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Introduction
Au e siècle, le port de Liverpool voyait passer près de 40 % du commerce
mondial. Lors de la deuxième moitié du e siècle, la ville est en pleine crise
industrielle. Elle n’arrive pas à composer avec le nouvel ordre structurel de l’éco-
nomie-monde qui se met en place. Du statut de ville-monde, elle passe à celui
de ville mal aimée. Son économie se situe en marge des dynamiques de déve-
loppement. C’est une ville exsangue dont l’emprise portuaire en friche accentue
l’aspect de ville sinistrée. En effet, dans les années 1970, l’ensemble des South
Docks, dont les Albert Docks, n’abrite plus aucune fonction. Il faudra attendre
une dizaine d’années pour que s’amorcent de nouvelles pratiques urbaines et que
les acteurs qui font la ville (techniciens et politiques) portent un nouveau regard
sur ce tissu bâti témoin d’une ère passée. Premier geste symbolique, le classement
des Albert Docks au sein d’un périmètre de protection. Puis, la réhabilitation
et le redéveloppement de l’ensemble de ce secteur dans le cadre d’un projet de
régénération urbaine sous l’égide du Merseyside Development Corporation (agence
d’État) sont engagés dans les années 1980. Aujourd’hui, cet ensemble est inscrit
au Patrimoine mondial de l’Unesco 1. Il a été réhabilité et fait partie des sites les
plus visités de Grande-Bretagne. La Ville, par l’intermédiaire de son agence de
développement (Liverpool Vision) et d’acteurs privés, continue d’impulser une
dynamique de régénération. Celle-ci concerne tant ses espaces urbains centraux
que son front d’eau. Récemment labellisée capitale européenne de la culture
(2008), Liverpool se remet peu à peu de sa torpeur. C’est aujourd’hui une ville
qui fait parler d’elle, mais qui demeure néanmoins encore atypique. Cette carac-
téristique se traduit notamment par la composition sociale des résidents de son
centre. Il n’en demeure pas moins que cette ville « à la marge », comme la qualifie
Franco Biancchini (omazeau, 2010), attire et intrigue suffisamment pour être
entrée dans l’économie touristique.
Cet ouvrage traite de la régénération urbaine en Europe et du rôle du patri-
moine dans ces projets. Ces processus (portés par les autorités publiques) trouvent
leur ancrage dans le courant des années 1990 alors que les villes font face à une
dégradation marquée de leur centre urbain. Cette dernière se concrétise notam-
ment par l’importance des zones industrielles en friche ainsi que par un étalement
urbain prononcé. La mise en place de ce type de projets sous-entend de reconstruire
1. Ainsi que l’ensemble du périmètre datant de la même période, en tant que témoin de l’histoire commerciale
de cette ville.
« Régénérer la ville », Sandra Guinand
ISBN 978-2-7535-4067-5 Presses universitaires de Rennes, 2015, www.pur-editions.fr
RÉGÉNÉRER LA VILLE
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la ville sur la ville en réinvestissant et requalifiant des quartiers ou des espaces
dégradés ou partiellement abandonnés. Ce réinvestissement passe par la création
de nouvelles fonctions économiques ou l’implantation de nouveaux équipements
à caractère culturel, sportif ou de loisirs. Il doit également contribuer à l’amélio-
ration du tissu socio-économique en rééquilibrant les quartiers. La régénération
urbaine comprend également une visée stratégique de changement d’image et de
travail sur celle-ci. Il s’agit de transformer le regard sur des territoires autrefois
disqualifiés pour leur redonner une ou des valeurs positives. Ce changement
de regard vise tant les populations externes qu’internes aux territoires. Il s’agit
non seulement de redorer la réputation d’une ville, d’un quartier ou d’un péri-
mètre pour lui offrir une nouvelle notoriété, mais également de lui garantir
une certaine visibilité. La régénération urbaine est aujourd’hui, quelle que soit
la terminologie qu’on lui prête 2, une opération urbaine type qui concerne de
nombreuses villes de différents continents. Elle apparaît d’autant plus pertinente
en tant que politique d’action urbaine qu’elle permet de composer avec les flux
internationaux tout en prenant en compte la montée en puissance de la pensée
écologiste et durabiliste (étalement urbain, densification, etc.). De fait, elle n’a
plus uniquement des objectifs de reconversion ou de création de nouvelles fonc-
tions et de nouveaux usages pour des territoires en crise, mais aussi de création
de nouvelles valeurs, de rehaussement d’activités dans le contexte actuel de la
globalisation 3. Ces projets et ces actions se déclinent et varient sur les territoires
au gré des référentiels dominants et de l’agenda des autorités publiques. Une des
volontés des Villes qui impulsent des stratégies de régénération, c’est leur réins-
cription au sein de l’économie nationale et de l’économie-monde. Il s’agit donc,
pour ces villes, de mettre en place des moyens leur permettant de s’ouvrir et de
communiquer vers l’extérieur afin de se raccrocher et de tirer parti des flux inter-
nationaux qui traversent leurs territoires. Il s’agit également de consolider leur
positionnement central au sein des territoires métropolitains ou environnants.
Si la logique veut que ces projets attirent de nouvelles populations, notamment
des classes socioprofessionnelles supérieures, ils doivent également agir sur la
qualité des espaces publics, les aménités, les équipements et les services proposés.
À l’échelle locale, ces projets doivent pouvoir améliorer et qualifier les espaces
du quotidien. Ces diverses déclinaisons de l’opérationnalité de la régénération
urbaine donnent lieu à différentes variantes de projets. Leur mise en œuvre et les
paradigmes mobilisés nous renseignent non seulement sur les rapports de force
au sein du territoire mais aussi sur ceux au sein de la gouvernance du projet.
Les différentes typologies de formes urbaines, services, équipements proposés
2. En France, les autorités publiques parlent de « rénovation urbaine » et le projet Euroméditerranée à Marseille
est considéré comme la plus grande opération de rénovation urbaine d’Europe du Sud.
3. En France, le mot globalisation est opposé à celui de mondialisation. Ceci a donné lieu à un grand débat
entre chercheurs dans le courant des années 1990. Le premier, dérivé du mot anglo-saxon, comporte dans
l’usage français une connotation idéologique liée à l’économie néolibérale alors que le mot mondialisation
tend à englober le phénomène dans sa totalité sociale, économique, culturelle et politique. Une recherche
succincte montre que cette distinction linguistique opère également dans les langues latines (italien, portugais,
etc.). Dans le cadre de cet ouvrage le terme globalisation sera utilisé comme chez les auteurs anglo-saxons.
« Régénérer la ville », Sandra Guinand
ISBN 978-2-7535-4067-5 Presses universitaires de Rennes, 2015, www.pur-editions.fr
INTRODUCTION
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nous informent sur les différents modes d’habiter au sein de ces espaces urbains.
De même, les nouvelles fonctions proposées nous révèlent le type de vocation
que la ville (par les biais de ses autorités publiques) souhaite se donner dans le
cadre de la compétitivité entre territoires.
Le patrimoine représente un objet socialement construit. La mise en patri-
moine nécessite une mobilisation d’acteurs partageant des valeurs communes
ou, du moins, une même vision autour d’un objet. Ce qui fait patrimoine est
nécessairement reconnu par les instances officielles (acteurs institutionnels) qui le
labellisent, le classifient, l’inscrivent ou le protègent. Cependant, l’identification
patrimoniale n’est pas uniquement l’apanage des autorités publiques, elle émane
bien souvent d’acteurs organisés (associations, collectifs, corps de métier, etc.)
défendant une vision de ce qui mérite d’être conservé ou non. Cette mobilisa-
tion peut, selon les cas, prendre une dimension culturelle et identitaire forte, par
exemple dans le cas de minorités. Le patrimoine mobilise la notion de temps,
dans le sens où ce dernier se rapporte au passé et qu’il témoigne d’une histoire.
Sa conservation ou sa protection implique également une volonté de durée dans
le temps. Il mobilise également un registre de valeurs (esthétique, historique,
économique, symbolique, etc.) qui est décliné ou mis en exergue dans le cadre
de la réhabilitation ou de la construction de l’objet. Les enjeux autour de la patri-
monialisation sont multiples. Du point de vue de l’espace urbain, le patrimoine
nous renseigne sur les traces du passé et la manière dont cet espace s’est construit.
Il peut également qualifier certains espaces par l’attrait qu’il présente. Ceci a pour
corollaire l’attraction de nouvelles populations ou de nouvelles fonctions (par
exemple la mise en tourisme du site). S’il opère en tant que symbole, il devient
également porteur de l’affirmation d’une identité culturelle au sein d’un territoire
donné. Enfin, il peut être mobilisé à des fins stratégiques dans une volonté tant
d’éviter sa dégradation que d’impulser une nouvelle dynamique économique
pour la ville. L’intérêt de l’étude des processus de patrimonialisation est que ces
derniers nous renseignent sur les rapports de force au sein du territoire étudié.
Comme l’indique Vincent Veschambre (2008), ils sont révélateurs d’un certain
marquage symbolique de l’espace. De même, ils nous donnent à voir le type de
représentations, de découpages historiques que les acteurs, qui les construisent
et les légitiment, souhaitent montrer de leur territoire.
La mise en patrimoine dans le cadre de projet de régénération paraît relever de
l’évidence. En effet, ces projets dont la visée est la reconversion et la requalifica-
tion d’espaces et de tissus bâtis impliquent nécessairement une prise de position
à l’égard de ces deniers. Dans le contexte de la globalisation et de la compétitivité
des territoires, l’ancrage identitaire et culturel est d’autant plus prégnant. De fait,
cette tendance se traduit dans les rapports et le type de valorisation du tissu bâti.
Dans le cadre des projets de régénération urbaine, le patrimoine est mobilisé à des
fins stratégiques aux différentes échelles territoriales. Il officie en tant que vecteur
identitaire des territoires mais aussi en tant que témoin de leur profondeur histo-
rique. Il offre aux autorités publiques le socle sur lequel construire l’identité de la
ville tant recherchée pour inscrire et différencier cette dernière tant sur la scène
« Régénérer la ville », Sandra Guinand
ISBN 978-2-7535-4067-5 Presses universitaires de Rennes, 2015, www.pur-editions.fr
RÉGÉNÉRER LA VILLE
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internationale que nationale. À l’échelle métropolitaine, l’opérationnalisation
du patrimoine dans le projet de régénération permet de recréer une nouvelle
centralité par le biais de la mise en place de nouvelles fonctions et d’un nouveau
pôle d’attractivité (culturel, touristique ou de loisirs, etc.). Enfin, la mise en
patrimoine de certains sites ou quartiers peut, par l’intermédiaire d’un plan de
communication ou d’événements festifs, être l’occasion de recréer du collectif et
de transformer le regard des résidents sur leur lieu de vie. Ces modalités d’action
et leurs implications ou conséquences sur l’espace urbain ne touchent pas que
les grandes métropoles, tout centre urbain cherche à se faire une place et à être
connu ou reconnu. Porto et Marseille dont les stratégies urbaines sont encore
peu connues, apparaissent comme deux villes particulièrement représentatives de
cette volonté de travail sur l’image. Par l’intermédiaire de la requalification des
territoires et la valorisation du tissu bâti, elles cherchent toutes deux à ressem-
bler aux villes globales 4. Ces mises en patrimoine tendent à infléchir un regard
nouveau, un sens nouveau à l’objet patrimonial ou patrimonialisé de l’échelle
locale à l’échelle globale.
Cet ouvrage propose d’analyser certains des ressorts et des attributs qui pour-
raient qualifier l’entrée dans un nouveau régime de patrimonialité 5. Il questionne
les modalités, par le biais des interventions des autorités publiques, de ce régime
de patrimonialité. Prend-il des formes différentes ? En effet, si les villes suivent
certaines tendances, que nous pouvons qualifier de « modèles urbains », la traduc-
tion opérationnelle des ces « modes » ne tend pas pour autant à une homogénéi-
sation des projets de régénération urbaine, ni à des modalités d’action identiques
sur le bâti. Selon les modalités de gouvernance, les jeux et enjeux de pouvoir entre
acteurs, la prise en compte d’une échelle d’intervention et les temporalités, ces
projets offrent un panel de déclinaisons possibles. De même, les réalités sociales
des territoires jouent un rôle prépondérant dans cette différenciation de part
les rapports qu’elles établissent avec leur environnement. Dans cette course au
renom, occulter ces réalités, c’est tendre à exacerber les rapports de force sur les
territoires, contribuer à la fragmentation de ces derniers et engendrer des pro-
cessus de résistance, non pas dans un objectif d’opposition au changement mais
de volonté de prendre part et de contribuer à celui-ci.
Afin d’illustrer ces propos, l’ouvrage s’articule autour de trois parties. La pre-
mière, contextualise et dessine les contours de la ville-image en posant le cadre
de la gouvernance urbaine des projets, de la valorisation patrimoniale et de ces
régimes. La deuxième partie nous plonge à Porto et Marseille au cœur des enjeux
de valorisation du tissu bâti dans le cadre des projets de régénération urbaine.
La troisième et dernière partie aborde le jeu d’acteurs dans les processus de
4. Cette terminologie sera discutée plus loin dans le texte.
5. La notion de régime de patrimonialité a notamment été abordée et développée dans le cadre des travaux de
l’ARP « Nouveaux défis pour le patrimoine culturel », 2013 porté par l’Eirest-Paris I Panthéon-Sorbonne
ainsi que par M. Gravari-Barbas dans sa présentation « Les pulsions patrimonialisatrices : une analyse
diachronique des machines à produire des patrimoines” », Nîmes, colloque Patrimoine culturel et désirs de
territoires : vers quels développements ?, 25-27 février 2010 et sa contribution « Tourisme et patrimoine, le
temps des synergies », in C. K (dir.), Patrimoine, oui mais quel patrimoine ?, Paris, Actes Sud, 2012.
« Régénérer la ville », Sandra Guinand
ISBN 978-2-7535-4067-5 Presses universitaires de Rennes, 2015, www.pur-editions.fr
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gouvernance de projet et montre comment ces derniers influent sur les choix
et leurs traductions opérationnelles notamment dans les contradictions ou les
résistences menées. La conclusion pose en ouverture la nécessité de prendre en
compte l’échelle locale (temps du quotidien, usages, fonctions, signifiants) ainsi
que celle de la mémoire dans l’élaboration et la mise en œuvre des projets urbains.
« Régénérer la ville », Sandra Guinand
ISBN 978-2-7535-4067-5 Presses universitaires de Rennes, 2015, www.pur-editions.fr