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Institut de Recherches Economiques et Sociales de l'Université Catholique de Louvain
Le cinquième et dernier élargissement de l’Union euro-
péenne (Union ou UE) en 2004 conduit à un “pays” de
450 millions d’habitants, dont le produit intérieur brut
est proche de celui des États-Unis et qui doit gérer 21 langues. Tout cela en atten-
dant le bulgare, le roumain, le croate et le turc.
La question à laquelle nous essayons de répondre dans cet article, est de savoir
comment la Belgique se situe dans ce fatras linguistique. Heureusement, les trois
langues “officielles” en Belgique (allemand, français et néerlandais) sont aussi
des langues officielles de l’Union, ce qui n’est pas toujours le cas pour les autres
pays de l’UE. En Espagne, par exemple, le catalan est la langue maternelle de
plus de 6 millions d’habitants,1sans être une langue officielle de l’UE.
Pour y voir un peu plus clair, considérons les chiffres qui apparaissent dans le
Tableau 1 et qui donnent un aperçu des sept langues les plus utilisées dans l’UE.
La première colonne donne la population des pays dont la langue est originaire et
où celle-ci est parlée comme langue “naturelle”. Les deuxième et troisième colon-
nes résultent des calculs faits par Ginsburgh et Weber (2005) 2et donnent les
populations qui connaissent chaque langue dans l’Union avant et après le dernier
élargissement. Les chiffres qui apparaissent dans la quatrième colonne résultent
simplement de la division des chiffres de la troisième colonne par ceux de la pre-
mière : ils montrent le “coefficient multiplicateur” de la langue, très élevé pour
ÉCONOMIQUES
REGARDS
Publication préparée
par les économistes de l'UCL
La dynamique des langues
en Belgique*
Ce numéro de Regards écono-
miques est consacré à la ques-
tion des connaissances linguis-
tiques en Belgique et dans ses
trois régions (Bruxelles,
Flandre, Wallonie). Les enquê-
tes montrent que la Flandre est
bien plus multilingue, ce qui
est sans doute un fait bien
connu, mais la différence est
considérable : alors que 59 %
et 53 % des Flamands
connaissent le français ou l'an-
glais respectivement, seulement
19 % et 17 % des Wallons
connaissent le néerlandais ou
l'anglais. Les mesures préconi-
sées par le Plan Marshall vont
dans la bonne direction, mais
sont sans doute très insuffisan-
tes pour combler le retard.
Juin 2006 • Numéro 42
Victor Ginsburgh
Shlomo Weber
1Selon www.ethnologue.com.
2Ces chiffres sont basés sur les enquêtes auxquelles a fait procéder la Direction Éducation et Culture de la Commission européenne
sur l'utilisation des langues dans l'Europe des Quinze et dans les pays qui ont adhéré à l'Union en 2004. Il s'agit ici, comme dans la
suite, d'ordres de grandeur, sans précision sur la “qualité” de la connaissance, à laquelle une enquête de ce type ne permet pas de
répondre. Les personnes interrogées ont sans doute tendance à exagérer leurs connaissances. Cela contribue à embellir la situation
dans les trois régions belges, parce qu'il n'y a pas de raison de croire qu'un groupe de la population exagère plus qu'un autre.
* Nous remercions Vincent Bodart, Muriel Dejemeppe, Robert Deschamps et Jean Hindriks pour leurs nombreuses remarques qui
nous ont permis de clarifier, d'améliorer et de compléter certaines parties de l'article.
l’anglais (le nombre de citoyens européens qui connaissent l’anglais est 3,6 fois
plus élevé que la population du Royaume-Uni). Ce coefficient s’élève à 2 pour le
français et tombe à 1,06 pour le polonais, qui n’est pratiquement parlé qu’en
Pologne.3Il est un peu plus élevé pour le néerlandais : 2,5 millions de citoyens
européens connaissent le néerlandais ailleurs qu’aux Pays-Bas et en Flandre. La
dernière colonne, enfin, fournit l’estimation faite par Crystal (2001), un des
meilleurs spécialistes internationaux de la question, relative au nombre de locu-
teurs de chaque langue dans le monde.
* L'anglais est considéré comme langue "naturelle" en Grande Bretagne et en Irlande, le
français est naturel en France et pour 40 % des Belges, l'allemand est naturel en Allemagne
et en Autriche, le néerlandais aux Pays-Bas et pour 60 % des Belges. L'espagnol, l'italien
et le polonais sont naturels en Espagne, Italie et Pologne respectivement.
Comme le montrent ces résultats, deux des langues utilisées en Belgique, le fran-
çais et l’allemand, sont deuxième et troisième langues sur le plan de l’importan-
ce dans l’UE actuelle, le néerlandais vient seulement en septième position.
Il n’en reste pas moins que l’anglais est la langue dominante dans le monde,
comme l’illustrent les chiffres du Tableau 2. Qu’il s’agisse du nombre de pages
sur la toile, de l’utilisation d’une langue dans un domaine scientifique tel que la
chimie (mesuré par la proportion d’articles indexés suivant la langue dans laquel-
le ils ont été écrits), de la proportion des langues utilisées dans les premiers jets
des textes écrits par l’administration de l’UE, la chose est entendue : l’anglais
domine très largement. Et l’allemand précède le français, sauf dans un cas, celui
des textes écrits par l’administration de l’UE. Mais il y a plus inquiétant si l’on
examine la dynamique dans deux des trois cas où des données sont disponibles :
l’utilisation de l’anglais augmente sensiblement, et celle du français se réduit.4
Dans ce qui suit, nous nous basons essentiellement sur l’enquête INRA (2001),
commanditée par la Direction Générale Education et Culture de la Commission
européenne. Nous utilisons également certains résultats d’une enquête réalisée en
2001 dans les dix pays qui ont été admis en 2004. Ces deux études fournissent
des données sur les langues maternelle(s) et étrangère(s) parlées dans chacun des
25 pays de l’UE. Tout en n’étant pas tout à fait comparables, et contestées par cer-
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2
La dynamique des langues en Belgique
3Il faut noter que le russe est parlé par quelque 24 millions de personnes dans les pays d'Europe centrale qui viennent d'adhérer à
l'Union, dont 12 millions en Pologne. Le russe est donc davantage parlé dans l'UE que le néerlandais, mais il n'est bien sûr pas consi-
déré comme langue officielle.
4La diminution relative des pages web en anglais et l'augmentation des pages en français sont essentiellement liées au retard qu'a-
vaient pris les autres pays sur les Etats-Unis, retard qui est heureusement en train de se combler.
Tableau 1 - Langues principales
dans l'UE
(en millions et en unités pour les
coefficients multiplicateurs)
Source : Ginsburgh and Weber (2005)
pour l'UE 15 et Fidrmuc et Ginsburgh
(2005) pour l'UE 25. Les locuteurs dans
le monde proviennent de Crystal (2001).
Il faut noter que les chiffres de Crystal
(colonne 5) sont moins élevés que ceux
de la colonne 3 dans certains cas, en
particulier pour l'allemand,
le français et le néerlandais.
Population Population qui connaît Coefficient Locuteurs
naturelle* la langue multiplicateur dans le monde
UE 15 UE 25
(1) (2) (3) (4) (5)
Anglais 62,3 208,6 224,3 3,60 1000-1500
Français 64,5 127,8 130,0 2,01 122
Allemand 90,1 118,3 132,6 1,47 120
Espagnol 39,4 56,3 56,3 1,43 350
Italien 57,6 65,2 65,2 1,13 63
Néerlandais 21,9 24,3 24,3 1,11 20
Polonais 38,6 nd 40,8 1,06 44
tains auteurs5qui estiment que les enquêtes exagèrent le nombre de citoyens qui
disent parler ou connaître les langues, nous utiliserons ces deux études qui ont l’a-
vantage évident de fournir des résultats, alors que l’on joue souvent à deviner.
Faire mieux nécessiterait de soumettre à des examens linguistiques quelque
25.000 citoyens (environ 1.000 individus dans chacun des 25 pays), ce qui serait
sans doute utile, mais difficile et coûteux à réaliser. En dépit des possibles exa-
gérations des individus sondés sur leurs connaissances linguistiques, nous pen-
sons que les résultats comparatifs (par exemple entre pays, ou, comme ce sera le
cas dans la suite, entre régions) sont suffisamment solides pour étayer nos conclu-
sions.
Nous nous intéressons à la connaissance des langues dans les trois régions belges
et sommes forcés de constater que la partie francophone se trouve dans une situa-
tion très défavorable, et que celle-ci ne changera guère à défaut d’investissements
importants dans l’enseignement des langues, et peut-être davantage encore, à
défaut d’un changement de mentalité qui permette de ressentir l’importance des
langues (et pas uniquement de l’anglais) dans le monde dans lequel nous vivons
aujourd’hui (sections 1 et 2). Dans la section 3, nous abordons quelques aspects
qui illustrent les conséquences importantes que la connaissance d’une langue peut
avoir à la fois sur le plan macroéconomique et sur le plan individuel. La section
4 est consacrée à des conclusions.
Le Tableau 3 donne les détails des langues pratiquées en Belgique à l’heure
actuelle (2000).6De façon globale, l’espagnol et l’italien le sont peu. L’italien est
malgré tout connu par 10 pour cent des habitants de la Wallonie, ce qui est sans
doute une conséquence de l’immigration italienne des années d’après guerre.
L’allemand atteint également une dizaine de pour cent dans la partie wallonne du
pays (où réside la communauté germanophone), et en Flandre. Les trois langues
principales sont, par ordre d’importance, le français (75 pour cent de la popula-
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La dynamique des langues en Belgique
5Voir par exemple Piron (1994, p. 79) qui estime qu'il faut 12.000 heures pour apprendre une langue non-maternelle.
6L'enquête a porté sur les résidents, ce qui peut influencer un peu les résultats à Bruxelles, où le nombre d'étrangers est plus impor-
tant que dans les deux autres régions.
1. La connaissance des
langues en Belgique
Tableau 2. Quelles langues en
Europe et dans le Monde ?
Quelques indicateurs
Source : Pages sur toile : Maurais
(2003, p. 22); Indexation articles :
Laponce (2003, p. 60); Textes primai-
res UE : Truchot (2003, p. 104) pour
les années 1986 et 1999 et Vanden
Abeele (2004) pour l'année 2002.
Pages Indexation Textes
sur le web articles primaires UE
1997 2000 1978 1998 1986 1999 2002
(%) % % % % % %
Anglais 84,0 68,4 62,3 82,5 26,0 52,0 57,4
Français 1,8 3,0 2,4 0,5 58,0 35,0 29,1
Allemand 4,5 5,8 5,0 1,6 11,0 5,0 4,6
Espagnol nd 2,4 nd nd nd nd 2,0
Italien 1.0 1,6 nd nd nd nd 2,1
Chinois 3.9 3,9 0,3 5,9 - - -
Portugais nd 1,4 nd nd nd nd 0,6
Russe nd 2,4 19,5 3,1 - - -
Autres langues nd 4,1 5,8 1,9 5,0 8,0 3,4
Total 100 100 100 100 100 100
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La dynamique des langues en Belgique
Tableau 3 - Connaissance des
langues en Belgique en 2000
(en % du total du groupe)
tion belge), le néerlandais (70 pour cent) et l’anglais (40 pour cent). Il importe de
remarquer que le français (maternel ou acquis) est parlé par un nombre plus grand
de personnes que le néerlandais. La distribution est évidemment inégale entre les
trois régions du pays pour le français et le néerlandais, mais il faut souligner que
95 pour cent des Bruxellois déclarent parler le français, alors que ce pourcentage
tombe à 59 pour cent pour le néerlandais. Quant à l’anglais, il est connu par une
proportion importante de la population à Bruxelles (41 pour cent); en Flandre,
plus de la moitié (53 pour cent) des citoyens connaissent la langue. Le syndrome
d’H - personnage dont on se rappellera la déclaration sur le “contrat Francor-
champs” qu’il a signé mais pas compris parce qu’il était rédigé en anglais - frap-
pe la Wallonie, où à peine 19 et 17 pour cent de la population parlent respective-
ment le néerlandais et l’anglais.
Les chiffres concernant la population qui parle une seule langue sont plutôt
inquiétants, dans une Europe et un monde de plus en plus multilingue : 21 et 17
pour cent des Belges sont unilingues francophones ou néerlandophones et plus
grave encore, 57 pour cent des Wallons connaissent uniquement le français.
Parler de technopoles et de technologie de pointe comme le font les dirigeants
wallons, alors que 57 pour cent de la population est unilingue peut paraître para-
doxal et suscite des questions, qui ont d’ailleurs été posées clairement dans le
Plan Marshall pour la Wallonie, et dont quelques éléments seront discutés dans la
section 2.
Ces données sont évidemment le miroir de la population qui peut s’exprimer en
deux ou trois langues. Alors que 57, 42 et 52 pour cent des Flamands déclarent
connaître le français et le néerlandais, le français et l’anglais, ou le néerlandais et
l’anglais respectivement, ces proportions tombent à 17, 16 et 7 pour cent en
Wallonie. Vingt-neuf pour cent des belges se déclarent trilingues, ce qui est à nou-
veau largement dû à la Flandre, avec 40 pour cent de trilingues, alors que la
Wallonie se retrouve au niveau de 7 pour cent.
Les femmes connaissent un peu moins bien les langues que les hommes, et assez
naturellement, les professions libérales et cadres, de même que les étudiants sont
plus polyglottes que le reste de la population.
Belgique Brux. Flandre Wallonie Masc. Fém. Pr. lib. Empl. Etud.
Allemand 10 3 11 11 12 9 12 11 7
Anglais 40 41 53 17 45 35 64 45 71
Espagnol 1 5 1 212411
Français 75 95 59 100 78 73 87 80 86
Italien 5521055376
Néerlandais 70 59 100 19 71 69 78 68 78
Français seul 21 18 1 57 19 22 8 21 9
Néerlandais seul 17 4 28 1 13 21 5 10 63
Français & Néerlandais 44 51 57 17 47 41 63 47 63
Français & Anglais 34 40 42 16 37 30 57 37 63
Néerlandais & Anglais 36 33 52 7 40 31 58 40 64
Français, Néerlandais
et Anglais 29 31 40 7 32 26 49 31 55
Total 100 100 100 100 100 100 100 100 100
... La connaissance des langues
en Belgique
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Comment cette situation peut-elle évoluer ? Une manière simple d’examiner la
question est de découper la population actuelle en deux générations : 40 ans et
moins (les “jeunes”), plus de 40 ans (les “vieux”). On dit souvent que les jeunes
connaissent mieux les langues que leurs aînés, ce qui s’avère vrai aujourd’hui,
comme nous pouvons le constater à partir des chiffres du tableau 4. Mais on
appréhende mal comment cet apprentissage va évoluer. Les résultats d’une
enquête menée il y a quelques années parmi les étudiants français de 15 à 16 ans
indiquent que leur connaissance des langues étrangères aurait plutôt diminué. 7
Dès lors, faire des prévisions est hasardeux, et le lecteur peut faire les calculs à
partir de nos résultats, en choisissant ses propres hypothèses sur l’évolution des
connaissances linguistiques. Notre propre préférence va plutôt vers une situation
dans laquelle les connaissances linguistiques resteront au niveau de ce qu’elles
sont en 2000 chez les moins de 40 ans.
Le tableau 4 montre que le nombre de belges unilingues (français ou néerlandais
seul) est moins fréquent parmi les jeunes, en général, et beaucoup moins fréquent
en Flandre. Les polyglottes jeunes sont par conséquent plus nombreux que leurs
aînés, sauf à Bruxelles. Il n’en reste pas moins que la situation dans la partie wal-
lonne demeure critique, si des efforts très sérieux ne sont pas faits dans l’ensei-
gnement. Apeine un quart de la population wallonne de moins de 40 ans connaît
l’anglais (ce pourcentage est trois fois plus élevé en Flandre), et la connaissance
du néerlandais y est à peine meilleure que parmi leurs aînés. Plus de 50 pour cent
des jeunes Wallons sont unilingues francophones, et peu d’entre eux, par consé-
quent, sont polyglottes. Près de 60 pour cent des jeunes en Flandre connaissent le
français, le néerlandais et l’anglais, contre 10 pour cent en Wallonie. La Wallonie
est par conséquent en défaut sur deux points. Les Wallons n’apprennent pas la
langue de la majorité des belges, et ils n’apprennent pas non plus l’anglais, qui
pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, est devenue la première langue inter-
nationale.
La dynamique des langues en Belgique
7Voir le rapport publié il y a deux ans par le Ministère de l'Éducation Nationale (2004). Voir aussi Le Monde, 22 octobre 2004 et
notamment l'article intitulé "Déjà faible, le niveau des élèves français a baissé entre 1996 et 2002".
Tableau 4 - Connaissance des
langues en Belgique en 2000
(groupes d'âge)
(en % du total du groupe d'âge)
2. Et le futur ?
Bruxelles Flandre Wallonie
≤40ans > 40 ans ≤40ans > 40 ans ≤40ans > 40 ans
Anglais 44 40 75 36 25 11
Français 95 96 71 50 99 100
Néerlandais 58 60 99 99 23 16
Français seul 19 18 0 1 51 63
Néerlandais seul 7 2 12 39 0 2
Français et Néerlandais 49 56 69 49 21 14
Français et Anglais 42 40 61 28 24 10
Néerlandais et Anglais 33 36 74 35 11 4
Français, Néerlandais
et Anglais 28 34 59 27 10 4
Total 100 100 100 100 100 100
Le plan Marshall pour la Wallonie a le mérite de reconnaître le problème et
consacre un budget de 60 millions d’euros pour améliorer les connaissances lin-
guistiques des Wallons. Plusieurs mesures sont prévues, telles que 500.000
chèques supplémentaires de formation en langues, 8.000 bourses d’immersion
linguistique en 4 ans à destination notamment des élèves du dernier degré de l’en-
seignement obligatoire, des stages à l’étranger, des échanges d’étudiants et de
demandeurs d’emploi avec la Région flamande et la Communauté germanopho-
ne.8Le tableau est impressionnant, l’avenir nous dira si l’opération aura réussi,
mais il ne faut pas se cacher que l’essentiel est de changer les mentalités, encore
que celles-ci puissent être partiellement rationalisées par un raisonnement de
nature économique.
On peut en effet se demander pourquoi la part de la population flamande qui
connaît le français est plus élevée que la part de la population wallonne qui
connaît le néerlandais. Une réponse à cette question est donnée par Gabszewicz,
Ginsburgh et Weber (2005) dans le cadre d’un modèle avec deux populations
(régions) de tailles Niet Njet de langues i et j. Les individus dans chaque popu-
lation sont hétérogènes et diffèrent dans leur aptitude à apprendre l’autre langue.
Un individu de la population i peut entrer en communication avec Njindividus
de la population j s’il en apprend la langue et accepte d’encourir le coût d’ap-
prentissage. Il bénéficie alors du contact avec tous les individus de la population
j. Il peut aussi décider de ne pas apprendre la langue j, auquel cas il pourra entrer
en contact avec les individus de la population j qui ont appris sa propre langue i.
Si les coûts d’apprentissage des deux langues sont identiques,9alors la popula-
tion minoritaire en nombre apprendra la langue de la population majoritaire, plu-
tôt que l’inverse. Et ce qui se produit en Belgique est un bon exemple de confor-
mité au modèle, à condition de tenir compte du fait que la France et les Pays-Bas
sont nos voisins directs. Dans ce contexte, il y a près de trois fois plus de franco-
phones que de néerlandophones, et ce rapport s’élève à plus de cinq dans l’Union
Européenne (voir Tableau 1). Et ceci peut expliquer les raisons pour lesquelles 59
pour cent des Flamands ont appris le français, et seulement 19 pour cent des
Wallons connaissent le néerlandais. 10 Dans le cas extrême où tous les Flamands
connaissent le français, aucun Wallon n’a intérêt à apprendre le néerlandais.
Cependant, si ce raisonnement peut sembler s’appliquer au néerlandais, il ne peut
l’être à l’anglais. En effet, la population anglophone est suffisamment importante
dans le monde pour que très peu d’entre eux ressentent le besoin d’apprendre une
langue étrangère (et chacun de nous peut le remarquer tous les jours !), et sur le
plan international, les Wallons resteront dès lors sérieusement isolés.
Une population peut être paresseuse et, comme nous l’avons souligné plus haut,
jouer au passager clandestin en profitant du fait que l’autre communauté le soit
moins. Au bénéfice intellectuel lié à la connaissance d’autres langues (pénétrer
mieux dans d’autres cultures, d’autres littératures), s’ajoute souvent un bénéfice
économique. Un grand nombre de recherches, qui portent dans la plupart des cas
sur les connaissances linguistiques d’immigrés, montrent que la connaissance de
la langue du pays d’immigration exerce un effet positif important sur le salaire.
REGARDS ÉCONOMIQUES
6
La dynamique des langues en Belgique
... Et le futur ?
8Voir Bayenet et Vandendorpe (2006, p. 22) pour des détails supplémentaires.
9Voir Gabszewicz, Ginsburgh et Weber (2005) pour une hypothèse plus générale sur les coûts.
10 La situation est similaire à celle qui prévaut au Canada où 10 pour cent des anglophones connaissent le français, alors que 41
pour cent des francophones connaissent l'anglais. Mais les rôles des deux langues sont inversés dans la province du Québec, où 43
pour cent des résidents dont la langue maternelle est l'anglais peuvent communiquer en français. Voir Bond (2001) et les résultats
du recensement linguistique canadien de 2001.
3. Quelques observations
sur les bénéfices macro-
économiques et individuels
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Dans un article récent, Ginsburgh et Prieto (2006) montrent que des effets simi-
laires existent dans les pays de l’Union européenne pour les citoyens d’un pays
qui connaissent la langue d’un autre pays de l’Union. La connaissance d’une lan-
gue supplémentaire semble ainsi toujours “payante”, tant que toute la population
ne la connaît pas. En Belgique, la connaissance des deux langues nationales
conduit à des avantages salariaux dans les emplois où plusieurs langues sont uti-
lisées. De calculs en cours, il ressort qu’en moyenne, la connaissance du français
dans une entreprise en Flandre accroît le salaire de 10 à 16 %. La connaissance
du néerlandais dans une entreprise wallonne rapporte 4 % seulement en moyen-
ne, mais ce pourcentage monte à près de 50 % dans les deux derniers déciles de
la distribution des revenus. Les constatations sont similaires pour l’anglais.
Le déficit linguistique de la partie francophone du pays est très évident, et si aucu-
ne mesure n’est prise, le futur risque de ressembler très fortement au présent,
comme nous l’avons suggéré dans la section 2. Le modèle évoqué dans la section
3 permet de montrer que dans la plupart des cas, une intervention publique peut
être nécessaire,11 mais doit être faite de façon concertée par les deux régions lin-
guistiques. Les efforts faits par plan Marshall pourraient dès lors produire plus
d’effets s’ils étaient concertés avec la Flandre. Il est clair que c’est ce que requiè-
rent notamment des pratiques d’immersion linguistique et l’on peut espérer que
le plan Marshall en a tenu compte.
Certaines faiblesses sont sans doute liées à l’enseignement des langues.12 Dans le
primaire, les langues vivantes (anglais, néerlandais ou allemand) sont enseignées
à partir de la cinquième année, 13 mais chaque école peut choisir lesquelles des
langues elle veut enseigner, et ne peut pas en choisir plus de deux. Il en résulte
que certaines écoles excluent soit le néerlandais, soit l’anglais. Un étudiant doit
choisir les deux heures d’enseignement obligatoire dans la même langue en pri-
maire, ce qui semble raisonnable, mais a une conséquence pour ce qui suit,
puisque cette langue conditionne le choix des quatre heures obligatoires en pre-
mière et deuxième année du secondaire. Ce n’est qu’à partir de la troisième année
que l’étudiant peut (mais ne doit pas) choisir une deuxième langue étrangère. Un
étudiant peut dès lors terminer le secondaire en ayant des notions dans une seule
langue non-maternelle. Mais il y a sans doute plus grave. Les écoles éprouvent
des difficultés à trouver des enseignants dans les trois langues germaniques. Une
des raisons évoquée au Ministère et par les syndicats est que les enseignants sont
mieux rémunérés en Flandre qu’en Wallonie, ce qui n’incite guère les enseignants
flamands à se déplacer en Wallonie.14 Vandenberghe (2002, 2004) et Deschamps
(2006) relèvent bien d’autres raisons et donnent des pistes de réflexion qui por-
tent sur l’enseignement francophone en général : mode de régulation très insatis-
faisant, nécessité d’une culture de l’évaluation qui semble cruellement manquer,
nécessité de combler la pénurie d’enseignants dans certaines disciplines, nécessi-
té d’élargir le degré d’autonomie des écoles et de réduire le contrôle bureaucra-
tique, nécessité de supprimer les cloisonnements entre les réseaux.
La dynamique des langues en Belgique
... Quelques observations sur les
bénéfices macroéconomiques et
individuels
11 La solution du modèle dans laquelle chaque individu décide d'apprendre (ou de ne pas apprendre) l'autre langue peut être sous-
optimale (trop peu d'apprentissage). L'optimum social n'est pas atteint, et une intervention publique peut s'avérer nécessaire pour
atteindre une solution plus efficace.
12 Nous n'envisagerons ici que le cas général, excluant les communes à facilités de la frontière linguistique et Bruxelles, où le néer-
landais est obligatoire, ainsi que les villes et villages qui jouxtent la région germanophone dans l'est du pays.
13 Certaines écoles inscrivent cependant l'enseignement d'une langue étrangère plus tôt; certaines pratiquent aussi l'immersion lin-
guistique.
14 Cette disparité salariale date de la fin des années 1990, et ne permet pas d'expliquer le passé, qui n'était pas très différent du présent.
4. Conclusions
Mais il n’y a pas que l’enseignement qui soit en cause. Il y a aussi le manque de
concertation entre les régions. On pourrait, sans coûts supplémentaires impor-
tants, imaginer que, dans l’enseignement primaire, des classes entières d’une
communauté bénéficient, dans leur école habituelle, de cours dans la langue de
l’autre communauté. On peut encourager davantage les parents à envoyer leurs
enfants dans l’autre région linguistique pendant les vacances. On peut offrir,
comme le propose le plan Marshall, des chèques de toutes sortes. Mais il faudrait
avant tout, comme le suggèrent Dejemeppe et Van der Linden (2006), s’interro-
ger sur l’efficacité de telles pratiques.
Alors que les néerlandophones acceptent que des films passent en version origi-
nale et soient sous-titrés, les francophones, en Belgique comme en France
d’ailleurs, veulent voir leurs films en français. Van Parijs (2003) suggère une
recette simple et peu, voire moins, coûteuse : il faut cesser de doubler. Non pas
que le doublage soit une cause de l’incompétence linguistique, mais la suppres-
sion du doublage, remplacé par le sous-titrage (et pourquoi pas dans les deux lan-
gues nationales, comme c’est souvent le cas à Bruxelles) ne peuvent pas aller
dans le mauvais sens. Pourquoi la voix et la langue de l’interviewé à la radio
comme à la télévision doivent elles être sur-imprimées par du français, avec pour
conséquence que l’un et l’autre deviennent inaudibles et/ou incompréhensibles ?
Certains diront que ceci risque de nous éloigner de notre culture, de nous “amé-
ricaniser”, écrit Van Parijs. Mais il suggère, avec raison, que l’attaque, c’est à dire
l’apprentissage de la (ou des) langue(s) étrangère(s) est la meilleure défense, la
pire étant l’obstruction.
Les difficultés linguistiques de la partie francophone du pays, et plus particuliè-
rement de la Wallonie, sont doubles. La deuxième langue nationale, le néerlan-
dais, y est largement ignorée, et l’anglais qui devient, de gré ou de force, la pre-
mière langue internationale, l’est tout autant. Ceci peut s’expliquer par le presti-
ge dont reste encore dotée la langue française, ainsi que le voisinage de la France,
un pays de quelque 60 millions d’habitants avec lesquels la communication est
aisée et qui joue le rôle d’attracteur.15 Mais il est aussi important de se rappeler
que l’importance internationale du français se réduit.
Nous courons le risque qu’on nous dise : “Vous tirez sur une ambulance”. Ce
n’est peut-être pas tout à fait faux, mais nous répondrons : “Le chauffeur de
l’ambulance est endormi, et il est temps qu’il se réveille”. Il ne faudrait pas que
le comportement qui a été donné par un dirigeant wallon s’exprimant sur le
contrat Francorchamps serve d’exemple au reste de la population.
Victor Ginsburgh
et Shlomo Weber
REGARDS ÉCONOMIQUES
8
La dynamique des langues en Belgique
... Conclusions
15 Voir Ginsburgh, Ortuno-Ortin et Weber (2005b).
Victor Ginsburgh est professeur
de l'ULB et chercheur à ECARES
(ULB) et au CORE (UCL).
Shlomo Weber est professeur au
Département d'économie de la
Southern Methodist University
(Texas) et chercheur au CORE
(UCL) et au CEPR (Londres).
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REGARDS ÉCONOMIQUES
Institut
de
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Economiques
et
Sociales
de
l'Université
Catholique
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Louvain
REGARDS ÉCONOMIQUES
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La dynamique des langues en Belgique
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... Références
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