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Presses de l'Université du Québec
Chapter Title: LES FONDATIONS PHILANTHROPIQUES FACE AU CIMETIÈRE DE
L’INNOVATION SOCIALE: Du malaise des organismes financés à celui d’un bailleur de fonds
Chapter Author(s): Sylvain A. Lefèvre and Annabelle Berthiaume
Book Title: Trajectoires d'innovation
Book Subtitle: Des émergences à la reconnaissance
Book Editor(s): Juan-Luis Klein, Jacques L. Boucher, Annie Camus, Christine Champagne,
Yanick Noiseux
Published by: Presses de l'Université du Québec. (2019)
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/j.ctvggx4hk.18
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Trajectoires d'innovation
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LES FONDATIONS
PHILANTHROPIQUES
FACE AU CIMETIÈRE
DE L’INNOVATION SOCIALE
Du malaise des organismes
financés à celui
d’un bailleur de fonds
Sylvain A. Lefèvre et Annabelle Berthiaume
La promotion de l’innovation sociale est récurrente dans les orientations
des grandes fondations philanthropiques aujourd’hui au Québec. Plusieurs
raisons peuvent être avancées pour l’expliquer, liées à une redéfinition plus
large du rôle des fondations (Anheier et Hammack, 2010 ; Fontan, Elson
et Lefèvre, 2017). En premier lieu, leur budget modeste, comparé à l’État,
les incite à financer des initiatives émergentes ou des causes orphelines,
plutôt qu’à doubler les politiques publiques. En même temps, leur auto-
nomie financière leur permet de prendre des risques et de miser sur des
initiatives qui sortent des sentiers battus (Fleishman, 2009) tout en ayant
un horizon temporel non soumis au court terme du marché ou du gouver-
nement. Cela leur permet de s’attaquer à des problématiques sur le long
terme au nom des générations futures (Reich, 2016). En deuxième lieu, le
vocable d’innovation sociale, et plus encore d’« investissement social » ou
d’« impact social », peut servir de trait d’union entre le monde des affaires
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158 Trajectoires d’innovation
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Des émergences à la reconnaissance
et le monde philanthropique ; il « parle » à des élites économiques par sa
dimension entrepreneuriale, à rebours d’un vocable évoquant subven-
tion et assistance, ou bien d’une approche plus ouvertement politisée et
clivante (Salamon, 2014). En troisième lieu, l’usage de ce vocable permet
de répondre à un souci du donateur sollicité : « Faire une différence. »
Contrairement au financement d’une cause globale, dont la contribution
spécifique peut sembler plus indistincte au contributeur, participer au
développement d’une innovation sociale est plus valorisé pour le dona-
teur sollicité. En effet, cette innovation sociale peut être en soi objectivée,
mesurée et séquencée (Frumkin, 2003). Enfin, en dernier lieu, il faut souli-
gner que le positionnement en faveur de « l’innovation sociale » convient
bien à la recherche toujours délicate d’une légitimité et d’une accepta-
bilité sociale pour les fondations sur la scène publique. En s’engageant
dans cette niche, les fondations ne concurrencent ni ne remplacent l’État ;
elles se rendent indispensables sans être en première ligne.
Pour nombre de fondations philanthropiques, le sous-texte de leur
intervention est le suivant : si les innovations sociales financées réussissent,
soit elles s’autonomiseront en sécurisant un financement (notamment par
la tarification ou la contractualisation de leurs services), soit les pouvoirs
publics les institutionnaliseront, en leur fournissant un cadre règlemen-
taire et un soutien financier adéquat. À ce titre, les réussites des CPE ou
des CLSC, dispositifs issus d’initiatives locales puis institutionnalisés par
l’État, sont fréquemment données en exemples. Mais qu’arrive-t-il quand,
dans certains secteurs, l’État ne joue plus ce rôle d’institutionnalisation,
finance de moins en moins la mission des organismes, ou encore que les
tentatives d’autonomisation financière de ces initiatives se heurtent à des
verrouillages importants ? Les fondations doivent-elles accepter de passer
au premier plan et de soutenir la mission de ces organismes ? Doivent-
elles tenter d’influencer le gouvernement pour qu’il instaure des poli-
tiques publiques plus en adéquation avec leurs souhaits ? Mais, ce passage
d’une philanthropie « complémentaire » à une philanthropie « disruptive »
ne comporte-t-il pas des dangers d’érosion démocratique importants, en
affaiblissant encore plus la légitimité des pouvoirs publics et en accordant
un privilège politique à des acteurs au nom de leur puissance économique
(Horvath et Powell, 2016) ?
Nous proposons, dans ce texte, de saisir la manière dont ces question-
nements se posent et se vivent, pour les acteurs des milieux communau-
taires et pour les fondations. Notre première partie, qui relate l’expérience
des acteurs communautaires, repose sur des entretiens semi-directifs et
des groupes de discussion réunissant des groupes financés par des fonda-
tions. La seconde partie, qui concerne cette fois l’expérience des fonda-
tions, repose sur un travail de terrain mené dans le secteur des fondations
au Québec depuis 2012 et comprenant des séquences d’observation directe
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Les fondations philanthropiques face au cimetière de l’innovation sociale
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des discours, stratégies et pratiques de plusieurs fondations. Les propos
rapportés dans cette partie sont tirés de l’observation de débats au sein
d’une fondation atypique, la Fondation de Mauges1, qui a pour particu-
larité de réunir dans ses diverses instances des membres ancrés dans les
milieux financés : secteur communautaire, mouvement féministe, éducation
populaire (Lefèvre et Berthiaume, 2017).
1. La prise en compte des impératifs de l’innovation :
le point de vue des organismes financés
Nombreux sont les organismes qui voient leur charge de travail augmenter
sans que les ressources disponibles soient suffisantes. Dans ce contexte,
le critère de l’innovation, valorisé autant par les philanthropes que par
certains bailleurs publics, est souvent perçu comme une demande d’en faire
davantage, sans en avoir les moyens. Cependant, la posture dans laquelle
les organismes se trouvent ne leur permet pas d’exprimer cet essouffle-
ment directement à leurs bailleurs de fonds. Or, force est de constater que
les intervenants et représentants des milieux demandeurs en ont long
à dire sur les pratiques de financement des bailleurs de fonds.
Pour de nombreux organismes, le financement philanthropique n’est
plus un supplément permettant de se renouveler et d’innover, mais joue
maintenant de facto le rôle d’un financement de base pour assurer la pour-
suite de leur mission, voire la survie de leur organisation. En complétant
leur budget par des financements par projets, les organismes se retrouvent
bien souvent dans la même situation à la fin de chaque projet, avec une
certaine impression de faire du surplace, ou pour reprendre les mots d’une
de nos répondantes, de « s’arrêter à la phase pilote »2. Ce constat conduit
plusieurs représentants et représentantes à remettre en question la possi-
bilité de véritablement mettre en place et de consolider les conditions
d’un projet qui puisse innover socialement. Or, la plupart des finance-
ments sont de courte durée (un ou deux ans), ou, s’ils sont plus longs,
sont tout de même conditionnés par l’atteinte de résultats rapides.
En même temps, puisque l’innovation nécessite par définition un espace
de création permettant l’essai-erreur, plusieurs organismes recherchent une
liberté d’action suffisante pour pouvoir expérimenter. Dans cette perspective,
certains groupes signalent l’aspect paradoxal des demandes des financeurs,
1. Ce nom est fictif, afin de maintenir l’anonymat.
2. Sauf lorsque mentionné, les citations sont issues des entretiens que nous avons menés
dans le cadre de notre recherche. Ces citations sont des transcriptions littérales afin de
rapporter le ton et les expressions de nos répondants et répondantes, et comportent donc
les scories de l’expression orale.
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160 Trajectoires d’innovation
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Des émergences à la reconnaissance
à la recherche à la fois d’innovation tout en utilisant des mesures statistiques
et la reddition de comptes pour calculer les risques de leur investissement.
Comme l’indique un interviewé, « même pour penser les perspectives de dépas-
sement, de nouveaux projets, il faut avoir du temps », une ressource rare dans
beaucoup de groupes. C’est dans cet ordre d’idées que plusieurs interviewés
croient que la recherche d’innovation nécessiterait une prise de risque plus
grande par rapport aux projets moins assurés au départ et plus susceptibles
de présenter une part d’imprévisibilité. Cette attitude d’ouverture est égale-
ment nécessaire au fil du projet, où certains changements, des détours inévi-
tables, peuvent modifier le processus prévu initialement, le séquençage de
l’échéancier, la nature des livrables prévus, etc.
Cela en conduit certains à emprunter, avec plus ou moins d’aisance, le
vocabulaire des bailleurs de fonds afin d’utiliser les mots qu’ils supposent
attendus dans une demande de financement. En effet, une portion des
organismes, notamment ceux qui sont le plus à l’aise avec le discours entre-
preneurial, adoptent « l’approche cosmétique » en présentant leurs activités
en fonction des mots préférés par le bailleur convoité : « Pour écrire des projets
et les présenter, il faut être comédien. Sans la jouer à la Vision mondiale3, il faut
s’écrire sa propre histoire, il faut la larme qui coule pour lui, et l’autre c’est ça,
etc. […] Scénarisons par étapes ou par actes, en fonction des bailleurs de fonds. »
La recherche d’innovation n’y fait pas exception ; la mise en scène du
renouvellement permanent, de la « disruption », de la « prise de risque »
tourne parfois à l’exercice de style. Plusieurs enquêtés déclarent qu’ils
aimeraient pouvoir se permettre de réfléchir à l’innovation et au renou-
vellement de leurs pratiques, mais que cela leur apparaît comme un luxe,
alors qu’ils n’arrivent pas à financer le fonctionnement de base de l’orga-
nisme. D’ailleurs, un grand nombre d’enquêtés soulignent le caractère
chronophage des demandes de financement, mais aussi la transformation
en interne des compétences valorisées :
Faire des bonnes demandes de financement, ça demande des skills complète-
ment différents que faire des projets […]. C’est pas pareil être la bonne personne
pour faire le projet et la bonne personne pour les demandes de financement. Et
pendant qu’on fait ça, on n’est pas en train de consolider notre organisation.
D’autres, s’ils emploient le vocabulaire privilégié par les bailleurs de
fonds, sont plus critiques de la tendance générale à la recherche d’innova-
tion dans le monde des fondations. Les groupes dont la mission consiste
à défendre des droits sociaux, particulièrement difficiles à financer,
sont défavorisés par l’imposition de cet impératif de l’innovation sociale :
« L’innovation sociale, c’est un terme à la mode. Il y a un problème. Ça pose la
question ; c’est quoi l’innovation, la finalité ou le moyen ? […] la finalité, ça devrait
être le changement social ! »
3. Sous-entendu ici : faire pitié pour attirer la sympathie.
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Les fondations philanthropiques face au cimetière de l’innovation sociale
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Enfin, les remises en question des organismes rencontrés portent
également sur l’usage fait par les fondations des évaluations et redditions
de comptes : « [La Fondation], elle apprend des choses […], elle retire des enseigne-
ments. Ils nous ont financés parce qu’on était créateurs et innovatifs. Est-ce qu’ils ont
gardé ça pour eux ? […] Est-ce que c’est réinvesti ? » Cette participante interroge
ainsi la posture d’évaluation des fondations, qui tendent à garder pour elles
ces résultats sans se soucier de les réinvestir, par exemple sous forme d’ap-
prentissages généraux, dans les milieux financés. C’est aussi l’ambiguïté de
la relation de financement qui est pointée du doigt, parfois présentée par le
bailleur de fonds sous l’angle de la confiance et de l’horizontalité, que vient
contredire le caractère unidirectionnel de la reddition de comptes.
2. Faire face à ses contradictions :
le point de vue d’une fondation
Les questions, présentées en introduction sous forme théorique ou
dans cette première partie sous forme de dilemmes pratiques pour les
financés, se posent également au quotidien pour les fondations philanthro-
piques. Aujourd’hui, au-delà d’octroyer des financements, elles redoublent
d’effort en créant des organismes pour accompagner ces initiatives sociales,
« maximiser leur impact », déployer des ingénieries de scaling up ou scaling
deep, les doter d’outils managériaux de collecte de fonds ou de planifica-
tion stratégique, ou enfin leur accorder des rétributions symboliques (prix,
promotion dans les communications de la fondation) (Salamon, 2014 ; Horvatt
et Powell, 2016). D’autres fondations, parfois les mêmes, s’interrogent sur
l’utilité de leur contribution, quand elles songent au cimetière de l’inno-
vation sociale, où s’entassent les initiatives asphyxiées financièrement, les
ex-« champions » et leaders de l’innovation sociale, lassés de ne pouvoir
pérenniser leurs initiatives et de compenser sans cesse par du bénévolat,
des collectes de fonds ad hoc et la nécessité cyclique de se réincarner pour
produire de l’innovation en permanence. Paradoxalement, ce sont alors
ces fondations, souvent accusées de privatiser les politiques sociales,
qui enjoignent l’État de faire valoir ses prérogatives et de pérenniser
les initiatives sociales en les institutionnalisant.
Ces réflexions prennent forme de manière particulière au sein de
la Fondation de Mauges qui a choisi d’incarner sa « complicité » avec les
organismes soutenus en invitant des activistes des milieux financés à faire
partie de son comité d’allocation des fonds, effaçant ainsi symboliquement
la distinction donateur/donataire. Mais, notre enquête ethnographique
au sein de cette fondation a mis au jour certaines difficultés à concilier
l’ambition de soutenir le changement social avec d’irréductibles relations
de pouvoir entre donateur/donataire dans un contexte où le paysage
philanthropique est lui-même en transformation. Autrement dit, il reste
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Des émergences à la reconnaissance
à comprendre, au-delà des ambitions affichées, comment une telle orga-
nisation, partie prenante de cette quête de l’innovation sociale, parvient
à réduire cette tension dans une relation d’accompagnement soucieuse
de redéfinir la traditionnelle relation de pouvoir.
Dès sa création, la Fondation cherche, en conformité avec le legs de la
donatrice initiale, à innover et à sortir des sentiers battus. Dans la sélection
des projets, par exemple, malgré une méfiance à l’égard des buzzwords qui
figurent habituellement dans les formulaires (empowerment, changement
social, partenariat), le critère « innovation » prime tous les autres. Néan-
moins, la proximité entre les membres du comité de sélection, de l’équipe
de travail et du conseil d’administration de la Fondation de Mauges et
les milieux financés contribue à les garder à l’affût des critiques les plus
courantes sur le milieu philanthropique. D’ailleurs, la discussion sur le
financement et l’innovation sociale revient sans cesse dans les instances
de la Fondation, car, comme l’un des membres du conseil d’administration
le soulignait, elle « n’est plus un tremplin vers une forme d’institutionnalisation,
[car il] n’y a plus d’institutionnalisation ».
Ces changements dans le paysage des bailleurs de fonds conduisent
également la Fondation de Mauges à redéfinir son rôle, ce qui la rendrait
singulière par rapport aux autres. Dans les rencontres internes, toutes les
questions peuvent être discutées : « Est-ce que c’est vrai [qu’il n’y a plus d’ins-
titutionnalisation] ? Si c’est vrai, est-ce que ça veut dire que [la Fondation] n’a pas
de valeur ajoutée ? Y’a plus personne qui soutient dans la durée ? » ; « Comment on
innove ? » ; « Ça m’amène à penser à l’impact des programmes. Est-ce que tout ça
contribue au changement social ? » Ce souci de se distinguer et de poser des assises
solides en vue de « transformer le monde » prend forme, notamment dans les
pratiques d’accompagnement et la relation avec l’organisme demandeur que
la Fondation souhaite instaurer. Elle cherche, au-delà de sa position de prin-
cipe, à incarner dans sa relation un rapport soutenant et solidaire avec ceux-
ci. Si les chargées de projets, en lien direct avec les organismes demandeurs,
sont réticentes à endosser des caractéristiques semblables à d’autres acteurs
philanthropiques, elles sentent que les outils d’accompagnement (formulaires,
visites de présélection, bilans, etc.) que la Fondation de Mauges leur propose
n’ont pas la même signification pour elles que pour les groupes. « On est victime
de préjugés ! » clame l’une d’entre elles durant une de nos rencontres.
En même temps, dans les réunions de sélection, le peu d’emprise qu’a
la Fondation de Mauges sur les transformations du contexte de finance-
ment crée parfois un malaise. Les participants et les participantes savent
bien que de moins en moins de nouveaux projets, et encore moins ceux qui
partagent les valeurs de la Fondation, reçoivent du financement. Ils voient
également d’autres demandes leur parvenir qui devraient être financées par
les fonds publics – ou qui l’auraient été à une autre époque. Les résultats
des votes lors de la sélection plongent souvent le comité dans l’embarras,
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Les fondations philanthropiques face au cimetière de l’innovation sociale
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sachant que son choix joue un rôle crucial dans la réalisation ou non de
certains projets, dans le maintien ou non de certains emplois, voire dans
la survie de certaines organisations. Le malaise est encore plus palpable
lorsque certains projets plus « politiques », qui correspondent aux valeurs
de la Fondation, sont écartés lors du vote, car ils ne sont pas considérés
comme suffisamment innovants.
Cette ambiguïté entre politique et innovation revient durant les
moments de réflexion entre collègues, administratrices et administrateurs de
la Fondation. Ils interpellent alors l’État qui devrait être plus fort et en mesure
de prendre un rôle de leadership dans l’institutionnalisation des initiatives
émergentes. Du moins, c’est dans cette perspective que la Fondation a pris
l’initiative de faire signer une lettre collective par d’autres fondations au sujet
des inégalités sociales croissantes au Québec4. Entre-temps, la Fondation
poursuit sa réflexion sur le rôle qu’elle peut jouer dans cette restructuration
du paysage des services sociaux. Mais, son propre rôle et ses relations en tant
que bailleur de fonds avec les milieux financés ne doivent pas être écartés non
plus. La question se pose régulièrement lors de la sélection des demandes
de financement : « Est-ce qu’on remplace l’État ? Faut voir ! » « Ah oui ! Ça, eurk… » de
répondre une des chargées de projet, manifestant ainsi son dédain de jouer
un rôle dans cette forme de privatisation des politiques sociales.
Conclusion
Nos remarques conclusives s’ordonnent autour d’un double paradoxe.
Le premier a trait à la manière dont l’innovation sociale s’incarne, entre
objectivation au moyen d’instruments de mesure formelle et incarnation
à travers des individus.
D’un côté, les bailleurs de fonds, et notamment les fondations qui
promeuvent une philanthropie stratégique, se sont attachés depuis une
dizaine d’années à développer une mesure d’impact, des metrics et des
instruments de reddition de comptes, appliqués à l’innovation sociale
qu’elles veulent voir advenir. Cela n’est d’ailleurs pas sans susciter des
critiques aujourd’hui, sur le mode du mea culpa des anciens promoteurs
de cette vision devenue dominante (Buchanan, 2014 ; Fiennes et Berger,
2016). Ceux-ci appellent désormais de leurs vœux un renouvellement des
stratégies de la philanthropie afin de sortir d’indicateurs lourds, étouffant
l’innovation et mal adaptés à un environnement mouvant. Ils produisent
néanmoins pour cela de nouveaux instruments, cadres d’analyse et normes
(Kania, Kramer et Russel, 2014).
4. Pour plus d’informations sur cette initiative, consulter Berthiaume et Lefèvre (2017).
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164 Trajectoires d’innovation
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Des émergences à la reconnaissance
De l’autre, on observe un cadrage de l’innovation sociale qui met l’ac-
cent sur les « champions », les « fellows », les « leaders », ces individus excep-
tionnels, dotés d’un charisme qui permettrait d’incarner, voire de diffuser
(par la rhétorique, aussi répandue que fragile, de l’« exemple inspirant »)
l’innovation et la transformation sociale. Si ce cadrage n’est pas sans affi-
nité avec une vision enchantée de l’entrepreneur schumpétérien, il détonne
nettement avec le premier volet décrit, qui insiste sur la mesure formelle
des retombées et avancées produites.
Le second paradoxe tient aux conditions collectives du soutien à l’in-
novation sociale. Il a un lien avec le point précédent, sur l’incarnation par
le charisme individuel.
En effet, d’un côté, les fondations utilisent de plus en plus un vocable
de l’action collective, de l’impact collectif (Kania et Kramer, 2011), de la
coproduction des savoirs, etc. Mais, de l’autre, les acteurs rencontrés sur
le terrain communautaire déplorent la disparition des regroupements, des
réseaux, des organisations qui étaient des points de contact et de struc-
turation de l’action collective. De fait, comme nous l’avons décrit dans la
première partie, ce type de structure, cheville ouvrière de mobilisations
collectives, est en soi ce qui est le plus difficile à faire financer par un
donateur, soucieux de voir en quoi sa contribution « fait une différence »
et « produit un impact ». Nous sommes donc en présence d’un discours
d’action collective, mais qui promeut dans la pratique le soutien soit à
des instruments, soit à des individus, mais non à des organisations ; elles
permettent pourtant la mise en commun d’apprentissages, de mémoires,
de compétences et d’expériences.
Cela devrait a minima nous amener à nous interroger sur ce que nous
construisons collectivement et dans la durée, à mesure que nous tenons un
discours sur l’innovation sociale, qui garnit structurellement le cimetière
de ses ambitions déçues. Ici aussi, la perspective schumpétérienne peut
être problématique, sur le versant de la « destruction créatrice », lorsque la
compétition entre entrepreneurs sociaux produit à la fois une émulation
et une sélection des « meilleurs », mais aussi du gâchis (de ressources, de
temps), du découragement, voire du cynisme, parmi les « innovateurs » qui
ne voient jamais venir la « transformation sociale », faute d’institutionnalisa-
tion. Dans une période d’austérité budgétaire, où l’État, à travers le finance-
ment public, se retire de ce rôle pivot d’institutionnalisation, les fondations
voient la valeur de leur seed money réduite et leur rôle, à la lisière de l’action
publique, remis en question. Mais à terme, c’est un problème plus crucial qui
risque de se poser à elles. Car si elles peuvent fournir des ressources finan-
cières et matérielles aux acteurs de l’innovation sociale, elles ne peuvent
produire une ressource nécessaire, et néanmoins tarissable : le dévouement,
l’engagement et l’espoir d’une transformation sociale possible.
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