnotamment en France et en Allemagne
que s’ancre peu à peu le droit du travail et de la protection sociale, contri-
buant ainsi à renforcer ce lien et à le rendre indispensable. En Allemagne,
par exemple, le droit du travail et de la protection sociale a renforcé le rap-
port entre employeur et salarié en raison des lois sur les assurances sociales
mises en place par Bismarck entre 1883 et 1889. Mais cela a conforté la rela-
tion de subordination. Le travail est donc censé devenir épanouissant alors
même que le salariat n’est pas aboli et que c’est au contraire par le biais
de l’augmentation des salaires et de la consommation et par l’obtention de
droits sociaux qu’il devient central. Quant au salariat, de condition indigne,
il devient l’état le plus désiré (Castel, 1995).
C’est au XXesiècle que s’effectue, notamment en Europe, le der-
nier (?) basculement: s’arrachant de plus en plus à sa dimension doulou-
reuse (l’étymologie suggère que le terme travail vient de «tripalium», un
pieu à trois branches utilisé pour tenir les bêtes, souvent considéré comme
un instrument de torture), le terme «travail» en vient au contraire désormais
à représenter une activité au plus haut point désirable, à la fois en raison
des droits auxquels l’exercice d’un travail donne accès mais aussi parce qu’il
permet, dans un nombre de cas de plus en plus fréquents, l’expression et la
réalisation de soi, la possibilité de faire montre de ses capacités, aux autres
et pour soi-même. Tout se passe comme si les sociétés occidentales avaient
encore franchi, avec l’entrée dans le XXIesiècle, une étape supplémentaire
dans ce basculement multiséculaire du travail-tripalium vers le travail-épa-
nouissement: selon le sociologue allemand Stefan Voswinkel (2007), le dé-
veloppement du post-taylorisme et la mobilisation intense de la subjectivité
dans le travail mis en œuvre depuis les années1980 auraient contribué à
substituer à l’éthique du devoir une éthique subjectivisée de la réalisation
de soi professionnelle dans laquelle l’individu serait mis en scène et la
reconnaissance serait fondée sur l’admiration bien plus que sur l’apprécia-
tion. La promesse de l’admiration, c’est-à-dire de la personne en tant que
sujet, serait ainsi concomitante de l’élection du travail comme le lieu de la
réalisation de soi, celui où l’individu peut donner sa pleine valeur et toute
sa grandeur, comme une des principales arènes dans lesquelles donner à
voir ses performances.
Notre idée actuelle du travail porte en elle toutes ces dimensions dif-
férentes: le travail est considéré à la fois (dans des proportions différentes
selon les pays et les individus) comme un facteur de production, l’essence de
l’Homme et le pivot du système de distribution des revenus, des droits et des
protections. Ces dimensions sont contradictoires entre elles et fondent la plu-
ralité d’interprétations dont le travail est aujourd’hui l’objet. Nous examinons
ci-après la manière dont les Européens articulent et valorisent aujourd’hui ces
différentes dimensions constitutives du travail.
Trois scénarios pour l’avenir du travail 693
Le rapport des Européens au travail
2
L’analyse des enquêtes dont nous disposons sur le rapport des Européens au
travail permet de mettre en évidence, d’une part, l’importance désormais ac-
cordée au travail relativement à d’autres domaines d’activité ou d’autres va-
leurs, mais aussi les tendances communes et la diversité dont font preuve les
Européens lorsqu’il s’agit de porter un jugement sur ce qui est particulière-
ment apprécié dans le travail.
L’importance du travail
L’European Values Study (par la suite EVS), qui analyse de façon régulière le
rapport des Européens à leurs valeurs depuis 1981, permet de rendre compte de
la place accordée au travail3. En effet, pour les besoins de l’enqte, les répon-
dants sont notamment invités à sexprimer sur la place du travail dans leur vie, en
indiquant si cet aspect est «très important», «assez important», «pas très impor-
tant» ou «pas important du tout». Bien évidemment le terme «important» peut
avoir de multiples signications: le travail peut être important parce que cen-
tral dans la vie, parce que source de revenus, parce que trop prenant, parce que
source de bonheur ou de souffrance, parce qu’absent… Par ailleurs, les limites de
ces enquêtes sont très nombreuses et l’on sait par exemple que la propension à
utiliser les estimations extrêmes («très important») est différente selon les pays
(Davoine et Méda, 2008). Ces limites étant prises en compte, les résultats de l’en-
quête sont nets (voir gures1 et 2): en 2008 et 2017, le travail est considéré dans
toute l’Europe comme très important ou assez important. Moins de 20pour cent
des personnes interrogées déclarent que le travail n’est pas très important ou pas
important du tout, sauf en Grande-Bretagne et en Irlande du Nord.
En 2008, sur ces deux territoires, mais aussi en Finlande, en Lituanie, en
République tchèque et aux Pays-Bas, l’afrmation selon laquelle «le travail est
très important» est moins choisie qu’ailleurs alors que dans un autre groupe,
formé des pays du Sud (Grèce, Espagne, Italie), de deux pays continentaux
(France et Luxembourg) et de nombreux nouveaux États membres (Malte,
Chypre, Slovaquie), la proportion de personnes déclarant que le travail n’est
«pas très important ou pas important du tout» est inférieure à 10pour cent,
tandis que plus de 60 pour cent indiquent que «le travail est très important».
Les écarts entre pays restent signicatifs même lorsqu’il est tenu compte
de l’effet de composition de la population4. Ce dernier est d’ailleurs difcile
2 Les résultats présentés ci-après sont repris de Davoine et Méda, 2008, et de Méda et
Vendramin, 2013. Les Européens s’entendent conventionnellement ici des habitants des 28 pays
membres de l’Union européenne.
3 L’enquête est menée environ tous les dix ans: la dernière vague date de 2017, mais les don-
nées n’étaient pas encore toutes disponibles au moment de l’écriture de l’article, raison pour laquelle
nous présentons à la fois les résultats de 2008 et ceux de 2017 pour les pays traités (21 sur 28).
4
La composition de la population renvoie à la structure de la population par âge, à la proportion
de personnes actives, ou bien encore au niveau de qualication et à la profession. Les femmes au foyer
et les personnes ayant suivi des études supérieures déclarent par exemple moins souvent que le travail
est très important. À l’inverse, les patrons, les chômeurs et les indépendants accordent plus d’impor-
tance au travail. Or, ces catégories sont réparties de manière très différente dans les pays européens.
Revue internationale du Travail694
Figure 1. Importance du travail dans la vie des Européens, 2008 (en pourcentage)
60
70
80
90
100
50
30
40
Source: Enquête EVS, 2008.
Finlande
Très important Assez important
Lituanie
Rép. tchèque
Grande-Bretagne
Pays-Bas
Irlande du Nord
Hongrie
Slovénie
Roumanie
Portugal
Bulgarie
Espagne
Slovaquie
Italie
France
Luxembourg
Grèce
Malte
Chypre
Moyenne
20
10
0
Estonie
Croatie
Suède
Allemagne
Danemark
Irlande
Autriche
Lettonie
Belgique
Pologne
Pas très important Pas important du tout
Trois scénarios pour l’avenir du travail 695
à interpréter dans la mesure les personnes relevant de différents statuts
d’emploi répondent de manière très diversiée à la question posée dans les
différents pays. On le voit sur la gure3, qui met par exemple en évidence
qu’en France près de deux tiers des actifs à plein temps et de trois quarts des
actifs à temps partiel, des chômeurs et des retraités indiquent que le travail est
très important, alors qu’en Grande-Bretagne et en Allemagne cette opinion
est principalement le fait des travailleurs à plein temps et des indépendants.
Des explications culturelles, religieuses, économiques de ces différences
ont été suggérées, dont aucune n’est pleinement satisfaisante: il a néanmoins
été mis en évidence que l’inuence du PIB par habitant et du taux de chômage
sur l’importance accordée au travail était signicative (Clark, 2005; Davoine
et Méda, 2008; Méda et Vendramin, 2013).
Dans nos travaux, nous avons suggéré que si certains pays, notamment la
France, accordaient une place plus importante au travail que d’autres, tels que
la Grande-Bretagne ou le Danemark, qui semblent entretenir une relation plus
pragmatique au travail, il fallait sans doute, comme le suggère le sociologue
Philippe d’Iribarne (1989), mettre cela en relation avec les systèmes éducatifs
nationaux et la dimension statutaire du travail. En France, le métier et le type
Figure 2. Importance du travail dans la vie des Européens, 2017 (en pourcentage)
30
40
50
60
100
20
0
10
Source: Enquête EVS, 2017.
Danemark
Pays-Bas
Estonie
Lituanie
Allemagne
Croatie
Grande-Bretagne
Rép. tchèque
Autriche
Finlande
Hongrie
Slovénie
Pologne
Suède
France
Bulgarie
Roumanie
Slovaquie
Espagne
Italie
Moyenne
70
80
90
Très important
Assez important
Pas très important
Pas important du tout
Revue internationale du Travail696
de travail exercés sont constitutifs du «statut» de la personne et signalent no-
tamment le cursus scolaire qu’elle a accompli, et nalement sa position dans
la société. La prise en compte d’autres dimensions accordées au travail permet
d’afner cette analyse, comme nous le voyons ci-après.
En 2017, les grandes tendances n’ont pas changé (voir gure 2): une majo-
rité absolue (58pour cent) de personnes interrogées dans les pays dont les -
ponses sont disponibles continue d’indiquer que le travail est «très important»,
moins de 10pour cent afrmant qu’il n’est «pas très important» ou «pas impor-
tant du tout». La Grande-Bretagne continue d’afcher une position originale,
puisque plus de 20pour cent des personnes sont dans ce dernier cas. Dans sept
pays (Espagne, Italie, France, Suède, Roumanie, Bulgarie, Slovaquie), plus de
60pour cent de la population indique que le travail est «très important» et moins
de 10pour cent qu’il n’est «pas très important» ou «pas important du tout».
Les différentes dimensions du travail
Concernant les dimensions du travail, trois éléments se dégagent. D’abord,
l’éthique du devoir, dont un certain nombre de travaux indiquaient qu’elle était
en recul (Inglehart, 1990; Riffault et Tchernia, 2002), est encore très présente
Figure 3. Proportion d’invidus jugeant que le travail est «très important», selon
la situation professionnelle, en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne
30
40
50
60
70
20
80
0
10
Source: Données de l’enquête EVS, collectées en 2008-2010 et traitées par le Centre de recherche pour l’étude
et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC) (Bigot, Daudey et Hoibian, 2013).
Travaille à plein temps
( 30 h par semaine)
Travaille à temps partiel
(< 30 h par semaine)
Indépendant
Au chômage
Retraité
Étudiant
Au foyer
France Allemagne Grande-Bretagne
63 64 63
72
42 45
72
64 60
75
43 46
74
30
18
69
44
55 56
34 30
Trois scénarios pour l’avenir du travail 697
en Europe: presque 70 pour cent pour cent des Européens interrogés dans
l’EVS en 2017 considèrent que «travailler est un devoir». La dimension instru-
mentale du travail (on parle aussi des dimensions extrinsèques en faisant prin-
cipalement référence à la fonction de gagne-pain du travail et à la sécurité de
l’emploi) reste prédominante. Toujours selon l’EVS, plus de 80pour cent des
Européens mentionnent le fait de bien gagner sa vie comme l’un des aspects
importants du travail, même si les opinions varient selon les pays.
Enn, la montée des dimensions expressives du travail (encore appe-
lées postmatérialistes ou intrinsèques) est une réalité partout en Europe: les
Européens accordent de plus en plus d’importance au contenu et à l’inté-
rêt du travail ainsi qu’à l’ambiance de travail. Ils sont également très nom-
breux à considérer que, pour développer pleinement ses capacités, il faut avoir
un travail, même si les différences entre pays sont fortes. Loin que ces diffé-
rentes dimensions se soient substituées l’une à l’autre, comme une lecture trop
rapide de la littérature pourrait le suggérer (Inglehart et Baker, 2000; Rif-
fault et Tchernia, 2002; De Witte, Halman et Gelissen, 2004; Ester, Braun et
Vinken, 2006), elles persistent et se développent de façon concomitante
(Méda et Vendramin, 2013).
S’il existe des effets-pays, en grande partie liés aux niveaux d’éduca-
tion, ainsi qu’aux politiques et aux institutions nationales, la diversité est
Figure 4. Opinion des individus sur la proposition «Un emploi est juste un moyen
de gagner de l’argent et rien d’autre» (en pourcentage)
30
40
50
60
70
20
0
10
Note: La catégorie «pas d’accord» est construite en additionnant les réponses «plutôt pas d’accord» et «pas
d’accord du tout».
Source: Enquête ISSP, 2015.
Allemagne (Ouest)
Tout à fait d’accord Pas d’accord
Allemagne (Est)
Autriche
Belgique (Flandre)
Belgique (Wallonie)
Belgique (Bruxelles)
Croatie
Danemark
Espagne
Estonie
Finlande
France
Grande-Bretagne
Hongrie
Lettonie
Lituanie
Pologne
Slovaquie
Slovénie
Rép. Tchèque
Moyenne
Suède
Revue internationale du Travail698
également de mise au sein des pays eux-mêmes. Nous avons pu montrer grâce à nos
exploitations des enquêtes européennes, mais aussi aux entretiens menés dans
différents pays européens et à la prise en considération de certains travaux na-
tionaux (Davoine et Méda, 2008; Vendramin, 2010; Méda et Vendramin, 2013),
que les plus jeunes, les personnes disposant d’un niveau d’éducation plus élevé
et les femmes plaçaient aujourd’hui sur le travail plus que les autresdes
attentes caractérisées par la recherche de sens (intérêt, contenu, ambiance de
travail) et le souhait d’exercer une activité compatible avec d’autres investis-
sements (familiaux, amicaux, personnels, de loisir).
Cette pluralité des attentes placées sur le travail – qui manifeste égale-
ment l’importance accordée à celui-ci est bien mise en évidence par les ré-
sultats de la dernière vague du Programme international d’enquêtes sociales
(enquête ISSP, pour International Social Survey Program) consacrée au tra-
vail, qui date de 2015. D’après l’ISSP, les Européens sont en effet un peu plus
de 12 pour cent à être tout à fait d’accord avec l’idée que le travail «est juste
un moyen de gagner de l’argent et rien d’autre», et autour de 45pour cent à
être en désaccord avec cette afrmation (gure4).
Les effets de l’automatisation sur le travail et l’emploi
Alors que les attentes des Européens à l’égard du travail sont intenses, un cer-
tain nombre d’études prospectives annoncent une raréfaction de la quantité
d’emploi et un changement de nature du travail, en raison du développement
d’une nouvelle ère d’automatisation. Si les résultats de ces études doivent être
considérés avec la plus grande prudence, un certain nombre de changements à
l’œuvre dans plusieurs secteurs contribuent bien à transformer les conditions
d’exercice du travail. Selon le diagnostic porté sur les évolutions en cours et
les objectifs poursuivis, des politiques très différentes sont proposées pour ac-
célérer, accompagner ou au contraire freiner le processus.
Disparition de l’emploi, changement de nature du travail:
la révolution technologique en marche
Depuis le début de la décennie 2010, le discours selon lequel l’automatisa-
tion serait sur le point de faire disparaître une part considérable des emplois
existants et de révolutionner le travail a connu un développement foudroyant
et désormais acquis le statut d’évidence (qu’a conrmé le rapport présenté à
Davos en 2016, The future of jobs) (Forum économique mondial, 2016). On
peut assez facilement faire le lien entre cette saturation de l’espace académico-
médiatique et la publication de quelques ouvrages ou articles peu nombreux
mais qui ont ensuite été repris en boucle. L’un des premiers est celui d’Erik
Brynjolfsson et Andrew McAfee, deux chercheurs du MIT Center for Digital
Business, publié en 2011 et intitulé Race against the machine (Brynjolfsson et
McAfee, 2011). Dans cet ouvrage, les deux auteurs soutiennent qu’il est grand
Trois scénarios pour l’avenir du travail 699
temps d’accorder à la thèse de Rifkin (l’auteur de The end of work5) (Rifkin,
1995) tout le crédit qu’elle mérite.
En effet, selon eux, les ordinateurs sont désormais capables de réaliser
ce que seuls les humains savaient faire auparavant. Nous sommes à l’aube
d’une «Grande Restructuration» car nous entrons dans «la seconde moitié de
l’échiquier», c’est-à-dire dans l’ère où les progrès permis par les technologies
numériques vont devenir exponentiels comme le suggère la loi de Moore
6
. Ces
technologies sont, selon les auteurs, extrêmement créatrices de valeur: elles
permettent d’améliorer la productivité et donc la richesse collective (Brynjolfs-
son et McAfee, 2011). Elles risquent d’entraîner de nombreux bouleversements
et sans doute une polarisation de la société (Autor et Dorn, 2013), voire une
déqualication généralisée (Beaudry, Green et Sand, 2013), et exigent donc
des innovations organisationnelles radicales, orchestrées par des entrepreneurs
et un investissement massif dans le «capital humain».
La n du travail?
Des travaux publiés en 2013 par deux chercheurs de l’Université d’Oxford
ont dressé un tableau encore plus précis des conséquences de ces transfor-
mations sur les emplois: dans The future of employment: How susceptible are
jobs to computerisation?, Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne ont étu-
dié 702métiers et estimé la probabilité qu’ils soient remplacés par des ma-
chines «intelligentes» (Frey et Osborne, 2013). Certains secteurs courent peu
de risques d’être automatisés, comme l’éducation ou la santé. En revanche, les
métiers de la vente, les emplois administratifs, agricoles ou même du trans-
port courent eux de gros risques. Pour les États-Unis, les auteurs estiment que
47pour cent des actifs se trouvent dans des secteurs à haut risque de chômage
et que leurs emplois pourraient être remplacés par des robots ou machines in-
telligentes dans un délai de dix à vingt ans (ibid., p.38). Depuis, de nombreux
auteurs ont repris cette thématique (Ford, 2016; Benzell et coll., 2015; Boston
Consulting Group, 2015).
D’autres études prospectives, moins fondées sur des projections chiffrées
que sur des recueils de témoignages ou des enquêtes auprès de consultants, de
managers ou de dirigeants de grands groupes dressent un tableau des consé-
quences de ces évolutions et notamment du développement des technologies
numériques sur la nature du travail (Bollier, 2011; Forum économique mon-
dial, 2016)7. Selon ces sources, le travail, qui est déjà collaboratif, sera appelé
5 Dans ce livre, Rifkin explique que l’automatisation et le progrès technologique vont iné-
vitablement détruire des emplois et provoquer la montée du chômage. Seuls quelques profession-
nels spécialisés dans la manipulation des symboles seront en mesure de conserver leur emploi. Un
secteur quaternaire se développera pour maintenir les liens sociaux.
6
Selon cette loi, la puissance de l’informatique grand public double tous les deux ans. Moore
a néanmoins signalé depuis que sa loi deviendrait obsolète autour de 2020.
7 Le rapport proposé au Forum de Davos sous le titre The future of jobs va dans la même
direction, reposant sur des interviews réalisées auprès de 371cadres et directeurs de ressources
humaines de grandes entreprises du monde entier qui ont répondu à un questionnaire en ligne.
Revue internationale du Travail700
à l’être encore davantage. Le crowdsourcing constituera l’une des modalités
les plus répandues d’exercice du travail, laissant une place centrale à la co-
production. Celle-ci ne sera plus réalisée principalement au sein de grandes
organisations hiérarchisées, mais au sein de plateformes créatrices de valeur.
Les unités de lieu et de temps qui caractérisaient auparavant le travail sont
en voie de disparition: celui-ci ne sera désormais plus localisé dans un temps
et un lieu déterminés.
Il y aura de moins en moins de différence entre travail et non-travail,
vie professionnelle et vie privée. Le travail se confondra avec un engagement
24heures sur 24, la carrière sera une succession d’emplois que chacun aura à
gérer lui-même. C’en sera ni de la hiérarchie et du salariat: chacun sera son
propre employeur, devra devenir une entreprise de soi. La logique managé-
riale basée sur le résultat s’accompagnera d’une évaluation «à 720°», une éva-
luation permanente fondant la réputation. La révolution technologique qui
est en marche et dont on ne voit pas encore tous les effets sur le taux de
croissance et la productivité pour des raisons à la fois de décalage temporel
et d’inadaptation des outils de mesure existants selon les promoteurs de ces
idées– constituerait la piste principale pour éviter à nos sociétés le risque de
stagnation séculaire (Teulings et Baldwin, 2014).
Le secteur numérique: avant-garde des transformations
Pour certains auteurs, le secteur du numérique est à la pointe de ces transfor-
mations et met en évidence l’inadaptation de la législation du travail, incapable
de donner aux entreprises la souplesse dont elles auraient besoin et de pro-
téger les travailleurs d’une charge de travail trop importante. Dans le sillage
du rapport Moderniser le droit du travail pour relever les s du XXI
esiècle
(Commission européenne, 2006), certains réclament un assouplissement des
règles en œuvre au sein du salariat (par exemple l’extension à des catégories
de travailleurs plus nombreuses du dispositif français du forfait-jours, qui vise à
assouplir l’application de la législation sur le temps de travail (Mettling, 2015)
ou la révision de la Directive européenne sur le temps de travail
8
dans un sens
plus favorable aux dérogations, à l’opt-out et à l’augmentation du nombre de
travailleurs autonomes) et le développement de la parasubordination (déjà en
œuvre en Italie et en Espagne), indiquant que sinon l’adaptation se fera par
l’expansion massive des formes atypiques d’emploi déjà en plein développe-
ment (free-lance, pigistes, autoentrepreneurs…).
La promotion de cette solution – qui pourrait s’accommoder d’une réduc-
tion des protections attachées au salariat – s’accompagne d’un discours souvent
enchanté sur les vertus de l’économie collaborative, dont la capacité à créer
du lien social et à s’extraire de la marchandisation est louée, ainsi que sur le
prétendu désir des jeunes de ne pas rejoindre le salariat, qui serait synonyme
de hiérarchie pesante à la différence de la création d’entreprise, du travail
8
Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant
certains aspects de l’aménagement du temps de travail, Journal ofciel de l’Union européenne, L2 99/9.
Trois scénarios pour l’avenir du travail 701
indépendant ou du travail free-lance, volontiers présentés comme la voie royale
conjuguant souplesse et autonomie. Ainsi ce que l’on appelle l’ubérisation de
la société (la mise en relation immédiate d’offreurs et de demandeurs de ser-
vices par l’intermédiaire de plateformes informatiques) est-elle très souvent
considérée comme une des meilleures manières de mettre n aux monopoles
et protections qui entourent certaines professions ainsi qu’aux prétendues rigi-
dités de certains «marchés du travail» européens. Les effets de ces évolutions
sur l’emploi et le travail exigent d’être précisément évalués.
Les effets de la numérisation, du développement
des plateformes et de l’ubérisation sur l’emploi et le travail
Gardons-nous de prendre pour argent comptant les pronostics exposés ci-des
-
sus quant aux effets de la numérisation sur l’emploi. Ces études sont en effet
extrêmement controversées: les chercheurs Graetz et Michaels (2015), analy-
sant ce qui s’est passé dans 17pays en quinze ans, montrent par exemple que la
robotisation a fait gagner près d’un demi-point de croissance par an sans nuire
à l’emploi. Une étude du cabinet Deloitte réalisée à partir de cent quarante
ans de statistiques sur l’Angleterre et le Pays de Galles a mis en évidence que
le processus de robotisation avait constitué une «formidable machine à créer
des emplois» (Deloitte, 2015). Une autre étude (Arntz, Gregory et Zierahn,
2016) a mis en évidence que le chiffre de 47pour cent des emplois menacés
gurant dans l’étude de Frey et Osborne (2013) mentionnée plus haut était
considérablement surévalué et a ramené ce chiffre à 9pour cent de l’emploi.
La méthodologie de l’étude des deux chercheurs d’Oxford a par ailleurs été
vivement critiquée (Valenduc et Vendramin, 2016). Enn de nombreux auteurs
rappellent qu’il n’y a jamais eu autant d’emplois dans le monde et que pour
l’instant les effectifs concernés par la «gig economy» (l’économie des «petits
boulots») sont encore peu nombreux, même si les choses pourraient changer
selon les politiques menées (Pesole et coll., 2018).
On ne peut que suivre Gadrey (2015) lorsqu’il explique pourquoi les
prospectivistes se trompent: ils généralisent à des secteurs entiers le cas de
segments où la machine remplace l’humain; ils raisonnent toutes choses égales
par ailleurs et oublient que, lorsque le contenu de l’activité et de la production
change fortement, un processus d’enrichissement en services nouveaux et donc
souvent en emplois se met en place; enn, ils négligent la résistance des popu-
lations. On ne peut en effet qu’être frappé par le déterminisme technologique
qui caractérise toutes ces prévisions, comme si tout ce qui était possible allait
advenir et comme si les populations allaient tranquillement laisser supprimer
la moitié des emplois en dix ans ou accepter de se laisser soigner, accompa-
gner, éduquer, conduire par des robots. Ces travaux oublient également que
la pure substitution des robots aux humains n’est pas la seule solution: la col-
laboration homme-robot, ou cobotisation, qui permet par exemple de réduire
considérablement la pénibilité du travail et qui organise des complémentari-
tés étroites entre travail humain et travail du robot, constitue une option tout
aussi vraisemblable.
Revue internationale du Travail702
Les travailleurs au robinet
Il n’en reste pas moins que le développement de la numérisation et de l’éco-
nomie numérique a déjà commencé à bouleverser les modalités d’exercice du
travail. D’importants travaux ont mis en évidence ces dernières années les ef-
fets déstructurants de ces nouvelles organisations sur le travail (Head, 2014;
Huws, 2014; Casilli, 2019). La désintermédiation organisée par les plateformes
numériques conduit en effet non seulement à concurrencer un grand nombre
de professions réglementées ou organisées, mais aussi et surtout à mobiliser
le travail d’autrui sous des formes qui ne relèvent souvent plus ni du travail
salarié ni du travail indépendant classique ou du moins qui semblent ne plus
en relever. Les plateformes numériques mettent en effet en relation des of-
freurs et des demandeurs de service et contribuent ainsi à découper le travail
en prestations individualisées, en tâches fragmentées, et à accentuer de ce fait
l’explosion des collectifs et l’individualisation des relations de travail, en plus
de leur précarisation (Huws, 2014). Certains auteurs décrivent un processus de
«tâcheronnisation» du travail, portant à son paroxysme la tendance des entre-
prises à externaliser et fragmenter le travail (Casilli, 2019). Cette tâcheronnisa-
tion se double d’une invisibilisation d’une partie du travail partiellement non
rémunéré car considéré comme du loisir. Il est également question de plate-
formisation du travail (ibid., 2019).
De telles organisations permettent en effet à ces plateformes de mobi-
liser le travail d’autrui à leur prot et de l’encadrer, sans qu’il soit néanmoins
question de donner formellement des ordres, et parviennent donc à obtenir
le même résultat que dans le cadre du travail salarié sans pour autant assu-
mer les responsabilités traditionnellement attachées à la gure de l’employeur.
On parle de travail «à la demande» ou «au robinet», de travail payé à la tâche
exercé par des travailleurs qui ne sont ni des salariés (les plateformes refu-
sant d’être tenues pour des employeurs et considérant les travailleurs comme
des «partenaires») ni de véritables entrepreneurs (Levratto et Serverin, 2015):
ils doivent en effet, pour accéder à la plateforme et maintenir leur collabo-
ration, remplir un grand nombre d’obligations contradictoires avec le statut
d’indépendants.
Les travaux dont on dispose mettent en évidence un contrôle et une sur-
veillance renforcés sur le travail, une évaluation permanente, y compris par le
client, et une absence de marge de manœuvre quant aux modalités d’exercice
du travail, le tout rendu possible par un «management algorithmique» (Ro-
senblat et Stark, 2016). Certains auteurs pointent du doigt l’abêtissement pro-
voqué par ce travail commandé par ordinateur (Amazon Mechanical Turk) et
la déqualication qui s’en déduit (Head, 2014; Casilli, 2019). C’est le retour du
travail marchandise sous ses pires formes: on parle de capitalisme de plate-
forme (Lobo, 2014; Srnicek, 2018; Abdelnour et Méda, 2019), de sweatshops,
de digital labour (Cardon et Casilli, 2015; Casilli, 2019). Le non-respect des
législations nationales sur le travail est facilité par le caractère transnational
des plateformes et la difculté de contrôler des organisations où toutes les re-
lations sont médiatisées par l’informatique.
Trois scénarios pour l’avenir du travail 703
La n du salariat?
Alors que certains se réjouissent de la remise en cause des «privilèges» et des
rentes – ou du moins des monopoles et des protections organisées pour les
professions réglementées –, ceux-là mêmes qui travaillent «pour» ou «avec»
ces plateformes attirent l’attention sur ce que l’on appelle pudiquement des
«erreurs de classication», c’est-à-dire sur la manière dont des travailleurs
clairement traités comme des salariés (c’est-à-dire dont le travail est dirigé
car, même si c’est un algorithme qui le fait, ce sont bien des consignes à res-
pecter très précisément qui sont édictées) ne bénécient pourtant pas d’un
contrat de travail. Tout se passe comme si les créateurs de ces plateformes,
au prot desquelles la valeur est créée et captée, refusaient d’assumer les
responsabilités qui incombent non seulement à ceux qui dirigent le travail
salarié mais aussi à ceux qui achètent des prestations de travail à l’extérieur
grâce à un contrat commercial; comme si, derrière la disparition des orga-
nisations hiérarchiques, c’est nalement la gure de l’employeur lui-même
qui disparaissait. Les personnes qui apportent leur travail ne sont en effet
ni salariées ni souvent reconnues comme des travailleurs indépendants et/
ou des entrepreneurs munis des protections, des assurances ou des quali-
cations traditionnellement requises.
Dès lors, s’ils permettent de supprimer les barrières à l’entrée (comme
lorsque les corporations avaient été supprimées en France, en 1776 puis en
1791) et donc d’organiser une uidité plus grande sur certains segments du
marché du travail, ces nouveaux acteurs contribuent à déstructurer ce dernier
et à remettre en cause les mécanismes de stabilisation et de sécurisation du
travail qui s’étaient développés en Europe depuis la n du XIXesiècle non
sans susciter la révolte des professions ainsi mises en cause comme l’illustrent
les procès contre Uber ou contre Airbnb dans plusieurs pays.
Quelles politiques du travail et de l’emploi face
au développement du numérique et de l’automatisation?
Les effets du développement de l’automatisation, du numérique et des plate-
formes sur la croissance, l’emploi et le travail font donc l’objet d’interprétations
radicalement opposées. Certains auteurs soulignent ses bénéces extra-écono-
miques: l’extension du domaine de la gratuité et le renforcement du lien social
permis par l’économie collaborative (Botsman et Rogers, 2010); plus générale-
ment, l’abaissement des barrières à l’entrée, notamment pour des populations
souvent discriminées (femmes, jeunes peu qualiés, malades…) (Pesole et coll.,
2018), donc la plus grande uidité sur le marché du travail; l’accroissement de
l’autonomie au travail permise par la sortie des organisations hiérarchiques
et du salariat. D’autres soulignent au contraire les risques attachés à la diffu-
sion de formes de travail ne relevant ofciellement ni du travail salarié ni du
véritable entrepreneuriat, en particulier les lacunes de la protection sociale
Revue internationale du Travail704
de ces travailleurs; leur sous-rémunération structurelle9; les risques attachés à
leur autoexploitation (très longues heures de travail, risques pour la santé); la
concurrence déloyale que les plateformes exercent à l’égard des organisations
traditionnelles (chauffeurs de taxi, artisanat, hôteliers…); la marchandisation
d’activités jusqu’alors bénévoles (De Stefano, 2016); l’effacement des diffé-
rences entre amateur et professionnel (Jourdain et Naulin, 2019); l’explosion
du digital labor (le travail gratuit «extorqué» aux manipulateurs de données)
et du travail invisible (Casilli, 2019); la re-taylorisation du travail à travers la
tâcheronnisation et le crowdworking; le danger de la reconstitution de mono-
poles extrêmement puissants à la suite de la suppression des régulations en
vigueur…
Un nouveau statut pour les indépendants?
Ceux qui partagent l’idée que l’automatisation et le numérique ont déjà com-
mencé à bouleverser les conditions d’exercice du travail et le feront de façon
exponentielle proposent d’adapter les réglementations existantes, en général
pour faciliter les évolutions en cours.
Plusieurs rapports ont, depuis la publication par la Commission euro-
péenne de Moderniser le droit du travail pour relever les s du XXI
esiècle,
recommandé le développement d’un statut du travail parasubordonné, c’est-à-
dire mettant en œuvre un troisième régime d’exercice du travail, entre travail
salarié et travail indépendant, qui est la summa divisio traditionnelle du travail
pour autrui. Dans plusieurs pays européens, il existe des statuts intermédiaires
entre celui de salarié et celui d’indépendant, qui accordent à ceux qui relèvent
de cette dernière catégorie mais peuvent être assimilés à des dépendants des
formes spéciques de protection. En France, la loi a également inventé des
régimes hybrides qui combinent salariat et activité indépendante. S’ils per-
mettent certes d’accorder des droits aux travailleurs, ces dispositifs présentent
néanmoins l’inconvénient d’écarter délibérément les travailleurs concernés de
la qualication de salarié, alors même qu’il s’agit le plus souvent d’activités sou-
mises à un pouvoir de direction, que le travailleur se retrouve la plupart du
temps dans la position d’un simple exécutant au sein d’une activité organisée
et que ce processus consiste donc à reporter une partie des risques de l’entre-
prise vers le travailleur et à éviter à celui qui bénécie du travail d’autrui et
le mobilise à son prot d’assumer les risques attachés à sa direction. Plusieurs
auteurs ont montré que le développement de ces statuts intermédiaires avait
entraîné une explosion du nombre de travailleurs concernés et un affaiblisse-
ment des protections (De Stefano, 2016).
9
La récente enquête publiée par le BIT (Berg et coll., 2019), réalisée auprès de 3 500travail-
leurs réguliers présents sur 5plateformes dans 75pays, a mis en évidence qu’en moyenne ceux-ci
gagnent 4,43dollars de l’heure (3,31dollars si l’on inclut les heures de travail non payé, par exemple
pour rechercher les clients) et qu’ils pratiquent des horaires atypiques: 43pour cent disent travail-
ler la nuit et 68pour cent le soir.
Trois scénarios pour l’avenir du travail 705
La persistance du salariat
Mais est-ce vraiment «la n du salariat»? Il semble que celle-ci constitue moins
une réalité que le souhait de certains. Certes, le travail parasubordonné se dé-
veloppe, de même que les formes de travail atypique mal protégées. Certes, le
travail indépendant progresse en Europe: en 2017, 14pour cent de la popula-
tion active occupée y exerçaient leur activité principale comme indépendants,
secteur agricole compris (données Eurostat). Certes, les effectifs concernés
par le travail des plateformes progressent, mais les évolutions dépendront des
mesures politiques qui seront prises à l’égard de ce secteur.
Certaines propositions consistent en effet à tenter, sinon de donner un
coup d’arrêt, du moins d’édicter des règles permettant de remettre de l’ordre
dans le développement anarchique de l’économie collaborative et des plate-
formes (déclaration des revenus issus du travail sur les plateformes, scalité,
encadrement de l’économie collaborative, requalication des usagers en tra-
vailleurs, rémunération minimale, durée du travail maximale (Sachs, 2015; De
Stefano, 2016)) ou d’extraire ces organisations du système capitaliste et mar-
chand pour les mettre au service des communautés, qu’il s’agisse de coopé-
ratives (comme Coopaname à Paris ou le Platform cooperativism de Trebor
Scholz (2016) qui vise à ce que les citoyens s’approprient collectivement la pro-
priété des plateformes numériques utilisées an de bénécier intégralement de
la valeur économique produite) ou de municipalités (Bologne pour la Bologna
Regulation for the Urban Commons par exemple (Compain, 2019)). L’avenir
du travail dépendra donc en partie des politiques qui seront mises en œuvre
pour accompagner, accélérer ou freiner les évolutions en cours.
Trois scénarios pour l’avenir du travail
Imaginer l’avenir du travail exige d’envisager des scénarios. Trois possibilités
principales semblent se dessiner dans la littérature disponible, dont on exa-
minera la capacité à satisfaire les attentes qui sont placées dans le travail. Un
premier scénario consiste à poursuivre la politique actuelle de «démantèlement
du droit du travail», qui risque de s’accompagner d’une forte dégradation des
conditions d’exercice du travail. Mais le plus en vogue est sans conteste celui
de la «révolution technologique» dont on attend, malgré les pertes d’emplois
redoutées, un rebond de croissance et un profond changement des modalités
d’exercice du travail. Son avènement est néanmoins loin d’être certain pour
plusieurs raisons qui sont exposées. Un troisième scénario, celui de la «re-
conversion écologique», semble le plus compatible avec la nécessité de lutter
contre le caractère insoutenable de notre modèle actuel de développement et
de nature à satisfaire les attentes à l’endroit du travail. Les conditions de son
développement sont explicitées. Ces trois scénarios sont présentés de façon
isolée pour les besoins de l’exposition, un peu à la manière d’idéaux types.
Mais ils ne sont évidemment pas exclusifs l’un de l’autre.
Revue internationale du Travail706
Deux scénarios en vogue:
démantèlement du droit du travail et révolution technologique
Depuis le milieu des années 1980, l’Organisation de coopération et de déve-
loppement économiques (OCDE) promeut des politiques de démantèlement
des règles encadrant les relations de travail au prétexte que celles-ci entrave-
raient les entreprises engagées, du fait de la mondialisation, dans une course
à la compétitivité. Qu’il s’agisse des règles mettant en place des salaires mi-
nima ou de celles qui encadrent l’embauche et la rupture du contrat de travail,
l’OCDE, mais aussi tout un courant de l’économie standard ont défendu l’idée
que seule la exibilité des salaires et des protections permettrait aux sociétés
occidentales de s’adapter aux nouvelles conditions de la concurrence interna-
tionale. Au début des années2000, la doctrine de l’OCDE changera, passant
de l’exhibition d’une corrélation forte entre taux de chômage et protection de
l’emploi à une corrélation faible entre cette dernière et la durée du chômage
de certaines catégories de travailleurs.
Faut-il brûler le Code du travail?
Malgré le retournement de doctrine de l’OCDE, de nombreux économistes ont
continué à promouvoir la nécessité d’un affaiblissement de la réglementation
du travail, seule susceptible à leurs yeux de relancer la création d’emplois. Au
Royaume-Uni, en Allemagne ensuite à la n des années1990 et au début des
années2000, puis en Italie et en Espagne se sont déployées notamment des
réformes du marché du travail visant à faciliter le licenciement. En France, un
contrat «nouvelles embauches» a été mis en place en 2005. Des enquêtes ont
pu mettre en évidence que cette mesure avait conduit à une dégradation des
relations de travail et à un fort durcissement de celles-ci, la menace du renvoi
pesant négativement sur les rapports et ayant déséquilibré ceux-ci en faveur
de l’employeur (Gomel et coll., 2007).
On peut craindre que les réformes visant à déréglementer les relations de
travail ne présentent presque systématiquement des conséquences fâcheuses
en matière de conditions de travail et ne conduisent ainsi à une spirale de
moins-disant social, outre leurs piètres résultats en matière d’emploi qu’a mis
en évidence l’étude du Département de la recherche du BIT (2015): selon
celle-ci, qui portait sur 119pays, la déréglementation du contrat de travail en-
traînerait systématiquement une diminution du taux d’emploi et une augmen-
tation du taux de chômage.
Le scénario de la révolution technologique
L’autre scénario qui semble recueillir les suffrages les plus nombreux des éco-
nomistes, des hommes d’affaires et des gouvernements semble bien être celui
de la révolution technologique. L’ouvrage Secular stagnation: Facts, causes and
cures publié en 2014 (Teulings et Baldwin, 2014), qui présente les prises de
position des économistes mondiaux parmi les plus inuents, s’il comprend,
certes, un texte de Robert Gordon (2014) réitérant ses doutes sur l’éventualité
Trois scénarios pour l’avenir du travail 707
d’un retour de la croissance du fait de «vents contraires» (headwinds), parmi
lesquels l’épuisement de l’innovation technologique, exprime néanmoins une
croyance partagée et déterminée dans la capacité de la révolution technolo-
gique à booster la productivité et à relancer une nouvelle vague de croissance:
«the economy may be facing some headwinds, but the technological tailwind
is more like a tornado» (Mokyr, 2014, p. 88). Si nous ne voyons pas encore les
bienfaits de cette «tornade», selon plusieurs auteurs de cette publication, c’est
non seulement parce que toutes les innovations ne sont pas encore advenues,
mais aussi et surtout parce que nos instruments de mesure ne sont pas adap-
tés à leur mise en évidence.
Le développement de ce scénario pourrait se heurter à trois grandes li-
mites. D’abord, il s’appuie sur un fort déterminisme technologique et semble
négliger la résistance des groupes sociaux confrontés aux conséquences de ces
évolutions, en raison soit des pertes d’emplois associées, soit de la concurrence
déloyale exercée, soit encore de la déshumanisation impliquée par la diffusion
à grande échelle des processus automatisés.
Mais il semble également fondé sur des postulats douteux. On se souvient
que Ronald Coase (1937) indiquait que le choix entre une organisation de la
production fondée sur le contrat de travail ou sur l’achat de prestations sur le
marché (contrat commercial) dépendait du montant des coûts de transaction.
Les promoteurs d’une vision automatisée et dématérialisée de la production
soutiennent, à l’instar de Jeremy Rifkin (2015), que ceux-ci sont devenus au-
jourd’hui tellement bas que l’organisation de la production au moyen de la hié-
rarchie et du contrat de travail ne se justie plus, ce qui permet d’envisager la
n du salariat, et nalement… de l’entreprise elle-même. Mais, si cela est vrai
pour certains composants ou certains processus, peut-on afrmer qu’il en va
ainsi pour l’ensemble des biens, produits et services? N’est-ce pas le contraire
qui pourrait advenir, c’est-à-dire l’augmentation exponentielle des coûts de
transaction de certaines matières, de certaines prestations, de certaines opéra-
tions? Et surtout, peut-on imaginer une production réalisée sans processus de
coordination, grâce à une gestion à distance organisée par un algorithme? Et
cela fait-il d’ailleurs disparaître la gure de l’employeur? Certes, une grande
partie de la production mondiale se réalise à travers des chaînes de valeur
extrêmement fragmentées et aussi gérées par ordinateur (BIT, 2015). Mais il
existe bien au nal une entité (généralement une entreprise…) qui assure le
rôle de coordination même s’il est délégué à un algorithmeet qui nale-
ment capte la valeur. Il ne semble pas que pour l’instant on puisse envisager
une économie dans laquelle toute la production serait assurée par l’assem-
blage de prestations acquises sur le marché par une plateforme sans aucune
coordination.
Cette vision automatisée et dématérialisée de la production semble enn
tout à fait contradictoire avec le fait que la consommation mondiale de ma-
tières n’a jamais été aussi élevée (Krausmann et coll., 2009; OCDE, 2019).
Et c’est la troisième limite de ce scénario, qui semble la plus déterminante:
l’impasse radicale qui est faite sur l’augmentation des quantités consommées
Revue internationale du Travail708
ainsi que du coût des matières premières et de l’énergie à laquelle nous ris-
quons d’être prochainement confrontés et, d’une manière plus générale, sur la
reconversion écologique dans laquelle nos sociétés doivent s’engager au plus
vite si nous prenons au sérieux les travaux scientiques mettant en évidence
l’ampleur de la menace écologique, particulièrement climatique, qui pèse sur
elles, et si nous nous plaçons dans la perspective de réduction de l’augmen-
tation des températures à 2°C (voire 1,5°C) à la n du siècle validée par la
COP21 puis par la COP24 (vingt-et-unième et vingt-quatrième sessions de la
Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les chan-
gements climatiques). Plus généralement encore: ce scénario ignore totalement
les soupçons légitimes qui pèsent aujourd’hui sur la croissance et ses effets.
Certes, celle-ci a été à l’origine d’immenses bienfaits et de progrès inconnus
jusqu’alors, que personne ne songerait à remettre en cause, mais elle a aussi été,
particulièrement dans la seconde moitié du XXesiècle, productrice de maux,
de dégradations et de dégâts sur le patrimoine naturel, la cohésion sociale et
le travail (Beck, 1992; Daly, 1973 et 1996; Méda, 2000 et 2013; Gadrey, 2010;
Heinberg, 2011; Malm, 2016).
Nous comprenons aujourd’hui non seulement que la croissance pourrait
ne pas revenir mais surtout qu’il nest sans doute pas souhaitable qu’elle re-
vienne, dans les pays occidentaux, selon les modalités et au rythme que nous
avons connus pendant ce qu’Angus Maddison (2001) appelait l’Âge d’or, ce
moment les émissions de gaz à effet de serre et les différentes pollutions
et dégradations se sont tellement intensiées que le terme d’anthropocène a
été forgé pour désigner cette époque dominée par la capacité des humains à
modier les conditions de la vie sur terre (Crutzen et Stoermer, 2000). Si nous
considérons que l’urgence absolue est d’assurer la durabilité, d’abord physique,
de nos sociétés, alors il nous faut ériger un certain nombre de normes environ-
nementales en objectif premier et relativiser à la fois l’usage exclusif du PIB
pour mesurer les progrès et l’objectif de croissance lui-même.
Le scénario de la reconversion écologique: une opportunité
pour renouer avec le plein emploi et changer le travail
Le troisième scénario, celui de la «reconversion écologique» (Méda, 2013),
consiste à prendre au sérieux la série de rapports publiés notamment depuis
la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du cli-
mat (GIEC) qui met en évidence l’absolue nécessité d’engager nos sociétés
dans une bifurcation radicale si nous voulons pouvoir garantir «la permanence
d’une vie authentiquement humaine sur terre», selon l’expression du philo-
sophe Hans Jonas dans son ouvrage majeur Le principe responsabilité (Jonas,
1991, p.30). Le rapport spécial du GIEC sur les impacts d’un réchauffement
global de 1,5 °C approuvé le 6octobre 2018 (GIEC, 2019) est parfaitement
clair sur ce point: il conrme que dépasser ce seuil risque de déclencher des
effets en chaîne, non linéaires et imprévisibles, qui pourraient rendre la vie sur
terre excessivement difcile pour de larges pans de la population. Si l’humanité
Trois scénarios pour l’avenir du travail 709
était raisonnable, il ne devrait même pas y avoir de choix: l’adoption de ce scé-
nario s’impose. Mais il peut permettre, comme par surcroît, de satisfaire les
immenses attentes placées sur le travail.
Il suppose que nous dénissions au niveau international des normes so-
ciales et environnementales strictes, que nous organisions rationnellement et
rapidement l’adaptation de nos sociétés à ces nouvelles contraintes et que
nous adoptions comme boussole non plus un indicateur comptabilisant l’aug-
mentation des quantités produites et de la valeur ajoutée par les humains, à
l’aide d’une unité de compte exclusivement monétaire, mais des indicateurs
libellés en termes physiques, biologiques et sociaux, encadrant la production
destinée à satisfaire les besoins sociaux dans des normes sociales et environne-
mentales compatibles avec la reproduction des sociétés (Cassiers, Maréchal et
Méda, 2017). L’un des grands mérites de ce scénario est qu’il permet de conju-
guer résolution de la question écologique et résolution de la question sociale,
dont l’emploi constitue un élément majeur. Par «question sociale» on entend
ici notamment les inégalités, en particulier de revenus et d’accès à l’emploi,
dont l’aggravation donne parfois lieu à des révoltes comme cela a été le cas
en France à la n de l’année2018 avec le mouvement dit des «gilets jaunes».
Conjuguer résolution de la question écologique et résolution de la question
sociale suppose que, au lieu d’opérer les transformations «écologiques» sans
prise en compte des conséquences sur les plus modestes, celles-ci permettent
au contraire d’améliorer la situation de tous et notamment des moins favorisés.
Engager une transition juste
La reconversion écologique, qui implique la fermeture ou la réduction de cer-
tains secteurs et le développement d’autres, devrait, selon les études inter-
nationales, européennes ou nationales disponibles, déboucher sur un solde
d’emplois positif en 2020, 2030 et 2050 (ADEME, 2013; BIT, 2013 et 2018;
Quirion, 2013; Horbach, Rennings et Sommerfeld, 2015; Montt et coll., 2018):
en effet, les activités économiques qu’il faudra développer (isolation des bâti-
ments, énergies renouvelables, transports en commun…) ont un contenu en
emploi beaucoup plus élevé que celles dont il faudrait réduire le volume. La
reconversion écologique constituera néanmoins une opération extrêmement
délicate qui nécessitera la mise en œuvre de puissants mécanismes de sécurisa-
tion de manière à éviter que ce qui s’apparente à une énorme restructuration
ne se traduise par l’exclusion du marché du travail d’une grande partie de la
main-d’œuvre employée dans les secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de
serre. L’idée de «transition juste» portée par les syndicats (CSI, 2015) vise à
défendre l’idée que la reconversion écologique doit s’opérer de manière civi-
lisée en anticipant les évolutions, en mutualisant les pertes et les gains et en
développant une véritable solidarité entre l’ensemble des citoyens concernés
de manière à ce que les coûts de la transition soient partagés par tous. C’est
bien parce que l’augmentation de la taxe sur les carburants, réalisée au nom
de l’impératif écologique, a été mise en œuvre sans accompagnement social et
sans prise en compte des effets de cette décision sur les plus modestes que la
Revue internationale du Travail710
France a vu se développer une réaction sociale très forte avec le mouvement
des gilets jaunes. Dans ce pays, l’ancien ministre de la Transition écologique,
Nicolas Hulot, a indiqué que les sommes nécessaires à cet accompagnement lui
avaient été refusées pour des raisons de «contraintes budgétaires». Concilier
question écologique et question sociale, cela signie donc faire en sorte que
les coûts de la transition écologique ne soient pas supportés par les plus mo-
destes –qu’il s’agisse de l’emploi, des taxes ou des prix–, mais qu’au contraire
la résolution de la question écologique permette de réduire les inégalités qui
ont crû ces dernières décennies, comme le FMI lui-même le reconnaît désor-
mais (Ostry, Loungani et Furceri, 2016).
Rompre avec le productivisme
Il est possible de voir dans la reconversion écologique non seulement l’occa-
sion de renouer avec une forme de plein emploi, mais également une chance de
rompre avec la perte de sens du travail. La saisir implique plusieurs ruptures.
D’abord, avec l’idée que la productivité constituerait systématiquement
le cœur du progrès (Fourastié, 1979). Gadrey (2010) défend ainsi l’idée que
dans de nombreux secteurs, notamment du fait de la tertiarisation de l’éco-
nomie, les gains de productivité tels qu’ils sont (mal) mesurés sont devenus
contre-productifs et détruisent à la fois les emplois et le sens du travail. La
vraie question, soutient-il, n’est plus celle de la répartition des gains de pro-
ductivité mais celle de l’opportunité même de ces derniers: le véritable pro-
grès passe non plus par les gains de productivité mais par la réalisation de
gains de qualité et de durabilité. Mais nos comptabilités actuelles nationale
ou d’entreprisene permettent pas de rendre visibles ces derniers,pas plus
qu’elles ne permettent de prendre en considération les pertes de patrimoines
critiques (naturel ou humain): il est donc impératif de mettre en œuvre des
comptabilités alternatives (Méda, 2013; Gadrey, 2015; Richard, 2012). Par ail-
leurs, privilégier les gains de qualité et de durabilité suppose des organisations
du travail attentives à la fois aux modes d’action des travailleurs, mais aussi à
leurs propres conditions de travail.
Certaines organisations du travail sont associées à un plus grand bien-
être au travail: il s’agit des «high involvement organisations» dont Gallie et
Zhou, exploitant l’enquête européenne sur les conditions de travail d’Euro-
found, ont montré qu’elles se caractérisaient par une plus grande participation
des salariés aux décisions et un surcroît d’autonomie au travail (Eurofound,
2013). La diffusion d’un tel modèle, actuellement surtout en vigueur dans les
pays nordiques (et là où les taux de syndicalisation sont élevés), serait de na-
ture à promouvoir un basculement de nos modèles de production vers un pa-
radigme du «prendre soin», sans doute également soutenu par l’adoption de
modes de gouvernance plus démocratiques de l’entreprise dans la lignée des
travaux fondateurs de Robert Dahl (1985). Dans Firms as political entities,
Isabelle Ferreras (2017) défend ainsi la thèse que le «bicaméralisme» pourrait
permettre à la fois de rendre justice aux attentes des travailleurs, mais aussi à
la nature profonde de l’entreprise, qui n’est pas la propriété des actionnaires.
Trois scénarios pour l’avenir du travail 711
Comme l’explicite de façon imagée l’encyclique papale Laudato si’ de
2015 sur «la sauvegarde de la maison commune», ce paradigme du prendre
soin suppose également un certain type d’intervention du travailleur dans le
monde consistant non pas à «extraire tout ce qui est possible des choses par
l’imposition de la main de l’être humain, qui tend à ignorer ou à oublier la
réalité même de ce qu’il a devant lui», mais à «recevoir ce que la réalité natu-
relle permet de soi, comme en tendant la main» (Pape François, 2015). Cette
insertion respectueuse du geste humain dans la nature ne peut sans doute se
déployer que si nous modions profondément les représentations des rapports
entre humains et Nature hérités de la Modernité, caractérisés par un rapport
d’exploitation et de conquête d’une Nature considérée comme un objet pour
y substituer une éthique du respect et de la responsabilité (Leopold, 1949;
White, 1967; Jonas, 1991).
Le paradigme alternatif qui devrait être universellement adopté dans
cette perspective – le paradigme du Care – est particulièrement congruent avec
l’objectif de travail décent poursuivi par l’OIT: il suppose en effet que la pro-
duction devrait désormais s’opérer en prenant obligatoirement soin du patri-
moine naturel, de la cohésion sociale et du travail humain selon des règles (des
normes sociales et environnementales) que l’OIT et une organisation mondiale
de l’environnement (à créer) seraient chargées d’édicter et de faire respecter.
Conclusion
Ce texte s’est d’abord attaché à présenter la notion de travail dans une perspec-
tive historique, prenant en considération les enrichissements successifs appor-
tés tout au long des siècles. Il a ensuite analysé la pluralité des signications du
concept de travail et des rapports au travail en présentant les attentes que les
Européens placent dans le travail. L’article se concentre ensuite sur le discours
actuellement en vogue qui défend l’idée que la révolution technologique en
cours conduirait inéluctablement à des transformations radicales, en mettant
particulièrement en lumière le déterminisme technologique sous-jacent à une
telle vision et en mettant en cause les politiques qu’il implique.
La dernière partie du document s’est plus particulièrement attachée à
décrire trois scénarios, en lice pour représenter une vision à moyen terme de
l’avenir du travail. Le plus en vogue, celui de la révolution technologique, pré-
voit à la fois de fortes pertes d’emplois et un changement déterminant de la na-
ture du travail et suggère des adaptations fortes de la société salariale pour s’y
adapter. Il est tout à fait compatible avec un autre scénario également très dis-
cuté, celui de la réduction des États-providence et des protections jusqu’alors
accordées au travail, qui semblent aujourd’hui contradictoires avec l’impératif
de compétitivité. Aucun de ces deux scénarios n’est de nature à satisfaire les
immenses attentes qui se portent aujourd’hui sur le travail. Ils font par ailleurs
tous les deux l’impasse sur le considérable dé écologique auquel l’ensemble
des sociétés est confronté. Loin de céder au déterminisme technologique, il
nous est possible, sous certaines conditions, de transformer cette menace en
Revue internationale du Travail712
opportunité et de faire de la reconversion écologique une formidable occa-
sion de renouer avec l’objectif de plein emploi et de désintensier le travail.
Un tel programme nécessite de redonner toute son actualité à la Déclaration
de Philadelphie ou à la Charte de La Havane10, c’est-à-dire à l’ambition de ne
pas séparer efcacité économique et justice sociale.
Si l’accent mis sur l’urgence écologique semble, plus que les deux autres
scénarios, susceptible de s’accompagner d’une relocalisation des activités et
d’une désintensication du travail, ce lien ne va pas non plus de soi. L’atten-
tion portée au patrimoine naturel ne s’accompagne pas automatiquement d’un
soin porté au «patrimoine social» et notamment à la qualité du travail. Mais,
dans tous les cas, qu’il s’agisse des évolutions technologiques ou de la prise en
charge sérieuse de la question écologique, la question de l’impact sur le tra-
vail humain doit constituer une priorité, et le travail décent un objectif en soi
garanti dans toutes les congurations.
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sociale pour la paix et la prospérité. Le texte sera incorporé dans la Constitution de l’Organisation
en 1946. Quant à la Charte de La Havane, signée en 1948 mais jamais ratiée ni entrée en vigueur,
elle avait pour but de promouvoir le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et le progrès
dans l’ordre économique et social, et ce par une politique commerciale axée sur la coopération
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... De même, comme le note la sociologue américaine Juliet Schor, l'économie collaborative ne fait, en définitive, que remettre au goût du jour des pratiques ancestrales de partage, avec une nouveauté toutefois, qui est qu'elle parvient à les massifier via le phénomène de stranger sharing, c'est-à-dire un ensemble de mécanismes de contrôle de l'information et de la réputation qui encouragent le partage de ressources entre des individus qui ne se connaissent pas (Schor, 2016 (Abdelnour, 2017 ;Méda, 2019b ;Méda, 2019c). La sociologue française estime également qu'une partie de ce discours s'inspire d'une vision mythifiée des ouvriers indépendants du XIXe siècle, « Sublimes » ou autres, dont divers travaux ont montré un certain niveau d'autonomie au travail avant que le contrat de travail ne vienne domestiquer et standardiser massivement la force de travail (Cottereau, 2002 ;Didry, 2016 Si du point de vue de ses promoteurs, l'ubérisation est un phénomène bénéfique en ce qu'elle redynamiserait l'économie et soutiendrait l'aspiration à l'entrepreneuriat, cette notion d'ubérisation est rapidement reprise avec une connotation plus péjorative, l'associant à la précarisation des travailleurs (Graceffa, 2017 ;Forestier et al, 2020 (Cardon et Casilli, 2015 ;Fisher et Fuchs, 2015). ...
Thesis
Le développement fulgurant des plateformes numériques au début de la décennie 2010 laissait espérer l’émergence d’une économie plus émancipatrice et démocratique. Pourtant, loin des idéaux de l’économie collaborative, de nombreuses voix ont rapidement dénoncé la domination écrasante de l’économie de plateformes par une poignée d’entreprises multinationales fondées notamment sur l’exploitation de travailleurs précaires et des données personnelles des utilisateurs. C’est à l’aune de ce constat que deux universitaires et activistes américains théorisent au milieu des années 2010 un projet à la fois économique et politique, le coopérativisme de plateformes, appelant à créer et à soutenir des plateformes détenues directement par leurs usagers. L’utopie réelle du coopérativisme de plateformes prend forme au quotidien à travers une diversité de plateformes coopératives et de réseaux militants, qui promeuvent et expérimentent des pratiques alternatives au capitalisme de plateformes.
Article
Résumé Cet article est consacré à l'histoire de la Revue internationale du Travail, publication périodique majeure de l'Organisation internationale du Travail (OIT), créée en 1921, en vertu de l'article 396 du Traité de Versailles de 1919. L'autrice examine, sous divers angles, la transformation de la Revue, périodique institutionnel polyvalent devenu revue académique moderne, notamment son évolution institutionnelle, le rôle des rédacteurs qui l'ont dirigée et les profils de ses auteurs. Elle étudie la contribution de la Revue à d'importants débats aca-démiques et politiques, ainsi que son rôle pour l'OIT, en situant dans une perspective historique le contenu, les sujets et le champ géographique de près de 3 000 articles signés publiés à ce jour.
Article
Cet article rend compte d’une enquête sur le collectif “Onestla.tech” qui rassemble des développeurs, designers, chefs de projets, “agilistes” et toutes ces fonctions qui contribuent à façonner la réalité du numérique en entreprise. Ces “travailleurs du milieu” se sont d’abord mobilisés contre la réforme des retraites en 2019, contribuant à rendre visible la critique portée par cette catégorie de travailleurs souvent invisibilisée. L’article montre que le collectif a permis de créer une dynamique collective pour sortir du trouble ressenti par certains d’entre eux en rapport avec le monde de la tech et particulièrement la “startup nation”. Une communauté s’est rapidement agrégée autour d’une vision critique du numérique et de la technologie. Cependant, d’importantes divergences idéologiques et stratégiques traversent le collectif. L’enquête montre que ces fragilités sont, pour le moment, compensées par le partage de la culture du numérique et de modes d’action que nous qualifions de “mobilisation par projets”.
Article
Les ordinateurs et les robots sont en train de révolutionner l’organisation du travail. La multiplication des possibilités d’automatisation des tâches fait craindre une raréfaction des opportunités d’emploi pour les travailleurs et une augmentation du chômage. Toutefois, les éléments de preuve empiriques existants démontrent qu’évolution des technologies ne rime pas systématiquement avec chômage de masse. En dépit des grandes avancées technologiques intervenues depuis la révolution industrielle, l’emploi a progressivement décliné. Or l’accroissement du recours aux ordinateurs et aux robots lors des quatre dernières décennies a modifié la composition du marché du travail : alors que de nombreux postes administratifs et productifs associés à un salaire intermédiaire ont été remplacés par la technologie, l’emploi a augmenté dans les métiers spécialisés, pour les postes de direction à haut salaire et également pour les postes du secteur tertiaire associés à un faible salaire. En résulte une polarisation du marché du travail largement observée dans les pays développés.