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Les Juifs de Syrie et du Liban durant la Seconde Guerre mondiale

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Abstract

The Jews of Syria and Lebanon during World War II The paper describes the situation of the Jewish communities in Lebanon and Syria on the eve of World War II. What did the Jews in these communities know about the situation of the Jews in Europe and how did they react to these events, according to the local Jewish media ? As was the case elsewhere, they were fairly well informed. More often than not, they were eager for information and ready to show their solidarity in what was frequently a difficult environment, particularly in Syria.
LES JUIFS DE SYRIE ET DU LIBAN DURANT LA SECONDE GUERRE
MONDIALE
Guy Bracha, Traduit de l’hébreu par Yaël Shneerson
Mémorial de la Shoah | « Revue d’Histoire de la Shoah »
2016/2 N° 205 | pages 447 à 462
ISSN 2111-885X
ISBN 9782916966144
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2016-2-page-447.htm
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Les Juifs de Syrie et du Liban
durant la Seconde Guerre mondiale1
Guy Bracha2
Traduit de l’hébreu par Yaël Shneerson
La Syrie et le Liban à la veille de la Seconde Guerre mondiale
La Syrie et le Liban prirent leur forme actuelle sous le régime du mandat
français, qui fut officiellement instauré en 1922, mais en fait prit effet deux
ans plus tôt. Le 1er septembre 1920, la France détacha de l’ancienne Syrie
un Grand-Liban dont elle délimita les frontières. Entre 1920 et 1939, les
frontières de l’État syrien se précisèrent, elles aussi. La France avait été
investie par la Société des Nations d’un « mandat pour la Syrie et le Liban »
afin d’aider ces pays à accéder à l’indépendance, après avoir atteint un
degré satisfaisant de maturité politique et de prospérité économique. La
France œuvra donc pour moderniser ces pays, en y créant des structures
administratives et en les dotant de constitutions, ce qui ne l’empêcha pas
d’exercer son contrôle d’une main de fer. La domination étrangère française
fit naître des mouvements d’opposition nationalistes à l’idéologie panarabe
ou pansyrienne. Les premiers aspiraient à unifier tous les pays arabes sous
une seule entité politique, alors que les nationalistes syriens considéraient
la Grande Syrie – un État qui comprendrait la Syrie, le Liban, la Palestine et
la Jordanie (dans ses frontières actuelles) – comme une entité séparée du
reste du monde arabe. Tous ces mouvements réclamaient l’indépendance
et la réunification de la Syrie et du Liban. En revanche, les chrétiens
maronites au Liban, tout comme la majorité des groupes minoritaires
dans les deux pays, dont les Juifs, soutenaient le mandat français avec
enthousiasme.
1 Cet article a été écrit dans le cadre d’un post-doctorat effectué à l’Institut Ben Zvi pour l’Étude des commu-
nautés juives d’Orient et financé par la fondation Eliachar.
2 Enseignant au département d’histoire juive à l’université Bar-Ilan et chercheur spécialisé sur les Juifs du Liban.
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Les Juifs de Syrie et du Liban à la veille de la Seconde Guerre mondiale
Les Juifs de Syrie et du Liban étaient principalement concentrés dans trois
villes : Damas, Alep et Beyrouth. Deux autres communautés importantes
existaient à Al Qamishli au nord-est de la Syrie et à Sidon, auxquelles il
faut ajouter quelques petites concentrations de Juifs, principalement des
commerçants, ailleurs dans le pays, par exemple à Deir el Zour, à l’est de
la Syrie, et à Tripoli au Liban. Les trois grandes communautés étaient très
bien organisées. Elles étaient dirigées par des conseils communautaires
nommés par l’Assemblée générale. Celle-ci regroupait tous les membres qui
s’acquittaient des taxes communautaires ; les familles pauvres en étaient
exemptées. Un grand rabbin, surnommé Hakham Bashi, officiait à Beyrouth
et représentait tous les Juifs du Liban auprès des autorités officielles. Dans
les communautés de Damas et d’Alep, il n’y avait pas eu de Hakham Bashi
depuis 1926, les rabbins des deux villes ayant quitté leurs fonctions à la
suite de mésententes avec les dirigeants de la communauté. Ils y étaient
remplacés par le Av Beth Din, le juge du tribunal religieux, et par le président
du Conseil de la communauté. Des organismes de charité pourvoyaient aux
besoins des plus démunis.
Les écoles étaient de bon niveau et offraient une bonne éducation à tous
les enfants, qu’ils fussent de parents pauvres ou riches. L’Alliance israélite
universelle, qui comptait des établissements dans chacune des trois grandes
villes, et aussi à Sidon, se focalisait sur l’enseignement de la langue et de la
culture françaises. Les enfants de parents aisés étudiaient en général au
Lycée laïque français et dans les écoles missionnaires tenues par les Anglais
et les Français. Beaucoup de ces écoles accueillaient aussi les enfants de
milieux plus pauvres, leur offrant une instruction gratuite, des vêtements et
des repas. Les associations comme le B’nai B’rith et le Maccabi, ainsi que les
mouvements de jeunesse, organisaient des activités culturelles et sportives
et étaient impliquées aussi dans des activités sionistes. La communauté de
Damas était la plus sioniste des trois, dissimulant souvent son engagement
sous couvert de « scoutisme ». Cependant, malgré cette vie communautaire
active, les communautés de Syrie et du Liban, à l’exception de Beyrouth,
étaient sur le déclin du point de vue démographique et économique. Depuis
le xixe siècle, les mauvaises conditions économiques avaient poussé de
nombreux jeunes à émigrer vers Beyrouth, l’Égypte, l’Europe et surtout
l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud. Le nombre de Juifs en Syrie avait
diminué de plus d’une moitié du début du xxe siècle jusqu’en 1947, et les
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Juifs de Sidon étaient passés de huit cents âmes au début de cette même
période à cinq cent en 1920 et quatre cents à la fin des années 1930. En
revanche Beyrouth, ville portuaire et siège du haut commissariat et des
représentations étrangères, jouissait d’une relative prospérité économique
et de ce fait avait attiré durant toute cette période les Juifs des autres
localités de Syrie et du Liban. Au début du xxe siècle, la communauté juive
de Beyrouth comptait entre trois et cinq mille personnes. Après la Première
Guerre mondiale, leur nombre diminua, en raison de l’expulsion et de la fuite
de Juifs de nationalité étrangère. Mais durant la période du mandat français,
cet effectif augmenta de nouveau pour atteindre, en 1947, environ six mille
âmes. Quelques entrepreneurs fortunés et grands banquiers, comme les
familles Safra et Zilka comptaient parmi les membres de la communauté,
mais dans l’ensemble les Juifs de Beyrouth, tout en étant mieux lotis que
leurs frères en Syrie, vivaient dans des conditions précaires, gagnant leur vie
de menus travaux et de colportage.
Les relations des Juifs avec leur voisinage non juif connurent des hauts
et des bas. Les Juifs de Beyrouth entretenaient de bonnes relations avec
les chrétiens maronites. À Al Qamishli, il y eut quelques affrontements
entre Juifs et chrétiens. Les Juifs de Damas et de Sidon servaient souvent
de cibles d’attaques de la part des mouvements nationalistes panarabes
et pansyriens. La France protégeait les Juifs ainsi que les autres minorités
vivant sous son contrôle. Ainsi, en 1926, les autorités interdirent de diffuser
la traduction arabe des Protocoles des Sages de Sion dans les territoires du
mandat. De manière générale, les Juifs purent jouir d’une sécurité relative,
aussi longtemps que la France put maintenir un pouvoir ferme dans la région.
Que savaient les Juifs de Syrie et du Liban sur les nazis
Les Juifs de Syrie et du Liban avaient entendu parler du nazisme bien avant le
déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, à travers les rapports qu’ils
pouvaient lire dans la presse juive. Le journal al Alam al Isra’ili ( L’ U niv e rs
israélite), porte-voix des Juifs de Syrie et du Liban, avait en effet publié
des informations sur le parti nazi déjà en 1923, au moment où celui-ci
commençait à consolider son pouvoir. Il y était question des manifestations
antijuives en Allemagne et des agressions commises en Bavière contre les
Juifs par « le parti de Hitler » (Hizb Hitler). Après l’accession des nazis au
pouvoir fin mars 1933, les Juifs de Beyrouth, auxquels s’associèrent aussi les
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communautés de Damas et d’Alep, organisèrent un meeting de protestation
où il fut décidé de boycotter l’Allemagne et ses produits. En juillet de la
même année, un bureau de la Ligue internationale contre l’antisémitisme
(LICA) fut créé à Beyrouth afin d’organiser un boycott généralisé dans le but
de pousser l’Allemagne à cesser de persécuter ses citoyens juifs.
Les Juifs de Syrie et du Liban subirent directement les contrecoups du
nazisme, avec l’arrivée d’immigrants juifs allemands dans la région. Dès que
les nazis accédèrent au pouvoir, un nombre croissant de Juifs cherchèrent à
fuir l’Allemagne. Seule une minorité d’entre eux purent entrer en Eretz Israël,
en raison des restrictions imposées par les Britanniques à l’immigration juive
en Palestine. Des p ressions furent exercées sur la France pour qu’elle autorise
l’installation de ces réfugiés dans les territoires du mandat. D’intenses
consultations eurent lieu entre la direction sioniste, les autorités françaises
et les Maronites du Liban. Parallèlement, le président de la communauté de
Beyrouth, Selim Harari, envoya demande sur demande aux autorités pour
qu’elles laissent entrer les réfugiés. Le directeur de l’Alliance, Maurice Sidi,
et d’autres personnalités influentes intercédèrent aussi, à titre privé, en
leur faveur. Parmi elles, on peut citer l’homme d’affaires égyptien Solomon
Poliker et le journaliste Nissim Tagger, fils de l’ancien Hakham Bashi Salomon
Tagger, qui élabora même un plan précis prévoyant l’installation des réfugiés
dans une région située au nord de la Syrie. Pendant que l’on entreprenait
ces démarches, la presse arabe se répandait en invectives contre « la
domination sioniste » en Syrie et au Liban. Les Juifs eurent la chance de
pouvoir compter sur le soutien du patriarche maronite Antoine Arida. Le
20 mai 1933, celui-ci émit une lettre pastorale dans laquelle il condamnait
avec force les persécutions des Juifs dans l’Allemagne nazie. Le même jour,
il envoya une lettre au directeur de l’Alliance, Maurice Sidi, lui rappelant la
dette morale des Maronites envers les Juifs : en effet, Adolphe Crémieux, le
fondateur de l’Alliance israélite universelle, avait appelé à porter secours aux
Maronites lors des événements de 1860, durant lesquels beaucoup d’entre
eux avaient été massacrés, allant même jusqu’à organiser une récolte de
fonds en leur faveur dans les communautés juives à travers le monde. La
lettre d’Arida fut largement répercutée dans la presse. Al Alam al Isra’ili la
publia en première page avec la photo du patriarche. Le journal continua par
la suite à faire l’éloge du patriarche et à exprimer la grande gratitude que lui
vouaient les Juifs pour avoir pris leur défense.
La question des réfugiés demeura un souci majeur pour les dirigeants des
communautés dans les années qui suivirent. Au-delà de la compassion et
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de l’élan de solidarité qu’ils suscitaient, il y avait là un fardeau économique
auquel il était difficile de faire face. Des immigrés, dont certains étaient
arrivés sans permis, erraient dans les rues de Damas et de Beyrouth sans
savoir de quoi serait fait demain. Les membres des communautés firent de
leur mieux pour les aider, en leur trouvant des logements ou parfois en les
cachant et en essayant de les faire passer clandestinement en Palestine. Le
conseil de la communauté de Beyrouth demanda à la direction sioniste en
Palestine de participer aux coûts engendrés par cette prise en charge, mais
cette requête resta sans réponse. Malgré ces difficultés, les dirigeants des
communautés poursuivirent leurs efforts pour faire venir les Juifs allemands,
dont ils comprenaient la détresse.
Après la « Nuit de Cristal » en novembre 1938, le mouvement d’émigration
des Juifs s’intensifia. L’annexion de l’Autriche en mars 1938 et de la région des
Sudètes un an plus tard, ainsi que l’expansion fasciste en Roumanie, vinrent
grossir les rangs des Juifs qui affluèrent à Beyrouth. À la fin de l’année 1938
et durant l’année 1939, des navires transportant des centaines d’immigrants
illégaux vinrent accoster au port de Beyrouth. La communauté nomma une
commission chargée de leur venir en aide, et demanda à la direction de
l’Alliance à Paris de couvrir les frais. Le flot de réfugiés augmenta encore
durant les premières années de la guerre, avec l’expansion des conquêtes
nazies. Des réfugiés de Bulgarie et de Grèce gagnèrent les côtes libanaises
à bord d’embarcations de fortune, alors que la ville d’Alep en Syrie vit
arriver les réfugiés qui avaient fui l’Europe par voie terrestre. Le directeur du
Talmud Torah à Beyrouth, René-Élie Elmaleh, confia à Rachel Yanaït Ben Zvi
(l’épouse du futur deuxième président de l’État d’Israël, Yitzhak Ben Zvi) qu’il
consacrait plus de temps aux réfugiés qu’aux élèves de son école.
La pénétration du nazisme en Syrie et au Liban
Mais la menace venait d’ailleurs : le dogme nazi et fasciste se propagea par
l’intermédiaire de propagandistes italiens et allemands, avec la collaboration
active de groupes nationalistes syriens et libanais et de chefs nationalistes
palestiniens, tels le mufti Hadj Amin al Husseini, qui avaient fui la Palestine
pendant la « Grande Révolte » et avaient trouvé refuge dans la région.
Des traductions non officielles de Mein Kampf circulaient déjà en 1934.
L’ambassadeur d’Allemagne à Bagdad, Fritz Grobba, avait expliqué à Hitler qu’il
fallait privilégier la traduction en arabe de Mein Kampf, car le livre susciterait
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certainement un grand intérêt en Syrie et en Irak. Il proposa d’éliminer
tous les passages peu flatteurs sur la race arabe et de remplacer le mot
« antisémitisme » par le mot « antijudaïsme ». Sur commande des nazis, Chekib
Arslan publia en 1938 une traduction intégrale de Mein Kampf en arabe.
Les négociations entre la France et la Syrie, puis entre la France et le Liban
sur la question de l’indépendance à partir de 1935 favorisèrent l’apparition de
mouvements nationalistes, paramilitaires, influencés par le fascisme italien
ou nazi. Des mouvements de jeunesse, créés sur le modèle du Hitlerjugend,
adoptèrent la panoplie des signes et gestes nazis. Ainsi le mouvement intitulé
Les Blouses de fer (al qumsan al hadidiyya) organisait des défilés dans les
rues de Damas durant lesquels les participants, vêtus d’uniformes et équipés
d’armes blanches, faisaient le salut nazi et brandissaient des drapeaux
fascistes. Un autre groupe fasciste, qui se faisait appeler Les Lionceaux de
l’arabisme (Achbal al Uruba) et prônait la lutte violente, avait lui aussi adopté
le salut nazi, substituant au « Heil » allemand le mot « Jihad » que l’on hurlait
trois fois de suite. En fait, toutes les organisations musulmanes de scouts
(Kachaf ), en Syrie et au Liban, étaient influencées à des degrés divers par
la propagande fasciste et nazie. En 1932, Antoun Saadé, un Libanais grec-
orthodoxe, créa le Parti populaire syrien (PPS) qui lui aussi se mit à imiter
le cérémonial nazi à partir de 1933, s’appropriant la croix gammée et le
slogan « La Syrie avant tout ». Les Maronites du Liban créèrent les Phalanges
libanaises (Al Kataëb al Lubnaniyya), une organisation militaire influencée
par le fascisme italien. Contrairement aux autres formations qui étaient
panarabes ou pansyriennes, les Phalanges prônaient le séparatisme libanais
et leur fascisme était dénué de toute connotation antisémite. Souvent même,
ils se portèrent à la défense des Juifs lorsque ceux-ci étaient attaqués par
les musulmans. Pour faire pendant aux Phalanges libanaises, les musulmans
sunnites fondèrent le parti « La Délivrance » (al Najada).
En 1937, la commission Peel publia les conclusions de son enquête : le mandat
britannique devait être aboli et les territoires sous son autorité répartis entre un
État arabe et un État juif. Les nazis commencèrent alors à diffuser officiellement
leur propagande dans les pays du Proche-Orient. En décembre 1937, Baldur
von Schirach, le chef des Jeunesses hitlériennes, fut envoyé en Syrie et en Irak
pour agir auprès des mouvements de jeunesse. L’un des buts de son voyage
était d’organiser des voyages en Allemagne pour des délégations de jeunes
nationalistes arabes. Outre Schirach, une série d’autres propagandistes zélés
furent dépêchés en Syrie. Ils réussirent à établir des liens avec les groupes
nationalistes et avec des politiciens et parvinrent aussi à s’infiltrer dans les
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écoles, par l’intermédiaire d’activistes arabes influencés par leurs idées. Ainsi
le journal al Alam al Isra’ili décrivit une visite effectuée par des élèves du Lycée
laïque français dans une usine de béton, durant laquelle on leur tint un discours
pronazi et antisémite. Les journaux furent le principal canal de propagande.
Les nazis et les gens du mufti avaient en effet su gagner les faveurs de bon
nombre de journalistes arabes qui étaient déjà acquis à leurs idées puisque la
propagande antijuive cadrait bien avec leur engagement contre le sionisme.
Ceci d’autant plus que l’arrivée des Juifs d’Europe dans cette région était
perçue comme une domination sioniste inadmissible. D’ailleurs, les efforts
entrepris par les dirigeants juifs des communautés pour intégrer ces réfugiés
ne prouvaient-ils pas leur collaboration avec les milieux sionistes ? Ainsi, la
presse arabe en Syrie, au Liban et en Palestine rapporta que le président de la
communauté juive de Beyrouth, Selim Harari, avait demandé d’autoriser l’entrée
de cinquante mille réfugiés ! Les calomnies et accusations se multiplièrent sous
l’effet de la propagande nazie qui se manifestait désormais au grand jour. Il y
eut des cas d’assassinats de Juifs dans les rues de Damas et d’Alep, parfois en
présence de policiers sans que ceux-ci n’interviennent. Les Juifs de Damas et
d’Alep furent sommés de manifester leur loyauté à l’égard de la patrie syrienne
et de renier publiquement le sionisme. Des tracts appelant à boycotter les Juifs
de Syrie furent distribués dans les rues de Damas et d’Alep. En 1938, le Parti
populaire syrien et les rebelles de Palestine créèrent un centre de propagande
nazie. Leurs hommes firent exploser des grenades dans les quartiers juifs de
Beyrouth, de Damas et de Sidon. En juillet 1939, le quartier juif de Beyrouth fut
attaqué, des entrepôts et des magasins furent saccagés ou détruits.
De manière générale, les Juifs de Beyrouth souffraient moins que leurs
frères à Damas et à Alep, et pouvaient compter, comme nous l’avons dit,
sur la protection des Phalanges et de personnalités religieuses telles que
le patriarche Anton Arida. Il n’empêche que la propagande nazie et l’affaire
des grenades pouvaient les perturber, d’autant que les nouvelles transmises
dans les journaux n’avaient rien de rassurant : al Alam al Isra’ili rapporta par
exemple que le village d’Aley, lieu de villégiature prisé par les touristes, était
plein de nazis déambulant librement en uniforme…
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale
Avec le déclenchement de la guerre, la situation des Juifs de Syrie et du Liban
s’améliora temporairement, malgré la détérioration des conditions économiques.
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L’ambassade d’Allemagne à Beyrouth ferma ses portes, le mufti Hadj Amin
al Husseini quitta la ville et la propagande nazie disparut presque totalement.
Les Juifs exprimèrent leur soutien absolu de la France dans sa guerre contre
l’Allemagne nazie. Les écoles de l’Alliance à travers le pays organisèrent des
récoltes de fonds pour la Croix Rouge. Le Hakham Bashi, le rabbin Chabtai
Bahbouth, et le Président de la Communauté appelèrent aussi leurs membres
à faire des donations pour la Croix-Rouge. La branche du Bnoth Brith [la
branche féminine du Bnaï Brith] organisa des soirées de gala à Beyrouth en
l’honneur des soldats juifs.
Le propriétaire de al Alam al Isra’ili, Selim Mann et son rédacteur en chef,
Moïse Adjami, encouragèrent leurs lecteurs à participer à l’effort de guerre
et à s’enrôler dans l’armée. Un mois après le déclenchement des hostilités,
Adjami écrivit un article intitulé « Les Juifs et la guerre. Les Juifs sont parmi
les peuples guerriers les plus anciens de l’histoire » :
Et nous demandons : est-ce que la guerre nous fait peur maintenant ?
Pas du tout. Les Juifs ont été un peuple guerrier depuis la nuit des
temps, et quand ils sont revenus dans le pays de Canaan guidés par
Moïse et Aaron, ils ont été forcés de livrer de terribles batailles contre
de nombreuses tribus, et après s’être installés dans leur pays, ils ont dû
se défendre contre d’innombrables attaques… L’Histoire n’a-t-elle pas
immortalisé les noms du roi David et de Yehuda Hamaccabi ?… Et cette
fois-ci aussi les Juifs rempliront leur devoir aux côtés des démocraties.
Parlant des volontaires juifs qui s’étaient enrôlés à Damas et à Alep, le journal
écrivit : « Nous ne sommes pas du tout étonnés qu’un nombre si important
de Juifs aient rejoint les rangs de l’armée par amour de la démocratie. »
En 1944, le capitaine Benjamin Tagger, fils de l’ancien Hakham Bashi de
Beyrouth Salomon Tagger, mourut au combat. Ses funérailles et la cérémonie
commémorative organisée en son honneur firent les gros titres de al Alam
al Isra’ili. Le soutien indéfectible à la France s’évapora bien sûr lorsque celle-
ci capitula devant les Allemands le 22 juin 1940.
La période du régime de Vichy
La collaboration du régime de Vichy avec l’occupant allemand suscita
l’inquiétude des Juifs de Syrie et du Liban. Les journalistes de al Alam al Isra’ili
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s’employèrent à minimiser ces craintes. Aussitôt signé l’accord d’armistice,
Adjami se pressa d’expliquer longuement que l’alliance conclue entre la
France et l’Allemagne ne changerait en rien l’attachement de la France aux
valeurs démocratiques et à la liberté. Même la législation antijuive adoptée
en France ne devait pas préoccuper outre mesure les lecteurs du journal.
Et en effet, tout au long du régime de Vichy, les Juifs installés dans les
territoires sous mandat ne furent pas directement affectés par la politique
nazie. Une commission italienne d’armistice fut chargée de contrôler
l’exécution de la convention d’armistice au Proche-Orient, alors qu’en France
cette tâche avait naturellement été confiée à une commission allemande. Le
haut-commissaire en exercice au moment de la transition de la France vers le
régime de Vichy était le général Gabriel Puaux qui s’opposait à toute forme de
collaboration avec l’Allemagne, ce qui lui valut d’être démis de ses fonctions
en novembre 1940. Le général Jean Chiappe, anciennement préfet de police
à Paris et partisan fervent de la collaboration, était censé le remplacer. Mais
le sort voulut qu’il trouvât la mort dans l’avion qui le menait au Liban, celui-ci
ayant été accidentellement abattu au large de la Sardaigne. Le général Henri
Dentz fut nommé à sa place haut commissaire de France au Levant. Dentz ne
s’opposait pas au principe de la collaboration avec l’Allemagne, mais il veilla
néanmoins à garder ses distances vis-à-vis des Allemands. Ainsi, lorsque des
émissaires du ministère des Affaires étrangères allemand arrivèrent en Syrie
– Otto von Hentig en décembre-janvier 1940-1941 et Rudolf Rahn en mai-
juillet 1941 –, Dentz exigea que les pourparlers au sujet de la coordination
militaire dans la région continuent à être menés par l’intermédiaire des
réseaux de liaison italiens et non allemands. Ces réticences vis-à-vis des
Allemands s’expliquent par le fait que de nombreux hauts gradés de l’armée
française refusaient d’accepter la capitulation humiliante de la France et
nourrissaient même des sympathies envers De Gaulle, le chef de la France
libre. Cette disparité entre la politique officielle de la France et celle, hésitante
et peu claire, des hauts commissaires sur place provoquèrent chez les Juifs
un sentiment d’incertitude quant à ce que leur réservait l’avenir.
Cette incertitude augmenta encore avec la proclamation du Statut des Juifs, le
3 octobre 1940. Rédigé par le garde des sceaux Raphaël Alibert, le Statut était
en fait une version écourtée des lois antijuives qui avaient été promulguées
en Allemagne et en Italie. Il traitait de deux questions : la première était de
déterminer qui est juif ; la seconde était de définir quels étaient les droits des
Juifs, ou plus précisément les droits dont il fallait les priver. « Est regardée
comme juive toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de
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deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif. » La
loi interdisait désormais aux Juifs d’occuper des postes dans l’administration
publique, de travailler dans des journaux, à la radio, au théâtre, au cinéma,
et limitait leur accès à de nombreuses professions libérales. Parallèlement à
la publication de cette loi, il fut décidé que tous les ressortissants étrangers
répondant aux critères de « qui est juif » pouvaient être arrêtés et détenus
dans des camps spéciaux, la décision en incombant à l’administrateur du
territoire dans lequel ils résidaient.
Une délégation dirigée par le président de la communauté de Beyrouth se
présenta devant le haut-commissaire Gabriel Puaux, pour lui demander
de ne pas appliquer les lois de Vichy sur les Juifs du Liban puisque ceux-
ci « habitent dans cette région depuis des temps immémoriaux, avant
même Jésus-Christ ». L’activiste sioniste Abraham Elmaleh, en tournée
dans la région à cette époque, exposa dans plusieurs articles le désarroi
dans lequel étaient plongés les Juifs après la publication du Statut. Le
propriétaire du journal Le Commerce du Levant, Toufic Misrahi, affirma
quant à lui que les Juifs n’avaient plus rien à faire en Syrie et au Liban.
Un autre journaliste juif, Émile Danet, qui occupait un poste important
dans la rédaction de L’Orient, reçut l’autorisation du haut-commissaire
de continuer à publier ses articles dans le journal, mais à condition de les
signer dorénavant avec ses seules initiales.
En revanche, Moïse Adjami, le rédacteur de al Alam al Isra’ili, tenta de
rehausser le moral de ses lecteurs. Il publia le texte intégral du Statut des
Juifs ainsi que la législation antijuive en vigueur en Algérie, mais en donnant
sa propre interprétation de ces lois et en soulignant que « les Juifs de Syrie
ne sauraient être soumis aux lois de Vichy ». Et en effet, ces lois ne furent
pas appliquées dans l’immédiat. Une personne signant sous le pseudonyme
« Homme de Vichy », écrivit au journal Davar (publié dans le Yishouv) du
16 février 1941, que la situation en Syrie et au Liban ne ressemblait pas
à celle des pays d’Afrique du Nord car les deux pays étaient sous tutelle
mandataire ; par conséquent, la décision sur l’application des lois de Vichy
relevait des pouvoirs locaux. Le rédacteur de al Alam al Isra’ili maintint la
même position jusqu’à la fin du régime de Vichy : « Faux », répliqua-t-il
à un journaliste du Jewish Chronicle qui prétendait que les lois de Vichy
s’appliquaient bel et bien aux Juifs de Syrie et du Liban, « la Syrie et le Liban
sont des États mandataires avec leur propre constitution ».
Comme nous l’avons signalé, le général Puaux se refusa à appliquer la
politique de Vichy dans les pays du Levant, mais avec l’arrivée de Dentz,
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l’appréhension des Juifs monta d’un cran. Dans l’espoir de s’attirer la
bienveillance du nouveau haut-commissaire, Selim Mann et Adjami publièrent
des articles vantant les mérites du personnage, sa contribution au maintien
de l’ordre et aussi la reconnaissance de la communauté juive pour les actions
qu’il aurait soi-disant entreprises en faveur des Juifs de Syrie. Ainsi pouvait-on
lire dans l’éditorial de al Alam al Isra’ili le 15 janvier 1941 :
Alors que les conditions de vie des Juifs étaient très difficiles, les
mesures prises par les autorités et par le service d’approvisionne-
ment, surtout depuis l’arrivée dans ce pays de Son Excellence, ont
grandement facilité leur vie. Des cartes d’alimentation sont désor-
mais distribuées, et les familles reçoivent une quantité suffisante de
sucre, de riz et de pétrole.
Dans le même numéro, une longue notice biographique était consacrée à
Dentz, dans le même style :
Lors de la visite du maréchal Pétain à Marseille, les habitants de la
ville ont été impressionnés par la belle stature et la noble prestance
du général Dentz […]. Quand il a pris la tête du cortège militaire, il ne
pouvait que remuer l’âme du Maréchal par ce mélange de courage et
de modestie – et il fait montre des mêmes qualités dans ses relations
avec les officiers qu’il commande.
L’article se terminait par une description de l’immense tristesse qu’aurait
ressentie Dentz « lorsqu’il vit l’ennemi entrer dans Paris ». Ainsi le journaliste
établissait-il une distinction claire entre « l’ennemi » – les Allemands – et la
France, qui n’était pas un « ennemi ».
Le 29 mars 1941, Xavier Vallat fut placé à la tête du Commissariat général aux
questions juives. Vallat était un avocat, proche de l’Action française, et ses idées
antisémites l’avaient fait remarquer des autorités de Vichy qui le nommèrent
à ce poste. Il était chargé d’exécuter la politique antijuive du gouvernement
Vichy sur tous les territoires de l’empire français. Il s’apprêta donc à appliquer
la législation raciale et antijuive dans les colonies françaises en Afrique du Nord
et dans le Levant. Dentz publia officiellement les dispositions prévues dans le
Statut des Juifs le 26 mars, le 19 et le 23 avril 1941. Les premières victimes
de ces lois furent les nombreux immigrants juifs que les autorités de Vichy
regroupèrent dans des camps spéciaux situés dans les montagnes. Il semble,
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18 / LES JUIFS DE SYRIE ET DU LIBAN DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
selon les témoignages, qu’ils y aient été bien traités. Le 16 juin 1941, Dentz émit
un arrêté selon lequel les lois de Vichy du 3 octobre 1940 seraient désormais
appliquées à tous les Juifs de Syrie et du Liban. Il avait même décidé, disaient
les rumeurs, de construire un camp de concentration en Syrie. Mais moins
d’un mois plus tard, les forces de la France libre et du Royaume-Uni prirent le
contrôle de la Syrie et du Liban et les lois ne furent donc pas appliquées.
Quand on examine la politique de Dentz à l’égard des Juifs, force est de
reconnaître que non seulement il ne porta pas atteinte aux institutions de la
communauté, mais qu’il leur vint même en aide. Ainsi, c’est largement grâce
à lui que les écoles de l’Alliance purent continuer à fonctionner à Damas et à
Alep. Dans une lettre du 19 février 1941 adressée au ministère des Affaires
étrangères français, il rapporta que la direction de l’Alliance israélite universelle
à Paris avait annoncé aux directeurs des écoles en Syrie qu’elle ne pourrait
plus continuer à couvrir leurs déficits. Afin de permettre l’ouverture normale
de l’année scolaire en octobre 1940, les directeurs de ces écoles avaient pris
diverses mesures visant à freiner les dépenses : réduction des salaires des
enseignants, augmentation des frais de scolarité pour les enfants de familles
aisées, demande de soutien accru de la part des membres de la communauté. À
Alep, les écoles réussirent à éviter le déficit, car quelques membres fortunés de
la communauté avaient accepté de payer de leur poche les frais de loyer. Mais
l’école de Damas n’avait pas pu rayer le déficit et risquait donc d’être fermée.
Les salaires des enseignants étaient déjà bien bas et ne suffisaient pas à faire
vivre ceux qui avaient charge de familles. Par ailleurs, argumentait Dentz, on ne
pouvait pas demander aux communautés d’augmenter leurs contributions, car
elles étaient déjà démunies. Dans une autre lettre datée du 29 avril 1941, Dentz
souligna l’excellent niveau des études dans les écoles de l’Alliance et leur fidélité
aux valeurs de la France. Le budget dont il disposait lui-même, expliquait-il,
ne suffisait pas à augmenter les subventions du gouvernement français à ces
écoles. Par conséquent, il demandait à ses supérieurs d’intervenir auprès des
responsables de l’AIU à Paris afin qu’ils mobilisent les fonds nécessaires pour
soutenir leurs écoles en Syrie. Et si l’AIU à Paris était incapable de prendre les
mesures nécessaires, il incombait au gouvernement français de prendre ses
responsabilités : Dentz demandait qu’une allocation spéciale de 70 000 francs
fût versée aux écoles juives pour qu’elles puissent continuer à fonctionner. Il
suggéra même d’envisager l’octroi d’une allocation supplémentaire au mois
de juin de l’année suivante, d’après l’état des finances de ces écoles à ce
moment-là. Il réclama également d’augmenter les contributions régulières du
gouvernement français en faveur des écoles de l’AIU.
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Un autre exemple de la politique somme toute accommodante du haut-
commissaire Dentz à l’égard des Juifs fut la liberté relative accordée au
journal al Alam al Isra’ili qui continuait à paraître normalement, malgré
les lois interdisant aux Juifs de posséder un journal. Selim Mann et Moïse
Adjami continuèrent à présenter les événements de la guerre sous un angle
favorable aux forces alliées. Ils publièrent les discours prononcés par le roi
Georges VI et par Churchill en 1940, louèrent les États-Unis (qui n’étaient pas
encore entrés dans la guerre) pour l’aide apportée à la Grande-Bretagne et
fournirent des informations régulières sur l’avancée des troupes alliées et
les succès remportés sur les champs de bataille. Le journal continua aussi à
informer ses lecteurs sur les événements qui se produisaient en Palestine et
les activités des organisations sionistes. La grande majorité de ces articles ne
furent pas censurés. En revanche, toute nouvelle traitant directement de la
Syrie et du Liban était passée au peigne fin : ainsi dans la rubrique « Le monde
juif cette semaine » du 22 août 1940, on effaça tous les passages relatifs à la
Syrie et au Liban pour ne laisser que ceux ayant trait au Caire et à la Palestine.
Un danger plus palpable pour les Juifs fut le retour de la propagande nazie
au sein des groupes nationalistes arabes. Ceux-ci avaient été déçus que le
gouvernement de Vichy n’eût pas accordé l’indépendance à la Syrie et au
Liban. Par ailleurs, les Allemands avaient compris que le haut-commissariat
sur place n’avait aucune intention de leur laisser le champ libre et ils
commencèrent donc à comploter contre lui. Rudolf Roser, qui appartenait
au service de renseignements allemand (Abwehr), arriva à Beyrouth à la fin
de l’été 1940 et ralluma la flamme de la propagande. Son but était aussi
d’embrigader les cercles nationalistes arabes dans des actions communes
contre les autorités du mandat. Les nazis et les nationalistes arabes surent
tirer profit aussi de la crise économique causée par la rupture des relations
commerciales entre la Syrie, le Liban et ses voisins (l’Irak et la Palestine) après
l’établissement du régime de Vichy. Encouragés par les nazis, les nationalistes
organisèrent des manifestations houleuses qui furent durement réprimées.
Les Allemands avaient promis aux Arabes de restaurer la Grande Syrie – un
État englobant la Syrie, le Liban, la Palestine et la Jordanie. Sous l’impulsion
des nazis, les partis arabes organisèrent un congrès à Damas le 12 mars 1941,
auquel participèrent environ cent cinquante militants. Les décisions émanant
du congrès portaient sur les préparations à une révolte armée pronazie, dans
la perspective du futur établissement de la Grande Syrie. Le 2 avril 1941,
Rachid Ali al Kilani s’empara du pouvoir en Irak et institua un régime pronazi.
Les nationalistes syriens, surtout à Damas, soutenaient ouvertement al Kilani.
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Ils mirent sur pied des associations de soutien, comme Nasra al Irak (Aide à
l’Irak) pour livrer des armes aux Irakiens, et un grand nombre de Syriens se
portèrent volontaires pour aller y combattre. Le 19 mai 1941, les commerces
des Juifs à Bagdad furent saccagés et pillés. Le 30 mai 1941, on pouvait lire
cet éditorial dans al Alam al Isra’ili :
En effet, ceux qui ont émis des doutes sur la fidélité des Juifs d’Irak
envers le gouvernement de Rachid Ali et la lutte arabe, sont revenus
couverts de honte et d’infamie […] face aux marques de dévouement
des Juifs et leurs mains tendues avec amour vers le Croissant-Rouge
irakien…
Le monde arabe sait bien qu’aujourd’hui la religion ne constitue
plus une barrière entre le citoyen et sa patrie. Les Juifs en Irak sont
avant tout des Irakiens nationalistes, et ensuite seulement des Juifs.
Ils servent leur Dieu au moyen de rites traditionnels qui ne font de
mal à personne […].Les Juifs qui vivent dans les pays d’Orient sous
le drapeau arabe et surtout en Irak et en Syrie ont déjà démontré
à plusieurs reprises dans le passé leur fidélité inconditionnelle à la
patrie dans laquelle ils vivent.
Ce ton conciliant, voire obséquieux, de la part d’un journal qui n’avait pas
hésité avant la guerre à dénoncer toute activité ou déclaration antisémite
montre bien à quel point les Juifs de Syrie et du Liban craignaient de voir
se reproduire chez eux les agressions subies par leurs coreligionnaires dans
« le pays frère ». Les émeutes sanglantes qui eurent lieu contre les Juifs
de Bagdad dans les premiers jours de juin 1941, connues sous le nom de
Farhoud, confirmèrent leurs prévisions les plus sombres. Al Alam al Isra’ili
consacra quelques jours plus tard son éditorial à l’Irak, mais s’abstint
d’évoquer directement le Farhoud.
La « campagne du Levant » déclenchée par les Alliés pour reprendre à la
France de Vichy le contrôle de la Syrie et du Liban débuta le 8 juin. Damas
et Beyrouth furent soumis à des bombardements aériens, la ville de Sidon
se transforma en un champ de bataille et ses résidents furent totalement
coupés du reste du pays, les habitants de Beyrouth s’enfuirent de la ville,
cherchant refuge dans les montagnes environnantes. Le 14 juillet 1941, la
convention de capitulation du gouvernement de Vichy fut signée à Saint-
Jean-d’Acre, et la France libre prit le commandement de la Syrie et du Liban.
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La libération – le pouvoir britannique
Les Juifs de Syrie et du Liban auraient dû normalement se sentir soulagés. Le
rédacteur de al Alam al Isra’ili ne manqua pas de célébrer l’événement dans son
éditorial : « Une nouvelle ère s’ouvre pour la Syrie et le Liban. Al Alam al Isra’ili
salue tous ceux qui ont libéré le pays du danger allemand. » Pourtant, le sentiment
de relative sécurité dans lequel vivaient les Juifs, surtout ceux de Beyrouth, avant
la période de Vichy avait complètement disparu. Ils sentaient qu’ils ne pouvaient
plus compter sur la France pour les défendre, et donc, à l’instar des Maronites,
ils placèrent leurs espoirs dans les Britanniques qui contrôlaient de fait les
territoires du mandat. Ils n’allaient pas tarder à voir leurs espoirs déçus.
Les Britanniques, avec d’autres, dépensaient des trésors d’intrigues et de
propagande pour évincer la France, même libre, de son ancien mandat. En
1942, le général Edward Spears fut nommé ministre plénipotentiaire du
gouvernement britannique en Syrie et au Liban. Les Juifs lui réservèrent
d’abord un accueil chaleureux lorsque, à l’occasion du Nouvel An juif, il alla
présenter ses vœux aux dirigeants de la communauté. Bien sûr, al Alam
al Isra’ili ne manqua pas de mettre en avant cette visite, agrémentant son
article de la photo du général.
Pour affaiblir la position de la France dans les pays du Levant, les Britanniques
encouragèrent les nationalistes panarabes et pansyriens, au détriment des
Juifs. Ainsi l’ambassadeur britannique au Caire donna-t-il à Spears l’instruction
d’intervenir auprès des représentants de la France libre pour qu’ils n’annulent
pas les lois de Vichy contre les Juifs de Syrie et du Liban. En effet, une telle
annulation risquerait de provoquer l’agitation au sein des nationalistes arabes
qui soutenaient la politique antijuive des pays de l’Axe. Par ailleurs, un grand
nombre d’agents allemands arrivés sur les lieux durant la période de Vichy s’y
trouvaient encore et continuaient à diffuser leur propagande.
En 1942, l’avancée des troupes de Rommel fit craindre l’imminence d’une
invasion nazie. Ces craintes étaient d’autant plus justifiées qu’à cette époque
les Juifs de Syrie et du Liban étaient déjà informés des massacres perpétrés
en Europe. Les informations sur la Shoah transpiraient petit à petit. Al Alam
al Isra’ili avait renseigné ses lecteurs sur la situation des Juifs d’Europe depuis
le début de la guerre mais, tout comme dans le Yishouv, ce n’est que vers
la fin de 1942 que l’on prit connaissance de l’ampleur et des méthodes de
l’extermination nazie. Alors que les Juifs craignaient qu’un sort identique ne
leur fût réservé, les nationalistes syriens appelaient de leurs vœux la conquête
de la région par les nazis. La défaite de Rommel sonna le glas de ces aspirations
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18 / LES JUIFS DE SYRIE ET DU LIBAN DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
et libéra une fois pour toutes les Juifs de leurs craintes. La présence sur place
de soldats du Yishouv, qui étaient arrivés avec l’armée britannique, et aussi
d’ouvriers de l’entreprise de construction Solel Boneh avait aussi de quoi
rassurer les Juifs et favorisa la reprise des activités sionistes.
Épilogue
La situation politique au Liban se stabilisa après la déclaration de
l’Indépendance le 22 novembre 1943. En revanche, dans l’histoire des Juifs
de Syrie, un nouveau chapitre sombre s’ouvrait. La lutte pour l’indépendance
avait été menée par des nationalistes abreuvés de propagande nazie. Sous
l’impulsion du président Shukri al Kuwatli, qui avait collaboré avec les nazis
durant le régime de Vichy, une série de mesures visant à limiter la liberté des
Juifs furent adoptées. Ainsi, avec l’acquisition de l’indépendance, les autorités
syriennes commencèrent à appliquer les lois antijuives qui leur étaient
connues. Akiva Feinstein, un émissaire du Yishouv envoyé dans la région pour
organiser l’immigration clandestine en Palestine, décrivit le climat de haine
antijuive qui régnait en Syrie à cette époque :
L’esprit nazi est profondément ancré dans le peuple syrien et les fonc-
tionnaires du gouvernement. À leurs yeux, la seule solution à la ques-
tion juive est celle prônée par Hitler et ses acolytes nazis. Ils le déclarent
d’ailleurs ouvertement à chaque occasion et promettent que bientôt ils
se débarrasseront des Juifs, en les massacrant et en les exterminant.
Le gouvernement syrien ferma le réseau d’écoles de l’Alliance et soumit les
autres établissements scolaires juifs à un contrôle sévère. En 1955, il émit une
loi officielle sur le gel des avoirs juifs. En 1956, les Juifs de al Qamishli furent
regroupés dans un ghetto – un quartier encerclé de barbelés d’où il leur était
interdit de sortir à partir de sept heures du soir. Les portes et devantures de
leurs magasins furent enduites de peinture rouge. Depuis lors, les Syriens se
servent du mot ghetto pour désigner les quartiers juifs à Damas et à Alep.
Cette tendance se poursuivit plus tard aussi, lorsque le parti Ba’ath accéda au
pouvoir. Ainsi, la propagande nazie, que les Juifs de Syrie avaient dû affronter
à partir de 1933, continua à les poursuivre bien des années après la fin de la
Seconde Guerre mondiale.
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