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Santé mentale au Québec, , XLIV, no , -
« Née en France, j’ai l’impression que
je suis tamoule avant tout. Qui suis-je ? »
Identités hybrides et positionnements dynamiques
des adultes de parents migrants tamouls en France
Mélanie Vijayaratnama
Sara Skandranib
Marie-Rose Moroc
résumé Pour se construire, les adultes enfants de migrants doivent concilier les
référents culturels de leurs parents ainsi que leur culture d’appartenance française.
En nous appuyant sur des entretiens menés auprès de quinze jeunes femmes
issues de la seconde génération de Tamouls indiens et sri lankais de France, nous
nous intéressons à leur positionnement et leurs stratégies identitaires.
Les analyses qualitatives révèlent que les jeunes femmes tamoules nées en
France possèdent un répertoire d’identités qui change constamment selon les
situations. Ceci leur permet d’explorer différents positionnements identitaires afin
de s’engager et d’adhérer à ceux qui leur correspondent.
mots clés enfants de migrants, filiation, groupe d’appartenance, positionne-
ments identitaires, réaménagements identitaires
a. Psychologue clinicienne et formatrice spécialisée en clinique transculturelle.
Doctorante à l’Université Paris Descartes – Laboratoire de psychologie clinique,
psychopatholgie, psychanalyse (EA ).
b. MCF en psychopathologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, EA
. Psychologue clinicienne et thérapeute familiale à la MDA – Hôpital
Cochin.
c. Professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent – Université Paris
Descartes. Chef de service de la Maison des Adolescents – Hôpital Cochin ;
Directrice de la revue transculturelle L’a u tre .
68 Santé mentale au Québec, , XLIV, no
“Born in France, I feel like I’m Tamil first and foremost. Who am I?”
Hybrid identities and dynamic positioning of adults of Tamil migrant
parents in France.
abstract To grow up, adult migrant children have to link the cultural references
of their parents as well as their culture of French belonging.
Based on interviews with fifteen young women from the second generation of
Tamils Indians and Sri Lankans of France, we question their positioning and identity
strategies.
Qualitative analyzes reveal that young Tamil women born in France have a
repertoire of identities that changes constantly depending on the situation. This
allows them to explore different identity positions in order to engage and adhere
to those who correspond to them.
keywords children of migrants, filiation, group of belonging, identity voices,
identity rearrangements
INTRODUCTION
L’Inde et le Sri Lanka sont deux pays appartenant au sous-continent
indien. Nous nous intéressons à la communauté tamoule indienne et
sri lankaise, représentant majoritairement l’immigration du monde
indien dans le monde (Goreau-Ponceaud, ).
La migration fait référence au déplacement du lieu de vie d’indi-
vidus. Celle des Tamouls indiens est ancienne ; les premières vagues de
migrants remontent à et s’intensifient à partir de . Lakshmi
() décrit ainsi que les Tamouls d’origine indienne, et venant pour
la plupart des deux ex-comptoirs français de l’État du Tamil Nadu
(Karikal et Pondichéry), ont majoritairement choisi de quitter leur pays
pour la France en vue de poursuivre leurs études, de réaliser un regrou-
pement familial ou un projet de mariage. Leur intégration en France,
de par la colonisation, a ainsi été facilitée : en plus de retrouver en
métropole une culture et une langue qui leur étaient déjà familières,
des milliers d’Indiens arrivent en France en ayant déjà la nationalité
française.
L’immigration tamoule sri lankaise, marquée en revanche par deux
grandes vagues de migration (-, puis -), est princi-
palement en lien avec la guerre civile (-) qui a opposé de
manière sanglante le gouvernement cinghalais aux Tigres tamouls
(Guilmoto, ; Goreau-Ponceaud, a), et qui est à l’origine de
« Née en France, j’ai l’impression que je suis tamoule avant tout » 69
nombreuses séquelles psychologiques sous fond de tortures, de viols,
de traumatismes, de perte subite et brutale à la fois de proches et d’une
terre natale. Les Tamouls sri lankais sont contraints de fuir, de délaisser
parfois leur identité : « le problème c’est tout simplement d’être tamoul »
(Madavan, ) et de se construire avec ces pertes, ces séparations
(Goreau-Ponceaud et Veyret, ) ou avec une identité paradoxale,
« les femmes (tamoules) essayent de passer pour des Cinghalaises »
(Madavan, ) pour survivre. Quand les Tamouls sri lankais par-
viennent à atteindre la France où ils s’y retrouvent (Goreau-Ponceaud,
a ; b), ils n’ont aucune familiarité avec cette société d’accueil,
ils ne parlent pas la langue française (Moliner , Madavan, ).
Si elle est hétérogène (Madavan, ), la communauté tamoule est
mue par le même destin et les mêmes dynamiques en situation migra-
toire et transculturelle en termes d’altérité et de métissage. La prove-
nance en masse des Tamouls sri lankais en France réactive en effet des
phénomènes identitaires au sein de la diaspora indienne (Goreau-
Ponceaud, c). En milieu traditionnel, l’individu tamoul appartient
à une société hiérarchisée : là, il fait partie d’une famille étendue, une
communauté, un groupe endogame appelé caste, et se définit à partir
d’une langue maternelle, une religion ainsi qu’une localité d’origine
(Meyer ). La migration choisie ou subie entraîne de manière indé-
niable le changement et la métamorphose et peut déterminer l’identité
culturelle : dans leur société d’accueil française, ces Tamouls, qui
tentent de recréer un repère familier auquel s’accrocher (bijouteries,
épiceries, salons de coiffure et d’esthétique, habillements traditionnels,
écoles tamoules, etc.), retrouvent des repères religieux et se côtoient,
quelle que soit leur caste, quel que soit leur prestige, quelle que soit
leur communauté d’appartenance. L’identité collective qui est en mou-
vement prime alors sur l’identité individuelle et des logiques identi-
taires se créent pour étayer l’expérience migratoire séparatrice qui
s’avère ainsi moins traumatique, car elles permettent de faire face aux
menaces identitaires (Goreau-Ponceaud, b ; c).
Moro () a proposé le concept d’enfants exposés au risque
transculturel : ses travaux ont mis en évidence une vulnérabilité psy-
chologique spécifique des enfants de migrants à trois âges de la vie : les
interactions précoces mère-enfant, le début des grands apprentissages
scolaires entre six et huit ans ainsi que l’adolescence (Moro et coll.,
). Notre étude propose de considérer l’âge adulte et les rituels
de passage qui lui sont propres comme une période durant laquelle
perdure cette vulnérabilité, car l’adulte enfant de migrants vit entre
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d’un côté une référence interne et de l’autre une référence externe
(Baubet et Moro, ).
Nous explorons le sentiment d’appartenance de ces adultes au
groupe culturel de leurs parents en situation transculturelle. Cela nous
paraît pertinent d’autant plus que les codes véhiculés par le monde
indien et la France sont différents et parfois opposés (Vijayaratnam et
Moro, ). Dans ce contexte, nous interrogeons le positionnement
identitaire des jeunes femmes tamoules nées en France entre leur
filiation (la culture véhiculée par leurs origines et leurs parents) et leurs
affiliations (la culture d’accueil de leurs parents et leur pays de nais-
sance).
Quelles vont être les conséquences de cette transculturalité sur le
positionnement identitaire des adultes enfants de migrants et leurs
stratégies de négociations entre les deux mondes d’appartenance ?
Ainsi, comment ces adultes enfants de migrants peuvent-ils se repré-
senter non pas comme l’un ou l’autre, mais comme l’un et l’autre(Baubet
et Moro, ) ?
MÉTHODOLOGIE
Quinze jeunes femmes tamoules (cinq Indiennes et dix Sri Lankaises)
ont été recrutées entre et dans un environnement écologique,
c’est-à-dire dans leur milieu de vie, en Île-de-France. Nous partons du
postulat que les comportements observés au cours de l’étude sont le
reflet des comportements qui se produisent dans la réalité, ce qui peut
nous permettre de généraliser ces résultats. Les jeunes femmes ont en
moyenne , ans (tranche d’âge entre et ans).
Des entrevues semi-structurées ont été conduites en prenant en
considération la théorie d’Hermans (, a, b) qui développe
le concept de self « dialogique ». Hermans se situe dans la continuité de
James () et de Mead () et croit en la pluralité du Soi.
Les travaux de Lafromboise et coll. () ou encore Mezzich et
coll. () sont beaucoup utilisés dans les études sur la biculturalité
du fait de l’importance donnée à son impact sur l’identité, le compor-
tement ou encore les croyances et les attitudes. La théorie d’Hermans
permet, quant à elle, d’explorer, d’avoir une lecture intrapsychique en
étudiant les différentes positions identitaires par lesquelles sont traver-
sées les jeunes femmes pour se situer dans cette biculturalité. Pour ce
faire, la méthode du Répertoire des Positions Personnelles (RPP),
développé par Hermans et Hermans-Jansen, nous a permis de recueillir
« Née en France, j’ai l’impression que je suis tamoule avant tout » 71
des informations sur l’organisation et la réorganisation identitaire des
jeunes femmes tamoules en vue d’une meilleure prise en compte de la
complexité et des contradictions dans l’organisation de l’identité. Cet
outil, adapté par nos soins, se compose de items « positions internes »
(qu i concernent les c arac téristiques propres du sujet : p. ex. « je suis une
femme », « une fille de migrants ») ainsi que « positions externes »
(personnes ou choses qui se situent dans l’environnement : p. ex. « ma
mère », « ma culture »). Les participantes avaient la liberté de choisir
autant de positions qu’elles souhaitaient pour se définir (positions
internes) et pour indiquer quelles sont les entités qui jouent un rôle
important dans leur vie (positions externes). Cet outil constituait ainsi
un étayage important pour nous permettre d’explorer la façon dont ces
jeunes femmes tamoules se racontaient.
Pour analyser nos résultats, nous nous appuyons sur la méthode
de l’ethnopsychiatrie dont l’originalité réside dans le complémenta-
risme entre la psychanalyse et l’anthropologie (Devereux, ). Les
rencontres ont d’abord été analysées de manière longitudinale (chaque
entretien de manière particulière), puis de manière transversale (pour
relever les différences et les nuances dans le vécu de chacune). Nous
avons utilisé la méthode de l’Interpretative phenomenological analysis
(IPA) dont l’objectif est la focalisation sur l’expérience du participant
ainsi que sa compréhension, sa perception et son vécu du phénomène
(Smith, Flowers et Larkin, ). Nous avons ainsi déterminé des
thèmes et des métathèmes en fonction de leur pertinence et apparition
dans les entretiens, et retenu ceux qui nous permettent de répondre
à nos questionnements. Les résultats de ces entrevues montrent que
les jeunes femmes tamoules nées en France possèdent un répertoire
d’identités qui change constamment selon les situations. Ces iden-
tités sont en mouvement et résultent de l’interaction entre le moi du
sujet et son environnement à la fois culturel, filial et social (Erikson,
). En contexte transculturel alors, les jeunes femmes tamoules
explorent différents positionnements identitaires afin de s’engager et
d’adhérer à ceux qui leur correspondent (Marcia, , Cohen-Scali et
Guichard, ).
RÉSULTATS
Les rencontres avec les jeunes femmes de notre échantillon, étayées de
la passation du RPP, montrent à quel point leur identité est complexe
et se nourrit constamment de leur filiation et leurs affiliations tout en
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étant ponctuée d’éléments plus hybrides. La rencontre avec ces jeunes
femmes témoigne qu’en situation transculturelle, « Qui suis-je ? » est
une question parfois difficile.
1. Une identité dynamique et évolutive
Si l’identité est principalement la grande affaire de l’adolescence, car
elle se forme à partir du moment où cesse l’utilité de l’identification,
Erikson () considère que c’est un développement de toute une vie.
Ainsi, à l’âge adulte, se définir a beaucoup questionné nos jeunes
femmes tamoules. En moyenne, elles ont choisi , items sur (entre
et propositions) pour répondre à la question : « Quelles sont les
propositions qui pourraient vous définir ? » (Positions internes.) Elles
ont également choisi en moyenne , items (entre et items) pour
répondre à la question : « Quelles personnes ou items jouent un rôle
dans la construction de votre identité ? » (Positions externes.)
« Me définir c’est un peu compliqué en fait… j’ai du mal. Je me pose
beaucoup de questions, je suis un peu perdue » (Deepika, ans). « Qui
je suis moi ? C’est une question que j’ai beaucoup creusée. J’ai un passé,
une histoire, une culture » (Uma, ans). « J’ai l’impression que je suis
tout ! » (Deepika qui a choisi items) « Il y a vraiment trop de choses
qui comptent, c’est difficile de choisir » (Lavy qui a choisi items).
Se questionner sur son identité renvoie au fait de se questionner
sur son être en tant que jeune femme née en France, mais de parents
venus d’ailleurs. Tout au long de leurs récits, les jeunes femmes se
racontent sur deux registres différents. À l’image de ce contexte de vie
singulier, elles oscillent entre des postures traditionnelles et d’autres,
plus modernes.
Ainsi, l’identité doit être comprise dans une dynamique évolutive :
c’est par l’individuel, le collectif, le social, le culturel que ces jeunes
femmes tamoules nées en France donnent sens à leur être (Vinsonneau,
). Ceci rejoint l’idée d’Hermans (a, b) qui considère
l’identité comme « multivoisée », car différentes positions identitaires
interagissent et dialoguent entre elles en fonction d’un contexte spéci-
fique. Il y a ainsi sans cesse une organisation et une réorganisation du
répertoire identitaire d’une personne (Hermans, ).
2. L’importance de l’« enveloppe culturelle » (Nathan, 1987)
Les enfants grandissent dans un berceau culturel fait de l’interaction
avec leurs parents, leurs cultures, leurs pratiques et rituels, et il est
indéniable que la migration implique un bouleversement du modèle
« Née en France, j’ai l’impression que je suis tamoule avant tout » 73
familial. Nathan () considère la culture comme une enveloppe
indispensable à la construction et à l’équilibre psychique des individus,
et permettant de protéger les humains contre la peur de la nouveauté.
Quand nous les interrogeons au sujet de leur histoire familiale, presque
toutes les jeunes femmes confient qu’elles connaissent les parcours
migratoires de leurs parents. La plupart du temps, ceux-ci leur ont été
transmis par les parents eux-mêmes qui utilisent cette expérience pour
se valoriser aux yeux de leurs enfants face à une image parentale par-
fois bouleversée par de nouvelles affiliations et le déclassement social.
Les jeunes femmes reconnaissent que faire grandir des enfants loin des
repères familiaux et culturels ajoute aux difficultés pour leurs parents
migrants, un contexte qui contribue à leur vulnérabilité.
La filiation a un rôle premier et se veut être infiniment structurante
dans leur construction identitaire. Ce lien apparaît à travers un atta-
chement aux parents et à leur histoire migratoire, mais aussi au décours
de la manière complexe d’appartenir à un monde tamoul et à une
identité collective. Dans les positions externes, la mère est choisie par
l’ensemble des participantes comme marque de la filiation et de modèle
identificatoire :
« C’est simple, ma mère je ne pourrais pas me passer d’elle » (Madhavi,
ans), « C’est ma mère, elle m’a tout apporté quoi » (Praveena, ans).
Les participantes décrivent aussi les membres de leur famille comme
étant leurs modèles, ceux qui vont les guider, les soutenir et renforcer
leurs activités grâce à leur expertise et leurs outils culturels. Ainsi,
cette figure maternelle est suivie de près par d’autres membres de la
famille : le père (choisi fois/), les frères et sœurs (/), les grands-
parents (/) : « ma grand-mère paternelle elle sert limite d’idole »
(Lavy, ans).
L’identité va se jouer dans l’écart et la différence du vécu vis-à-vis
d’un modèle. La transmission de la filiation n’est pour autant pas tenue
pour acquise. Elle participe à la définition d’une identité complexe et
constitue une entité que les participantes s’approprient.
3. Un sentiment de « tamoulité » (Madavan, 2015)
La filiation ne renvoie pas seulement aux aînés, mais aussi plus géné-
ralement à la culture d’origine. Les récits montrent que les jeunes
femmes tamoules surinvestissent leur culture d’origine et déplacent
sur la culture d’accueil de leurs parents des projections négatives,
hostiles, critiques héritées de l’amertume de l’expérience des parents.
Il y a une forclusion identitaire (Marcia, ) qui se crée du fait de
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cette dette transgénérationnelle : l’identification aux modèles paren-
taux est fort exacerbée et constitue ainsi une manière de lutter contre
l’étrangeté et le monde extérieur menaçants (Cohen-Scali et Guichard,
).
« Je suis née en France, mais j’ai l’impression que je suis tamoule
avant tout. Pour moi, la France ce n’est qu’un pays d’accueil. Quand je
pars en vacances en Inde, je suis super heureuse. À mon retour à Paris,
je suis presque en dépression » (Lavy, ans).
Ces jeunes femmes entretiennent des liens forts avec leur pays
d’origine ; elles parlent et comprennent le tamoul ; elles sont soucieuses
de respecter les traditions ; elles se plaisent à revêtir des habits tradi-
tionnels ; elles ont un cercle d’amis tamouls. Elles se racontent ainsi
« tamoules », « femmes tamoules », « femmes sri lankaises/indiennes »,
« membres de la communauté tamoule », « membres de la communauté
tamoule sri lankaise/indienne », des nuances qui témoignent d’un
processus de polyphonie entre des voix identitaires qui alternent et se
répondent.
Être une femme tamoule, appartenir à la communauté tamoule,
être une femme indienne ou une femme sri lankaise, le choix est en
effet ardu du fait de l’histoire politique de certains pays, du rapport
aux traditions qu’entretiennent certaines femmes nées dans le pays
d’accueil de leurs parents, et de l’importance du groupe culturel.
Pour Aarthi ( ans), il n’y a pas de confusion à avoir : la proposition
« je suis tamoule » qu’elle choisit renvoie à son statut filial, à son appar-
tenance à cette communauté par ses parents et sa famille, mais aussi
à la transmission de sa langue maternelle. Renuka ( ans) choisit quant
à elle « je suis tamoule » plutôt que « femme tamoule », car elle ne se
dit pas traditionnelle. Très engagée dans la défense des Tamouls sri
lankais persécutés par la guerre à la faveur desquels elle a créé une
association, il lui est difficile de se définir comme simplement « Sri
Lankaise ». Ainsi, nous remarquons que le contexte migratoire des
parents a manifestement un impact sur le sentiment d’appartenance à
une culture tamoule : les jeunes femmes nées en France manifestent
un respect des traditions et valeurs culturelles et témoignent d’une
volonté de s’affilier à une identité collective qui rassemble les Tamouls
de tous horizons, et ce, d’autant plus qu’elles sont en situation trans-
culturelle.
« Née en France, j’ai l’impression que je suis tamoule avant tout » 75
4. Des « enfants d’ici venus d’ailleurs » (Moro, 2002)
Les jeunes femmes se racontent tamoules. Pourtant, elles s’inscrivent
aussi dans la diversité et se révèlent singulières, prises dans une réalité
à la fois sociale et culturelle : difficile de ne pas prendre en compte
l’importance de leurs affiliations françaises. Le contexte transculturel
entraîne un fort attachement à une culture française qui fait partie de
leur identité complexe, et qui constitue une autre partie d’elles :
« La France c’est le pays que je considère comme le mien, j’y suis
née, j’y ai grandi » (Marie, ans), « La langue française : c’est la pre-
mière langue que je parle ; j’aurai deux langues maternelles en soi, le
français et le tamoul » (Amel, ans).
Plusieurs d’entre elles distinguent séparément les propositions qui
renvoient à leur identité culturelle, à leurs affiliations françaises, à leur
identité individuelle.
« J’ai fait trois groupes : le côté culturel sri lankais, le côté culturel
français qui est totalement opposé, et puis enfin ma personnalité »
(Praveena, ans), « Si on dissocie, je mettrais la France et l’Inde de
chaque côté » (Uma, ans).
Cet extrait est significatif de la posture « être prise entre deux
cultures ». Ces conflictualités et instabilités sont également constitu-
tives de la multiplicité de l’identité de ces jeunes femmes tamoules qui
négocient sans cesse leur positionnement identitaire. Celles-ci imposent
la mise en place de stratégies pour s’accommoder et sortir de cette
situation.
À l’âge adulte, plusieurs rituels de passage confrontent les adultes
enfants de migrants à ce positionnement identitaire.
5. « Les noces de Parvati »(Vijayaratnam et coll., 2017) :
stratégies identitaires ?
L’alliance constitue un bon moyen d’étudier le processus de métissage
en situation transculturelle. Elle fait référence à un rituel de passage
singulier à l’âge adulte, moment où se construisent des relations
d’intimité et d’affiliations avec autrui fondées sur la sexualité. L’alliance
est aussi un système de parenté créant une union entre les membres
du couple et leurs familles respectives ; elle trouve sa justification dans
leur descendance et a ainsi une ambition fondamentale : celle de struc-
turer la lignée de l’individu en l’inscrivant dans sa filiation (Dollo et
coll., ).
Les jeunes femmes tamoules héritent d’une tradition matrimoniale
très ritualisée fondant le lien entre l’homme et la femme à travers les
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accords passés entre deux familles plutôt que deux individus. Cette
pratique est plus connue sous le terme « mariage arrangé » (Vijayaratnam
et coll., ). Dans les sociétés indiennes et sri lankaises, les alliances
relèvent ainsi de stratégies endogames collectives où l’amour ne doit
intervenir qu’après le mariage (Kakar, ). En France, cette norme
et ces pressions (réelles ou fantasmées) déstabilisent les jeunes femmes
rencontrées.
Se questionner sur le choix de son compagnon, c’est se questionner
sur sa propre identité et son rapport aux autres : « Qui suis-je ? Comment
faire lorsque je ne partage pas les mêmes référentiels que mes parents ?
À qui est-ce que je corresponds ? »
« Je me définis amoureuse (rires) parce que voilà (rires) si j’en suis
là, deux ans avec lui, je pense que c’est parce que je suis amoureuse
(rires), j’aimerais pouvoir me marier avec lui après » (Marie, ans).
« Quand je me suis mise avec Léo, comme c’est un Français je me suis
demandé si ça allait aller jusqu’au mariage. » (Deepika, ans).
Il y a une manière particulière d’entrer en relation qui semble reposer
sur une inhibition, une contrainte qui freine l’engagement sexuel ou
amoureux. Parfois, ces réponses oscillent entre sentiments amoureux
et contraintes culturelles, ce qui permet aux jeunes femmes tamoules
de maintenir un lien avec la culture parentale ainsi que de fournir une
réponse aux attentes des parents et aux pressions culturelles.
« Chez nous les filles quittent la maison qu’après le mariage » (Amel,
ans). « Je suis partie voir un voyant, car à ans je suis pas mariée,
c’est pas normal quoi » (Praveena, ans).
Les voix identitaires s’alternent et se répondent, entraînant des va-
et-vient entre différentes voix culturelles et personnelles et engendrant
des repositionnements et réorganisations avec des voix dominantes et
d’autres en perte de pouvoir en fonction des circonstances.
« Par moments, je me dis que je finirai seule, d’autre fois que je
trouverai l’amour de la vie. Ce n’est pas évident » (Uma, ans), « Mon
copain, je sais qu’on n’est pas de la même caste. On vit notre relation
dans la peur » (Renuka, ans).
Il semble ainsi important pour ces jeunes femmes de maintenir
cette identité culturelle tout en étant intégrée à la société d’accueil.
Pour Madavan (), ce qui favorise le maintien de l’héritage culturel
c’est la conscience d’appartenir à une communauté transnationale et
d’entretenir le sentiment d’appartenir à un même ensemble. Ainsi, les
jeunes femmes tamoules de la seconde génération usent de stratégies
efficaces pour maintenir des liens sociaux, politiques, culturels, voire
« Née en France, j’ai l’impression que je suis tamoule avant tout » 77
imaginaires, tout en ne vivant plus dans leur pays d’origine. C’est une
manière pour elles de maintenir une conscience identitaire qui, si l’on
se réfère à Madavan, les inscrit effectivement dans une communauté
transnationale.
DISCUSSION
La rencontre avec les jeunes femmes tamoules de la seconde génération
pose de manière claire la question de la filiation et des appartenances
(Moro, ; Moro et coll., ). Un questionnement qui ressurgit à
l’âge adulte et qui répond aux enjeux posés durant la période précé-
dente, l’adolescence, lors de laquelle des études montrent que l’enfant
de migrants est particulièrement vulnérable (Moro, ). Les jeunes
femmes tamoules que nous avons rencontrées font fréquemment
l’éloge des référents parentaux qui leur servent d’assises narcissiques
sécurisantes dans la définition d’une identité adulte. Paradoxalement,
elles remettent en question ces mêmes assises pour trouver leur propre
place. Il s’agit d’une situation antinomique dans laquelle s’élaborent des
stratégies et des positionnements entre le legs de l’histoire familiale et
les différentes appartenances du milieu de vie.
La référence obligée à une communauté d’appartenance familiale,
ethnique et traditionnelle prend une place centrale dans leurs confi-
dences et leur recherche de positionnement. Le processus d’autonomi-
sation qui permettrait de se représenter seules, distinctes des parents
et de la culture d’origine est freiné par le référent obligé à l’identité
collective du passé parental. Par l’importance qui est accordée à cette
référence culturelle, il est possible d’entrevoir une recherche de conte-
nance, de « pare-excitation » dont la fonction est de protéger le Moi
(Freud, ). Ainsi tout comme le Moi-peau (Anzieu, ), l’identité
culturelle vise à envelopper l’appareil psychique de ces jeunes femmes
en situation transculturelle. Elle les protège des stimulations exté-
rieures jusqu’à ce que leur Moi trouve un étayage suffisant pour s’indi-
vidualiser dans un contexte où l’identité est dynamique et en constante
définition (Goffman, ; Hermans, a). Si elle pose question et
déstabilise, cette recherche de surprotection filiale fait émerger un
enjeu identitaire important : se reconnaître dans le groupe de pairs
permet de sélectionner les expériences susceptibles d’accordage affectif
(Stern, ) et de se voir transmettre des normes collectives, des
manières d’être et de bénéficier d’une enveloppe psychique qui permet
à l’enfant d’être en contact avec l’environnement externe.
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Le dialogue entre les différentes voix identitaires montre que, pour
autant, les jeunes femmes tamoules nées en France parviennent à
constituer une enveloppe psychique séparée qui nécessite des rema-
niements avec la mise en place de nouveaux processus d’identification
pour s’étayer certes sur le passé, mais aussi pour s’orienter vers le futur
et s’ancrer dans ses appartenances. En effet, si les femmes rencontrées
clament haut et fort appartenir à la communauté tamoule, elles se
racontent aussi libres, ancrées dans leurs affiliations françaises qu’elles
réaménagent du fait de leur singularité.
CONCLUSION
L’étude des affiliations des jeunes femmes tamoules rend compte de la
multiplicité de leur construction identitaire. En effet, celles-ci mettent
en place des repères identitaires en se référant à leur culture d’origine
(Meyer, ) afin de ne pas perdre les liens qui les unissent à leur
communauté parentèle surtout et plus largement à des degrés divers à
la communauté tamoule et migrante (Madavan, ), une pratique en
miroir à celle des migrants qui ont un lien plus fort aux coutumes et
aux traditions sur leur terre d’accueil que lorsqu’ils habitaient leurs
propres pays (Mehta, ).
Les jeunes femmes tamoules de la seconde génération cultivent leur
tamoulité (Madavan, ) qui parfois apparaît comme une entité
exotique attractive, parfois comme un obstacle à leur liberté, mais qui
les inscrit invariablement dans un espace transnational. Il faut toutefois
faire remarquer que pour la seconde génération, les traditions et cou-
tumes ne se maintiennent que s’il y a réaménagement, négociation et
transformation (Skandrani, ; Vijayaratnam et coll., ). Les
jeunes femmes tamoules que nous avons rencontrées évoluent ainsi
entre plusieurs référentiels et sont mues par des voix identitaires
démultipliées et d’autant plus en mouvement du fait des nombreux
mondes d’appartenance (Batory, ). Celles-ci dialoguent entre elles,
s’alternent et se répondent, entraînant des va-et-vient entre différentes
« Née en France, j’ai l’impression que je suis tamoule avant tout » 79
voix culturelles et personnelles et engendrant des repositionnements
et réorganisations identitaires (Goreau-Ponceaud, a).
RÉFÉRENCES
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